Les Cinq Filles de Mrs Bennet/42

La bibliothèque libre.
Les Cinq Filles de Mrs Bennet (Pride and Prejudice) (1813)
Traduction par V. Leconte et Ch. Pressoir.
Librairie Plon (p. 212-217).
XLII


Si Elizabeth n’avait eu sous les yeux que le spectacle de sa propre famille, elle n’aurait pu se former une idée très avantageuse de la félicité conjugale. Son père, séduit par la jeunesse, la beauté et les apparences d’une heureuse nature, avait épousé une femme dont l’esprit étroit et le manque de jugement avaient eu vite fait d’éteindre en lui toute véritable affection. Avec le respect, l’estime et la confiance, tous ses rêves de bonheur domestique s’étaient trouvés détruits.

Mr. Bennet n’était pas homme à chercher un réconfort dans ces plaisirs auxquels tant d’autres ont recours pour se consoler de déceptions causées par leur imprudence. Il aimait la campagne, les livres, et ces goûts furent la source de ses principales jouissances. La seule chose dont il fût redevable à sa femme était l’amusement que lui procuraient son ignorance et sa sottise. Ce n’est évidemment pas le genre de bonheur qu’un homme souhaite devoir à sa femme, mais, à défaut du reste, un philosophe se contente des distractions qui sont à sa portée.

Ce qu’il y avait d’incorrect à cet égard dans les manières de Mr. Bennet n’échappait point à Elizabeth et l’avait toujours peinée. Cependant, appréciant les qualités de son père et touchée de l’affectueuse prédilection qu’il lui témoignait, elle essayait de fermer les yeux sur ce qu’elle ne pouvait approuver et tâchait d’oublier ces atteintes continuelles au respect conjugal qui, en exposant une mère à la critique de ses propres enfants, étaient si profondément regrettables. Mais elle n’avait jamais compris comme elle le faisait maintenant les désavantages réservés aux enfants nés d’une union si mal assortie, ni le bonheur qu’auraient pu ajouter à leur existence les qualités très réelles de leur père, s’il avait seulement pris la peine de les cultiver davantage. Hors la joie qu’elle eut de voir s’éloigner Wickham, Elizabeth n’eut guère à se féliciter du départ du régiment. Les réunions au dehors avaient perdu de leur animation tandis qu’à la maison les gémissements de sa mère et de ses sœurs sur le manque de distractions ôtaient tout agrément au cercle familial. Somme toute, il lui fallait reconnaître — après tant d’autres, — qu’un événement auquel elle avait aspiré avec tant d’ardeur ne lui apportait pas toute la satisfaction qu’elle en attendait.

Lydia en partant avait fait la promesse d’écrire souvent et avec grands détails à sa mère et à Kitty. Mais ses lettres étaient toujours très courtes et se faisaient attendre longtemps. Celles qu’elle adressait à sa mère contenaient peu de chose : elle revenait avec son amie de la bibliothèque où elle avait rencontré tel ou tel officier ; elle avait vu des toilettes qui l’avaient transportée d’admiration ; elle-même avait acheté une robe et une ombrelle dont elle aurait voulu envoyer la description mais elle devait terminer sa lettre en toute hâte parce qu’elle entendait Mrs. Forster qui l’appelait pour se rendre avec elle au camp. Les lettres à Kitty, plus copieuses, n’en apprenaient guère plus, car elles étaient trop remplies de passages soulignés pour pouvoir être communiquées au reste de la famille.

Au bout de deux ou trois semaines après le départ de Lydia, la bonne humeur et l’entrain reparurent à Longbourn. Tout reprenait aux environs un aspect plus joyeux ; les familles qui avaient passé l’hiver à la ville revenaient et, avec elles, les élégances et les distractions de la belle saison. Mrs. Bennet retrouvait sa sérénité agressive, et Kitty, vers le milieu de juin, se trouva assez remise pour pouvoir entrer dans Meryton sans verser de larmes.

Le temps fixé pour l’excursion dans le Nord approchait quand, à peine une quinzaine de jours auparavant, arriva une lettre de Mrs. Gardiner qui, tout ensemble, en retardait la date et en abrégeait la durée : Mr. Gardiner était retenu par ses affaires jusqu’en juillet et devait être de retour à Londres à la fin du même mois. Ceci laissait trop peu de temps pour aller si loin et visiter tout ce qu’ils se proposaient de voir. Mieux valait renoncer aux Lacs et se contenter d’un programme plus modeste. Le nouveau plan de Mr. et Mrs. Gardiner était de ne pas dépasser le Derbyshire : il y avait assez à voir dans cette région pour occuper la plus grande partie de leurs trois semaines de voyage et Mrs. Gardiner trouvait à ce projet un attrait particulier : la petite ville où elle avait vécu plusieurs années et où ils pensaient s’arrêter quelques jours, l’attirait autant que les beautés fameuses de Matlock, Chatsworth et Dovedale.

Elizabeth éprouva un vif désappointement : c’était son rêve de visiter la région des Lacs, mais, disposée par nature à s’accommoder de toutes les circonstances, elle ne fut pas longue à se consoler.

Le Derbyshire lui rappelait bien des choses. Il lui était impossible de voir ce nom sans penser à Pemberley et à son propriétaire. « Tout de même, pensa-t-elle, je puis bien pénétrer dans le comté qu’il habite, et y dérober quelques cristaux de spath sans qu’il m’aperçoive. » Les quatre semaines d’attente finirent par s’écouler, et Mr. et Mrs. Gardiner arrivèrent à Longbourn avec leurs quatre enfants. Ceux-ci, — deux petites filles de six et huit ans et deux garçons plus jeunes, — devaient être confiés aux soins de leur cousine Jane qui jouissait auprès d’eux d’un grand prestige et que son bon sens et sa douceur adaptaient exactement à la tâche de veiller sur eux, de les instruire, de les distraire et de les gâter.

Les Gardiner ne restèrent qu’une nuit à Longbourn ; dès le lendemain matin, ils repartaient avec Elizabeth en quête d’impressions et de distractions nouvelles.

Il y avait au moins un plaisir dont ils se sentaient assurés : celui de vivre ensemble dans une entente parfaite. Tous trois étaient également capables de supporter gaiement les ennuis inévitables du voyage, d’en augmenter les agréments par leur belle humeur, et de se distraire mutuellement en cas de désappointement.

Ce n’est point notre intention de donner ici une description du Derbyshire ni des endroits renommés que traversait la route : Oxford, Warwick, Kenilworth. Le lieu qui nous intéresse se limite à une petite portion du Derbyshire. Après avoir vu les principales beautés de la région, nos voyageurs se dirigèrent vers la petite ville de Lambton, ancienne résidence de Mrs. Gardiner, où elle avait appris qu’elle retrouverait quelques connaissances. À moins de cinq milles avant Lambton, dit Mrs. Gardiner à Elizabeth, se trouvait situé Pemberley, non pas directement sur leur route, mais à une distance d’un ou deux milles seulement. En arrêtant leur itinéraire, la veille de leur arrivée, Mrs. Gardiner exprima le désir de revoir le château, et son mari ayant déclaré qu’il ne demandait pas mieux, elle dit à Elizabeth :

— N’aimeriez-vous pas, ma chérie, à faire la connaissance d’un endroit dont vous avez entendu parler si souvent ? C’est là que Wickham a passé toute sa jeunesse.

Elizabeth était horriblement embarrassée. Sa place, elle le sentait bien, n’était pas à Pemberley, et elle laissa voir qu’elle était peu tentée par cette visite. « En vérité, elle était fatiguée de voir des châteaux. Après en avoir tant parcouru, elle n’éprouvait plus aucun plaisir à contempler des rideaux de satin et des tapis somptueux.

Mrs. Gardiner se moqua d’elle.

— S’il n’était question que de voir une maison richement meublée, dit-elle, je ne serais pas tentée non plus ; mais le parc est magnifique, et renferme quelques-uns des plus beaux arbres de la contrée.

Elizabeth ne dit plus rien, mais le projet ne pouvait lui convenir. L’éventualité d’une rencontre avec Mr. Darcy s’était présentée immédiatement à son esprit, et cette seule pensée la faisait rougir. Mieux vaudrait, pensa-t-elle, parler ouvertement à sa tante que de courir un tel risque. Ce parti, cependant, présentait lui aussi des inconvénients, et en fin de compte elle résolut de n’y avoir recours que si l’enquête qu’elle allait faire elle-même lui révélait la présence de Darcy à Pemberley.

Le soir, en se retirant, elle demanda à la femme de chambre des renseignements sur Pemberley. N’était-ce pas un endroit intéressant ? Comment se nommaient les propriétaires ? enfin, — cette question fut posée avec un peu d’angoisse, — y résidaient-ils en ce moment ? À sa grande satisfaction, la réponse à sa dernière demande fut négative et le lendemain matin, lorsque le sujet fut remis en question, Elizabeth put répondre d’un air naturel et indifférent que le projet de sa tante ne lui causait aucun déplaisir.

Il fut donc décidé qu’on passerait par Pemberley.