Les Cinq/II/43. Superbe fête

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XLIII

SUPERBE FÊTE


C’était une superbe fête, toute pareille à toutes les superbes fêtes que vous connaissez si bien. Je pense que Faure y devait chanter, cela ne coûte que 2,000 francs, et Nilsson, et Marie Sax.

J’ai même vaguement l’idée que Lemercier de Neuville y devait caricaturer poliment quelques pantins politiques et littéraires du jour.

Du reste, le programme ne contenait rien de malsain : Mme la marquise Sampierre ne forçait jamais ses hôtes à entendre des opéras comiques de sa façon, paroles et musique. Elle avait pour cela trop bon cœur.

C’est là un des plus cruels caprices de l’argent qui ne se contente plus de choisir à la friperie ses parchemins de carnaval, et veut encore se payer le pompon de la petite gloire.

Demain, il voudra la grande, et s’enquiert déjà pour savoir ce que cela peut bien coûter au marché.

Le lecteur nous saura gré de lui épargner ici toute espèce de description. C’était le bal de tout le monde. Quant aux invités, vous les connaissez ou vous ne les connaissez pas, tout juste comme la marquise elle-même. Vous savez bien qu’il y a chez nous quantité de beaux salons trop larges où Paris passe comme dans la rue, et nous dirions presque sans ôter son chapeau.

Il y avait foule, non-seulement dans la belle suite des pièces d’apparat, mais aussi dans les parterres, brillamment éclairés. Les illuminations prenaient fin, cependant, à peu de distance des massifs, et les quelques couples curieux qui voulaient s’égarer loin du cercle de lumière étaient arrêtés par cette clôture en treillage de fer dont nous avons parlé déjà plusieurs fois.

Au-delà de cette limite régnaient la solitude et l’obscurité.

La marquise Domenica, enfin rendue à ses devoirs de maîtresse de maison, faisait les honneurs.

Elle avait laissé dans sa chambre de toilette cette pauvre belle baronne de Vaudré, incapable d’affronter les fatigues de la fête et qui prenait un instant de repos bien mérité.

Domenica éblouissait comme une devanture de joaillier. Elle était fort entourée. L’ardente animation de son teint la faisait paraître joyeuse.

Et en effet, il y avait en elle de la joie, un espoir passionné, une ivresse qui aurait voulu déborder en paroles mais il y avait aussi une douleur et des terreurs.

Il y avait tout cela, et en conscience, c’était trop pour une pauvre bonne créature comme elle que les années avaient laissée enfant par delà les limites de la jeunesse.

Quand la pensée de la perte de Charlotte traversait son souvenir, les larmes lui venaient aux yeux. Mais cela passait comme un rêve. Était-ce possible ? Et tout d’un coup, elle se prenait à penser :

— Si Laure devenait ma fille ? Elle qui est si belle ! et qui m’a prouvé tant de dévouement ! Je suis sûre que mon Domenico l’aimerait. Elle paraît encore toute jeune…

— Bonjour, vicomte, dit-elle à Mœris qui venait la saluer. Si vous saviez ! s’il m’était permis de vous apprendre… mais j’ai promis le secret… Ah ! vous avez été bien admirable, mon ami, et je serai toujours reconnaissante pour les terribles dangers courus là-bas, dans le désert, mais on va souvent chercher bien loin ce que la bonté de Dieu se charge elle-même de vous apporter.

— Avez-vous donc de bonnes nouvelles, chère madame ? demanda Mœris en lui baisant la main.

— Ne m’interrogez pas, mon ami ! J’ai un bâillon sur la bouche… Bonjour Moffray… Mais j’avais à vous parler à tous les deux… Je cherche…

Elle leur serra le bras fortement. Pernola passait, joli comme une gravure de modes, pantalon collant de casimir blanc, gilet à cœur, retenu par un seul bouton de diamant, habit noir à revers de je ne sais quoi : un amour !

— Je me souviens ! dit tout à coup la marquise. Connaissez-vous Mme la baronne de Vaudré, messieurs ?

— Certes, répondirent Mœris et Moffray, beaucoup.

— Que pensez-vous d’elle ?

— Ce que le monde en pense. C’est le plus noble cœur…

— N’est-ce pas ? interrompit Domenica. Écoutez bien, voilà ce que je voulais vous dire : M. le comte Pernola est un bon parent, que j’estime beaucoup, mais il ne faut pas… c’est une fantaisie, vous entendez… Il ne faut pas qu’il s’absente de l’hôtel cette nuit !

Mœris et Moffray échangèrent un regard significatif.

— Que vous disais-je ? murmura Mœris. À l’instant même !

— C’est vrai ! répliqua Moffray.

— Vous saviez donc ?… fit Domenica : je n’ai rien dit au moins !

Mme la marquise, prononça gravement Moffray, nous sommes ici pour vous servir, et nous vous répondons de votre aimable cousin corps pour corps !

— Bonjour, messieurs, dit Pernola en s’approchant. Belle cousine, le prince de Courtenay est arrivé, et M. le marquis attend toujours le bonheur de vous voir.

Domenica essaya de sourire, mais ce n’était pas une forte diplomate. Le rouge de ses joues tourna au violet.

— Je vous prie de recevoir M. de Courtenay, mon cousin Giambattista, répondit-elle. Dès que j’aurai un instant, je me rendrai aux désirs de M. le marquis de Sampierre.

Pernola sourit et murmura :

— Vous êtes si bonne !

Il s’éloigna. Mœris et Moffray voulurent le suivre.

La marquise les rappela.

— Est-ce que vous n’avez pas rencontré, dans la fête, dit-elle d’une voix étouffée par l’émotion, un jeune homme ?… Mais non ! Je bats la campagne. Si je pouvais vous raconter tout ce qui m’est arrivé aujourd’hui ! Un miracle ! à l’église ! dans mon livre de messe ! Et les six lettres écrites par un homme mort pour convoquer nos bons parents de Sicile et de Roumanie ! Et ce qu’on vient de me dire à l’instant : Pernola aurait ressuscité un notaire ! Croyez-vous que je plaisante ? Je n’ai pas le cœur à cela, mon Dieu ! Pernola ! il tire les ficelles de mon pauvre mari, comme si c’était un pantin… Figurez-vous qu’il a fait une boule avec nos châteaux, nos palais, nos champs et nos prairies, une boule pas plus grosse qu’une muscade et qu’on peut escamoter de même. Vous souvenez-vous du médecin de Sicile ? Le docteur Leoffanti ?… Roland, mon pauvre Roland ! et Charlotte ! Je l’aimais comme ma fille… Et tenez, M. le marquis est devenu fou à bien bon compte. J’ai dix fois plus de raisons que lui pour perdre la tête… Allez, mes amis, allez et veillez !

La marquise se laissa choir sur un fauteuil en s’éventant vigoureusement.

Elle venait d’apercevoir un jeune homme qui marchait droit à elle de l’autre extrémité du salon.

Son cœur cessa de battre.

Nous ne saurions dire au lecteur qui était ce jeune homme, mais Domenica le reconnut incontinent pour son fils. Il passa sans la saluer ni même la voir.

Il avait affaire au buffet.

Un autre jeune homme parut, puis deux, puis trois. Par un mystérieux effet de sa préoccupation, Domenica ne voyait que des jeunes gens dans cette foule. Les jeunes gens lui cachaient tout le reste.

Elle n’en connaissait aucun. C’est un peu le propre de ces « superbes êtes, » dans le quasi-monde.

N’y demandez jamais à la maîtresse de la maison le nom d’une personne qui passe : ce serait de l’indiscrétion poussée jusqu’à la cruauté.

Mais si la bonne Domenica ne connaissait pas un seul de ces jeunes gens, elle les reconnaissait tous.

Son sein battait, son cœur s’élançait.

La voix du sang parlait en elle avec autant d’éloquence que d’impartialité. Elle adorait en bloc. Pour elle, partout, l’air de famille existait, et même la ressemblance.

Elle les appelait des yeux tous ces Domenicos qui ne se doutaient guère de leur bonheur, elle les magnétisait de toute sa fameuse puissance fluidique, elle pointait vers eux son doigt armé de la bague enchantée, elle travaillait, elle priait, elle mourait. Ses mains la démangeaient… Pour un peu, elle eût arraché toutes ces cravates blanches, dont une au moins cachait l’acte de naissance de son fils bien-aimé.

Car, au fond de tout cela, il y avait un grand, un ardent amour de mère.

Cependant, Mœris et Moffray suivaient de loin le comte Pernola qui allait à son devoir. La marquise avait pu sans danger le charger d’entretenir le Courtenay, car les membres du conseil s’étaient engagés solennellement à garder le silence sur l’événement attendu.

Mœris et Moffray causaient.

— En somme, disait Mœris, que risquons-nous ? Mylord s’est mis en avant ; si l’affaire tourne mal, c’est le numéro 1 qui endosse tout, avec Mme Marion…

Mme Marion est morte, répliqua Moffray.

— Comment cela ?

— On a fait coup double à la maison de Ville-d-Avray : Mme Marion aura disparu dans l’incendie.

— Mais nous l’avons revue !

— Nous avons revu Mme la baronne de Vaudré.

— Et le Poussah, dit Mœris ?

— Le Poussah retombera toujours sur ses gros pieds. Mylord veut tout ; c’est trop. Ce sont ces gourmands-là qui payent pour tout le monde. Nous autres nous n’avons rien dit, rien écrit ni rien fait. Le rôle est bon : gardons-le jusqu’au bout.

Ils venaient de quitter l’escalier du premier étage où Pernola s’était engagé avant eux.

L’ordre avait été donné d’introduire les membres du conseil de famille, à mesure qu’ils se présenteraient, dans l’ancien appartement de M. le marquis de Sampierre, situé à la suite de celui de Domenica.

C’était là que Pernola se rendait, sur l’ordre de la marquise.

Au moment où Mœris et Moffray passaient devant l’antichambre de cette dernière, la porte s’ouvrit et une femme en toilette de bal se montra sur le seuil.

— Madame Marion ! s’écrièrent-ils en même temps.

— Vous vous trompez, messieurs, dit Laure. La personne dont vous parlez a eu une fin malheureuse et prématurée.

Elle déplia une mante qu’elle portait sur le bras et la jeta sur ses épaules.

Mœris et Moffray se mirent à rire en l’aidant à draper les plis de la soie.

— Nous avions deviné cela, dit Moffray. C’est un jeu d’enfer qui se joue ici, savez-vous !

— Vous êtes joueurs, répliqua Laure sèchement. Êtes-vous beaux joueurs ?

Sa voix était dure comme celle des fiévreux.

Elle prit le bras de Mœris et dit à Moffray :

— Suivez-nous.

— Nous allons ?… demandèrent-ils.

— Au jeu… et vous l’avez dit : un jeu d’enfer !