Les Cinq/II/45. Garde à carreau

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XLV

GARDE À CARREAU


Ce n’était pas le papa Preux qu’on aurait pu introduire pardessus le mur à l’aide d’une corde gymnastique. D’autre part, on aurait eu beau commander chez Dusautoy un costume de bal pour six, le brave homme était si populaire dans le quartier que son entrée eût fait scandale à la grand-porte.

Et pourtant, nous savons que Mylord, le terrible numéro 1, l’avait condamné à payer de sa personne, cette nuit.

La clef, jetée par Laure au fond du saut de loup, lui était spécialement destinée. Cette clef ouvrait la petite porte, par où princesse Charlotte allait à la maison de l’aveugle.

L’allumette que Laure avait brûlée sur la pelouse était un signal.

Jabain, fidèle comme l’acier, aida le Poussah à descendre son escalier, ce qu’il fit tristement. Il n’était plus, disait-il, assez ingambe pour aller dans le monde.

Arrivé au bas des marches, le père Preux s’arrêta à la porte de ce qui semblait être la principale chambre du rez-de-chaussée, et commanda à son soldat de l’attendre au dehors.

Nous eussions regardé comme malhonnête d’omettre ce détail, destiné à donner le dernier coup de pinceau au portrait du plus obèse coquin de ce temps-ci.

Quand Jabain eut passé le seuil, le père Preux, qui restait dans l’allée, frappa doucement à la porte. Elle s’ouvrit aussitôt :

— Va bien, monsieur Morfil ? dit-il. Vous n’avez encore rien vu par votre fenêtre ?

— Rien, fut-il répondu à l’intérieur de la chambre qui était sans lumière.

Le Poussah reprit :

— Faites comme chez vous, vous savez. Vous avez une porte sur le derrière. Mettez des hommes sur la place à côté. Je parierais dix contre un que je ne vous ai pas dérangé pour des prunes ! Et vous voyez ! malgré mon infirmité, je sors à cette heure indue pour pousser une reconnaissance. J’ai idée qu’ils sont là, dans le parc. Tenez-vous prêt, je vous ferai signe, et nous les pincerons… Ah ? si j’avais mes jarrets d’autrefois !

Il ferma la porte et rappela Jabain.

— Connais-tu la garde à carreau, toi ? lui demanda-t-il. Je viens de m’en payer une bonne !

Jabain eût souhaité une explication, mais le Poussah ne parlait jamais en marchant.

Ils atteignirent la porte du parc, située au bout du saut de loup. Elle était ouverte d’avance.

Quand Jabain voulut entrer, il vit de l’autre côté du seuil une ombre qui attendait.

— Je vas changer de béquille, dit le Poussah.

Il mit son gros bras autour du cou de l’ombre, et ajouta paternellement :

— Bonne nuit, Jabain, mon fils, va te coucher. Tu as congé jusqu’à demain matin.