Les Cinq/Prologue/2. Maria Laura

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II

LAURA-MARIA


Cette petite fille qui suivait le convoi solitaire du prince Michel était juste du même âge que l’heureuse Domenica. Elle était aussi belle que Domenica : plus belle. Au-dessus de Domenica, elle avait en outre l’intelligence et la volonté.

Son enfance avait été misérable ; sa jeunesse était la bataille de celles qui vivent d’aventures.

Elle faisait le métier de somnambule auprès d’un docteur de hasard qui la traitait avec un respect théâtral devant sa clientèle, mais qui la battait dans le tête-à-tête.

Qui l’avait battue, du moins, beaucoup et longtemps, jusqu’à un certain jour où la petite, sans récriminer ni se plaindre, le mordit d’un coup de stylet entre les deux yeux.

Le docteur garda la cicatrice toute sa vie et ne battit plus jamais.

À l’époque du mariage de Domenica et de M. le marquis de Sampierre, Laura et son docteur Strozzi donnaient des consultations à Paris où la beauté remarquable de la jeune somnambule commençait à produire son effet.

Depuis lors M. et Mme de Sampierre voyageaient.

Strozzi abandonna son cabinet et se mit à voyager aussi, les suivant pas à pas avec sa pupille.

M. de Sampierre, véritable marquis de Carabas, avait son palais dans chaque ville principale d’Italie.

Les Strozzi, eux, logeaient partout à l’auberge.

Mais au bout de quelques jours invariablement, un bruit naissait qui établissait de mystérieux rapports entre le palais de M. de Sampierre et l’auberge des Strozzi.

On disait que l’opulente marquise et la pauvre somnambule avaient dans leurs veines le même illustre sang, et que, de fait, sinon de droit, cette belle Laura-Maria était aussi une princesse Paléologue.

Un peu plus de deux ans après l’étrange cérémonie que nous avons décrite aux premières lignes de ce prologue vers la fin d’août 1846, les Sampierre et Strozzi étaient à Milan ; les Sampierre installés royalement au palais Sampietri, avec leurs nombreux domestiques et le joli petit comte Pernola qui ne les quittait pas plus que leur ombre ; les Strozzi campés à l’hôtel des Trois Anglais, avec un gros garçon du pays basque, à la fois compère et valet qui répondait au nom de François Preux et qu’on payait tous les trente-deux du mois.

Cela ne le maigrissait pas : il avait ses industries.

C’était le matin. L’hôtel des Trois Anglais, que vous chercheriez en vain dans le Guide du voyageur en Italie, est une pauvre bicoque, ouvrant ses fenêtres sur une ruelle du quartier populaire de San Lorenzo.

Le Strozzi était déjà debout et arpentait la chambre étroite en fumant sa cigarette, mais Laura-Maria dormait encore. Sur sa couche presque indigente un rayon oblique éclairait la splendeur de sa beauté.

Elle était encore plus merveilleusement jolie que belle, et l’harmonie exquise de ses traits souriait comme un délicieux rêve dans les masses de ses cheveux qui baignaient l’oreiller.

Quelquefois la physionomie parle, même dans le sommeil. Celle de Laura-Maria se taisait. Le regard, en la contemplant, percevait seulement cette saveur que dégage tout chef-d’œuvre.

La porte s’ouvrit sans qu’on eût frappé. La taille courte et replète de François Preux, le valet, se montra sur le seuil. Il portait un paquet assez volumineux sous son bras.

— C’est pour tantôt, dit-il en déposant le paquet sur une table. Le petit comte Pernola est un malin singe. Il offre cent louis pour l’affaire de la cathédrale, deux cents pour le coup de couteau, et cent mille francs à Paris, dans trois mois, si tout va bien. Comme cela, notre Maria aura toujours un petit morceau de la fortune de ses pères.

— Et les deux messieurs de Tréglave ? demanda Strozzi.

— Une paire de beaux gars, ceux-là ! répondit Preux qui se frotta les mains. Et amoureux ! Ça fait plaisir à voir ! Dès ce matin, le vicomte Jean était déjà à rôder autour du palais Sampiétri, et son jeune frère M. Laurent est installé ici en face, derrière ses rideaux pour regarder la fenêtre de notre Maria. Le plus drôle, c’est qu’ils s’accusent mutuellement de folie. C’est Castor et Pollux pour l’amitié, mais ça ne les empêche pas de se chamailler. Laurent de Tréglave demande à son frère où peut le mener un pareil amour pour une femme mariée et surveillée par un tas de millions qui vous ont des yeux !… Le vicomte Jean riposte en disant : Je ne veux pas que tu épouses une aventurière, une somnambule…

— Tu n’as pas parlé au vicomte Jean ? interrompit Strozzi.

— Si fait ! Il faut bien que je prenne mes gages quelque part : Il m’a donné le portrait de Victor-Emmanuel sur une pièce de vingt francs.

— Pourquoi faire ?

— Pour porter un poulet à la jolie marquise, parbleu !

— L’as-tu remis ?

— Oui, au Pernola, comme les autres. Et voilà pourquoi la chose est pour ce soir, puisque j’ai porté la réponse de Mme la marquise à ce benêt de vicomte Jean.

— La réponse était de Pernola ?

— Naturellement… La marquise y promet d’assister, ce soir, au salut de la cathédrale, voilée a maschera, robe grise garnie de dentelles noires. Vous pouvez visiter.

Strozzi dénoua le paquet qui contenait une élégante toilette de femme en taffetas gris-perle avec des volants de point noir de Chantilly.

— Va déjeuner, dit-il. C’est bien joué, tu auras ta part :

François Preux sortit.

Quand le docteur se retourna vers le lit, la belle jeune fille était éveillée. Elle regardait la robe qui était élégante et parisienne au suprême degré. Ses yeux brillaient.

— Je rêvais justement de cela, murmura-t-elle, et de Laurent.

Strozzi se mit à rire.

Laura-Maria sauta hors de sa couche, arrangea en un tour de main le magnifique désordre de ses cheveux et passa la robe. Ce fut rapide comme un escamotage.

— Quelle comédienne tu ferais ! pensa tout haut le docteur.

C’était un garçon d’une trentaine d’années, l’air grave et portant haut : un assez beau charlatan à la douzaine. Mais vous en avez tant vu tout le long du boulevard que j’aurais honte de vous attarder à lire cette vulgaire photographie.

Maria, à la bonne heure ! Il me faudra vous la peindre dix fois plutôt qu’une, en buste, en pied, de face et de profil. Ce n’était pas, celle-ci, la femelle de Fontanarose ; c’était l’arme vivante et choisie : la femme de combat qui, toute bardée de vaillance, de cruauté et de beauté, taille sa route dans la foule, comme le mineur éventre le roc.

Elle était déjà debout devant la pauvre glace qui pendait à la muraille nue. Elle se regardait avec une naïve admiration et sa voix trembla légèrement pendant qu’elle disait :

— Je voudrais que Laurent me vit ainsi !

— L’aimes-tu ? demanda Strozzi qui fronça le sourcil.

Au lieu de répondre elle dit en souriant :

— Et c’est cette lourde fille du Danube, cette Domenica qui est marquise et princesse ! Moi je ne suis rien que belle !

En prononçant ce dernier mot, elle se retourna, rayonnant un charme si puissant que Strozzi devint pâle et resta comme ébloui.

— L’aimes-tu ? répéta-t-il en baissant la voix malgré lui.

Elle garda encore le silence. Sa prunelle éclatait, limpide et dure comme le diamant.

— Je suis fou ! murmura Strozzi, tu n’aimes que toi et tu fais bien. Parlons affaires : Je vais t’apprendre ton rôle de ce soir, si tu veux.

— Je sais mon rôle, répliqua cette fois la belle fille. Je ne dormais pas, j’ai entendu. Je hais Domenica parce qu’elle m’a fait l’aumône.

Tout à coup, elle prêta l’oreille. Un pas montait l’escalier.

La riche toilette fut dépouillée avec la même rapidité féerique, et pendant que le docteur la serrait vivement, Maria passa la jupe courte et la simple basquine qui étaient son négligé ordinaire du matin.

Elle était de celles qui gagnent à tout changement et qu’on s’émerveille de trouver plus jolies, toujours, soit qu’on les couvre de parures, soit qu’on emprisonne sous l’humble cotonnade le miracle de leur beauté.

On frappa timidement. Maria s’assit sur le pied de son lit et ajouta tout bas :

— Je hais aussi Jean de Tréglave.

— Pourquoi ? demanda Strozzi.

— Parce que je l’aurais peut-être aimé.

Elle reprit en élevant la voix :

— Entrez, Laurent de Tréglave. Je dors.

Un jeune homme à la physionomie ouverte et loyale franchit aussitôt le seuil. Il serra la main du docteur et baisa celle de Maria avec un respect ému. Celle-ci dit :

— Nous nous occupions de vous. Le docteur me reproche d’avoir sans cesse la même pensée… ne m’interrompez pas : je suis lucide. Votre frère Jean est menacé d’un grand danger. Si vous faites tout ce que je vais vous ordonner, vous le sauverez. Avez-vous confiance en moi ?

Laurent de Tréglave, qui avait pâli terriblement, mit la main sur son cœur, et répondit :

— Comme en Dieu !