Les Cinq combats de la Sémillante

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Les Cinq combats de la Sémillante
Revue des Deux Mondes3e période, tome 83 (p. 593-646).
LES
CINQ COMBATS
DE
LA SÉMILLANTE

Il en est des bâtimens comme des hommes : les uns ont le mauvais œil : les autres pourraient s’appeler des porte-bonheur. La Bayonnaise, que j’ai eu l’honneur de commander pendant près de quatre ans dans les mers de Chine, est revenue de sa longue campagne sans un échouage ; de son état-major sont sortis trois vice-amiraux et un contre-amiral. la Sémillante a fait mieux encore : elle a donné à la France deux amiraux : l’amiral Roussin et l’amiral Baudin[1].

L’amiral Roussin a beaucoup écrit; il n’a pas, comme l’amiral Baudin, laissé de mémoires. Les journaux de bord qui m’ont été confiés par son fils, le vice-amiral baron Roussin, mon filleul, pourraient au besoin y suppléer. Je possède heureusement une mine plus féconde encore : les longs entretiens dont l’illustre amiral daigna m’honorer dans les dernières années de sa laborieuse et glorieuse existence ont gravé dans mon esprit des souvenirs tellement vivaces qu’il me suffira de les évoquer pour retracer, aussi sûrement que si j’y avais assisté moi-même, les épisodes les plus mémorables de ces croisières de l’Inde où le pavillon français retrouva un instant son vieil éclat.

Pendant cette période toute remplie de hauts faits, deux noms, — on ne saurait le contester, — dominent de très haut tous les autres. Duperré et Bouvet sont vraiment hors de pair. La marine de Louis XVI n’a rien vu qui les surpasse. Il serait cependant injuste de vouer à l’oubli les combats des Linois, des Hamelin, des Bourayne, des Bergeret, des Motard. C’est surtout aujourd’hui du capitaine Motard, l’heureux commandant de la Sémillante, que je veux m’occuper, car Motard fut le maître de deux disciples, bien dignes de devenir des maîtres à leur tour. Pour égaler les Bouvet et les Duperré, il ne manqua peut-être au capitaine Motard, — c’était du moins l’opinion de l’amiral Roussin, — qu’un peu plus de persévérance. Je ne serais point étonné qu’il lui ait manqué aussi les admirables canonniers formés, sous le regard vigilant du commandant de la Bellone, par les soins assidus d’un officier dont l’amiral Baudin et l’amiral Roussin m’ont vanté à l’envi la capacité : le capitaine Mourgues de l’artillerie de marine.

J’entrais à l’école navale au mois d’octobre 1828 ; voici les règles de pointage que nous enseignait le vieux maître canonnier du vaisseau l’Orion : « Si vous vous trouvez à trois encablures de l’ennemi, — c’est-à-dire à 600 mètres environ, — visez en plein bois; en dedans de trois encablures, pointez dans l’eau; au-delà, dirigez votre ligne de mire vers la mâture. » La ligne de mire était alors pour nous le ras de métal ; en d’autres termes, la surface supérieure d’une bouche à feu renflée à la culasse, amincie à la volée. Quand on avait mis le ras de métal en ligne avec l’objet à battre, l’axe de la pièce se trouvait en réalité pointé au-dessus du but. Prolongé indéfiniment, cet axe eût, à 600 mètres, abouti plus haut que le point visé. Mais on sait qu’en s’échappant de la pièce, le boulet, sollicité par la pesanteur, s’abaisse graduellement vers le sol. Cet abaissement correspondait assez exactement, pour un canon tiré avec la charge au quart, à la quantité dont l’axe était surélevé : à trois encablures, la courbe décrite par le projectile venait couper la ligne de l’axe prolongé. Ce point d’intersection imaginaire s’appelait le but en blanc. Voilà pourquoi notre vieux maître canonnier nous recommandait, si nous jugions l’ennemi à cette distance, de viser directement sur le point que nous voulions atteindre. Etions-nous plus rapprochés, la chose lui semblait au fond de peu de conséquence : les boulets qui manqueraient la coque du navire auraient toujours la chance d’aller ravager la mâture. Tout boulet, au contraire, qui tombait à l’eau, était pour lui un boulet perdu. Le malheureux! il oubliait les ricochets. Quand la mer était belle, — et c’est généralement par belle mer qu’on combat, — le ricochet, dans le tir à boulets ronds, valait le coup de plein fouet. Il n’en est pas de même avec les projectiles ogivaux, qui ont des ricochets insensés.

Saccager la mâture ! Le dépositaire religieux des vieilles traditions de la république et de l’empire ne sortait pas de là. Le navire se balance de droite et de gauche dans ses mouvemens de roulis ; c’est en quelque sorte un tir au vol qu’il s’agit de pratiquer. « Tirez toujours quand le navire se relève, » nous répétait avec conviction notre mentor. Ces beaux principes ont été, pendant plus de vingt ans, la cause de nos revers. « Comment donc, me demandera-t-on sans doute, s’y prenaient les Anglais pour arriver à un meilleur résultat? » Les Anglais, en fondant leurs pièces, laissaient au milieu de la volée un léger excédent de métal, — une masse de mire. — Leur ras de métal devenait ainsi une ligne parallèle à l’axe. Ils ne visaient pas mieux que nous ; seulement ils visaient plus bas. Il n’en fallut pas davantage pour qu’ils nous massacrassent. Le mal que peut faire un faux principe est incalculable. On a vu le capitaine Épron, capturé sur la Piémontaise par la frégate anglaise le San-Fiorenzo, reprocher à ses canonniers « d’avoir tiré comme des ânes[2]. » Les canonniers auraient pu répondre : « Nous avons tiré comme on nous l’a enseigné. » Pareil mécompte s’est produit dans le combat de la Didon et du Phénix. Le commandant Milius était un des meilleurs manœuvriers de l’époque : il passa plusieurs fois à poupe de la frégate anglaise sans parvenir à mettre un boulet à bord.

Je ne crois pas que le capitaine Mourgues ait réformé, sur la frégate la Bellone, des idées généralement admises. Les canonniers qu’il mit tous ses soins à instruire ne tirèrent probablement pas plus juste ; ils tirèrent du moins plus vite. Les capitaines de la Bellone et de l’Iphigénie firent le reste : ils combattirent l’ennemi vergue à vergue. Dans un combat à brûle-pourpoint, les erreurs de tir disparaissent. Quand les canonniers s’arrachent des mains les refouloirs et les écouvillons, il est bien permis de considérer les hausses comme un luxe inutile. Le ministre Decrès demandait au capitaine Bouvet le secret de ses éclatans triomphes. « Je préfère, répondit ce héros modeste, recevoir la première volée de l’ennemi ; cela vaut mieux que de tirer le premier de trop loin. Je fais ordinairement diriger toutes les pièces en belle et à l’horizon. Lorsque je me trouve en bonne position, je pointe toute ma batterie avec le gouvernail. » La bonne et simple tactique! Appréciez-en la valeur à ses effets. La frégate anglaise l’Africaine est réduite, le 10 septembre 1810, par l’Iphigénie : sur 400 hommes qui composaient, au début du combat, son équipage, 69 seulement sont trouvés en état d’être transportés prisonniers à bord de la frégate du commandant Bouvet. « Les hommes sur l’Africaine étaient piles comme dans un mortier. » Le 7 février 1813, c’est l’Aréthuse, commandée par le même capitaine, par le vainqueur du 10 septembre 1810, qui combat l’Amelia : la frégate de sa majesté britannique compte, en moins d’une heure, 141 tués et blessés. Bouvet n’avait pas cependant cette fois à sa disposition, comme sur l’Iphigénie, les canonniers de la Bellone. Son équipage était en majorité recruté à la source où nous puisons nos soldats : il comptait plus de laboureurs que de marins. C’était, en un mot, un de ces équipages de haut bord que venait de fonder, avec les dernières levées de la conscription, le ministre Decrès à court de matelots. Mais le proverbe que j’ai souvent cité sera toujours vrai : « Tant vaut l’homme, tant vaut la terre. »

Nous avons aujourd’hui des hausses parfaites, graduées pour toutes les distances; nous avons, grâce aux étoupilles à friction, un tir instantané : au temps de l’empire, on ne possédait même pas de batteries à silex. Un des servans mettait le feu à la charge avec une mèche soufrée : le navire avait le temps de rouler deux ou trois fois d’un bord à l’autre avant que le coup partît. Aussi, quand je parlais à mon père et à l’amiral Roussin de nos préoccupations modernes, de nos inventions qui commençaient à peine à poindre, tous deux me répondaient encore, en 1833, par un sourire de dédain, sinon d’incrédulité. Toutes ces minuties, pensaient-ils, étaient bonnes pour le plancher des vaches.

Rien de plus difficile à des hommes de métier que de rompre avec le passé, surtout quand ce passé fut glorieux. Les novateurs, d’ailleurs, ne tombent pas toujours juste : les Anglais, après la guerre de 1778 à 1783, furent un instant sur le point d’abandonner leurs doctrines pour s’approprier les nôtres. On les vit s’émouvoir, bien à tort assurément, des avaries causées par notre tir illogique à leurs mâtures. Quel service leurs arithméticiens nous auraient rendu, s’ils étaient parvenus à les convaincre ! Le général Douglas, le premier, fit intervenir avec succès la science dans la question. Il est vrai que sa science n’était pas purement théorique : elle avait pour base une longue et judicieuse série d’expériences. Au moment où le général publiait le résultat de ses recherches, les Américains venaient de donner aux Anglais une leçon qui appelait les méditations des hommes les plus infatués de la supériorité britannique. En 1830, la crainte d’une nouvelle guerre envahit le monde ; la période de 1830 à 1840 devint dès lors, dans toutes les branches de l’art militaire, dans la marine surtout, une période de progrès. Nous suivîmes d’abord d’assez loin, entraînés par l’exemple que nous avions constamment sous les yeux, nos alliés, qu’une vieille habitude nous faisait encore appeler nos rivaux ; puis tout à coup nous les dépassâmes. Nous dûmes cet invraisemblable avantage, ce succès de sur- prise, à un homme : à l’amiral Lalande. Ame de feu dans un corps chétif, l’amiral Lalande nous rappela ce que nous semblions, — si étrange que l’aberration paraisse, — toujours prêts à oublier : l’importance d’un tir exact et rapide. Il remit les exercices d’artillerie en honneur, se fabriqua des hausses, acheta de la poudre, au lieu de peinture, sur « les fonds du détail et sur les économies de légumes verts, » réussit, en un mot, à inspirer à ses canonniers une confiance à laquelle il n’a manqué que l’occasion pour imposer à jamais silence aux sceptiques.

Des sceptiques! il y en eut longtemps; il en existe peut-être encore. Quand on prend l’histoire pour base de son raisonnement, il importe, — la chose est évidente, — que l’histoire ne soit pas défigurée. Pourquoi avions-nous été vaincus? Toute la question était là. « Parce que nous tirions mal, » disaient les uns; « parce que nos gabiers ne valaient rien, » prétendaient les autres. La promptitude avec laquelle les Anglais savaient, dans l’intervalle de deux engagemens, réparer leurs avaries, nous avait, en mainte occasion, ravi la victoire. Les Anglais revenaient à la charge voiles hautes ; ils nous retrouvaient démâtés. Toute une école partait de cet argument. Elle entendait qu’on fît passer le matelotage avant le canon. Notre inscription maritime nous fournissait sans doute quelques fins matelots, les meilleurs matelots du monde, au dire des Américains, qui nous les empruntaient souvent. Seulement, de ces fins matelots formés par la navigation au long cours, nous n’en possédions guère. Nos rivaux pouvaient, avec une satisfaction secrète, dire de cette élite ce que nous disions nous-mêmes, en Espagne et en Portugal, de leur solide infanterie : « Heureusement, il n’y en a pas beaucoup. » Tel est le sérieux motif qui nous fit, durant de longues années d’escadres, attribuer aux exercices de manœuvres un rôle prépondérant. Changer les vergues et les mâts de hune, enverguer et déverguer les voiles, occupait presque exclusivement nos loisirs. L’amiral Lalande ne négligea pas ce point intéressant; il ne lui subordonna pas le reste. Son ambition portait haut : il aspirait ouvertement à disputer aux Anglais, non pas dans la guerre de course, mais dans la grande guerre, dans la guerre d’escadre, une suprématie séculaire. Je doute, en vérité, qu’il y fût parvenu : on n’en doit pas moins lui savoir un gré infini d’avoir ouvert son âme à de telles espérances. Notre marine reçut des fiévreux exercices de 1840 une impulsion dont les heureux effets se font sentir encore.

La guerre de course! L’amiral Lalande l’avait pratiquée, vers la fin de l’empire, sous d’excellens maîtres. Il n’en était pas resté partisan : j’en ai gardé, de ses enseignemens, le dégoût. Maintes fois, dans notre détresse navale, nous y avons eu recours : sous Louis XIV, après la bataille de la Hougue, sous la république, après la funeste journée du 13 prairial et le combat plus désastreux encore de l’île de Groix. Nous prîmes alors des vaisseaux marchands par centaines; nous perdîmes peu à peu nos derniers vaisseaux de guerre. Nous n’arrivâmes pas à ruiner l’Angleterre : nous désarmâmes la France pour des siècles. Du 1er février 1793 à la fin de l’année 1795, nos croiseurs enlevèrent plus de 2,000 navires de commerce aux Anglais. Cette période nous apparaît-elle comme une période prospère? Jamais la misère ne fut plus grande en France, le dénûment plus complet dans nos arsenaux. Les pontons britanniques regorgeaient de prisonniers, et ce fut de notre impuissance cruellement démontrée que jaillit la première idée d’une descente en Irlande ou en Angleterre. A la reprise des hostilités en 1803, nous expédiâmes un vaisseau et quelques frégates dans l’Inde. Le dommage qu’en éprouva la grande compagnie qui s’était assuré le monopole du trafic de l’extrême Orient nous fit un instant illusion. Il suffit aux Anglais de rassembler 23,000 soldats et de les débarquer sur les côtes de l’Ile-de-France pour anéantir en quelques jours cette terrible marine de course à laquelle, sa vitesse l’eût-elle soustraite au désastre, auraient désormais manqué des refuges et une base d’opérations.

Le respect de la propriété privée sur mer, respect qui aujourd’hui, avec les nouveaux moyens de destruction, s’impose, est destiné, je n’en disconviens pas, à profiter aux faibles bien plus encore qu’aux forts : les forts cependant ne pourront pas, en dépit de leurs répugnances, s’y refuser. Tout s’enchaîne. A quoi bon neutraliser les canaux de Suez et de Panama, s’il est permis d’en interdire l’entrée et la sortie aux navires de commerce ? Laissez le champ de bataille à ceux qui font métier de se battre; ne demandez aux autres que de s’interdire, sous peine de se voir traités en pirates, le transport de la contrebande de guerre. Il y aurait, d’ailleurs, un moyen bien plus simple encore de résoudre la question. Je parlais tout à l’heure de la nécessité de neutraliser le canal de Suez, de neutraliser le canal de Panama, de neutraliser sur mer la propriété privée[3] : je voudrais, si la chose était seulement possible, qu’on neutralisât aussi l’Angleterre. Qu’ont à voir les Anglais dans nos luttes de terre ferme? Ils ne possèdent même plus le Hanovre, et ce ne sont pas eux qui défendront la Belgique ou la Hollande.

En 1803, par malheur, l’Angleterre et la France en étaient revenues aux sentimens de la guerre de cent ans. A peine la paix d’Amiens est-elle conclue que le premier consul, inquiet, ombrageux, bondissant sous l’incessante piqûre des pamphlets que vomissent chaque jour les officines anglaises, laisse entrevoir au général Decaen, son représentant, son vice-roi à l’est du cap de Bonne-Espérance, « la grande gloire qui prolonge la mémoire des hommes au-delà des siècles. » Aux dépens de qui le capitaine-général des possessions lointaines, qu’une paix, fruit de l’épuisement universel, vient de nous rendre, pouvait-il acquérir cette gloire que je reconnaîtrai volontiers très enviable? Il est inutile de le demander. Un vaisseau de 74, le Marengo, trois frégates, — la Belle-Poule, l’Atalante, la Sémillante, — deux transports, 1,100 hommes de troupes, partent, au mois de mars 1803, pour les mers de l’Inde, sous les ordres du contre-amiral Linois. Le capitaine Motard commande la Sémillante depuis le mois de juillet 1802. L’enseigne de vaisseau Roussin embarque sur cette frégate le 24 décembre de la même année. L’enseigne de vaisseau Baudin viendra l’y rejoindre au mois de janvier 1807[4].


II.

Entre l’enseigne de vaisseau Baudin et l’enseigne de vaisseau Roussin, il existe une différence capitale. Le premier entra dans la marine avec une éducation achevée, soutenu par les nombreuses et puissantes sympathies que lui léguait son père; le second fut littéralement le fils de ses œuvres. Né à Dijon le 21 avril 1781, fils d’un procureur au parlement de Bourgogne, le jeune Albin-Reine Roussin fut emporté par la tourmente révolutionnaire vers des parages où il semble qu’aucun tourbillon n’aurait jamais dû le jeter. On ne s’étonnerait pas qu’il eût été tambour comme Victor ou Biala ; il fut mousse, et on l’envoya en cette qualité à Dunkerque. Il obtint à ce prix, nous assurent ses biographes, la liberté de son père, arrêté dans un temps où l’on arrêtait tout le monde[5]. Il quitta la maison paternelle à l’âge de douze ans, sans appui, sans argent, sachant tout juste lire et écrire. S’il devint amiral, ministre, ambassadeur, il ne le dut qu’à lui-même, à la force de sa volonté. Mousse à Dunkerque, sur la batterie flottante la République, du 21 décembre 1793 au 10 mai 1794 ; novice sur le convoyeur la Chiffonne, du 20 mai au 14 juillet 1794; matelot-timonier sur la frégate le Tartu du 9 août 1794 au 15 décembre 1796, sur le vaisseau le Trajan, du 16 décembre 1796 au 25 janvier 1797, pendant la triste expédition d’Irlande ; sur le lougre la Fouine, du 3 février 1797 au 15 septembre 1798; en congé, du 16 septembre 1798 au 17 août 1801, le jeune Roussin, dans un concours public ouvert à Dunkerque, conquit de haute lutte, le 29 thermidor an IX — (16 août 1801), — le grade d’aspirant de première classe. Quarante ans plus tard, je l’entendais encore en remercier les leçons gratuites d’un professeur d’hydrographie qui trouvera difficilement son pareil, M. Petit-Genet.

Nous sommes une nation démocratique : notre jeunesse, notre âge mûr se consument à subir des examens. Nous avons pris exemple, non pas sur les Américains, mais sur les Chinois : sans compter le germanisme, qui, peu à peu, nous pénètre. Le mandarinat saisit la nouvelle génération dès l’enfance. De petits mandarins tournent la broche dans les cuisines ou tirent la ficelle quand les vieux mandarins vont chasser les alouettes au miroir. N’est-ce pas une raison de plus pour rendre la science aimable et facile? Ce qu’il y avait de vraiment admirable dans la préparation de la jeunesse sous l’ancienne monarchie, — la tradition s’est perpétuée jusque sous le premier empire ; — C’était, si je puis m’exprimer ainsi, la naïve bonhomie de l’enseignement. Le professorat y respirait l’amour de l’élève. Aussi quels hommes nous ont formés les RolIin, les Bezout, les Monge! A mon entrée à l’école navale, j’ai rencontré un de ces maîtres, tout à la fois profonds, sincères et bénévoles : il eût fait pénétrer les mathématiques dans une cervelle de marbre. Et c’était, en effet, à de dures cervelles, à des cervelles de matelots, que, vieux professeur d’hydrographie, il consacra, durant plus d’un quart de siècle, ses leçons. Nous ne le possédâmes que pendant quelques mois. Le bon père Rochat emporta dans la tombe son secret.

L’aspirant de première classe Roussin fut embarqué du 17 août au 7 décembre 1801 sur le bateau-canonnier n° 11. Ce bateau-canonnier faisait partie de la première division de la flottille de la Manche, réunie sous les ordres du contre-amiral La Touche-Tréville. Du 8 décembre 1801 au 25 février 1802, un autre bateau-canonnier, le n° 12, eut l’honneur d’avoir pour capitaine le futur amiral de France. Le 4 août 1802, c’est sur la corvette la Torche, commandée par le capitaine Déhen, que Roussin embarque sa fortune naissante. Il commande le quart, obtient de nombreux témoignages de satisfaction, et est enfin promu enseigne de vaisseau le 1er avril 1803. Le voilà enfin officier! à vingt-deux ans! ce n’est pas trop tôt. A cet âge-là, dans l’armée, on était général. Mais qui sait si Roussin eût voulu échanger son modeste grade pour des honneurs qui l’auraient éloigné de la mer? Embarqué, peu de temps après sa promotion, sur la Sémillante, le monde entier n’était pas trop grand pour lui. Il allait voir l’Inde ! Tous les touristes de nos jours connaissent l’Inde et la Chine; ce n’est plus la peine, en vérité, d’être marin. Au temps où Roussin vivait, la passion des voyages, l’amour de l’inconnu ne se satisfaisaient pas aussi aisément. Ce fut avec un transport de joie que l’enseigne de vaisseau de la Torche apprit qu’il était appelé à servir sur un bâtiment destiné aux expéditions lointaines et sous les ordres d’un capitaine dont la réputation était déjà faite dans la marine.

Le capitaine Motard n’avait pas eu l’éducation complète et variée du lieutenant Baudin. Je doute qu’il ait jamais appris le latin et le grec. Il était cependant au nombre des jeunes gens notoirement favorisés par le sort. Le ciel lui accorda la singulière faveur de faire son apprentissage sous une tutelle amie. Il lui aplanit les premiers pas. Son père, mort à Honfleur le 24 juillet 1793, capitaine de vaisseau du 1er janvier 1792, fut du nombre de ces « officiers bleus, » parmi lesquels la Convention, après la proscription ou la dispersion du « grand corps, » recruta sa marine. François-Paul-Pierre Motard, fils de Guillaume et d’Anne Fleury, avait été baptisé à Honfleur le 30 juin 1733. Il devint successivement : matelot à 15 livres par mois, le 19 mars 1755; aide-pilote à 30 livres, le 17 mars 1757; premier pilote à 50 livres, le 15 octobre 1758; lieutenant de frégate, le 1er octobre 1780 ; chevalier de Saint-Louis, le 14 juin 1784; sous-lieutenant de vaisseau, le 1er mai 1786; capitaine de vaisseau enfin, sous un autre régime, le 1er janvier 1792. Il avait fait la campagne de Québec sur le vaisseau l’Entreprenant, du 19 mars au 8 octobre 1755. Passé successivement du vaisseau le Sphinx sur le vaisseau le Sceptre, dans l’escadre de M. de Kersaint, et du Sceptre sur le Courageux, il commandait, en 1764, un navire de commerce, la Jeune-Gentille, navire armé de six canons et monté par dix-huit hommes d’équipage. Un chebeck de vingt-huit canons, sorti de Salé, captura la Jeune-Gentille après deux heures et demie de combat. Motard reçut, dans cet engagement, cinq coups de sabre et plusieurs coups de massue. Il demeura trois ans esclave en Barbarie. En l’année 1780, nous le retrouvons capitaine du corsaire le Stanislas. Il soutient sur ce bâtiment, en vue d’Ostende, un combat de trois heures et demie, combat pendant lequel il est encore atteint de trois coups de feu. Ne vous avisez pas d’être corsaire, si vous n’avez pas la vie dure. À cette occasion, le roi envoie à Motard une épée d’honneur. Après une telle marque de l’attention du souverain, le capitaine du Stanislas se trouvait naturellement désigné pour prendre rang parmi les vaillans officiers-auxiliaires dont les services sont inscrits dans nos fastes à côté de ceux d’une brillante et belliqueuse noblesse. En 1781, le lieutenant de frégate Motard commande la chaloupe-canonnière la Martinique, chargée de l’escorte des convois; en 1785, la flûte le Canada; en 1787, un vaisseau-ponton, stationné sur la rade de Cherbourg, le Triton; en 1790, la corvette le Vanneau. En 1791, le flot de la révolution le soulève comme tant d’autres : le ministre lui confie un vaisseau de ligne, le Brillant. C’est plus assurément que son ambition n’a jamais rêvé. Voltaire et les encyclopédistes, les « droits de l’homme » surtout rapportés du Nouveau-Monde, lui ont, avec la banqueroute imminente et les généreuses illusions de la noblesse, frayé le chemin.

Dès le mois d’avril 1786, un autre Motard, — Léonard, — Bernard, fils de François-Paul-Pierre et de Madeleine Faucon de la Couture, — né à Honfleur, le 27 juillet 1771, promet à la marine un serviteur non moins précieux et non moins utile. Les débuts de Léonard seront plus faciles que ceux de son père; nous verrons aussi son nom acquérir plus d’éclat. Léonard entre dans le grand corps par une porte laissée entr’ouverte. Il n’est pas matelot; il ne saurait, vu l’obscurité de sa naissance, aspirer à l’honneur d’être garde-marine : il sera, comme le fut mon père dans l’expédition de d’Entrecasteaux, admis sur les vaisseaux du roi en qualité de volontaire. Ce n’est qu’après sept années de service à la mer, et toujours la révolution aidant, que Léonard-Bernard Motard est nommé, le 1er avril 1793, enseigne de vaisseau aux appointemens de 1,200 francs. Il sert alors sous les ordres de son père François Motard, à bord du vaisseau le Brillant. Il y exerce même les fonctions de « lieutenant en pied. » Le lieutenant en pied était, à cette époque, le commandant en second du bâtiment.

En 1794, le 21 décembre, Bernard Motard, livré à ses propres forces, a obtenu le grade de lieutenant de vaisseau, avec les appointemens de 3.300 francs. Beaux appointemens ! s’ils étaient payés. Du Brillant, Motard est passé sur le vaisseau l’Heureux : il y occupe le poste d’officier de manœuvre. L’Heureux fait partie de l’armée navale de la Méditerranée aux ordres du vice-amiral Martin. Motard assiste et prend une part des plus honorables aux combats du 16 mars 1794 et du 11 juin 1796. On le cite déjà comme un officier instruit. Les officiers instruits, en 1796, étaient plus rares que les officiers braves. Motard est resté imbu des traditions de la grande époque : les amiraux s’empressent de l’attirer dans leur état-major. Sur le Tonnant, il est, en 1796 et en 1797, lieutenant-major de la troisième escadre. Sur l’Orient et sur le Guillaume-Tell, il accompagne Brueys dans sa belle campagne de l’Adriatique. Le 1er mai 1798, la république lui confère le grade de capitaine de frégate. « Lieutenant-adjudant en chef, » en d’autres termes sous-chef d’état-major de l’armée qui va porter Bonaparte en Égypte, Motard dirige à Malte le débarquement des troupes au nord de l’île. Devant Alexandrie, il préside à une opération plus délicate encore. Il jette au milieu des brisans le général en chef et le premier détachement de soldats sur la plage du Marabou. Au combat d’Aboukir, il reçoit deux blessures. C’est une tradition de famille. L’Orient saute : Motard sort de l’explosion vivant.

Recueilli sur un débris enflammé par les Anglais, le lieutenant-adjudant est renvoyé en France sur parole. En 1799, il est échangé : libre, par conséquent, de reprendre du service et de retourner à de nouveaux dangers. Ses aptitudes semblaient le vouer aux fonctions de chef d’état-major. L’amiral Ganteaume réclame son concours. Nous le trouverons aux côtés de cet officier-général à bord du vaisseau l’Indivisible, dans la campagne qui amena la prise du vaisseau anglais le Swiftsure et de la frégate le Success : plus tard, quand viendra la paix d’Amiens, Ganteaume emmènera encore ce fidèle compagnon à Saint-Domingue. « Nous suivions son étoile, » est devenue la devise de Ganteaume depuis le jour où il ramena, sur la frégate le Muiron, Bonaparte d’Égypte. Motard ne suivit pas jusqu’au bout l’étoile de Ganteaume, et sa gloire n’y a rien perdu. Le 15 juillet 1802, il obtenait le commandement de la frégate la Sémillante; le 23 septembre 1803, le grade de capitaine de vaisseau. La grande carrière, celle où l’on travaille pour soi-même, lui était ouverte.


III.

La Sémillante portait le nom de frégate : nous l’appellerions aujourd’hui une corvette. La Bayonnaise eût été assurément de force à lui prêter le côté. Les frégates, au temps des guerres de la république et du premier empire, se divisaient en deux classes : les plus fortes étaient armées de quarante-quatre pièces du calibre de 18; les autres de trente-deux pièces du calibre de 12. La Sémillante appartenait à la seconde classe. Elle était, par bonheur, douée d’une marche tout à fait supérieure. Cet avantage lui permit de parcourir impunément, pendant près de six ans, les mers de l’Inde. Du 24 décembre 1802 au 16 mai 1808, Roussin partagea sa fortune.

Le 6 mars 1803, l’escadre de l’Inde, commandée par le contre-amiral Linois, composée, comme nous l’avons dit, du Marengo, de la Belle-Poule, de l’Atalante, de la Sémillante et de deux transports, quitte la rade de Brest. Sa mission apparente est des plus simples : le premier consul charge le général Decaen, embarqué sur le Marengo de reprendre possession des établissemens que la guerre nous avait ravis et que le traité d’Amiens nous restitue. Un violent coup de vent sépare la frégate la Belle-Poule de l’escadre. Cette excellente marcheuse apparaît la première sur la rade foraine de Pondichéry : elle y mouille le 16 juin 1803, cent deux jours après son départ de Brest.

Les Anglais ne rendent pas facilement ce qu’ils ont pris, — les Gladstone ne se rencontrent pas chez eux tous les jours; — L’horizon politique, du reste, était à l’orage. Le lieutenant du général Decaen, embarqué sur la Belle-Poule, réclamait la remise de la factorerie qu’il venait occuper : on lui opposa des difficultés inattendues. Le 5 juillet arrive de Bombay sur la rade de Cuddalore, rade située à une vingtaine de milles au sud-ouest de Pondichéry, l’escadre anglaise du vice-amiral Rainier. Un vaisseau de 74, le Tremendous deux vaisseaux de 64, le Trident et le Lancaster ; un vaisseau de 50, le Centurion; trois frégates, la Concorde, la Dédaigneuse, le Fox, sont ainsi en mesure de prêter, quand il le faudra, leur appui aux scrupules du commandant anglais de Pondichéry.

Le 11 juillet, au matin, la Belle-Poule est rejointe par le Marengo, par l’Atalante et par la Sémillante. L’escadre anglaise, dès ce moment, se rapproche : elle mouille à mi-chemin, entre Pondichéry et Cuddalore. Le contre-amiral Linois envoie son capitaine de pavillon, le commandant Vrignaud, saluer l’amiral anglais, l’inviter en même temps à déjeuner pour le lendemain. Cette fois, il sera facile de s’entendre : les pouvoirs dont le général Decaen est muni ne sauraient laisser aucun doute.

L’amiral Rainier accepte l’invitation : la corvette le Rattlesnake vient de rallier; elle portera l’amiral devant Pondichéry. Le 13, au point du jour, à la grande surprise des Anglais, on n’aperçoit plus, ni en rade ni au large, un seul navire français. L’amiral Linois et ses vaisseaux ont disparu. L’escadre est partie nuitamment, sans bruit, laissant derrière elle non-seulement ses ancres, mais ses chaloupes mouillées sur leurs grapins. Que s’est-il donc passé? Comment expliquer un acte si peu en harmonie avec la courtoisie habituelle à notre nation? Ce qui s’est passé? Quelque chose assurément de grave. Le 12 au soir, à la tombée de la nuit, à six heures, est arrivé de France le brick le Bélier. Ce brick apporte le message adressé, le 8 mars, à son parlement par le roi d’Angleterre. L’amiral Linois n’en a pas demandé davantage : il a compris sur-le-champ que la guerre était inévitable, imminente, et, sans croire nécessaire de prendre congé de l’amiral Rainier, il fait route à cette heure pour l’Ile-de-France. Qui pourrait blâmer sa prudence? Ce ne sont pas, à coup sûr, ceux qui se souviendront des nombreuses captures faites par l’escadre de l’amiral Cornwallis aux atterrages de Brest, plusieurs jours avant l’ouverture officielle des hostilités[6].

Le 13 juillet au soir, le transport la Côte-d’Or jetait l’ancre à son tour sur la rade de Pondichéry. Le vaisseau le Centurion et la frégate la Concorde vinrent mouiller à portée de ce bâtiment. Le 15, aux premières lueurs de l’aube, la frégate la Belle-Poule détachée par l’amiral Linois à Madras, reparut devant Pondichéry. Une frégate anglaise, la Terpsichore, l’accompagnait. Voyant la rade occupée par une escadre anglaise, n’y retrouvant plus l’escadre de l’amiral Linois, le commandant de la Belle-Poule, le capitaine Bruilhac, conçoit à l’instant des soupçons. Il laisse la Terpsichore prendre son mouillage, échange des signaux avec la Côte-d’Or et fait voiles au large. La Côte-d’Or appareille. La Terpsichore lève immédiatement son ancre. Le transport s’éloignait ; elle lui appuie la chasse, l’atteint le 16, au point du jour, et lui intime l’ordre de rétrograder. Le commandant de la Côte-d’Or ne tient aucun compte de l’injonction. La frégate lui tire quelques coups de canon. Le transport amène ses couleurs et suit, sans plus de résistance, la Terpsichore au mouillage. Le capitaine a suffisamment constaté la violence qui lui est faite. La réparation concerne maintenant un gouvernement qui n’a guère l’habitude de souffrir qu’on manque à son pavillon.

Le vice-amiral Rainier, instruit de l’incident, ne ratifie pas cet acte d’une hostilité qui se démasque trop tôt. Il autorise le transport français à faire route pour l’Ile-de-France ; seulement, pour n’avoir pas à craindre que ce bâtiment, à bord duquel 326 soldats ont pris passage, aille débarquer ses troupes sur quelque point des possessions anglaises, il le fait escorter jusque sous le parallèle de 2 degrés nord par la frégate de sa majesté britannique la Dédaigneuse.

Je m’arrête un instant pour tirer la moralité de cet épisode. Le droit maritime est encore rempli de doutes et d’obscurités. La tradition orale l’emporte souvent sur les commentaires des jurisconsultes. Dans l’état présent des choses, la méfiance est un devoir. Les rades neutres elles-mêmes ne sont pas contre des attaques inopinées une garantie suffisante. Bien en prit aux bâtimens russes, que la guerre de Crimée trouva, en 185, dans les mers de Chine, de n’avoir pas attendu le courrier d’Europe pour vider les lieux. Ce courrier leur aurait apporté tout à la fois des journaux et des coups de canon.

Le message du 8 mars fut suivi du message du 16 mai. Celui-là était catégorique : on le connut à Madras le 3 septembre. Il ne précéda que de dix jours la déclaration de guerre. Vers la fin de septembre, la corvette de vingt canons le Berceau, commandée par le capitaine Halgan, arrive de Brest à l’Ile-de-France. Les bruits inquiétans, déjà parvenus aux oreilles du général Decaen, sont confirmés. Depuis le 16 août, la division de l’amiral Linois était mouillée au Port-Louis, port situé au nord-ouest de l’île. Le Port-Louis a subi de fréquens changemens de nom. Nous lui conservons son nom historique. Si nous l’appelions le port Napoléon, il nous faudrait aussi appeler l’ile Bourbon l’île de la Réunion, et l’Ile de France l’île Maurice : nous ne nous en sentons pas le courage. Quand donc nous déferons-nous de ces puérilités indignes d’une grande nation ? Le second empire nous a, sous ce rapport, donné une leçon excellente: il s’est noblement abstenu de faire la guerre aux étiquettes.

Les destinées de la France et de la république batave étaient, en 1803, si étroitement unies que la sécurité des Indes néerlandaises nous intéressait presque autant que celle de nos propres colonies. Gardée à l’Ile-de-France, l’escadre de l’amiral Linois l’aurait bientôt affamée : il était urgent d’envoyer cette puissante force navale chercher fortune au dehors. Le général Decaen voulut, avant tout, l’employer à renforcer la garnison insuffisante de Batavia. Le octobre 1803, le Marengo, la Belle-Poule, la Sémillante, le Berceau, firent route vers le détroit de la Sonde. Le commerce anglais ne soupçonnait pas encore le danger qu’il courait; les plus riches cargaisons traversaient les mers de l’Inde sans escorte. La campagne de Linois commençait sous les plus heureux auspices ; plusieurs navires marchands furent capturés dès le premier jour. La Comtesse-de-Sutherland, entre autres, vaisseau de 1,400 tonneaux, était une prise à ne pas échanger contre un galion.

Les Anglais possédaient alors à Bencoulen, sur la côte occidentale de l’île de Sumatra, un comptoir où le trafic du poivre leur procurait d’immenses profits. La brusque apparition de l’escadre française à l’entrée de la baie surprit une foule de navires marchands et de chalands à l’ancre. Quelques-uns se réfugièrent dans une baie voisine ; la Sémillante les y suivit et expédia ses embarcations à terre sous les ordres de l’enseigne de vaisseau Roussin. La destruction devint ainsi complète. Huit gros navires, trois magasins remplis d’épices, de riz, d’opium, furent incendiés; un trois-mâts et deux bricks richement chargés reçurent un équipage de prise et allèrent rejoindre la Comtesse-de-Sutherland à l’Ile-de-France. Le dommage causé à l’ennemi en cette occasion est évalué, par les documens les plus sérieux, à 12 ou 15 millions de francs. La rade de Bencoulen était défendue par une batterie : le feu de cet ouvrage n’arrêta pas un instant la division française ; la Sémillante seule eut deux hommes tués par un boulet.

Après un début de si bon augure, on pouvait tout espérer d’une croisière qui devançait très probablement les nouvelles d’Europe. Le moment où la flotte de Chine allait quitter Canton approchait. Quel désastre pour la cité de Londres si cet opulent convoi venait à tomber en nos mains ! La perte d’une bataille aurait fait fléchir moins sûrement les fonds publics. Le 10 décembre 1803, l’amiral Linois mouillait sur la rade de Batavia. Il y débarque ses troupes, s’approvisionne de six mois de vivres, et, accompagné d’un brick de guerre hollandais, l’Aventurier, franchit le détroit de Gaspar. Posté à l’entrée du détroit de Singapour, il y attendra le passage de la flotte partie de Canton. Les allures des flottes de la compagnie des Indes, commandées par le régime des moussons, étaient si régulières, si bien connues à Batavia, que l’amiral Linois ne pouvait mettre en doute le succès de son embuscade. Le 31 janvier 1804, en effet, le Commodore Nathaniel Dance, officier de la compagnie, appareillait de Canton pour l’Europe avec seize vaisseaux jaugeant en moyenne de 1,300 à 1,500 tonneaux, navires à deux batteries présentant à distance toute l’apparence de vaisseaux de guerre. La batterie haute, la seule qui fût armée, portait de 20 à 26 canons du calibre de 18, et 10 caronades du même calibre; l’équipage le plus faible comptait au moins 140 hommes, lascars et Chinois, il est vrai. compris. N’y avait-il pas là une force suffisante pour tenir en respect tous les corsaires du monde, si l’on en devait rencontrer, par hasard, sur la route?

Le Commodore Dance en jugea ainsi. Se fiant au courage et à l’expérience de ses capitaines, vieux praticiens des parages qu’il allait traverser, il ne réclama de la marine de guerre, prête à lui offrir ses services, nulle escorte. Onze country-ships, un trois-mâts de Botany-Bay, un autre trois-mâts sous le pavillon du Portugal, complétaient cette masse imposante de vingt-neuf voiles. Un brick de guerre, appartenant à la compagnie, éclairait la route. Le 14 février 1804, à huit heures du matin, le rocher de Pulo-Aor restant à l’ouest-sud-ouest, un des vaisseaux de la compagnie signala quatre voiles dans le sud-ouest. Ces quatre voiles étaient le Marengo, la Belle-Poule, la Sémillante et le Berceau. Depuis trois semaines, l’amiral Linois se tenait aux aguets dans ces parages, tantôt croisant sous voiles, tantôt mouillé à la hauteur de Pulo-Aor. La brise était faible, le temps brumeux : les vigies du Marengo aperçurent les premières la flotte anglaise. Le Marengo était alors à l’ancre : il appareilla sur-le-champ.

Bientôt on peut compter les navires ennemis. L’amiral ne s’attendait pas à les trouver si nombreux. Les bâtimens neutres qu’il a visités annonçaient tous le rassemblement à Canton de vingt-quatre navires de la compagnie. Comment s’expliquer qu’on en rencontre trente? La flotte marchande se serait-elle, au dernier moment, rangée sous la protection d’une escadre? Les Anglais, à cette époque, avaient des escadres partout. La distance qui sépare les deux groupes courant l’un vers l’autre diminue à vue d’œil : le temps ne s’éclaircit pas. Le brouillard, on le sait, a le don de grossir les objets, de les défigurer. Il faut longtemps frotter les verres de ses lunettes pour distinguer, dans ces conditions, un vaisseau de la compagnie d’un vaisseau de guerre. Si le commodore Dance eût manqué de sang-froid, si, à l’aspect de cette force inattendue, il se fût troublé, s’il avait dispersé ses vaisseaux, pris chasse, dans l’espoir de sauver les meilleurs marcheurs, il était perdu. Sa bonne contenance le sauva. Dance prit au sérieux la flotte de « la vieille lady; » il la rangea d’abord sur une seule ligne de file, comme une armée navale qui se met en bataille; puis en détacha quatre vaisseaux avec le brick le Gange, prescrivant à cette division de se porter résolument au-devant de l’escadre française. Quant à lui, suivi du gros de ses forces, il continua sa route, — non pas en homme qui fuit, mais en homme qui attend, — sous une voiture modérée.

A la tombée de la nuit, l’amiral Linois se trouvait presque à portée de canon des derniers vaisseaux du commodore Dance. Des impétueux auraient attaqué sur-le-champ, mais Dance pouvait se replier sur son arrière-garde, prendre ainsi dans l’obscurité l’escadre française entre deux feux. Il fallait, avant tout, savoir à qui on avait affaire. Linois jugea plus sage d’attendre le jour. N’oublions pas que nous sommes ici en présence d’un des plus vaillans officiers de l’armée française, d’un chef qui vient d’immortaliser son nom par le magnifique combat d’Algésiras. Avant de blâmer sa circonspection, demandons-nous d’abord si nous avons ses services. Tout paraît clair, facile, n’exigeant qu’un peu de décision, quand les événemens sont tombés dans le domaine de l’histoire, quand on s’isole surtout de ce sentiment, aussi lourd que la pierre de Sisyphe, « la responsabilité. »

L’escadre française a pris le plus près et se tient au vent, à très petite distance de la queue de la flotte anglaise. Dance met en panne et conserve ses bâtimens en ligne, les feux allumés, les hommes couchés aux postes de combat. L’attitude n’est pas encourageante pour Linois ; l’amiral français profite de la nuit pour conférer avec ses capitaines. Dance expédie l’ordre aux country-ships de forcer de voiles et d’aller se placer par le bossoir sous le vent des vaisseaux de la compagnie. Le 15 février, au lever d’un soleil encore pâle et voilé, les deux escadres se retrouvent en panne. Toutes deux arborent presque simultanément leurs couleurs.

On sait que la flotte anglaise est restée partagée, comme au temps du duc d’York et du prince Rupert, en trois escadres. L’escadre blanche prend poste à l’avant-garde ; l’escadre rouge compose le corps de bataille; l’escadre bleue forme l’arrière-garde. Chacune a son pavillon qui la distingue des deux autres. Elle le porte dans toutes les mers et dans toutes les missions. Ce pavillon, en effet, n’est pas affecté au bâtiment même ; c’est le pavillon de l’officier-général qui commande. L’ancienneté, cette grande loi de la marine anglaise, fait successivement passer les officiers-généraux de l’escadre bleue à l’escadre blanche, de l’escadre blanche à l’escadre rouge. Le pavillon à queue rouge demeure le pavillon national par excellence ; la marine marchande n’en connaît point d’autre.

« Quand la peau du lion est trop courte, il y faut coudre un lopin de celle du renard. » Admirons ici la féconde astuce du Commodore Dance. Si tous ses vaisseaux arborent le même pavillon, on ne supposera pas que la flotte de la compagnie navigue sous la protection d’une escadre de guerre. Il n’y a pas d’amiraux de l’escadre rouge dans les mers de l’Inde. Trois des plus gros vaisseaux, par ordre du commodore, ont hissé le pavillon à queue bleue ; le reste s’est couvert, comme doit le faire une honnête flotte marchande, de pavillons rouges. N’est-il pas naturel d’en conclure que le convoi de Chine a réclamé, avant de quitter Canton, la protection de trois vaisseaux de guerre? « J’ai cru reconnaître, déclarait le lendemain le capitaine Motard, interrogé par l’amiral Linois, que, parmi les vaisseaux anglais, quatre étaient armés de leurs deux batteries et portaient soixante canons; qu’ils avaient des équipages assez nombreux et que tous avaient leurs batteries hautes. » O imagination, quels tours tu nous joues!

L’erreur du capitaine de la Sémillante fut, j’ai lieu de le croire, l’erreur de l’armée entière. L’amiral Linois, en tout cas, ne mit pas un instant en doute qu’il n’eût devant lui : une flotte marchande de force à se défendre au besoin par elle-même et une division d’escorte en mesure de prendre, si les circonstances s’y prêtaient, l’offensive. Dans ces conditions périlleuses, il n’en résolut pas moins d’engager le combat. La marche supérieure de son escadre lui donnait la confiance de pouvoir, au cas où il serait serré de trop près, se soustraire à temps aux manœuvres par lesquelles l’ennemi tenterait de l’envelopper. A sept heures du matin, la flotte anglaise restait sous le vent de notre escadre, à une lieue et demie environ. Le vent était encore très faible de la partie du nord-nord-ouest, la mer belle. L’intention de l’amiral Linois était de n’attaquer qu’avec une brise décidée. A sept heures quarante minutes, le vent fraîchit un peu : le Marengo laisse arriver sur la flotte du commodore Dance ; il est suivi par la Sémillante et par la Belle-Poule, le Berceau et l’Aventurier se tiennent au vent à petite distance.

Midi sonne. C’est l’heure habituelle des combats: les vaisseaux de queue de la ligne ennemie seront bientôt à portée de canon. Six vaisseaux du centre, portant cacatois et bonnettes de perroquet, accourent à l’aide de l’arrière-garde menacée. Le commodore Dance leur a fait signal de virer vent devant par la contre-marche, d’arriver ensuite successivement en ligne de file et d’ouvrir le feu, dès qu’ils se trouveront par le travers d’un bâtiment français. Nulle gaucherie, nulle hésitation ne se trahissent dans l’exécution de cette manœuvre. Des vaisseaux de guerre ne montreraient pas plus d’aplomb. « L’ennemi, observe le capitaine Motard, paraît vouloir nous mettre entre deux feux. » Telle est dans la division française l’impression générale.

Pour répondre à l’évolution prescrite par le commodore Dance, Linois, à midi quinze minutes, laisse arriver et prend les amures à bâbord. Il se trouve alors sous les mêmes amures que le Royal-George, le Gange, l’Earl-Camden monté par le commodore, le Warley et l’Alfred. Les deux divisions courent parallèlement et courent toutes deux grand largue. « En ce moment, écrit le commandant Motard, le Marengo a commencé l’attaque. Dix-sept vaisseaux avaient viré sur nous; six nous combattaient à grande distance. A une heure, le Marengo est venu sur bâbord en augmentant de voiles et nous a fait signal d’imiter sa manœuvre. Le combat a cessé. A trois heures et quart seulement, l’ennemi a reviré de bord vent devant et est allé rejoindre la portion de l’escadre qu’il avait laissé continuer sa route. Je n’ai eu dans cet engagement que deux chaînes de hauban cassées et plusieurs manœuvres courantes coupées. » Suivant l’historien anglais, la canonnade dura en tout quarante-trois minutes. Le Royal-George, vaisseau de tête, fut engagé pendant quarante minutes environ et tira de huit à neuf bordées, — « feu nourri, » remarque le capitaine Motard. Le Gange en tira sept ou huit, l’Earl-Camden cinq. Le Warley et l’Alfred n’échangèrent de boulets avec nos frégates que durant quinze minutes à peine. Le Royal-George eut un homme tué et un blessé.

Une magnifique proie nous échappait. « Monsieur Decrès, écrivait l’empereur au ministre de la marine, le 15 septembre 1804, je vous ai exprimé tout ce que je ressentais de la conduite de l’amiral Linois. Il a rendu le pavillon français la risée de l’univers. Le mépris contre lui en Angleterre est au dernier point de la part des officiers de la marine. Je voudrais pour beaucoup que ce malheureux événement ne fut pas arrivé. Je préférerais avoir perdu trois vaisseaux. » C’est là une opinion de soldat; ce n’est pas le jugement pondéré d’un empereur. Il n’a manqué qu’une chose au vainqueur d’Austerlitz : le sentiment exact des difficultés maritimes. Ses explosions de colère l’ont presque toujours rendu injuste et ont nui au bien de son service, tout autant au moins que la prétendue mollesse de ses amiraux. Après avoir combiné cette merveilleuse campagne des Antilles, si bien marquée au coin de son génie; après avoir égaré, dévoyé, par un miracle de tactique, toutes les flottes anglaises, il n’aboutira qu’à une épouvantable catastrophe. Pourquoi? Parce qu’il n’aura jamais voulu admettre ce principe, si aisément compris cependant de tous les marins : « Rien n’affaiblit plus une flotte que des vaisseaux mal organisés qui font nombre. »

Consulté par Decrès sur l’affaire de Pulo-Aor, Ganteaume se montrera sévère. L’amiral Linois s’applaudissait « d’avoir pu éviter les suites d’un engagement inégal. » Ganteaume réplique : « Parmi les vaisseaux de la compagnie, il pouvait bien y en avoir à deux batteries: si Linois se fût approché à portée de pistolet, pas un n’eût résisté à une volée de son vaisseau. » Arrêt bien rigoureux, venant d’un camarade ! N’était-ce pas sous les ordres de Ganteaume en personne que Linois, en 1801, avait pu apprendre à se dérober aux atteintes d’un ennemi supérieur « en manœuvrant, suivant l’appréciation d’un éminent officier de l’armée de terre, du général Mathieu Dumas, avec autant d’activité que de prévoyance? » En somme, il y eut en France, autour du combat de Pulo-Aor, plus de bruit que la chose n’en méritait. Les clameurs de triomphe des Anglais nous étourdirent, et l’opinion, qu’on me passe l’expression, joua dans cette affaire le rôle de dupe. Ce fut elle qui mit sur le pavois le Commodore Dance. Le combat de Pulo-Aor, tout bien considéré, pourrait s’appeler « la bataille de Prévésa du vainqueur d’Algésiras[7].» Bien peu d’hommes de guerre ont été à l’abri de semblables fautes : seuls peut-être un Nelson, un Suffren, un Duperré, un Bouvet, auraient évité ce mécompte. Et encore! en est-on bien sûr?

Ce qui doit rester de l’engagement malencontreux du 15 février 1804, — premier combat de la Sémillante, — c’est une gloire justement acquise, universellement proclamée, pour le commandant de la flotte des Indes. Le commodore Dance sut allier la fermeté, la décision, à un légitime souci des richesses dont il avait la garde. Il reprit sa route pour le détroit, aussitôt qu’il eut écarté de son chemin, par l’énergie de son attitude, la division de l’amiral Linois. Ce jour-là, les marins Anglais firent leur devoir, rien de plus que leur devoir. Ils ne voulurent pas compromettre dans une poursuite imprudente un succès inespéré. Le commodore Dance, à son arrivée en Angleterre, fut créé chevalier. La Société d’assurances de Bombay lui fit un don royal de 5,000 livres sterling. Nation de « boutiquiers, » si l’on veut, mais du moins nation juste et reconnaissante. Je n’apprécie pas chez un peuple la hauteur d’âme qui laisse les héros mourir de faim.

Il est rare qu’on se relève sur-le-champ d’un mécompte aussi grave que celui qui venait de ternir la haute réputation de l’amiral Linois. La campagne, si heureusement ouverte à Bencoulen, ne fit plus que traîner languissante. Rallié à Batavia par la frégate l’Atalante, Linois s’achemina tout droit vers l’Ile-de-France. Ses frégates ramassèrent encore sur la route quelques prises de valeur, sans lui ménager cependant un retour triomphal : l’île qui l’avait vu partir avec tant d’espoir attendait mieux de son audace. Le général Decaen, entre autres, ne sut pas dissimuler son désappointement. Pas plus que le premier consul, le général n’était en mesure d’apprécier avec équité les phases si complexes de l’incident qui le déconcertait: ses rapports avec l’amiral Linois en demeurèrent sérieusement altérés.


IV.

Le 2 avril 1804, la division avait jeté l’ancre au Port-Louis. Le 20 juin, elle reprenait la mer pour une nouvelle croisière. L’Atalante, cette fois, remplaçait la Belle-Poule. La baie de Saint-Augustin, dans l’île de Madagascar, offrait de précieuses ressources pour des ravitaillemens indispensables : privés de vivres frais, les équipages n’auraient pas tardé à être atteins du scorbut. Linois, sur le Marengo, accompagné de l’Atalante et de la Sémillante, laisse s’écouler les derniers mois de la mousson du sud-ouest, se portant, du sud de Madagascar au nord du canal de Mozambique, du canal vers l’île de Ceylan. Dans ces divers parages, il fait d’importantes captures. Vers la fin du mois d’août, il donne hardiment dans le golfe du Bengale, passe devant Madras à vingt lieues environ de distance, visite la rade de Mazulipatnam, la rade de Coringo, remonte la côte de Golconde et arrive enfin le 18 septembre, à dix heures du matin, en vue de Vizigapatnam.

Les Anglais n’attendaient pas les Français ou, du moins, ils ne les attendaient pas sitôt. Un vaisseau de 50 canons, le Centurion, vaisseau du dernier rang, legs de la vieille marine, portant dans sa première batterie 22 canons du calibre de 24, dans la seconde 26 caronades de 32, était mouillé sur rade. Un navire de la compagnie, la Princesse-Charlotte, un autre navire marchand de moindre valeur, le Barnabé, achevaient d’embarquer leur chargement, sous la protection du vaisseau de sa majesté britannique. La Princesse-Charlotte était un navire de 610 tonneaux, armé de 24 canons longs de 12, monté par 71 hommes d’équipage. Le Barnabé n’avait ni le même armement ni la même importance : son jaugeage ne dépassait pas 400 tonneaux.

La sécurité était si complète que le commandant du Centurion, le capitaine James Lind, appelé à remplacer le capitaine John Sprat Rainier, dangereusement malade, se trouvait en ce moment à terre. La division de l’amiral Linois s’est approchée sous les couleurs anglaises : quand elle arrive à portée de canon, elle arbore le pavillon français. Le commandant du Centurion, le lieutenant James-Robert Phillips, investi de toute la responsabilité du commandement par l’absence inopportune de son chef, fait couper le câble, — les câbles-chaînes étaient encore un luxe assez rare, — et borde ses huniers. Dans son mouvement d’abattée vers la terre, le Centurion présente le travers à l’Atalante, — cette frégate marchait en tête, — et lui envoie sa volée à moins de 200 mètres. L’Atalante riposte; la Sémillante rallie et prend part à l’action. Pour la seconde fois, son équipage voit le feu. Le Marengo, plus lourd, est resté une demi-lieue environ en arrière. Les deux frégates serrent le vent, virent de bord et se portent à la rencontre de leur amiral. Pendant ce temps, le Barnabé allait s’échouer sur des récifs qui devaient en avoir bientôt raison; le Centurion continuait sa route vers la terre; la Princesse-Charlotte attendait, impassible, l’issue d’un combat dont il n’était que trop évident qu’elle deviendrait le prix.

Désespéré à la vue d’un engagement qui va décider du sort de ses vaisseaux sans qu’il intervienne, le capitaine Lind s’est jeté dans une légère embarcation du pays ; il parvient, au risque de sombrer vingt fois dans les brisans. à franchir la barre. Il la franchit avant que le Centurion ait été absorbé par la vague, qui déploie en grondant ses blancs rouleaux sur la plage. Dès qu’il a repris le commandement. il donne l’ordre de mouiller : l’ancre tombe par six brasses de fond, à un mille et demi au nord-est de la ville. Pour aller chercher le vaisseau anglais dans cette position, pour le prolonger vergue à vergue, il eût fallu ne pas être arrêté par la crainte d’un échouage. Le tirant d’eau d’un vaisseau de 74 devient inquiétant, quand la sonde ne rapporte plus que six ou sept brasses, quand on voit surtout le fond monter rapidement. Les grands tirans d’eau sont les pires ennemis de l’audace. Que sera-ce quand il faudra mettre au jeu des vaisseaux d’une valeur de 20 millions de francs ! L’amiral prit le parti de mouiller par le travers du vaisseau anglais. Il le combattit embossé pendant environ un quart d’heure, mais à grande portée de canon, à la distance de neuf ou dix encablures. Son gréement délabré prouvait cependant que le tir de l’ennemi n’était pas tout à fait inefficace. Qu’un mât tombât, le Marengo demeurait exposé aux attaques de toute une division anglaise, car les divisions, quand la côte en est semée, accourent facilement au bruit d’une artillerie qui éveille des échos à dix et quinze lieues de distance. Linois jugea prudent d’opérer sa retraite, pendant que la retraite demeurait encore praticable. Il fit amariner la Princesse-Charlotte. donna l’ordre de filer le câble par le bout, hissa son foc et, suivi des deux frégates qui avaient combattu sous voiles, tira au large. L’Atalante comptait douze hommes hors de combat : le Marengo trois.

La Princesse-Charlotte n’était pas, après tout, un trophée à dédaigner. Sans doute il eût mieux valu prendre ou détruire un vaisseau de guerre ; mais ce n’eût plus alors été la guerre de course, c’eût été la guerre qu’on jugeait interdite à nos forces navales toujours insuffisantes. La guerre de course consiste avant tout à faire du butin. Du reste, au moment où le Marengo appareillait, un boulet venait de couper le câble du vaisseau anglais ; la houle emportait rapidement le Centurion vers la côte : il semblait qu’il dût, en quelques minutes, rencontrer la ligne des brisans ; l’amiral Linois avait, jusqu’à un certain point, le droit de le considérer comme un vaisseau perdu. On peut être un très grand homme de guerre sans être un casse-cou. Toute la carrière de l’amiral Linois dénote un sentiment très vif de la responsabilité, en même temps qu’une ténacité indomptable, quand les événemens l’ont, malgré lui, acculé à la défensive. L’escadre de l’amiral Warren apprendra, dans la nuit du 3 au 4 mars 1806, à ses dépens, ce qu’il faut de boulets pour réduire un tel homme.

Rentré à l’Ile-de-France le 31 octobre 1804, Linois reprenait la mer le 22 mai 1805, avec le Marengo et la Belle-Poule. La période des désastres allait succéder à la période des captures, — inévitable issue de nos campagnes de course. — Comment eût-il pu en être autrement? Tous nos ports se trouvaient bloqués ; même avant Trafalgar, les vaisseaux anglais couvraient les mers. A quelles chasses acharnées nos frégates ne durent-elles pas s’attendre, une fois nos grandes flottes anéanties? Ce serait bien pis aujourd’hui : nos dépôts de charbon ne tarderaient pas à être enlevés, et nous irions en vain quêter de port neutre en port neutre un combustible qui nous serait partout refusé. Si jamais nous voulions faire la guerre au commerce anglais, c’est à sa rentrée dans la Manche qu’il faudrait l’attendre. Là, par exemple, nous serions terriblement redoutables, à une condition cependant : les Anglais connaissent nos côtes ; nous en ignorons les détours. Il n’est pas, je l’espère, trop tard pour aviser, à moins qu’on ne considère ce détail comme au-dessous des préoccupations d’une marine savante. J’ai eu quelque part, — je ne crains pas de m’en féliciter, — à l’organisation des institutions de pilotage. On ne m’accusera donc pas de dédaigner le secours des pilotes. Je prétends seulement que, si le capitaine n’est pas un peu pilote lui-même, la confiance lui fera défaut, et sans confiance, pas d’audace. Telle fut jadis l’opinion des grands marins dont je ne cesserai, malgré les progrès accomplis, d’invoquer avec une foi absolue le témoignage.

Déjà, en 1805, tout se gâtait dans l’Inde. La frégate la Psyché, commandée par un capitaine que les Anglais, qui le connaissaient bien, réputaient justement un brave entre les plus braves, par le capitaine Bergeret, en un mot, la Psyché venait de succomber dans un combat livré au San-Fiorenzo. Elle obtenait, il est vrai, une capitulation sans exemple dans les annales de la guerre maritime. Ce n’en était pas moins une frégate à rayer de nos forces navales. Le 2 novembre, l’Atalante se perdait au cap de Bonne-Espérance, jetée à la côte par un raz de marée sur la rade ouverte de Table-Bay. Le Marengo et la Belle-Poule, sortis sains et saufs de la tempête, poursuivaient lentement leur route vers la France. Ils visitaient la côte d’Angola, cherchaient fortune dans les eaux de Sainte-Hélène, gagnaient enfin, à court d’eau, épuisés de vivres, encombrés de malades, l’archipel des Canaries. C’était là que le sort avait marqué la fin de la longue et laborieuse campagne que nous venons de raconter. Cinq vaisseaux et deux frégates assaillirent à la fois le Marengo et la Belle-Poule. La résistance fut digne de l’heureux adversaire de l’amiral Saumarez, de celui qui, mouillé, le 5 juillet 1801, sous la protection des batteries d’Algésiras, — on sait le cas qu’il faut faire de cette protection, — repoussait, avec trois vaisseaux, l’attaque de six vaisseaux anglais et en forçait un, l’Hannibal, à baisser pavillon.

Serré de près par un vaisseau à trois-ponts, le Marengo, dans la nouvelle journée qui va terminer sa carrière, a déjà perdu 200 hommes ; l’amiral, le commandant Vrignaud, sont grièvement blessés : le feu continue encore. Il est pourtant des bornes à la défense : avec moins d’opiniâtreté que Linois, les plus vaillans Anglais nous l’ont, en mainte occasion et sans rougir, fait voir. Le Marengo et la Belle-Poule sont enfin obligés de céder au nombre. L’empereur pensa-t-il encore, quand cette triste nouvelle lui parvint, que Linois était fait pour exciter le mépris des Anglais? Rendons-lui cette justice : la perte du Marengo, sa défense héroïque, eurent le don de réconcilier le vainqueur d’Austerlitz avec le mécompte de Pulo-Aor. Linois, malheureux, rentra en possession de toute son estime. Et l’estime de l’empereur, c’était presque la gloire ! Quant aux Anglais, ils appréciaient si bien la valeur de leur capture, qu’ils gardèrent l’amiral Linois prisonnier pendant huit ans. Linois ne revit la France qu’en 1814.

Ainsi tous ces bâtimens qui, depuis deux ans, répandaient la terreur dans les mers de l’Inde, disparaissaient peu à peu, s’évanouissaient, comme autant de fantômes, l’un après l’autre, ne laissant derrière eux, pour soutenir l’honneur du pavillon, que la petite frégate du capitaine Motard.


V.

A quelle circonstance heureuse la Sémillante dut-elle d’échapper à la ruine commune? Une mission inattendue la sépara de la division dont elle faisait partie et dont elle eût vraisemblablement, sans ce hasard propice, partagé la destinée. L’amiral Linois ne quitta l’Ile-de-France que le 22 mai 1805. Dès le 8 mars, le capitaine Motard était parti pour Manille.

Les nouvelles d’Europe n’arrivaient pas alors dans les mers de l’Inde avec la régularité à laquelle nos paquebots à vapeur nous ont habitués aujourd’hui. Les Anglais se trouvaient presque toujours les premiers informés. La voie de Bassorah et celle de la Mer-Rouge leur étaient ouvertes : ils y avaient échelonné leurs courriers. En de rares occasions, cependant, la traversée rapide de quelque bâtiment neutre ou d’un navire chargé de dépêches nous mit sur nos gardes, avant que les Anglais pussent avoir connaissance des incidens qui modifiaient la situation politique. A la fin du mois de février 1805 mouille en rade de Port-Louis un trois-mâts danois, l’Ahester-Maria. Le capitaine et le subrécargue de ce bâtiment affirment avoir lu dans les gazettes allemandes de la fin d’octobre « qu’à la hauteur de Gibraltar, quatre frégates anglaises ont attaqué quatre frégates espagnoles venant du Pérou. Après un combat très chaud d’une demi-heure, une des frégates espagnoles a sauté; les trois autres se sont rendues aux Anglais. » Quel motif a pu inspirer cette agression? On n’en cite point d’autre que le désir de s’emparer d’un chargement de piastres évalué à 19 millions de francs. Le gouvernement anglais ne désavoue pas ses capitaines : il les approuve et les justifie. C’est inévitablement la guerre à bref délai.

Jetées au bout du monde commercial, tenues, par le plus jaloux des monopoles, en dehors de toute communication avec la navigation étrangère, les Philippines se trouvaient évidemment exposées à n’être pas prévenues en temps opportun de la rupture des relations entre l’Angleterre et l’Espagne : l’amiral Linois, d’accord avec le général Decaen, reconnaît l’urgence d’expédier au capitaine-général des Philippines, don Mariano Fernandez de Fulgueras, l’avis de cet incident gros d’orages, qui met en péril la sécurité de la colonie. La Sémillante est désignée pour porter à Manille l’importante nouvelle. Ce n’est pas un voyage de quelques centaines de lieues qu’on lui réserve : le trajet d’aller et retour se comptera par des milliers de milles.

L’amiral Decrès s’est chargé de condenser, dans un résumé destiné à passer sous les yeux de l’empereur, les détails d’une campagne qui ressemble, sous plus d’un rapport, à une campagne de découverte. La Sémillante, en effet, a tout avantage à éviter autant que possible les sentiers battus : elle aurait trop de chances d’y rencontrer les croisières anglaises. « Je me persuade, écrit le ministre de la marine à l’empereur, que Votre Majesté n’apprendra pas sans quelque intérêt que la frégate française la Sémillante, commandée par le capitaine de vaisseau Motard, officier de la Légion d’honneur, a résisté à tous les mauvais temps, à toutes les contrariétés que l’on peut éprouver dans l’intermédiaire de deux moussons ; qu’elle a soutenu, dans la position la plus désavantageuse, le combat qui lui a été livré par deux vaisseaux anglais et qu’elle en est sortie avec honneur; qu’elle a traversé ensuite avec succès des mers remplies d’écueils et encore peu connues, et qu’elle y a fait des observations assez exactes pour fixer la position de plusieurs points, ce qui est de la plus grande importance pour la sûreté de la navigation. » L’année 1806 ne fut pas pour l’empereur des Français une année de loisir : Napoléon le Grand accorda-t-il aux explorations de la Sémillante l’attention que le malheureux Louis XVI, si épris des études géographiques, ne leur eût certainement pas refusée? Je ne saurais édifier le lecteur sur ce point. En revanche, je puis lui affirmer que la campagne de la Sémillante a été appréciée à sa juste valeur par les écrivains anglais. J’aurais bien quelque droit de l’appréciera mon tour, car je l’ai, en quelque sorte, recommencée sur la Bayonnaise. Les cartes dont je disposais ne valaient guère mieux que celles dont se servait le capitaine Motard. Comme lui, la plupart du temps, je marchais à tâtons, plus empêché encore, s’il est possible, puisque je n’avais pas le pilote dont le capitaine de la Sémillante s’assura les services à Manille[8].

La Sémillante, nous l’avons déjà dit, appareilla de l’Ile-de-France le 8 mars 1805. Après avoir atteint le parallèle de 3 et 4 degrés sud, le commandant Motard se maintint constamment sur ce parallèle jusqu’au méridien de 86 degrés à l’orient de Paris. C’était la route depuis longtemps indiquée, en cette saison, par un des plus savans officiers que compta la marine de Louis XVI, le chevalier Grenier. « Dans cette traversée, qui a été d’un mois entier, le commandant Moturd, fait remarquer l’amiral Decrès, a éprouvé des temps très orageux et des pluies continuelles. Il n’a vu aucune terre ni aucun bâtiment. » Quand on veut naviguer à l’encontre de l’alise, on n’a le choix qu’entre deux moyens : il faut sortir de la zone comprise entre les deux tropiques ou cheminer lentement en plein « pot au noir. »

Jusqu’au 9 avril, les vents ne cessèrent de varier du sud-est au sud et du sud au sud-ouest. Le 9 avril, ils se fixèrent à l’ouest. La pluie tombe toujours ; la mer peu à peu devient grosse : quelque cyclone rôde, à coup sûr, dans les environs. Le 10, le bâtiment est démâté de son petit mât de hune ; la chute rompt les traversins de la hune de misaine. En quarante heures, la double avarie est réparée. Le 17, on a connaissance de l’île Engaño, au large de Sumatra. Le 18, la frégate donne dans le détroit de la Sonde, communique en passant avec le village d’Anjer et continue sa route vers le détroit de Gaspar. Le 21 avril, à sept heures du soir, Motard laisse tomber l’ancre à l’entrée de ce passage, appareille dès le lendemain, prend successivement connaissance de Pulo-Aor, de Pulo-Condor, et le 14 mai de Pulo-Sapata. La mousson du sud-ouest n’était pas encore franchement déclarée : de Pulo-Sapata jusqu’à Manille, les vents furent presque toujours contraires, le temps orageux, les grains très forts et accompagnés de torrens de pluie. On aperçut enfin la côte de Luçon le 29 mai. Le 30, la Sémillante mouillait sur la rade de Manille.

Après cinquante-deux jours de relâche, le 21 juillet 1805, le commandant Motard dut enfin songer à reprendre la route de l’Ile-de-France. C’est ici que la Bayonnaise, quarante-trois ans plus tard, retrouvera ses traces. La mousson était contraire pour redescendre la mer de Chine. Motard cédera-t-il aux instances du capitaine-général des Philippines? Ira-t-il chercher au Mexique les fonds dont la colonie, désertée depuis deux ans par les galions d’Acapulco, éprouve un urgent besoin? Motard se refuse à contracter sur ce point un engagement formel : il prendra conseil des vents, des courans, des circonstances. Un pilote espagnol le conduit à travers un labyrinthe d’îles, bien mal connues encore, jusqu’à l’entrée du détroit de San-Bernardino. Le 28 juillet. Motard essaie de franchir ce détroit. Après deux ou trois tentatives infructueuses, il y renonce. Le moment n’est pas encore venu où la mousson du sud-ouest refoulera les vents alisés. Ce moment se fait souvent attendre plus longtemps qu’on vous l’a promis. J’en sais, par ma propre expérience, quelque chose. Motard se laisse encore une fois guider par son pilote au mouillage de San-Jacinto, rade peu profonde, semée de bancs de coraux, ouverte à la pointe septentrionale de l’étroite et longue île de Ticao.

La déclaration de guerre par laquelle l’Espagne, justement irritée, répondit à l’acte de piraterie dont le général Decaen avait si bien prévu les conséquences, ne pouvait manquer d’attirer dans les eaux des Philippines des forces anglaises. Les exploits de sir Francis Drake, de Cavendish, de l’amiral Anson, n’étaient point oubliés à bord des bâtimens de sa majesté britannique. Depuis la rupture de la paix d’Amiens, les équipages se fatiguaient à poursuivre des vaisseaux, des frégates, des corsaires : c’étaient des chargemens de galions que se partageaient jadis les marins anglais. Ce beau temps n’allait-il pas revenir? Avec la France, il n’y avait rien à gagner : le commerce français n’existait plus. La guerre avec l’Espagne fut donc accueillie par les marins anglais comme une joyeuse aubaine. Motard ne mit pas un instant en doute que, si son séjour se prolongeait dans ces trap séduisans parages, il n’y fût promptement découvert et assailli.

« Le mouillage de San-Jacinto, observe l’amiral Decrès, n’offrait aucune protection en cas d’attaque. Trois mauvaises pièces de 12 placées sur une pointe de terre près de l’église, deux pièces de 8 au sommet d’une tour, vingt fusils, dont aucun ne pouvait tirer. voilà quelle était toute la défense de ce poste. Il n’y avait d’ailleurs point de munitions. » Le capitaine Motard fait porter à terre des boulets, des gargousses, charge son armurier du soin de remettre les vingt fusils en état, et garnit de vigies les points les plus élevés de la baie.

Le 2 août, à une heure de l’après-midi, on vient lui annoncer que deux gros bâtimens sont en vue et paraissent se diriger vers le port de San-Jacinto. Bientôt ces bâtimens sont aperçus du pont de la Sémillante. L’un est une frégate de quarante-quatre bouches à feu, portant du 18 dans sa batterie ; l’autre un brick armé de vingt caronades du calibre de 32. On sut plus tard par les gazettes anglaises que la frégate, commandée par le capitaine John Wood, se nommait le Phaëton; le brick avait pour capitaine le commander Edward Ratsey et figurait sur les listes de l’amirauté sous le nom de l’Harrier. Une frégate de 32 canons, n’ayant à bord que des pièces de 12, ne pouvait évidemment prêter le côté à un ennemi aussi supérieur en force qu’à la condition de mettre à profit tous les avantages de la position. Le capitaine Motard appareille sur-le-champ en coupant ses câbles, élonge des ancres à jet et, jeté en travers par de folles brises, finit par aller s’échouer au fond de la baie. Sous les tropiques, le vent n’a pas d’haleine ou souffle en ouragan. Tout dans cette chaude nature est extrême. La situation de la Sémillante, après son échouage, laisse fort à désirer : l’arrière de la frégate, clouée sur le récif, demeure exposé au feu de l’ennemi : les deux pièces de retraite pourront seules servir. Motard envoie six hommes, sous le commandement d’un officier, armer la petite batterie de la pointe. Deux pièces de 12 et une pièce de 8 prendront ainsi part au combat.

Le brick anglais, cependant, a pris les devans : il éclaire la route. La frégate, à deux heures, arrive à portée de canon. Le feu s’ouvre. On est heureusement parvenu à faire pivoter la Sémillante sur son avant, échoué par quinze pieds d’eau. La Sémillante présente maintenant le côté de bâbord tout entier à l’ouvert de la baie. Sa quille n’en continue pas moins de toucher le fond : excellente condition pour une résistance acharnée. On pourra détruire, morceau par morceau, la Sémillante, on ne la coulera pas. Pendant plus de trois heures, des bordées s’échangent. La frégate française a ses manœuvres hachées ; elle reçoit 29 boulets en plein corps. Elle ne compte pourtant, — chiffre insignifiant pour un si long combat, — que à hommes tués et 11 blessés. Les pertes des Anglais, s’il en faut croire les rapports officiels, sont moins considérables encore. Le Phaëton et l’Harrier n’ont eu chacun que 2 blessés. Il faut peu de boulets pour faire de grands dégâts dans des murailles de bois. il en faut tirer beaucoup pour en mettre quelques-uns à bord. J’ai souvent songé au combat de San-Jacinto, quand la révolution de février me surprit isolé dans les mers de Chine. Je suis donc plus excusable qu’un autre de m’appesantir sur des détails qui ont eu pour moi un intérêt tout particulier.

Le calme se faisait : l’ennemi prit le parti de s’éloigner. Le lendemain, il se montra de nouveau à l’entrée de la baie. Motard se préparait à soutenir un second combat : les Anglais se contentèrent d’étudier la position, en faisant de petits bords. Ils se maintinrent ainsi toute la journée à la distance de 2 lieues environ. Le 4 août, on les revit encore : ils étaient alors à plus de 3 lieues. A dix heures, on les perdit de vue. Allaient-ils chercher des renforts pour livrer cette fois à la frégate française un assaut décisif? Le capitaine Motard reconnut le pourtour de la baie pour y élever, s’il était possible, des batteries. Ravis de son succès, heureux d’avoir vu les hérétiques battre en retraite, les Indiens se montraient tout prêts à le seconder. On sait que ce furent les Indiens qui, leurs curés en tête, reprirent, pendant la guerre de 1748, la ville de Manille sur le général Draper. A San-Jacinto, hommes, femmes, enfans, offraient à l’envi leurs services. Le 7 août, quatre pièces débarquées de la frégate se trouvèrent en position.

Le 9 août, on apprit que les deux bâtimens anglais avaient traversé le détroit de San-Bernardino et venaient de jeter l’ancre au mouillage d’Albay, sur la côte orientale de Luçon. Une seconde frégate était signalée dans les mêmes parages. Motard jugea très sainement que les Anglais voudraient, dans ce conflit, avoir le dernier mot : si deux frégates ne suffisaient pas, ils en appelleraient une troisième. Le plus sûr était de leur céder la place. Le capitaine de la Sémillante rembarqua ses pièces et remit sous voiles le 12 août, laissant aux braves habitans de San-Jacinto, en témoignage de sa reconnaissance, un présent de douze fusils et 200 livres de poudre.

Les courans, pendant la relâche de la Sémillante, s’étaient amortis. Le jour même de l’appareillage, le capitaine Motard put vider le détroit et faire son entrée dans l’Océan-Pacifique. Il n’était plus question, après les avaries subies, après surtout que la présence de li frégate française dans les eaux des Philippines était éventée, de tenter le voyage d’Acapulco ; ce serait déjà beaucoup si la Sémillante réussissait à regagner l’Ile-de-France.

Quelle tâche laborieuse, inquiétante, qu’un pareil voyage à contre-mousson ! La route, à travers ce dédale d’îles et d’écueils, était à peine tracée; l’équipage, harassé, comptait de nombreux malades, et la frégate faisait de 8 à 10 pouces d’eau à l’heure. Le capitaine Motard, à l’issue du détroit, mit le cap au sud. Il longea ainsi, à 10 lieues environ de distance, les côtes de l’île Samar et celles de la grande île de Mindanao. Pour passer de l’Océan-Pacifique dans l’Océan-Indien, il eût inutilement cherché une autre voie que la mer des Célèbes et la mer des Moluques. Il se jeta résolument au milieu de ce labyrinthe. Les premières terres que la Sémillante reconnut furent les îlots de Palmas et de Meangis. Motard donna dans le canal qui sépare l’île Salibabo de l’île Sanguir, s’approcha de cette dernière île, y trouva un bon port et n’hésita pas à y jeter l’ancre. Une relâche de quatre-vingt-six heures à Sanguir exerça la plus salutaire influence sur la santé de l’équipage. Le peuple de Sanguir était doux, pacifique: les rafraîchissemens abondaient. La frégate reprit son pénible itinéraire dans des conditions inespérées.

A partir de Sanguir, une chaîne à peine interrompue d’îlots conduisit la Sémillante à la pointe nord-est de Célèbes. On chemine lentement à travers ces mers assoupies : mes compagnons de la Bayonnaise et moi nous ne l’avons pas encore oublié. A moins d’orages soudains, les vents, les (lots, la nature entière semblent appesantis par une invincible langueur. On finit par prendre en dégoût ces damned blue skies, ce firmament toujours bleu, cette mer toujours placide. On voudrait rencontrer une humeur moins égale, un caprice quelconque moins irritant que cette éternelle fadeur. Et les nuits lourdes et chaudes succédant à des jours de plomb, quel supplice ! En sortant de la mer de Célèbes, la Sémillante entra dans la mer des Moluques. Là, emportée par un courant constant plutôt que poussée par la brise toujours défaillante, elle se traîna de Ternate à Tidore, de Tidore à Motir, à Tawally, franchit le canal qui sépare l’île d’Oby de Xulla-Bessey et contourna la pointe occidentale de Bourou, pour aller reconnaître les îles Saint-Mathieu, à l’extrémité nord-est des écueils de Toucan-Bessey.

En suivant cette route à peu près inexplorée, la Sémillante devait éviter la rencontre des croisières qui surveillaient très probablement les abords d’Amboine et la mer de Banda. Une dernière barrière, une seule, la séparait encore de l’Océan-Indien. Mainte coupure s’ouvrait dans ce grand rideau : toutes étaient également inconnues an capitaine Motard ; il tenta le passage que lui indiquèrent les habitans d’Ombay. Le détroit d’Allor est compris entre Lomblen et Panthar, deux îles élevées, de forme conique, comme le sont celles de tout cet archipel plutonien que je ne saurais mieux comparer qu’au groupe des îles Lipari. Le capitaine Motard s’y engagea, sur la foi de ses vigies, et déboucha dans la mer de Timor. Les mers étroites étaient désormais derrière l’habile et heureux navigateur : un large canal, celui qui sépare l’île de Sandal-wood de l’île Savu, lui donnait accès, le 26 septembre 1805, dans l’Océan-Indien. Le 31 octobre, sans autres incidens, il abordait à l’Ile-de-France; le 5 novembre, il mouillait au Port-Louis.

Decrès et William James, le ministre français et l’historien anglais, se sont trouvés d’accord pour rendre hommage « à la capacité, au dévoûment, à la bravoure du capitaine Motard. » De son côté, le capitaine Motard s’est souvenu du très utile concours que lui prêta, en cette occasion, l’enseigne de vaisseau Roussin. « C’est un officier instruit, s’empresse-t-il de déclarer; bon marin, bon astronome. Il joint à ces qualités essentielles un caractère de fermeté et d’honneur dont je ne ferai jamais assez l’éloge. » Voilà des paroles de bon augure : c’est à la fortune maintenant de faire le reste. Que de germes féconds ont manqué, faute d’une rosée bienfaisante, à éclore!


VI.

On ne revient pas des Philippines à contre-mousson sans avoir quelques réparations à effectuer. En moins de deux mois cependant, la Sémillante, seule ressource qui restât à cette heure à la colonie, se trouva prête à reprendre la mer. Deux frégates anglaises bloquaient le Port-Louis : le Pitt, forte frégate de grandes dimensions, construite en bois de teck, commandée par le capitaine Walter Bathurst, et la Terpsichore, petite frégate armée, comme la Sémillante, de trente-deux pièces de 12. Le commandant de la Terpsichore était le capitaine William Jones Lye. Le 5 janvier 1806, la Terpsichore s’échoue en allant faire de l’eau à l’île Plate. Pour se remettre à flot, il lui faut jeter plusieurs de ses canons à la mer ; le commandant Bathurst, inquiet de l’état de cette carène mâchée par les coraux, se résigne à renvoyer la Terpsichore à Ceylan. Il reste seul devant le Port-Louis. Dur blocus, celui qu’il faut maintenir au vent d’une île, dans la zone surtout de l’alise, car l’alisé souffle généralement en grande brise ! Le Pitt cependant tenait bon : quelques captures, navires de la compagnie en majeure partie repris sur nos corsaires, venaient de temps en temps ranimer le courage d’un équipage considérablement diminué par la maladie. On sait que le gouvernement anglais a toujours mis une fidélité scrupuleuse à respecter les droits de ses marins : il ne se croirait pas autorisé, quelque litige que puisse élever la diplomatie, à faire tort aux capteurs d’une obole ; c’est le meilleur moyen qu’il ait encore trouvé pour réconcilier la nation avec les rigueurs de la presse.

Nos corsaires et nos croiseurs étaient loin de rencontrer la même justice distributive et la même protection. Ils n’en apportaient pas pour cela moins d’ardeur à leur métier. La chasse, peu importe le gibier, a toujours un certain attrait. Les prises que nous faisions conduisaient cependant plus souvent nos pauvres matelots à la captivité qu’à la richesse. Introduire ce butin péniblement acquis dans les ports de l’Ile-de-France était devenu, par suite de la surveillance anglaise, presque impossible. On conduisait avec moins de danger les navires capturés à Bourbon, sur une de ces rades foraines dont nous avions essayé de faire des ports de refuge en y accumulant les batteries. Quelques cargaisons se vendaient à Bourbon même: la défaite en eût été bien autrement facile à l’Ile-de-France, où les bâtimens neutres avaient pris l’habitude de venir les chercher.

Le général Decaen supportait impatiemment la détresse dont souffrait en ce moment la colonie ; dès qu’il apprend par les rapports des vigies qu’il ne reste plus en croisière devant le Port-Louis qu’une frégate anglaise, il se promet de dégager la route et d’en écarter le seul obstacle qui arrête encore à Bourbon les bâtimens réfugiés sous le canon de la baie Saint-Paul. La Sémillante reçoit l’ordre de sortir et d’aller droit à la frégate le Pitt. Qu’elle lui fasse à tout prix vider les lieux! Un corsaire de trente-quatre canons, la Bellone, commandée par le capitaine Péroud, lui prêtera main-forte dans cette entreprise. Ce n’est pas trop de deux bâtimens pour racheter l’infériorité de calibre et d’épaisseur de coque.

Le 27 janvier 1806, à neuf heures du soir, les deux navires français quittent le Port-Louis. Une heure après, ils découvraient et chassaient le Pitt, qui se trouvait alors à quelques lieues du port. A onze heures trente minutes, le Pitt avait disparu. La Sémillante et la Bellone faisaient route pour l’île Bourbon ; le Pdf pour Pointe-de-Galles, un des ports de l’île Ceylan. L’expédition de la Sémillante eut ainsi un succès complet ; au bout de quelques jours, cette frégate, constamment favorisée par le sort, ramenait au Port-Louis plusieurs prises et plusieurs navires de commerce. L’abondance succédait à la pénurie, et la colonie renaissait.

Le 7 avril 1806, la Sémillante appareillait de nouveau. Deux corsaires, la Bellone et l’Henriette, l’accompagnaient. De toutes les croisières de l’heureuse frégate, celle-ci fut la plus fructueuse : huit navires de commerce, estimés à plus de 32 millions de francs, — Le prix de deux cuirassés de nos jours, — vinrent, le 9 septembre, mouiller, sous son escorte, dans la baie Saint-Paul. Les Anglais, il est vrai, avaient, par compensation, capturé la Bellone et l’Henriette. La fortune, hélas! ne leur ménageait que trop souvent de ces revanches. Nous aurions gagné, — c’est mon avis du moins, — à rester tranquillement dans nos ports. Les corsaires, je ne saurais trop le répéter, finissaient presque toujours mal. Les frégates, les corvettes, employées à ce dangereux métier, y trouvaient-elles au moins plus de profit ? J’ai connu la plupart des officiers qui ont fait les campagnes de l’Inde : je n’en ai point rencontré dont l’opulence pût rappeler, à un degré quelconque, la richesse des « nababs. » Les nababs, dans la comédie anglaise, reviennent généralement au pays avec a liver complaint and a large property, — une maladie de foie et une grande fortune. — La maladie de foie, nos officiers la rapportaient aussi de leurs croisières ; la grande fortune avait passé, je ne sais trop comment, par les mailles du filet. Les Anglais prennent à tâche d’enrichir les serviteurs de l’état ; nous tenons à garder nos lévriers maigres. « Ils prennent mieux le gibier, » assure le proverbe. Les blood-hounds anglais cependant ont du ventre; les croyez-vous moins redoutables pour cela? Toutes les révolutions du monde n’y feront rien : la France restera toujours une nation de gentilshommes. Qu’elle récompense du moins ses vieux guerriers à la façon d’Athènes ! Les honneurs de la préséance, c’est-à-dire une bonne place au spectacle, suffisaient aux héros qu’a chantés Eschyle. Depuis qu’il n’existe plus de différence entre « le militaire et le pékin, » la coutume anglaise a bien, on en conviendra, son mérite.

A défaut du Pitt et de la Terpsichore, une escadre anglaise avait reparu devant l’Ile-de-France. Nous eûmes nos épreuves durant ces vingt années de guerre ; nos victorieux rivaux ne passèrent pas non plus cette rude période sur un lit de roses. Hiver comme été, il leur fallut tenir la mer, et quelles mers ! la mer du golfe de Gascogne, la Mer du Nord, la Manche, sans compter l’Océan-Indien. Le blocus de l’Ile-de-France était, au mois de septembre 1806, maintenu par le vaisseau de 74, le Sceptre, capitaine Bingham, et par deux frégates, le Cornwallis de quarante canons de 24, capitaine Johnston, construite, comme le Pitt, à Bombay, la Dédaigneuse de trente-six canons de 12, capitaine William Beauchamp Procter.

De l’Ile-de-France à Bourbon, il n’y a qu’un pas, — 25 lieues à peine. — Le capitaine du Cornwallis crut devoir un jour pousser sa bordée jusqu’à la baie Saint-Paul. La Sémillante y était au mouillage, entourée de douze navires de commerce pris sur l’ennemi. Il y va de l’honneur de la marine anglaise de ne pas laisser ce riche butin aux mains qui l’ont ravi. Le 17 septembre 1806, le capitaine Johnston reconnaît avec soin le terrain ; le 26, il ramène de l’Ile-de-France le vaisseau le Sceptre. Une attaque résolue déterminera peut-être la frégate française à faire côte; ce ne sera plus ensuite qu’un jeu d’enlever les bâtimens marchands qu’elle couvre de son aile. La Sémillante a pris ses précautions; son capitaine se souvient du combat de San-Jacinto ; il sait comment il faut s’y prendre pour recevoir à l’ancre l’assaut d’un ennemi supérieur en force. Ce genre de combat exclut la manœuvre : il a presque toujours, depuis la brillante affaire d’Algésiras, réussi à la marine française.

Les prises se sont encore rapprochées du rivage ; la Sémillante elle-même est embossée sous la protection des batteries de la baie, embossée presque à toucher terre, si près de la plage qu’il sera impossible aux Anglais de renouveler l’audacieux mouvement d’Aboukir, et d’assaillir la frégate française des deux bords à la fois. « Cent bouches à feu, affirme gravement l’historien de la marine anglaise, cent bouches à feu, dont trente-sept canons longs de 24 et sept ou huit mortiers, défendent les approches de Saint-Paul. » S’il a jamais existé semblables batteries sur un point quelconque de l’île Bourbon, il est assurément permis de douter qu’elles aient trouvé dans la faible garnison laissée à la disposition du gouverneur des canonniers en nombre suffisant pour les servir. Les Anglais ont pris l’habitude d’expliquer la plupart de leurs insuccès par l’intervention de ces prétendues défenses. A Bourbon, comme à San-Jacinto, comme aux Sables-d’Olonne[9], l’appareil formidable devant lequel leurs murailles de bois durent, suivant eux, reculer, se serait probablement évanoui aux premières bordées de leurs canons. La majeure partie de nos batteries de côte n’était, en réalité, pas beaucoup plus à craindre que la flotte du commodore Dance ou que les forts de toiles peintes des Chinois. Le Sceptre et le Cornwallis, sans avoir échangé un seul coup de canon, s’arrêtèrent devant des obstacles imaginaires. L’Ile-de-France bloquée suffirait, pensèrent vraisemblablement la capitaine Johnston et le capitaine Bingham, pour retenir la Sémillante, avec son précieux convoi, au mouillage, jusqu’au jour où la saison des ouragans viendrait l’en chasser.

Des navires solides, un bon gréement, permettent aux escadres vouées à la pénible lâche des blocus de soutenir, pendant de longs mois, les assauts multipliés de la tempête : rien ne saurait les soustraire à la nécessité de renouveler leur provision d’eau, — nous dirions aujourd’hui leur provision de charbon, puisque avec du charbon et de bons appareils distillatoires, l’eau ne peut plus manquer. Le Sceptre et le Cornwallis se virent, deux mois environ après leur apparition à l’entrée de la baie Saint-Paul, obligés de lever leur croisière pour aller remplir leurs futailles à l’ile Sainte-Marie de Madagascar. Les deux navires passaient en vue de l’île Bourbon : le capitaine Bingham voulut encore une fois jeter un coup d’œil sur la rade, toujours occupée par nos bâtimens. Le 11 novembre 1806, à deux heures trente minutes du soir, le Sceptre et le Cornwallis donnèrent, toutes voiles hautes, dans la baie. A quatre heures, le vaisseau et la frégate ouvrirent le feu. La Sémillante et les batteries de terre ripostèrent. La canonnade et l’approche des terres élevées de l’île firent tomber la petite brise qui régnait au large. « Les navires an dais se trouvèrent, nous assure William James, hors d’état de manœuvrer. » Avec un dessein mieux affermi, ils auraient pu tout au moins jeter l’ancre: ils préférèrent passer outre. A cinq heures trente minutes du soir, tous deux continuaient leur route vers Sainte-Marie. Ils n’avaient subi aucun dommage, ils n’en causèrent pas davantage. Cet engagement, mentionné dans les états de service du commandant Motard et de l’enseigne de vaisseau Roussin sous le nom de « troisième combat de la Sémillante, » ne fut qu’un échange de coups de canon sans résultat. Les soldats, qui sont toujours portés à traiter légèrement nos actions maritimes, appellent ce genre d’affaires des « échauffourées. » N’ont-ils pas dans leurs fastes des batailles qui mériteraient bien le même nom?

La mer cependant était libre : il fallait se hâter d’en profiter. « Le 17 novembre 1806, écrit au général Decaen le capitaine Motard, ayant pris connaissance de plusieurs lettres, tant de l’administration de Saint-Paul que de différens particuliers, lettres qui annonçaient toutes le départ certain de la croisière anglaise, j’embarquai, à six heures du soir, mes malades ; à huit heures, je désaffourchais ; à minuit, la fraîcheur de terre me mit hors de la baie. Je dirigeai ma route pour passer au nord de l’île. Plusieurs bâtimens de commerce, pressés de mettre à profit la levée du blocus, m’avaient précédé; d’autres se proposaient de me suivre aussitôt qu’ils le pourraient. Le 19, au coucher du soleil, le temps, jusque-là magnifique, se chargea. Impossible de rien distinguer à une lieue de distance. La nuit ne fit qu’augmenter la brume. La brise, très faible, se maintenait du nord au nord-est. Je poursuivis ma route à l’est. A une heure et quart, nous aperçûmes, dans la direction du bossoir sous le vent, un bâtiment qui venait à contre-bord. Il était si près que je n’eus que le temps de le héler : nous étions déjà par son travers. Il me répondit sans que je pusse distinguer sa réponse. Nous parlions encore qu’il m’envoya sa bordée de tribord par la hanche et me dépassa. Je reconnus que j’avais affaire à une frégate. Ma première idée fut de laisser arriver tout plat pour riposter; mais, par ce mouvement, j’engageais une affaire sérieuse, et malheureusement l’état de mon armement ne pouvait me le permettre. Les malades, 20 convalescens et 40 prisonniers déduits, il ne me restait que 167 hommes. Je me vis donc dans la cruelle obligation de continuer le même bord, en gouvernant au sud, pour tirer au moins l’ennemi du passage qu’il occupait et où il ne pouvait manquer d’intercepter tous les bâtimens qui me suivaient. Je désirais d’ailleurs que, dans le cas où un engagement sérieux serait inévitable, cet engagement eût lieu sur un point où je serais plus au vent de l’Ile-de-France. Je n’étais pas encore à ma nouvelle route qu’un autre bâtiment rejoignit la frégate qui virait sur moi. Au jour, je reconnus que ce bâtiment était un brick. Il n’avait mis ni cacatois ni bonnettes, probablement pour ne pas dépasser la frégate… Le vent, jusqu’alors très mou, fraîchit un peu ; notre avantage de marche sur l’ennemi devint assez sensible. La chasse se termina dans la nuit du 20. Le 21 au jour, je ne vis plus rien. Le vent me favorisait. J’en profitai pour donner quelque repos à mon équipage exténué par les pluies continuelles et par le branle-bas permanent depuis mon départ. Le soir, je mis en panne, n’ayant pu apercevoir la terre, dont je m’estimais à huit lieues dans la direction du sud. Le temps était extrêmement mauvais, quoiqu’il ventât peu. Je fis servir à quatre heures du matin et, au jour, je me trouvais à cinq lieues du morne Brabant. Je m’en approchai à deux lieues et demie et je fis des signaux de reconnaissance à la côte. J’allais doubler le morne et me diriger sur le Port-Napoléon[10], quand j’aperçus deux grands navires et un brick louvoyant de l’autre côté et semblant vouloir me chasser. Des embarcations à rames étaient à la mer ; des caboteurs manœuvraient pour se réfugier dans les criques au sud de l’île. Les nuages amassés sur les vigies me laissèrent voir, dans un instant d’éclaircie, le pavillon rouge qui annonçait la présence de l’ennemi. Je crus donc ne pas devoir doubler le morne et je continuai de louvoyer pour conserver sur les bâtimens aperçus l’avantage du vent. Je voulais attendre, pour prendre un parti, une plus parfaite connaissance des signaux. Je manœuvrai donc de façon à me mettre en mesure d’atteindre une des passes du Port-Impérial[11], au cas où je serais obligé d’y entrer. Le mauvais temps continua sur les montagnes, les signaux ne se découvrirent point, et je continuai à gagner dans le vent. Enfin, vers minuit, je distinguai les fusées qui annonçaient la présence de l’ennemi. Au petit jour, je me trouvai à une lieue et demie du Grand-Port. Les batteries arborèrent le pavillon rouge. Cette persistance dans les mêmes signaux ne me laissa plus de doute sur l’état de la côte. Je reçus un pilote du port, et je mouillai à neuf heures du soir. Le pavillon rouge resta sur les vigies jusqu’à cinq heures du soir. J’appris alors que, des bâtimens que j’avais vus sous le morne, deux étaient la frégate et le brick que j’avais déjà rencontrés. Ils chassaient un trois-mâts français, trois-mâts qui se réfugiait à la Rivière-Noire. La volée de la frégate ennemie, excessivement mal dirigée, ne nous a causé aucune avarie. Tout a passé entre les mâts. Quelques coups seulement ont touché les voiles; un seul a passé dans le bastingage. »

Telle est la rencontre que nous appellerons, avec le bureau du personnel de la flotte, « le quatrième combat de la Sémillante. » William James nous en a donné la version anglaise. « Le 11 novembre 1806, dit-il, la Sémillante fut aperçue du haut des mâts de la Dédaigneuse, qui, sur-le-champ, lui donna la chasse sous toutes voiles. La brise était faible et variable. Vers minuit, les deux frégates se croisèrent, courant à contre-bord. Elles n’étaient pas alors à plus d’un demi-mille l’une de l’autre. La Dédaigneuse tira trois ou quatre coups de ses canons de chasse. En ce moment la frégate française battait la générale. La Dédaigneuse déchargea ses canons au fur et à mesure que les pièces pouvaient porter; puis, mettant sa barre sous le vent, elle essaya de virer vent devant pour suivre son adversaire. Il y avait si peu de vent qu’elle ne put y réussir. On mit un canot à la mer, afin de faciliter le mouvement. La Dédaigneuse parvint enfin à virer lof pour lof. Pendant ce temps, la Sémillante avait beaucoup accru sa distance. La Dédaigneuse la chassa sous toutes voiles, mais elle avait perdu plusieurs feuilles de cuivre de son doublage, sa carène était très sale : elle resta peu à peu en arrière. A cinq heures du soir, le capitaine Procter abandonna la chasse. Il diminua de voiles et serra le vent tribord amures. »

L’histoire ne peut plus être faite de légendes : les archives, de toutes parts ouvertes, nous ramènent à chaque instant, malgré nous, dans le domaine de la réalité. Notre amour-propre national n’y perdra rien, si nous savons apprécier à leur juste valeur les événemens maritimes. Voilà une traversée bien courte et en apparence bien facile : que de fatigues, d’émotions, de résolutions soudaines et décisives, ce trajet de quelques lieues cependant représente! Je me serais reproché d’abréger le rapport du capitaine Motard ; je le trouve à chaque ligne rempli d’enseignemens. Si l’on suivait mon conseil, nous naviguerions plus souvent en temps de paix comme on sera obligé de naviguer en temps de guerre. Les signaux de reconnaissance deviendraient d’un usage constant; les branle-bas de combat de jour et de nuit seraient, de tous les exercices, le plus fréquent et le plus régulier. On se fait difficilement une idée de la tension d’esprit d’un capitaine toujours en alerte. Il faut que le commandement puisse compter sur la vigilance des officiers. Sans cette confiance, il n’est pas de capitaine, fùt-il dans la force de l’âge, qui ne succombe à la peine : je ne donne pas trois mois de croisière sérieuse au plus vigoureux pour le voir prendre le chemin de l’hôpital. On se flatte de dormir en paix quand on aura déployé « ses filets Bullivan. » Ce sont là des illusions qui ne tiendront pas contre la première panique. Il est de règle à la guerre qu’il faut reculer son camp hors de la portée du canon ennemi : on ne dort pas sous les obus. Dormira-t-on mieux sous la menace incessante d’une insulte de canonnières, d’une attaque à fond de torpilleurs? J’ai fait quelques blocus en ma vie : je féliciterai nos futurs commandans, s’il est vrai que le temps des blocus soit définitivement passé. Je ne connais pas d’opération plus anxieuse et plus assujettissante. Nos soucis, je le sais, ne sont pas pris au sérieux par ceux qui les ignorent. Ce sont ces soucis, cependant, qui nous façonnent de bonne heure à l’épreuve de la responsabilité. Le rôle si honorable qu’ont joué pendant la dernière guerre nos marins débarqués s’expliquerait mal si l’on oubliait à quelle école la marine les avait formés. Noble profession où l’âme à son insu grandit, tu es bien digne de l’amour que tu sais inspirer à tes adeptes ! Un homme qui a tenu vingt fois la vie de tout un équipage dans ses mains connaît peut-être mieux qu’un autre ce que vaut la joie intense d’avoir discerné, dans une circonstance critique, la voie du salut. Je vais dire une énormité : quand je lis dans Cooper ce magnifique épisode du passage de la frégate américaine sauvée par Paul Jones, dans le Devil’s Grip[12], je me prends involontairement à songer que, si j’avais un pareil exploit maritime à mon dossier, je n’échangerais pas ma gloire pour celle du vainqueur d’Austerlitz. Allez donc faire comprendre de pareilles aberrations à des landmen ! Les marins d’aujourd’hui eux-mêmes ne les comprennent peut-être déjà plus.


VII.

Ce fut au Grand-Port que l’enseigne de vaisseau Roussin et l’enseigne de vaisseau Baudin se rencontrèrent. Une chance heureuse les réunit sur la Sémillante[13]. Quel état-major le capitaine Motard allait avoir! Peu de commandans ont eu la bonne fortune d’être aussi bien entourés : peu d’officiers, ajoutons-le, — car ce n’est que justice, — ont connu l’avantage d’apprendre leur métier sous un si bon maître.

On entrait vent arrière au Grand-Port : on n’en sortait pas aussi aisément, car la direction de la brise varie peu sous les tropiques. Voilà pourquoi le commandant Motard hésitait tant à prendre ce refuge. A peine s’y était-on abrité que l’ennemi arrivait en force et fermait la passe. Entrée au Grand-Port le 23 novembre 1806, la Sémillante y était encore au mois de janvier 1807. L’amiral Baudin a raconté, dans les pages émues qu’il dictait, sur la fin de sa carrière, à ses fils, les deux dernières campagnes de la Sémillante : la croisière de 1807 et le combat de 1808. Nous avons emprunté à ses souvenirs le récit de la croisière de 1807 : nous n’y reviendrons pas[14]. Quant au combat de 1808, il convient de laisser au commandant Motard et à son vaillant second, le lieutenant de vaisseau Duburquois, le soin d’en retracer les phases. Cette affaire, la plus sérieuse et la plus sanglante de toutes, est celle que les historiens maritimes appellent, d’un commun accord, « le cinquième combat de la Sémillante. »

Les rapports du commandant de la Sémillante se font généralement remarquer par un étonnant accent de sincérité. Admiré de ses compagnons, vénéré de ses disciples, estimé par les ennemis mêmes de son pays, le capitaine Motard est, dans toute la force du terme, un honnête homme. Nulle faiblesse dans l’action, nulle jactance dans le récit. On ne saurait proposer à nos jeunes officiers un meilleur modèle. Dans l’extrême Orient, si un fils s’illustre par de grands services rendus à l’état, c’est le père qu’on anoblit. La coutume n’a-t-elle pas un fond de justice? À ce titre, il faudrait tenir compte à l’ancien chef d’état-major de l’amiral Brueys et de l’amiral Ganteaume de la gloire réservée aux deux célébrités qui vont se former sous ses ordres.

« Général, écrit le capitaine Motard an général Decaen, le 10 avril 1808, je me disposai, le 4 février, après avoir reçu à bord les hommes qui m’étaient destinés pour mon complet d’équipage, à mettre immédiatement sous voiles. A quatre heures après-midi, le vent était assez frais du sud au sud-ouest ; j’appareillai de la rade des Pavillons, où j’étais depuis la veille, et, d’après vos ordres, je dirigeai ma route pour aller croiser dans l’Inde. A cinq heures et quart, gouvernant au nord 1/4 nord-ouest, on releva le morne Brabant au sud-sud-ouest 2 degrés ouest, et le coin de mire à l’est 3 degrés sud. Ce relèvement détermina mon point de départ avant la nuit. On fit les rôles de quart et de combat, et chacun fut mis à son poste. »

Arrêtons-nous un instant sur ce dernier détail : on fit les rôles de quart et de combat! Combien de navires, sous la république et le premier empire, ont combattu sans avoir pris ce soin! Un ordre prodigieux, une méthode sans rivale président aujourd’hui à nos armemens. Il nous a fallu de dures leçons, l’entretien permanent d’une partie de nos forces navales à la mer, pour en arriver là. Deux officiers, si mes souvenirs sont fidèles, le lieutenant de vaisseau Tabuteau et le capitaine de frégate de Gueydon, ont pu s’attribuer, à un titre presque égal, le mérite d’avoir simplifié la tâche du « lieutenant en pied » par un ingénieux système de numérotage. Ils nous ont rendu là un éminent service. La machine humaine, à bord de nos vaisseaux, fonctionne aujourd’hui avec autant d’aisance, avec autant de régularité que les muscles de fer qui travaillent au fond de la cale. On n’attend plus la sortie du port pour dresser les rôles de quart et les rôles de combat, a On ne passe plus aux billets. » Chaque matelot, le jour même où il embarque, apprend, par le numéro même qui lui est assigné, « le plat » auquel il appartient, le canot qu’il doit armer, la pièce qu’il est appelé à servir, la voile qu’il ira serrer. Tous ses postes sont contenus dans un seul chiffre. N’est-ce pas d’une simplicité vraiment admirable? Les officiers de ma génération ont tous entendu parler des « sauvages » d’un vaisseau que je ne veux pas nommer. Ces sauvages étaient des matelots qui, à la faveur du désordre, étaient parvenus à se dérober à tout service. On prétendait qu’ils se cachaient de jour dans les plus ténébreux asiles du navire, se glissant entre les câbles, se tapissant au milieu des futailles, ne sortant de leurs cavernes que la nuit pour chercher leur subsistance parmi les débris restés au fond des gamelles. Et sous les hamacs qui formaient une masse compacte pendue aux crocs des batteries, on entendait parfois rouler les boulets que les insoumis jetaient à travers les jambes du capitaine d’armes, occupé à faire sa ronde inutile pour saisir au passage quelque délinquant. Smollett nous a montré, dans son Roderick Random, que les vaisseaux anglais, au cours du XVIIIe siècle, n’avaient pas à se glorifier d’une meilleure tenue : d’étranges choses se passaient dans le royaume souterrain des caliers ; la philosophie des capitaines n’en soupçonnait guère les abus. J’ai vu moi-même, à l’époque où je débutai dans la carrière, le branle-bas du soir s’opérer sous les volées de coups de poing des aspirans. Les crocs des batteries n’étaient pas numérotés ; il n’y en avait même pas pour tout le monde : aussi les hommes se bousculaient-ils dans les échelles des écoutilles pour arriver à pendre leurs hamacs les premiers. On trouvait tout naturel de nous charger de les contenir : nous nous en acquittions de notre mieux. Quelle discipline de fer il fallait pour suppléer à la règle méthodique qui faisait complètement défaut! Le fouet pour les mousses, les coups de corde et la garcette pour les hommes, on n’imaginait seulement pas qu’on pût s’en passer. Le peu d’officiers qui protestaient en secret contre un tel régime couraient grand risque d’être appelés avec dérision « des pères de famille. »

Et pourtant, en dépit de ces cruautés, tout se faisait mal : en rade, on ne serrait pas les voiles, sans avoir, au préalable, envoyé les gabiers sur les vergues « croiser les ralingues ; » en mer, la plupart du temps, on laissait les canons sommeiller aux sabords, de peur d’en écorcher la peinture. On ne lavait pas les ponts ; on les grattait ou « on les briquait avec la pierre infernale. » Jouissez, heureux officiers du temps présent, du bon ordre que vous devez aux efforts de vos devanciers ! Vous ne saurez jamais tout le labeur que cette merveilleuse organisation nous a coûté. Les longues stations, le beau ciel du levant, la fréquentation habituelle des marines étrangères ont singulièrement favorisé l’œuvre salutaire. On a perdu peu à peu l’habitude de vivre dans sa crasse. Les galeux ont disparu : jadis on les voyait parqués, comme des bêtes fauves, sur l’avant, dans « la gatte, » séparés du reste de l’équipage par un filet. Le culte de la propreté devint un instant si impérieux qu’on finit par l’exagérer. Tel capitaine laissait tomber son mouchoir sur le pont et se fâchait tout rouge s’il le relevait taché de quelques grains de poussière. Tel autre vit son nom travesti par les mauvais plaisans, parce qu’on l’accusait de peindre sans cesse. Ce fut alors qu’intervint « l’astiquage, » qui convertit bientôt les parois intérieures et extérieures de nos bâtimens en murailles de stuc. Ne nous plaignons pas de ces excès de zèle ; nous y avons trop gagné.

Revenons, il en est plus que temps, au commandant de la Sémillante. « Nous trouvâmes, continue le capitaine Motard, la mer houleuse au large des îles. Je fis rider le gréement et prendre le ris de chasse aux huniers. Le 6 février, on commença les exercices. Je reconnus que la plupart des hommes nouvellement arrivés avaient le plus grand besoin d’être instruits. J’ordonnai, en conséquence, que, chaque jour, lorsque le temps le permettrait, il y aurait des écoles du canon, de la mousqueterie et de la manœuvre. » Dépouillez les milliers de dossiers qui nous restent de cette époque : je gage que vous n’y trouverez pas souvent la trace de semblable préparation au combat.

Le capitaine Motard cependant avait, en ce moment, d’autres soucis que ceux dont la préoccupation le distingue et l’honore. « Le maître calfat, écrit-il, me prévint que la frégate, qui faisait un pouce d’eau par heure dans le port, en faisait actuellement deux et demi. J’ordonnai qu’on franchît la pompe, à la fin de chaque quart. » A quelles « vieilles barques » se trouvait alors confié, dans ces mers lointaines, l’honneur du drapeau ! Les Anglais, il est vrai, étaient loin de nous opposer, de leur côté, des vaisseaux neufs. On a vu la Dédaigneuse traîner péniblement sa carène, veuve d’une partie de son doublage, et manquer ainsi l’occasion de combattre la Sémillante dans les conditions les plus avantageuses. En 1808, ce sera une autre frégate anglaise, la Terpsichore, qui se trouvera contrainte, par la vétusté et la fatigue de ses œuvres mortes, de laisser à Madras sa batterie des gaillards. Elle devra continuer ses laborieuses croisières avec vingt-six pièces de 12 et deux canons de 6. La même détresse a mis à l’épreuve, dans une mémorable campagne, l’industrie et l’énergique patience du bailli de Suffren. Je ne crois pas que son adversaire, l’amiral Hughes, ait eu beaucoup plus à se louer de la sollicitude de l’amirauté britannique. A quelle époque et en quel pays n’a-t-on pas oublié les absens?

Le temps, quoique couvert, était assez beau ; le vent souvent faible. « Il se maintint, nous apprend le capitaine Motard, jus- qu’au 10, entre le nord-est et le sud-est. Par 12° 17’ de latitude sud et 54° 16’ de longitude donnée par les chronomètres, le temps devint orageux et à grains, la brise « participa » de l’ouest au nord. » Remarquez avec quelle désinvolture le capitaine Motard parle de ses chronomètres. C’était chose assez rare pourtant, en 1808, que la possession d’une montre marine. Les gros vaisseaux seuls en étaient pourvus ; les petits s’en passaient. La Sémillante s’était enrichie de ces précieux instrumens de navigation aux dépens de ses prises; elle gardait les montres des vaisseaux de la Compagnie des Indes comme un gage parlant de ses victoires. Au temps des Thucydide et des Xénophon, elle eût montré l’aplustre des galères ennemies. A une époque plus rapprochée de nous, le célèbre Alabama a suivi l’exemple de la Sémillante. La chambre du capitaine résonnait du carillon monotone de près de cent horloges.

La mer, fort grosse, semblait agitée par un raz de marée. On prit des ris. Jusqu’au 19 février, il y eut beaucoup de vicissitudes dans le temps; le vent ne cessa pas cependant d’être de la partie de l’ouest. L’intention du commandant Motard était « de s’élever assez à l’est pour pouvoir, avec la mousson de nord-est, actuellement existante, atteindre la vue du cap Comorin. « Il fallait vraiment que la navigation des mers de l’Inde fût devenue chose familière au « capitaine-général des possessions de l’empire français à l’est du cap de Bonne-Espérance » pour que le commandant Motard jugeât tous ces détails techniques de nature à intéresser un ancien soldat de l’armée du Rhin. Le général Decaen a été, pendant six années, l’âme des entreprises qui ont tant inquiété le commerce anglais : pour présider à ces expéditions, pour les organiser, il était bien obligé de se renseigner sur le régime régulier et sur les caprices souvent désastreux des moussons. Il lui est quelquefois arrivé de n’en pas tenir compte, et nos marins, je me fais un devoir de le constater, auraient pu regretter alors à bon droit le sage et judicieux contrôle du brave amiral, qui faisait route, en ce moment, vers la France[15].

« La pluie, écrit le commandant Motard, avait été fréquente pendant plusieurs jours : elle cessa le 23. Le 24, je fis faire un exercice à feu général de l’artillerie et de la mousqueterie. On fit également le simulacre de l’abordage et différentes manœuvres de voiles. L’officier d’artillerie me rendit compte que, dans la visite de l’apprêté de l’arrière[16], toutes les gargousses du fond du coffre étaient mouillées. L’accident provenait d’un suintement qui s’était établi du dehors, depuis trois ou quatre jours. Une chose qui a, je crois, contribué à cette avarie, c’est l’arc, de plus en plus grand, que prend chaque jour la frégate. Le défaut de niveau empêche l’eau de se rendre aux pompes. J’ai fait jeter 80 gargousses à la mer. » Comparez donc les conditions dans lesquelles se meut une marine florissante, telle que nous la possédons aujourd’hui, à celles qu’imposait à notre flotte, sous le premier empire, le dépérissement rapide que la pénurie de nos finances et l’absence des bois du Nord, arrêtés à l’entrée de nos ports par les blocus, ne nous laissaient pas la faculté de conjurer. Grandeur et misère, voilà quelle était, en 1808, notre situation. Si les côtes de chêne faiblissaient, les cœurs de fer, heureusement, tenaient bon ; la pourriture ne les atteignait point. Je voudrais inculquer à nos jeunes officiers le respect de leurs glorieux ancêtres. Honneur aux ouvriers qui surent tirer parti de si mauvais outils ! Ne vous semble-t-il pas qu’on n’a point rendu suffisamment justice à la malheureuse marine de la république et de l’empire? Elle a vraiment accompli des miracles. La vérité vaut mieux ici que la légende.

A partir du 26 février, les vents commencèrent à hâler le nord. La frégate était entraînée au sud-est par des courans dont la vitesse fut évaluée à 26 milles environ par vingt-quatre heures. Contrariée, tantôt par la brise, excessivement variable, tantôt par le calme, la Sémillante n’avançait que lentement et péniblement vers la ligne. Le 16 mars, cependant, elle finit par atteindre le méridien de 86 degrés. Le capitaine Motard « fit mettre la route au nord. » Il pensait que la mousson le porterait, avec vent sous vergues, à une distance convenable de Pointe-de-Galles. Son espoir ne fut pas trompé. Les vents lui permirent assez généralement de faire de petits bords au nord-ouest et au nord-est. Le 12 mars, il avait changé d’hémisphère : il se trouvait par 2° 50’ de latitude nord et 83° 32’ de longitude est. La mousson commençait à se faire franchement sentir : la route fut fixée au nord-ouest. On sortait des parages habituellement déserts. L’occasion de montrer ce qu’une longue traversée bien employée peut faire d’un équipage, au départ complètement novice, ne devait pas tarder à se présenter.

« Le 15 mars 1808, à la pointe du jour, raconte le capitaine Motard, nous aperçûmes une voile dans l’est-sud-est, c’est-à-dire presque derrière nous. Je fis à l’instant virer de bord pour lui donner la chasse. Nous la reconnûmes bientôt pour un trois-mâts courant comme nous. Le vent joua beaucoup de l’est-nord-est au nord-nord-est. Ces changemens me furent défavorables. A huit heures, le bâtiment chassé était beaucoup au vent. Nous mîmes le pavillon anglais de l’escadre rouge, en tirant un coup de canon. A huit heures un quart, un second coup de canon fit mettre le bâtiment étranger en panne. Il hissa en même temps le pavillon anglais. Nous changeâmes d’amures : à neuf heures, ayant arboré cette fois le pavillon français, un troisième coup de canon fit arriver sur nous le navire anglais et nous en rendit maître. Je le fis amariner par le lieutenant de vaisseau Roussin. Nous apprîmes ainsi le nom du bâtiment capturé. C’était la Cecilia du port, d’environ 200 tonneaux, venant de Bourbon et allant au Bengale. Je l’expédiai pour l’Ile-de-France, sous le commandement de l’aspirant Rabaudy[17]. A trois heures, la Cecilia fit route au sud-sud-est. De mon côté, je me dirigeai sous toutes voiles à l’ouest 1/4 sud-ouest. Mon intention était de donner un peu de tour à Ceylan pour éviter les croiseurs.

A cinq heures moins un quart, la prise était hors de vue. Nous aperçûmes un bâtiment dans le sud-ouest : on le voyait d’en bas. J’espérai avoir assez de temps pour le visiter avant la nuit, et je fis arriver sur lui avec toutes voiles dehors. Le vent était alors du nord-est à l’est-nord-est, jolie brise, le temps superbe, la mer unie. Au bout d’une demi-heure de chasse, le bâtiment fut reconnu pour un trois-mâts de belle apparence, courant au sud-est, c’est-à-dire les amures à bâbord. Je fis gouverner au sud ¼ sud-est pour lui couper le chemin. A cinq heures et demie, je fis hisser les couleurs anglaises et tirer un coup de canon pour le faire mettre en panne. Il n’en fit rien et continua sa route. Plusieurs coups de canon suivirent le premier et n’eurent pas plus de succès. La nuit survenant nous empêcha de bien reconnaître le bâtiment chassé. »

Ne trouvez-vous pas que le commandant Motard abuse un peu des couleurs anglaises? Il est parfaitement admis que, pour se déguiser, on arbore, en temps de guerre, un pavillon étranger, le pavillon même de l’ennemi. Je ne crois pas qu’il soit loisible, autorisé par les règles du droit des gens, d’assurer, — telle est l’expression reçue, — ces fausses couleurs par un coup de canon. La course, dans ce cas, toucherait à la piraterie. Tout, du reste, est encore confusion et anarchie dans les conventions traditionnelles qui établissent sur mer les relations des belligérans et leurs rapports avec les pavillons neutres. Tant qu’un congrès n’aura pas codifié des coutumes vagues et transmises oralement d’âge en âge, les délicats en fait de point d’honneur courront grand risque de jouer le rôle de dupes. Est-on mieux fixé à l’égard de ces questions sur terre? Nous avons vu récemment le vainqueur, abusant des gages trop nombreux qu’il avait entre les mains, faire renaître des droits qu’on croyait dès longtemps périmés, et tirer de l’arsenal où sommeillaient depuis plus d’un demi-siècle les vieilles lois de la guerre des brutalités et des exigences qui lui ont été fort utiles, mais qu’il eût payées cher, si nous avions été en mesure d’exercer des représailles. Effaçons ce souvenir, ne laissons pas la civilisation, sous prétexte de revanche, rétrograder vers le passé. La guerre n’a plus aujourd’hui les mêmes raisons d’être qu’autrefois. Tout nous inviterait à la supprimer : ne la dépouillons pas, du moins, de ce caractère chevaleresque qui est l’honneur des temps modernes et qui tend à prévenir, mieux que les traités, des rancunes éternelles.

Le capitaine Motard croyait avoir affaire à un navire de la compagnie : il venait, en réalité, de rencontrer une frégate anglaise, l’égale par le tonnage et par l’armement de la Sémillante, la frégate la Terpsichore, commandée par le capitaine William Augustus Montagne. La Terpsichore se rendait de Pointe-de-Galles à Madras. L’historien de la marine anglaise, William-James, nous affirme, — j’ai déjà constaté le fait, — que la Terpsichore, dans un précédent voyage, avait dû débarquer à Madras ses caronades. Nous verrons bientôt que telle ne fut pas l’impression produite sur le commandant de la Sémillante par les premières volées que le capitaine Montagne lui envoya. James est, la plupart du temps, très exact : je crains fort que ce ne soit ici l’historien anglais qui ait raison. « Tout le mande, écrit Motard au général Decaen, était à son poste de combat, tout bien disposé : nous nous dirigeâmes sur le navire, que nous avions tout lieu de supposer anglais. A sept heures moins cinq minutes, ce navire mit en panne. Nous avions un feu à la corne ; il en avait deux à l’échelle de bâbord. Je fis rentrer les bonnettes, serrer les cacatois, carguer la grand’voile. A sept heures précises, nous nous trouvâmes à portée de voix. Au même instant, le bâtiment éventa, comme nous allions le héler. Je lui fis tirer un coup de canon pour le faire remettre en panne; il répondit par un autre coup de canon, et sa batterie fut aussitôt éclairée. La nôtre l’était déjà; les canonniers suivaient le pointage. J’ordonnai le feu, et toute la volée partit sur l’ennemi. Il nous envoya la sienne : le combat s’engagea de part et d’autre avec la plus grande vivacité. »

J’observe dans ce récit une singulière lacune. N’existait-il donc pas de signaux de reconnaissance pour la nuit? Un feu à la corne, ce n’est pas suffisant pour se faire reconnaître. Deux feux à l’échelle de bâbord, c’est déjà un peu mieux. Je préférerais cependant quelque chose de plus net. Exerçons-nous pendant la paix à prévenir les méprises, car, avec des éperons et des torpilles, la méprise sera la mort[18]. Je voudrais que la guerre n’eût rien, en fait de précautions, à nous apprendre : nous y gagnerions beaucoup de sang-froid. Les anciennes ordonnances prescrivaient de ne pas sortir du port sans avoir ses canons chargés. Je crois la chose, depuis que les pièces se chargent par la culasse, tombée en désuétude. Plus d’un accident l’a discréditée. Des boulets ont été oubliés dans les pièces au moment de faire un salut, et une frégate américaine, entre autres, — les États-Unis, — a tué ou blessé, sans le vouloir assurément, sur la rade de Toulon, plusieurs hommes à bord du vaisseau français le Suffren. J’ai encore vu, de mes propres yeux, un son incrusté dans le mât de misaine de ce bâtiment. Le corps du matelot frappé reposait depuis longtemps en terre sainte ; le son enlevé de sa poche par le projectile étranger restait là pour attester la fatale incurie des officiers américains. Que fût-il advenu si l’événement eût mis en présence sur une rade neutre des haines invétérées? On peut dire que, cette fois, suivant une expression dont on a trop souvent abusé, les canons seraient partis tout seuls. On ne saura jamais à quel point l’ordre et la discipline sont nécessaires à bord d’un navire. Nous en avons toute notre vie si bien senti la nécessité que nous transportons involontairement les idées que nous tenons de notre éducation maritime dans le domaine de la politique. Il nous est difficile de concevoir une société qui « navigue à la part. » Autoritaire! Du quartier-maître au commandant et à l’amiral, tout marin nécessairement le sera un peu.

« Les deux bâtimens, continue le commandant Motard, étaient sous la même voiture, c’est-à-dire tout dehors, excepté la grand’voile et la brigantine. L’ennemi était à peu près par notre travers de tribord et au plus à petite portée de pistolet[19]. Le feu continua à cette distance jusqu’à huit heures quelques minutes. Nous répondions aux hurrahs! de l’ennemi par les cris de : Vive l’empereur! Cependant, m’apercevant du dommage que nous causait la mitraille des caronades de notre adversaire, je résolus de m’écarter d’une centaine de toises, pour diminuer l’effet de cette arme dont la Sémillante n’est pas également pourvue, et je fis mettre la grand’voile. »

La Sémillante, si les souvenirs de l’amiral Roussin, tels que je les ai recueillis de sa bouche, étaient encore fidèles, laissait, par cette manœuvre, que je me garderai bien de blâmer, échapper la victoire[20]. Il y a beaucoup d’illusions dans tous les combats, dans les combats de mer bien plus encore que dans les autres. Que de ruses, que de moyens d’action on prête à un adversaire dont l’imagination n’est pas moins féconde et se met tout aussi aisément en frais ! Le commandant Motard se croit sous la volée d’une batterie de caronades laissée à Madras ; le capitaine Montagne accuse son antagoniste d’avoir déloyalement jeté à bord de la Terpsichore des matières incendiaires. Le feu a gagné un paquet de gargousses et une formidable explosion s’est produite. La 7% la 8% la 9% la 10e pièces de la batterie en restent désarmées. La flamme éclate en divers endroits. Le commandant de la frégate anglaise redoute, dans la confusion du moment, d’être enlevé à l’abordage : il voit, au contraire, tout à coup, à son grand soulagement, la frégate française s’éloigner. Ni Motard ni Montague n’ont pu voir dans le jeu de leur adversaire. C’est ainsi que généralement les choses se passent. A sept heures vingt minutes, au rapport de l’historien anglais, — les horloges anglaises et les horloges françaises ne sont pas d’accord; pour tout le reste, les témoignages ne diffèrent en aucun point essentiel, — à sept heures vingt minutes, la Terpsichore avait éteint l’incendie. Elle fit voiles pour reprendre le combat. A sept heures trente minutes, la Sémillante passe obliquement devant la frégate anglaise et prend lof pour lof les amures à tribord. Imitant la manœuvre de la Sémillante, la Terpsichore vire lof pour lof à son tour. A sept heures quarante-cinq minutes, le feu de la frégate française mollit; à huit heures, il cesse complètement. Tels sont les incidens relevés sur la table de loch du navire que commande le capitaine Montague. Transportons-nous maintenant à bord de la Sémillante. Il s’y passe des événemens dont le capitaine Montague ne se doute pas. Nous avons laissé la frégate française occupée à augmenter la distance à laquelle jusque alors s’était livré le combat. « Le vent avait beaucoup molli, écrit le capitaine Motard; notre distance ne fut prise qu’à huit heures un quart. Pendant ce temps, je faisais tirer les gaillards à mitraille, la batterie à deux boulets ronds. L’extrême proximité des deux bâtimens rendait presque tous les coups assurés. A huit heures, une folle brise nous masqua. Il fallut manœuvrer en conséquence, mais la manœuvre était extrêmement lente, le gréement ayant beaucoup souffert et le pont étant encombré de débris. Le feu néanmoins ne perdait rien de sa vivacité. Nos positions respectives n’avaient presque pas changé ; nous avions seulement un peu plus dépassé le travers de l’ennemi. La mollesse du vent et les avaries paraissaient devoir nous laisser longtemps dans cette situation. En ce moment, à huit heures quarante minutes, je tombai blessé à la tête et à l’épaule. On me porta au poste du chirurgien. »

On a bien raison d’attacher une grande importance à ces combats de frégate à frégate, de leur réserver une place à part dans les annales des guerres maritimes. Ce sont les combats les plus sérieux et les plus meurtriers, — les Horaces et les Curiaces en champ clos. — Qui cédera le premier? Il n’y a pas là de ces raisons convaincantes qui obligent une armée à s’avouer sa défaite. Rien d’extérieur, si ce n’est les mâts qui tombent. Tout se passe dans le cerveau du chef. Il se croit de force encore à vaincre ou se juge irrémédiablement battu. Les têtes froides ont évidemment un grand avantage; les impétueux ont bien aussi leur mérite : ils triomphent sans donner à la réflexion le temps d’ébranler leur fermeté.

La Terpsichore, au dire de William James, avait à peine un bras, une bouline, une amure, une écoute qui n’eussent été coupés par les boulets de la Sémillante; la vergue de grand hunier, la corne de brigantine, étaient brisées, le mât de misaine, le mât d’artimon, avaient également été atteints. Quel massacre, si la Sémillante eût seulement tiré un peu plus bas ! Il ne serait probablement pas resté sur la Terpsichore un homme vivant. On combattait à portée de pistolet, et c’étaient les vergues et les mâts de hune qui souffraient. Vit-on jamais canonniers plus mal inspirés ! Ne les accusons pas cependant : prenons-nous-en à ce fatal ras de métal qui nous a joué, pendant toute la durée de la guerre, de si mauvais tours[21].

Ce ne fut qu’à huit heures quinze minutes, si l’on en croit l’écrivain anglais, que la Terpsichore put songer à poursuivre la Sémillante, qui s’éloignait. Le second du capitaine Motard, le lieutenant de vaisseau Duburquois, nous expliquera les motifs qui le déterminèrent à ne pas prolonger davantage la lutte. « À huit heures quarante minutes, expose-t-il dans son rapport, joint, comme un complément nécessaire, à celui du commandant de la Sémillante, M. Morice, officier de manœuvre, me fit prévenir que le commandant venait d’être porté au poste du chirurgien. Je me rendis aussitôt derrière pour le remplacer ; M. Morice me succéda sur le gaillard d’avant. À mon arrivée sur le banc de quart, le bâtiment que nous combattions était par le travers de nos haubans d’artimon à tribord. Le feu continuait avec beaucoup de vivacité, particulièrement aux pièces de l’arrière, quoique la nuit fût extrêmement noire. » La relation anglaise confirme cette assertion. « Les pièces de retraite de la Sémillante, dit-elle, continuaient de hacher le gréement de la Terpsichore. »

Un combat de nuit est toujours à l’avantage de l’équipage le mieux discipliné. On cite à ce sujet l’opinion du capitaine Jervis, le futur vainqueur du combat de Saint-Vincent, l’amiral dont les leçons ont le plus profité au vainqueur de Trafalgar. Appelé par l’amiral Howe à donner son avis sur le moment où il convenait d’attaquer la flotte française qui couvrait, en 1782, le siège de Gibraltar, Jervis se prononça pour une action de nuit, se fondant sur la supériorité de discipline des équipages anglais. Il est certain que l’obscurité peut encourager bien des faiblesses. J’ai entendu raconter qu’une frégate française, la Sultane, si j’ai bonne mémoire, n’aurait peut-être pas été prise, en 1814, si les fanaux de sa batterie ne se fussent éteints sous la commotion produite par la canonnade. De la lumière ! beaucoup de lumière !.. voilà ce qu’il faut aux Français. Ils n’ont pas plus de goût qu’Ajax pour les ténèbres.

« Je distinguai bientôt, poursuit le lieutenant de vaisseau Duburquois, que l’ennemi avait le dessein de venir sur bâbord ; car il serrait peu à peu le vent de ce côté. Je voulus parer à ce mouvement qui exposait notre poupe, et j’ordonnai d’imiter promptement la manœuvre de l’ennemi. Je dis à M. Roussin, commandant de la batterie, de faire mettre tout le monde aux pièces de bâbord. Malheureusement, il n’y eut qu’une partie de cet ordre qui put être exécutée : la manœuvre des voiles ne put être faite ; tous les bras de tribord étaient rompus. Les gabiers me prévinrent en même temps que cinq grands haubans étaient coupés à bâbord. Il y en avait également deux de moins au mât d’artimon. Ces avaries rendaient impossible l’exécution de l’ordre donné de tenir le vent. Je pris donc le parti de rester comme j’étais auparavant et de courir vent arrière, pour laisser aux gabiers le temps de repasser les bras. »

Les gabiers ! c’est par eux, plus encore que par les canonniers, que nous péchions. Les meilleurs peuplaient les pontons : ils s’étaient fait prendre sur les corsaires. Que de fois j’ai entendu mon père, j’ai entendu l’amiral Lalande, maudire ces expéditions d’aventure qui épuisaient les dernières ressources de notre inscription maritime, la plus belle pépinière d’hommes de mer que nation moderne ait jamais possédée ! Ce précieux legs de la monarchie s’en allait en détail, sans profit pour personne, pas plus pour les corsaires eux-mêmes que pour l’état. Il n’y a pas à le nier : un navire sans mâture est un navire perdu. L’ennemi peut tourner autour de lui tout à son aise et l’accabler de projectiles, pendant qu’il n’aura pas une pièce en mesure de répondre. On comprend donc fort bien l’inquiétude du lieutenant Duburquois lorsqu’il apprit que ses mâts chancelans n’étaient plus soutenus que par l’appui précaire d’un ou deux haubans. La manœuvre qu’il commanda était tout indiquée : on en imaginerait difficilement une autre. Nous avions eu un instant la victoire dans les mains : l’occasion fut manquée, quand le commandant Motard crut devoir augmenter sa distance. Il n’était pas aisé de la ressaisir.

« L’ennemi, nous apprend le commandant intérimaire de la Sémillante, avait achevé son mouvement, sans essayer cependant d’en profiter. Il tenait le vent. Bientôt il ne tira plus. Quelques minutes avant neuf heures, nous étions hors de portée. Nous cessâmes le feu de nos canons de retraite. » Les Anglais ont également constaté cette phase importante de l’engagement; seulement, ils l’ont reportée à dix heures du soir. « A minuit, nous apprend William James, les deux frégates étaient à 1 mille 1/2 l’une de l’autre. L’équipage anglais dormit aux postes de combat. »

Le lieutenant de vaisseau Duburquois ne pouvait se dissimuler la gravité de la situation. « Je profitai, dit-il, de ce moment de relâche pour connaître nos avaries et les réparer. Je fis monter deux hommes de chaque pièce, afin qu’ils vinssent en aide aux gabiers. J’ordonnai en même temps aux différens maîtres de s’occuper chacun de son détail et de me rendre compte immédiatement du dommage qu’ils y trouveraient. Le chirurgien-major me prévint, de son côté, qu’il y avait 22 hommes hors de combat. » Les pertes de l’ennemi étaient plus considérables encore : naturellement on l’ignorait. Sur un équipage de 180 hommes, la Terpsichore comptait 21 hommes tués, dont un lieutenant, et 22 blessés. Deux de ces hommes succombèrent plus tard à leurs blessures. La Terpsichore cependant se disposait à reprendre, dès qu’elle le pourrait, l’offensive. Les traditions de la marine anglaise, à cette époque, lui en faisaient une loi. Le capitaine eût été coupable qui se fût contenté de repousser l’attaque d’une frégate française : il était tenu, sous peine dépasser devant une cour martiale, d’essayer, à tout risque, de la prendre. Plus d’un se trouva mal de cette obstination; d’autres lui durent une victoire remportée contre toute probabilité. Les armées de terre offraient le même spectacle : en notre faveur, cette fois. Rien de tel que de bien commencer.

L’état de sa mâture inquiétait surtout, et, disons-le, inquiétait à bon droit, le remplaçant du capitaine Motard. Il pouvait se rappeler que, faute d’avoir su réparer à temps ses avaries, la Piémontaise avait été récemment capturée par le San-Fiorenzo, à la reprise d’un combat qui donnait de meilleures espérances. Le lieutenant Duburquois, dans le rapport que nous avons sous les yeux, insiste avec raison sur les précautions qu’il crut, à ce sujet, devoir prendre. « Mes premiers soins, écrit-il, furent d’assurer le grand mât, qui n’était plus soutenu. Le temps se mit à grains, et il y eut un peu de pluie. Le vent fut alternativement calme et frais de l’est-nord-est. La mer, devenue houleuse, rendait de plus en plus inquiétantes les avaries de nos mâts. Nous avions le cap à l’ouest 1/4 sud-ouest. Je fis prendre peu à peu du sud à la route, pour éviter l’approche de Pointe-de-Galles, où nous avions appris qu’il y avait des croiseurs. »

Rendons-nous bien compte de la situation. Voici une frégate perdue, isolée, au milieu du vaste Océan-Indien. Qu’une voile apparaisse à l’horizon, cette voile sera nécessairement suspecte; la meilleure chance à prévoir, c’est que la voile soit neutre. Pour des secours, il n’en faut point attendre, ni du nord, ni du sud, ni de l’est, ni de l’ouest; on tournerait vainement les yeux vers les quatre points cardinaux. L’espoir de revoir un jour le port réside tout entier dans une marche supérieure assistée d’une mâture intacte. Quand les mâts branlent, quand les vergues fléchissent, fût-on cent fois vainqueur, eût-on renouvelé les prouesses de la Surveillante, eût-on vu l’incendie dévorer le Québec et couché triomphant sur le champ de bataille, il est impossible de ne point songer que peut-être les pontons de Portsmouth ne sont pas loin. « A dix heures, écrit le lieutenant Duburquois, nous courions au sud-ouest : l’ennemi mit à notre route. J’ordonnai de l’observer toute la nuit et de ne pas l’écarter. Sa position au vent à nous le favorisait, en lui faisant sentir le premier la fraîcheur des brises. Nous eûmes très peu d’avantage sur lui. A quatre heures, il n’était pas à une lieue dans nos eaux. Enfin le jour se fit : je reconnus le bâtiment que nous avions combattu pour une frégate. Aucune relâche ne s’offrait à nous ; il n’était aucun lieu qui ne fût beaucoup plus long à atteindre que l’Ile-de-France. Toutes ces considérations me déterminèrent à y aller. Je fis part à M. Motard de mon opinion : il la partagea. Appuyé de son avis, j’ordonnai de faire route. L’ennemi nous suivit de près. Le 19, après midi, plusieurs grains l’amenèrent à un peu plus de deux portées de canon. Le lendemain, quelques boulets que je fis tirer en retraite parvinrent jusqu’à lui. Le vent nous sépara encore. Le 20, me trouvant à près de trois lieues de l’avant, et la brise étant assez fraîche de l’est-sud-est à l’est-nord-est, je vins au sud-ouest, du sud-ouest à l’ouest, puis à l’ouest-nord-ouest ; enfin, à trois heures, au nord-ouest, où je fis gouverner le reste de la nuit. Au jour, nous ne vîmes plus rien du haut des mâts. J’ordonnai de gouverner au sud, pour nous écarter un peu de la partie méridionale des îles Maldives. Le 21, je fixai la route au sud-est. »

Le 12 avril 1808, la Sémillante mouillait au Port-Louis de l’Ile-de-France. Le 7 mai, on la désarmait. On ne dira pas que ce repos n’eût été bien gagné. La pauvre frégate, littéralement, n’en pouvait plus. Que de réflexions suggère cette carrière aventureuse ! La guerre maritime sera toujours une très rude épreuve pour les tempéramens les plus robustes, pour les constitutions le mieux trempées. Au moins faudrait-il la faire dans des conditions d’égalité physique et morale. Ce fut à peine le cas de 1778 à 1783. Depuis lors, nous n’avons connu que des luttes sans espoir, que des combats où nous avions tout contre nous, le matériel, le personnel et le souvenir des rencontres passées. Si les marins de la république et de l’empire revenaient au monde, s’ils pouvaient contempler nos arsenaux regorgeant de richesses, nos rades couvertes de vaisseaux dans la plénitude de leur force et de leur armement, s’ils voyaient surtout ce bon ordre, cette méthode dont ils ne concevaient pas même l’idée, je suis sûr qu’ils s’étonneraient de la modestie de nos ambitions. Et pourtant ce serait folie, selon moi, de vouloir, dans l’état présent de l’Europe, aspirer à l’empire des mers. L’Angleterre a fait de cette domination la condition même de son existence : on ne lui arrachera pas le sceptre, sans que le continent tout entier s’en mêle. J’irai d’ailleurs plus loin : je ne vois pas trop, la chose fût-elle possible, ce que la France aurait à y gagner. Si d’autres le savent, qu’ils nous le disent. Je n’ai donc jamais visé l’Angleterre dans mes méditations. Je n’ai jamais non plus demandé à l’Angleterre d’être notre alliée. Je reconnais, avec regret je le confesse, qu’il n’y a pas entre nous assez d’affinités de race pour qu’un rapprochement durable soit possible. L’Angleterre se souvient trop de son origine saxonne. Je lui demande d’être neutre, d’écarter de son sein les espérances hostiles : mes vœux ne vont pas au-delà. J’espérais mieux avant l’année 1870. Prenons-en notre parti et accommodons à cette situation nouvelle notre politique.

Le 20 novembre 1808, après une campagne de six années passées presque constamment en croisière, le capitaine Motard reprenait enfin la route de France sur sa vieille frégate convertie en « aventurier » et sous la conduite du fameux Surcouf[22]. « Il avait, suivant le témoignage qui lui fut rendu par le Moniteur du 25 février 1809, parcouru un espace de 32,000 lieues dans les mers de l’Inde, soutenu avec succès cinq combats contre des forces supérieures et fait éprouver au commerce anglais une perte d’environ 28 millions de francs. » Hélas ! le commerce anglais n’en était pas à 28 millions près! Sa prospérité date de la guerre acharnée que nous lui avons faite. Si le commandant de la Sémillante eût fait baisser pavillon à la Terpsichore, ce seul fait d’armes sauverait plus sûrement son nom de l’oubli que toutes les dévastations sur lesquelles s’étend avec complaisance le Moniteur : le capitaine Motard marcherait aujourd’hui de pair avec Ducouédic. Il s’en fallut de bien peu que ce résultat ne fût obtenu. Dans tout combat de mer, un boulet, un seul boulet, peut faire tourner la chance. On l’a bien VII, quand l’Alabama et le Kearsage se rencontrèrent dans les eaux de Cherbourg. On le vit également, en 1871, quand le Bouvet et le Meteor combattirent, en vue de la Havane, le combat de deux nations. Aussi faut-il être juste et ne pas marchander la gloire à ceux qui font bravement leur devoir. Le combat de la Terpsichore et de la Sémillante mérite d’occuper une place très honorable dans nos fastes maritimes. Nous comptons, après tout, beaucoup de ces belles journées. Ce qui nous manque, c’est le trophée : nous ne l’emportons pas aussi souvent que nos rivaux. Ils n’ont peut-être pas notre élan, — bien que l’english pluck ait aussi sa valeur ; — nous devrions leur emprunter leur ténacité. La ténacité, c’est la qualité anglaise par excellence. Leur structure physique elle-même en porte l’empreinte. Ils ont, qu’on me passe l’expression, la mâchoire du boule-dogue : le morceau qu’ils ont saisi, ils ne le lâchent plus. Mon père, — je l’ai dit bien souvent ; qu’il me soit permis de le répéter encore, — mettait la prise d’une frégate anglaise au-dessus de toutes les actions de guerre que l’histoire se plaît à célébrer. Ce fut toujours pour lui le comble de la gloire. Tel est l’immortel honneur que l’année 1810 réservait aux Duperré et aux Bouvet.

L’empire, quand il s’agissait de la marine, n’était pas prodigue de ses faveurs. Il lui tenait en quelque sorte rigueur, et l’empereur ne cessa jusqu’à son dernier jour de l’accuser de ses déceptions. Quel dévoûment cependant on rencontrait dans les rangs de cette flotte si souvent sacrifiée ! Quel enthousiasme, je ne dirai pas pour la patrie seulement, mais pour la personne du souverain! j’ai vu ce sentiment poussé jusqu’à l’idolâtrie ; je l’ai trouvé dans ma propre famille, vivace encore, quand déjà on le sentait s’évanouir peu à peu dans l’armée. Le capitaine Motard reçut, pour prix de ses services, le titre de baron, avec une dotation. On le nomma commandeur de la Légion d’honneur; on ne l’éleva pas au grade de contre-amiral. Le commandant de la Sémillante se tint pour amplement récompensé. Il était cependant capitaine de vaisseau depuis le 1h septembre 1803. En 1811, on lui confia le commandement de « l’école spéciale de la marine, » établie à Toulon. Pouvait-on placer de jeunes élèves sous une meilleure direction? Pouvait-on leur offrir un plus digne modèle à suivre? Instruction solide, distinction de manières et d’esprit, courage à toute épreuve, rien ne manquait au baron Motard. Mais bientôt la marine ne fut plus qu’une armée de réserve. L’empereur prit l’habitude d’y puiser à pleines mains des soldats. Le 11 septembre 1811, le capitaine de vaisseau Motard fut désigné pour commander, en qualité de colonel-major, l’équipage des marins de la garde impériale. Il avait alors quarante ans. Il passa en Allemagne : sa santé ne lui permit pas d’achever la campagne de Russie. Il dut rentrer en France et fut, sur sa demande, admis, le 25 novembre 1813, à prendre sa retraite.

La restauration le nomma contre-amiral honoraire. Il est mort à Honfleur, le 25 mai 1852, âgé, par conséquent, de quatre-vingt-un ans. Les fatigues de la mer, on le voit, ne tuent pas plus sûrement que les lits de plume. Bouvet lui-même, le glorieux Bouvet, ne terminera sa brillante existence que le 18 juin 1860, dans sa quatre-vingt-cinquième année.


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er février 1886, l’étude intitulée : la Marine de 1812, d’après les souvenirs inédits de l’amiral Baudin.
  2. Voyages et combats, par Eugène Fabre, sous-directeur au ministère de la marine, 1886. Excellent ouvrage dont je ne saurais trop recommander la lecture. Jamais les archives de la marine n’avaient été fouillées avec autant de conscience, de patience et de fruit.
  3. Voyez la préface de l’ouvrage que j’ai publié récemment sous ce titre : les Corsaires barbaresques ; Plon, Nourrit et C°, éditeurs.
  4. Voyez, dans la Revue du 1er février 1886, page 608, l’embarquement de l’enseigne de vaisseau Baudin à bord de la Sémillante.
  5. Les archives départementales de la Côte-d’Or ont conservé l’ordre d’arrestation du père de l’amiral, — Edme Roussin, procureur au parlement de Dijon. — On m’assure qu’elles n’ont pas gardé trace de l’ordre d’élargissement. A Dijon, comme dans le reste de la France, l’année 1793 et la première moitié de 1794 furent marquées par les plus horribles excès. La Convention y dépêcha Léonard Bourdon et Bernard de Saintes. L’intervention de ces proconsuls était superflue : la société populaire dominait déjà la ville et le département tout entier. « Elle faisait tout trembler, dit le député Calés, envoyé comme pacificateur à la fin de 1794. Corps administratifs, citoyens, districts voisins, tout était soumis à ses lois, et trois ou quatre hommes lui en donnaient à elle-même. » Le maire, que ses partisans, fiers de ses prouesses, nommaient entre eux « le petit roi de Dijon, » professait « qu’en temps de révolution il n’y a plus de loi. » La guillotine était en permanence sur la place du Morimond; les prisons regorgeaient de prévenus. Pour les vider plus vite, on prit le parti d’envoyer à Fouquier-Tinville des charretées de détenus Rien n’égale le cynisme des mandats d’arrêt. On en trouve comme celui-ci : « Il sera arrêté et sa femme, s’il en a une. » Les terroristes appelaient la gendarmerie, le bourreau et le prévenu en même temps. Ils assistaient aux exécutions en cérémonie, précédés d’un tambour. C’était, on le voit, la mise en pratique de cette phrase sinistre : «Qu’avez-vous besoin d’en savoir si long? Le nom, la profession, la culbute, et voilà le procès terminé. »
  6. Voyez, dans les Souvenirs d’un amiral, t. II, p. M. la prise de la frégate la Franchise, par une escadre anglaise.
  7. Voyez, dans la Revue du 1er septembre 1885, l’article intitulé : les Vieux amiraux.
  8. Voyez le Voyage de la corvette « la Bayonnaise » dans les mers de Chine; Plon, imprimeur-éditeur, t. I, p. 175 à 204, et t. II, p. 74 à 242. — Voyez aussi le rapport de mer à la fin du second volume.
  9. Voyez, dans l’ouvrage intitulé : Souvenirs d’un amiral, t. Il, p. 127 à 118, le Combat des Sables-d’Olonne ; librairie Hachette et C°.
  10. Le Port-Napoléon était le nouveau nom donné par le nouveau régime au Port-Louis.
  11. L’ancien Grand-Port.
  12. Un transfuge écossais, le fameux Paul Jones, forma, dit-on, le projet, au début de la guerre de 1778, d’enlever, pendant qu’il était aux eaux de Bath, le roi George III d’Angleterre, Cooper a fait de cette aventure, qui, disons-le bien vite, n’aboutit pas, la base d’un merveilleux roman maritime : le Pilote. Je ne sais s’il existe une traduction bien exacte du livre de Cooper. J’engage tous ceux qui ont quelque connaissance de l’anglais à le lire dans le texte original. Cette attrayante lecture est un vrai régal de marin.
  13. Voyez, dans la Revue du 1er février 1886, l’article intitulé : la Marine de 1812, p, 608.
  14. Voyez, dans la Revue du 1er février 1886, p. 608 à 611, la relation de la croisière maintenue par la Sémillante à l’entrée du détroit de Malacca, au mois de juillet 1807.
  15. Voyez, dans la Revue du 1er février 1886, p. 608, l’opinion de l’amiral Baudin à ce sujet.
  16. Il existait, à bord des frégates et des vaisseaux, deux soutes à poudre distinctes : la soute de l’avant et la soute de l’arrière. On appelait apprêté la provision des gargousses remplies à l’avance. Cette provision, très restreinte avant l’invention des caisses de cuivre à fermeture hermétique, ne dispensait pas, quand l’action se prolongeait un peu, de remplir pendant le combat, au fond des soutes, de nouvelles gargousses. Il est même arrivé quelquefois, m’assurait l’amiral Lalande, qu’on en vînt à charger les pièces « à la cuiller. » Comment s’étonner alors de la fréquence des incendies ? Rappelons-nous le combat du Québec et de la Surveillante.
  17. Voyez, dans la Revue du 1er février 1886, p 611, la prise de la Cecilia.
  18. À ce propos, ne trouverez-vous pas indispensable de mettre, dès aujourd’hui, par un règlement international, les navires de commerce en mesure de se distinguer, pendant la nuit, des navires de guerre? Ces bâtimens devraient accuser leur qualité de non-belligérans par une marque distinctive des plus apparentes, par une disposition quelconque des mâts, des vergues ou de la coque, sur laquelle il fût impossible de se méprendre. « Les navires de guerre, dira-t-on, sous prétexte de se déguiser, n’emprunteront-ils pas cet emblème protecteur. » Ils s’en garderont bien, je l’espère, car il existe encore de l’honneur en ce monde. Le capitaine qui oserait se permettre une semblable félonie deviendrait, — la chose n’est pas douteuse, — l’objet de la réprobation générale. pour ma part, je n’hésiterais pas à l’envoyer au bagne. Avisez! il en est encore temps. Avisez ! si vous ne voulez pas que les mers se transforment en coupe-gorges.
  19. A 100 mètres, suivant James.
  20. Voyez, dans la Revue du 1er février 1886, p. 611, le combat de la Sémillante et de la Terpsichore.
  21. Page 594, ligne 37. au lieu de de l’axe, lisez du ras de métal.
  22. Voyez, dans la Revue du 1er février 1888, p. 613, le retour de la Sémillante à Saint-Malo.