Les Cinq/I/36. Laure, la Française et Mme Marion

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XXXVI

LAURE, LA FRANÇAISE, ET MADAME MARION


Dans le récit qui clôt le précédent chapitre, le lecteur a bien reconnu la seconde histoire de M. Chanut, arrangée en style d’oracle, avec la suppression totale du rôle de la Française, remplacée par Laurent de Tréglave.

Laure n’avait garde de parler de la Française, car la Française, en revenant de ses expéditions dans la Sonora, avait épousé, à New-York, M. le baron de Vaudré.

Mariée, puis veuve, la Française, qui n’était plus l’aventurière à tous crins et n’ayant rien à perdre, avait désarmé, au moins en apparence.

Ce qui réveilla d’un coup son ambition et ses espoirs, ce fut la mort du jeune comte Roland ; ce furent surtout les efforts bruyants tentés par Domenica pour retrouver son second fils.

Le pupille de Laurent de Tréglave était désormais l’unique héritier de l’immense fortune des Sampierre.

Il y avait mille à parier contre un que Laurent et son pupille étaient morts, dévorés à leur tour par le désert américain, puisque ni l’un ni l’autre n’avait répondu aux retentissants appels de la pauvre mère.

Pour la Française, devenue baronne de Vaudré, il ne s’agissait donc plus de retrouver Domenico, cette vivante mine d’or, mais bien de le créer — de toutes pièces.

C’était hardi, mais Laure était hardie : elle voulut que cette création fût un chef-d’œuvre, sinon de vérité du moins de vraisemblance.

Mort ou vivant, Domenico lui était inconnu, mais elle s’était rencontrée plusieurs fois avec feu le jeune comte Roland. C’était un point de départ : il fallait trouver tout d’abord une nature de jeune homme qui ne s’éloignât pas trop de celle de Roland, un visage auquel on pût appliquer à la rigueur ce terme vague : l’air de famille.

Il fallait l’âge : vingt ans ; il fallait la qualité d’étranger, l’accent, la tournure, quelque chose du caractère américain. Quoi encore ? le talent et la bonne volonté de remplir le rôle ?

Non.

Ceci n’était pas nécessaire, et voilà où Mme la baronne se révélait vraiment femme d’État. Il y a des rôles trop difficiles à jouer. Laure ne voulait pas qu’on jouât le rôle : elle avait rêvé un comédien de bonne foi qui viendrait heurter son émotion vraie contre la sincère émotion de la mère.

De prime aspect, cela peut sembler subtil, mais une minute de réflexion vous dira que le premier venu parmi les abandonnés remplit à coup sûr les conditions essentielles de l’emploi. Je vous défie de découvrir un seul enfant trouvé qui ne rêve pas quelque poème de grandeur derrière le pauvre brouillard de sa destinée.

Laure chercha, non pas tout à fait aux environs de l’hôpital, mais dans ces lieux où le roman foisonne presque autant que chez Saint-Vincent-de-Paul ; elle chercha partout où l’on s’amuse.

Il y a de ces endroits trop gais où Mme la baronne de Vaudré ne peut guère mettre le pied, au moins ostensiblement. Mais vous souvenez-vous de Mme Marion, la gracieuse châtelaine de Ville-d’Avray ? Celle-ci est femme à entrebâiller toute espèce de porte.

Quoique le bal Mabille ait, en Europe, cette belle renommée d’être le lieu du monde où l’on rencontre le plus de vénérables vieillards, il n’est pas complètement impossible d’y trouver çà et là un jeune homme.

Ce fut là que Laure, sous l’espèce de Mme Marion, pêcha son héritier.

Je dois dire que notre ami Édouard Blunt y était par pure escapade et assez empêché de sa personne, quand la plus charmante femme de l’univers vint au secours de son isolement.

Notre Édouard n’était pas ce qui se peut appeler un enfant trouvé, mais il ne savait rien de sa naissance et son imagination tremblait précisément cette fièvre de curiosité qu’il fallait à Laure.

Elle se dit : « Celui-là est mon comédien de bonne foi. »

Dès le lendemain de la rencontre, Édouard vint à la maison de Ville-d’Avray. C’était ce « beau petit, » mentionné dans la conversation de Mlle Félicité et de M. Germand.

Nous n’avons pas besoin de faire remarquer au lecteur à quel point Édouard remplissait les autres conditions du rôle. Il avait ce qu’il fallait d’américain dans l’accent et dans la tournure ; son âge était le bon, et même, malgré la distance qui sépare un adolescent maladif d’un robuste jeune homme, il avait dans l’ensemble de ses traits quelque chose (on pourrait l’avoir à moins !) qui rappelait feu le comte Roland de Sampierre.

Laure était contente d’elle-même et de son œuvre. Tenant d’une main la mère, de l’autre le prétendu fils, elle les rapprochait peu à peu, croyant les tromper tous les deux, et, par le fait, prodiguant des miracles de science coquine à produire la manifestation de la vérité même.

Son siège était commencé ; la lettre-miracle de ce matin ouvrait la tranchée. Cette lettre avait fait sauter, nous l’avons vu, le cœur de la pauvre mère dans sa poitrine.

Édouard n’avait plus qu’à se montrer…

Mais au milieu de cette route aplanie, un obstacle surgissait tout à coup.

L’oracle se trouvait avoir deux voix, l’esprit révélateur était double : une seconde supercherie sortait de la première à l’improviste, comme le diable, effroi des enfants, jaillit d’une tabatière à surprise.

La lettre magique avait un post-scriptum et le post-scriptum ne pouvait pas être moins magique que la lettre.

Depuis que la marche de Laure s’était heurtée contre cette découverte, elle avait dû jeter de côté le mot-à-mot de son rôle appris, et improviser en battant les buissons.

Ce n’était pas le nom du second sorcier qu’elle cherchait : le bruit de souris entendu dans le grand salon et la chute du vase la renseignaient suffisamment à cet égard. Ce qu’il lui fallait à l’instant, et sous peine de voir tomber tout l’échafaudage de ses ruses, c’était le texte même des lignes ajoutées.

Nous devons avouer que la bonne Domenica ne se doutait pas du grand travail de sa compagne. Aux derniers mots de Laure qui relataient la mort du vicomte Jean, Mme la marquise répondit avec un peu d’humeur :

— M’accusez-vous d’être ingrate ?

— Pauvre noble cœur ! murmura Laure d’un ton de compassion provocante, Tréglave, martyr oublié déjà !… Madame, il y a des moments où vous me faites horreur ! Si je pouvais, je vous empêcherais de retrouver votre fils !

Pour le coup, la marquise se fâcha tout rouge. Elle était princesse, mais elle avait la colère un peu bourgeoise.

— Malheureuse ! s’écria-t-elle, oubliez-vous que d’un geste je pourrais vous écraser !

Laure l’oubliait d’autant moins que sa seule ambition était déjà écrasée.

Mme de Sampierre avait à la main la lettre de l’esprit. Elle frappa sur le papier et poursuivit.

— Ah ! vous ne voulez pas que je retrouve mon fils ! Eh bien ! madame la baronne, vous ne savez pas à qui vous avez affaire ! Je passe pour faible de caractère, mais c’est une erreur, et puisque vous avez bravé ma puissance, plus de ménagements ! J’ai mon fluide et nous allons voir !

Joignant le geste à la parole, Domenica leva les deux mains à la fois et se mit à asperger de tout son cœur.

Son mouchoir était tombé d’un côté, la lettre-miracle de l’autre. Elle n’en savait rien. Elle travaillait comme les batteurs en granges, s’exaltant de plus en plus et arrivant à une sorte de transport.

— Tu me céderas ! disait-elle, employant à son insu cette forme si étrangère à ses habitudes : tu me céderas, ou je te briserai !

Nous n’avons pas besoin de constater que sa victime, malgré l’averse magnétique qui tombait sur elle, jouissait de son parfait sang-froid.

Dès qu’elle vit tomber la lettre, Laure donna des signes de détresse.

— Ah ! ah ! fit la marquise de sa voix essoufflée, moi, je n’éprouve aucune fatigue ! Aucune personne ne connaît ma force !

Elle se mit en mesure de redoubler, mais Laure lui dit tout bas :

— Vous vous servez d’une arme que vous ne connaissez pas, madame. Ne voyez-vous pas que je vais mourir ?

La marquise recula de plusieurs pas, saisie d’une épouvante inexprimable. Pas un instant elle ne mit en doute la vérité de cette affirmation.

— Grand Dieu ! pensa-t-elle, j’aurais dû me méfier de ma puissance !

Puis, ramenée par l’élan de son bon cœur :

— Ma petite ! oh ! ma pauvre petite ! je vais vous calmer. Il faut donc que j’aie perdu la tête pour vous traiter ainsi, mon cher ange !

Laure avait toujours les yeux grands ouverts, mais sa tête pendait sur sa poitrine. Quand la marquise voulut la secourir, elle lui dit :

— Ne me touchez pas !

Domenica joignit ses mains et se prit à trembler des pieds jusqu’à la tête.

— Mais que faire, chérie, que faire ? s’écria-t-elle. Je vous jure que je voulais seulement…

— Ouvrez la fenêtre ! interrompit Laure.

Domenica, chancelante qu’elle était, s’élança pour obéir.

Aussitôt qu’elle eut tourné le dos, le regard de Laure s’alluma. Elle se pencha rapide comme l’éclair, et saisit la lettre qui était à terre.

En ce moment, la marquise se retourna.

— De l’air ! par grâce ! prononça faiblement Laure.

La marquise s’accrocha à l’espagnolette.

Laure, qui avait ouvert la lettre toute prête sous son fichu, la mit au jour et y jeta un coup d’œil, — un seul.

Après quoi, elle la lança aussi loin que possible, vers la place où la marquise s’asseyait tout à l’heure. Le papier, adroitement dirigé, alla tomber près du mouchoir, et Laure avait déjà repris son apparence pétrifiée quand Domenica revint à elle.

— Sentez-vous l’air frais, chérie ?

— Sortez ! dit Laure.

Le premier mouvement de la pauvre marquise fut d’obéir, mais la réflexion l’arrêta.

— Mignonne, dit-elle avec supplication, je ne peux pas vous laisser ainsi. Dites-moi que vous allez un petit peu mieux ! Ah ! quelle aventure !… et pourtant, se reprit-elle docilement en ramassant la lettre avec son mouchoir, si ma présence vous cause de la peine…

— Éveillez-moi ! interrompit Laure.

— Oui, chérie, tout de suite.

Mais avant même qu’elle eût dessiné la première passe transversale, Laure se dressa comme un ressort.

— Je vois ! dit-elle. Qui a écrit cela ?… Est-ce lui ! Est-ce lui-même !…

Elle s’arrêta. La marquise dit, les larmes aux yeux :

— Ah ! chérie ! c’est justement ce que je voulais vous demander ! Qui a écrit cela ? Répondez ! répondez !

— Et qui a écrit le reste ? poursuivait Laure sans écouter. Ce n’est ni la même main, ni la même pensée…

Et avec une extrême lenteur, elle lut, l’œil fixé dans le vide :

« Entre mille, quand il passera, vous le reconnaîtrez à sa tête qui penche… »

— C’est cela ! s’écria la marquise en rouvrant la lettre, textuellement cela !

« Et alors, continua Laure, toujours lisant, demandez-lui pourquoi sa tête est ainsi inclinée. Ce qu’il vous montrera ressuscitera pour vous l’heure terrible qui est morte depuis vingt ans… »

— C’est cela ! répéta Domenica, c’est le post-scriptum tout entier !

— Silence ! fit Laure.

C’était vraiment une belle comédienne. Elle avait attaché sur son visage le masque désespéré de la Sibylle forçant les secrets de Dieu.

— C’est moi qui veux savoir ! reprit-elle après un silence. Je cherche Domenico de Sampierre. Je veux le voir !… Je l’aperçois, je l’atteins… quelle puissance décevante m’en avait donc montré un autre ?…

Domenica n’osait plus bouger. Et en effet, ce n’était point pour elle que Laure semblait parler désormais. En apparence, Laure ne savait même pas que quelqu’un restait auprès d’elle. Tout entière à sa tâche épuisante, elle luttait corps à corps avec le mystère.

— Oui… oui, fit-elle d’une voix qui n’était plus la sienne et que sa compagne écoutait avec d’avides terreurs, c’est lui ! l’enfant que la mort guettait à l’heure de sa naissance !… mais l’autre, alors ?… Ils sont deux ; l’un est vrai, l’autre est faux… et comment la pauvre mère va-t-elle choisir ?

— Oh ! pardon ! pardon ! fit la marquise dont les mains frémissantes se tendaient vers elle, chère âme que j’ai méconnue ! Êtes-vous assez bonne ! accordez-moi mon pardon !

— Venez ici ! dit Laure.

Domenica s’approcha et, malgré elle, ses genoux fléchirent dans l’excès de sa religieuse émotion.

— Vous le voyez, chérie disait-elle à travers ses sanglots, vous voyez mon enfant bien-aimé ?…

— Donnez-moi votre main ! commanda Laure dont la voix faiblissait à mesure que son accent devenait plus impérieux : je ne sais pas si le souffle va me manquer trop tôt. Je joue mon existence.

— Arrêtez-vous ! s’écria la marquise, je vous en prie ! Si vous alliez mourir !

— Donnez votre main, vous dis-je !

La marquise obéit et baisa la main qui prenait la sienne. Laure continua :

— Priez ! priez ardemment ! je vois !

On ne l’entendait presque plus. Un râle était dans sa gorge et sa prunelle se noyait.

— Je vois… le voilà ! Sa tête est penchée sur son épaule, parce que… Ah ! il y a longtemps ! Je vois cette chambre de la vieille demeure aux lambris somptueux… votre lit de douleur… un homme ! quelque chose brille dans sa main… Et vous êtes là, vous, la jeune mère, et l’homme frappe…

Elle poussa un grand cri :

— Du sang ! à la gorge d’un ange !

Elle se laissa aller de son haut et Domenica, entraînée dans sa chute, l’entoura de ses bras, en criant :

— Oh ! vous avez tout vu ! je vous crois ! je vous crois ! un mot encore ! un seul ! quand mon Domenico sera-t-il dans mes bras ?