Les Cinq/II/15. Charlotte s’en va en guerre

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XV

CHARLOTTE S’EN VA EN GUERRE


Il nous faut rétrograder de quelques heures et revenir au matin de cette journée où devaient se presser les derniers événements de notre drame.

Au moment où je prenais la plume pour écrire cette histoire dont certaines portions (les moins vraisemblables) sont exactement vraies, un de mes vouloirs était de montrer jusqu’à quel point d’isolement et de misère l’énorme richesse peut tomber :

Il y a en effet je ne sais quelle mystérieuse malédiction autour du « trop d’argent » et notre siècle a vu de mémorables cas de cette maladie.

Presque tous ceux qui ont amoncelé dans leurs coffres la vie et le pain de plusieurs milliers d’hommes, par le jeu de cette pompe aspirante qu’on nomme les affaires, ont été blessés sous nos yeux cruellement et profondément.

L’un, prodigieux champignon de la couche financière, vend, une fois, sa dernière chemise pour imprimer un journal à un sou, le soir d’une émeute, s’éveille le lendemain directeur d’une feuille en vogue, achète une autre chemise, des souliers, un palais, des équipages, un duc pour en faire son gendre et le droit de bavarder sa langue alliacée dans d’illustres salons qui l’écoutent à genoux. Il avait du génie, celui-là ! Un autre champignon le poignarda dans le dos et il mourut enragé.

L’autre, le champignon assassin, le pâle vampire qui voulait engloutir l’Océan-Rothschild dans son estomac délabré, et qui, pendant trente ans, condamné de la médecine, n’a pu ni boire un verre de vin, ni manger une aile de perdreau, ni profiter d’un sourire ; l’autre, incapable de dépenser un sou pour le bien de son corps ou de son âme, plus pétrifié que la fille de Loth, plus métamorphosé que Midas et plus mort que tout un cimetière ; l’autre, après avoir trôné sur un pavois, fait de cent mille détresses, étouffé l’anathème d’un peuple de dupes et vaincu la justice même du pays, s’est refroidi, cadavre d’or massif, au fond d’une obscurité désespérée.

Son nom était inscrit au coin des rues, il y est peut-être encore… et c’est grande pitié de voir le caprice municipal acharné à gratter le souvenir des saints et des rois, perpétuer cette honte en même temps qu’elle biffe tant de gloires !

Mais les idées littéraires tournent au vent quelquefois comme si elles avaient l’honneur d’être des opinions politiques. Chemin faisant, j’ai oublié ce thème dont les années de notre deuil national semblaient amoindrir sinon la portée, du moins l’opportunité. Je dis semblaient, car, au fond, ces monstruosités dorées tiennent à la hache comme les prémisses, dans tout argument bien établi, renferment la conséquence : C’est avec du papier banqueroutier qu’on fabrique les cartouches à otages !

D’ailleurs, il n’y avait rien de financier dans l’opulence de ces pauvres riches dont je raconte l’histoire. L’or n’a pas besoin d’être voleur pour être fatal… Que les moralités, petites ou grandes, qui se cachent au fond de mon récit, se dégagent comme elles pourront : je raconte.

Un peu avant l’heure où la marquise Domenica montait en voiture pour se rendre à l’église des Missions étrangères, Charlotte d’Aleix était sortie de l’hôtel, à pied, en compagnie de Savta, son chaperon ordinaire. Elles n’avaient pas une longue carrière à fournir. Après avoir fait une centaine de pas dans la rue de Babylone, elles tournèrent une maison en construction pour entrer dans le boyau triste et poudreux qui conduisait à la cité Donon.

L’élévation de Savta au grade de dame de compagnie doit être rangée parmi les nombreux symptômes qui caractérisaient l’état d’infériorité et d’abandon où végétait la maison de Sampierre. Il est convenu que nous ne nous appesantirons pas sur ces détails, mais autour de la marquise Domenica tout était de même. Il semblait qu’elle ne pût rien obtenir pour son argent, prodigué pourtant sans mesure. Pas de mari, pas d’enfants, pas d’amis, pas de serviteurs et pour compagne une ancienne servante.

Du moins, pouvons-nous dire que Savta était étrangère à toutes les énormités qui se commettaient à l’office, et dévouée à ses maîtres dans la mesure de son intelligence bornée. Elle se regardait responsable de Charlotte comme la bonne qui mène promener les enfants. Elle eût certainement risqué sa vie pour empêcher sa princesse d’être écrasée par un omnibus.

Elle « représentait » assez bien, du reste ; elle portait avec convenance le sévère costume des duègnes. Elle mangeait beaucoup, dormait davantage et faisait des « réussites » pour Domenica, insatiable d’oracles : on aurait pu tomber encore plus mal.

— Princesse, dit-elle après avoir tourné le coin de la bâtisse, le comte Pernola serait un bon mari, certainement.

— Crois-tu ? demanda Charlotte.

— Hier au soir, il m’a donné des étrennes en me recommandant de ne dire à personne que je vous ai conduite à la maison du Marais, où est le blessé.

— Et qu’as-tu répondu, ma bonne ?

— J’ai répondu : grand merci.

— Tu as bien fait. As-tu dit l’adresse ?

— Je ne regarde jamais ni les rues ni les numéros.

Elles poursuivirent leur route en silence. D’un côté, c’était le mur du parc, de l’autre, les derrières d’un couvent. Quand le boyau s’élargit, laissant voir les masures qui flanquaient la « grande maison », Savta ralentit le pas tout à coup.

— Je ne suis jamais venue jusqu’ici, murmura-t-elle d’un accent effrayé. C’est la ruelle qu’on voit de la pelouse ?

— Oui, répondit Mlle d’Aleix. Voici notre saut de loup, sur la droite, à cinquante pas de nous. Tu te reconnais ?

Savta fit le signe de la croix et pensa tout haut :

— C’est là que l’homme a été tué !

Elle frissonna.

— Et c’est là, ajouta-t-elle en pointant du doigt le logis de la Tartare, que j’ai vu le visage d’une morte, Phatmi, notre ancienne première… Je n’irai pas plus loin, princesse.

— Nous sommes arrivées, dit Charlotte qui s’arrêtait à la porte de la Grande-Maison.

Savta releva son voile pour regarder en l’air.

— Ah ! fit-elle, c’est ici que demeure le gros homme avec son soldat. Jésus Seigneur ! boit-il assez de bière ! j’ai cru reconnaître une fois le comte Pernola dans la chambre du haut, mais je me serai trompée.

Mlle d’Aleix tourna le bouton de la porte extérieure. Elle s’engagea avec Savta dans l’escalier qui était de bonne largeur, malgré l’exiguïté du bâtiment, et formé de marches très-basses. Il n’y avait qu’une porte sur le carré du second étage. Charlotte y frappa.

— Est-ce déjà vous, ma belle voisine ? demanda la voix essoufflée du père Preux.

— C’est moi, répondit Charlotte.

Le bruit d’un cordon qu’on tirait se fit entendre, et la porte s’ouvrit.

Le Poussah était assis, en manches de chemise, à sa place ordinaire, en face de la fenêtre ouverte. Il avait devant lui une soupière vide et sa vaste cruche de bière, flanquée d’un verre où restait la mousse de la dernière rasade.

Entre la porte et lui, le gros chien Tonneau, calé sur ses quatre pattes écartées, grognait et montrait les dents.

— À bas, Tonneau ! dit le père Preux qui repassait un rasoir sur le creux de sa main, sois galant avec les dames, bonhomme. Une, deux ! montrez vos talents !

Tonneau, toujours grognant, se leva sur ses pattes de derrière, ne put garder l’équilibre et retomba lourdement. Le père Preux, humilié, lui lança un vieil almanach Bottin qui était toute sa bibliothèque, et Tonneau regagna son trou derrière le lit en rampant.

Charlotte avait fait un pas à l’intérieur de la chambre. Savta restait contre la porte, étonnée et effrayée. C’était le chien surtout qui lui faisait peur.

— Ah ! ah ! reprit le Poussah avec la plus aimable familiarité, vous avez votre dame d’honneur aujourd’hui, ma princesse ? Asseyez-vous donc et la confidente aussi. Vous permettez que je continue ? Je vais avoir une rude journée de travail !

Charlotte montra une chaise à Savta qui s’assit, mais elle-même resta debout.

Le père Preux barbouilla de savon ses grosses joues. Il avait l’œil brillant et regardait la jeune fille avec une admiration effrontée.

— Je me donne vacances à la Bourse, dit-il, quoique ce soit grande liquidation. Mes vieilles chattes vont pousser de beaux cris ! Mais je vous consacre tout mon temps aujourd’hui, ma voisine. À bas le reste, dès qu’il s’agit de vous !

Il passa le rasoir sur une de ses joues. Il tremblait à faire frémir, mais il ne se coupait pas.

Il y a des femmes qui sont partout chez elles. On eût été en vérité plus surpris de trouver ici la bonne Savta que Charlotte elle-même dont la beauté simple et fière rayonnait indépendamment de tout cadre. Vis-à-vis de cet homme, plus repoussant que le milieu même où il faisait sa tanière, elle gardait toute sa belle sérénité. Dans ses grands yeux où brillait un calme sourire vous n’auriez lu ni gêne ni répugnance.

— Alors, demanda-t-elle presque gaiement, vous n’avez encore rien à me dire ce matin ?

— Rien, répondit le Poussah, qui déposa son rasoir pour se verser un verre de bière, sinon que le Pernola ne s’endort pas sur le rôti. Vous savez qu’il est en campagne ?… Si j’avais voulu l’écouter, celui-là, j’aurais des mille et des cent. Mais plus souvent que je laisserai un si beau lopin de terre aller à ce cafard !

De son verre vide il montrait le parc de Sampierre dont les bosquets, éclairés par le soleil du matin, offraient, en vérité, de charmants aspects.

— J’ai mon asthme, pas vrai ? reprit-il, et je ne suis plus si ingambe que Léotard. Ça m’irait mieux de vivre au premier étage et même au rez-de-chaussée pour ne pas souffler dans l’escalier. Eh bien ! je reste ici et je trempe ma chemise tous les jours à monter mes quarante-quatre marches, pourquoi ? Parce que d’ici je vois le lopin de terre en grand. Quel quartier on pourrait y bâtir !… savez-vous, jeunesse, ce serait le paradis pour un homme qui vivrait là-dedans avec une jolie petite femme dans votre genre, parole d’honneur ! J’ai mon idée.

Savta eut une quinte de toux sèche. Charlotte se mit à rire. Le père Preux rasa son autre joue en ajoutant bonnement :

— Il n’y a pas d’affront : Tonneau regarde bien les évêques !

— Puisque vous n’avez rien à me dire, reprit Charlotte avec bonne humeur, je m’en vais. Vous faut-il de l’argent pour ce que vous avez à faire aujourd’hui ?

— Nous compterons, ma princesse, répondit le Poussah galamment. C’est sûr que je ne travaille pas pour le roi de Prusse, mais avec vous je fais comme à la foire, où on ne paie que si on est content.

— Alors, à demain ?

— Peut-être avant. J’ai idée que ça va être la liquidation chez vous comme à la Bourse… Connaissez-vous mon soldat ?

— Savta le connaît… Pourquoi ?

Papa Preux cligna de l’œil à l’adresse de la gouvernante.

— Ma vénérable, dit-il, ça ne vous a donc jamais démangé de gagner le gros lot du Crédit Foncier ?… Quant à mon soldat, il s’appelle Jabain. C’est un bon sujet. Donnez l’ordre qu’on le fasse entrer s’il sonne à votre grille, car il pourrait bien vous apporter des nouvelles aujourd’hui.

— C’est bien dit Charlotte en faisant signe à Savta, qui se leva précipitamment et ne fit qu’un saut jusqu’au seuil.

Le Poussah eut un gros rire.

— La voilà partie ! s’écria-t-il en contenant ses énormes flancs. Je ne lui fais pas l’effet d’un amour, savez-vous ?… Nous deux, c’est différent : nous nous connaissons depuis… depuis… voyons, quel âge avez-vous bien, princesse ?

— Dix-neuf ans, répondit Charlotte qui gagnait la porte.

— C’est ça, alors ? nous nous connaissons depuis dix-neuf ans… juste !

Charlotte se retourna vivement, une question aux lèvres.

— Non, non, fit le Poussah, je ne causerai pas maintenant ! j’ai trop d’ouvrage, mais je vous promets que vous en aurez pour votre argent. C’est gentil de retrouver un témoin de son baptême, eh ?… N’oubliez pas de dire qu’on ouvre à mon soldat… Jabain (Émile) : un bon sujet ! Et si vous aviez absolument besoin de moi, à dater de midi, envoyez un exprès à Ville-d’Avray, maison de Mme Marion. La belle amie à qui je vais rendre visite porte ce nom-là… à Ville-d’Avray. Ailleurs, dame… à vous revoir, princesse !