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Les Cinquante (Ivoi)/p01/ch11

La bibliothèque libre.
sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 89-101).


CHAPITRE XI

L’enterrement de Mlle {{{1}}}[1]


Le 17 janvier 1815, Paris se réveilla paisiblement comme à l’ordinaire.

Rien ne semblait annoncer une émeute. Les feuilles quotidiennes chômaient de nouvelles politiques, et l’événement du jour était l’enterrement de Mlle Raucourt, de la Comédie Française.

En articles compendieux, les publicistes rappelaient la brillante carrière de l’artiste, née en 1763, décédée le 15 courant, sa charité inépuisable, dont tous les malheureux de la paroisse Saint-Roch avaient ressenti les effets.

Le grand Talma devait conduire le deuil.

En un mot, on annonçait au populaire un cortège curieux, où se coudoieraient tout ce que Paris comptait de notabilités artistiques, littéraires, scientifiques, militaires, etc.

On sait combien les badauds de la capitale sont friands de tels spectacles. Il semblait donc que toutes les luttes de partis feraient trêve, et que la population entière formerait la haie, sinon respectueuse, du moins intéressée, sur le parcours compris entre l’appartement de la défunte, l’église Saint-Roch et le cimetière du Père-Lachaise.

Pourtant un observateur attentif eût bien vite reconnu que la tranquillité n’était qu’apparente.

Par les rues vaguaient des groupes de deux, trois, quatre personnages, que leurs costumes élimés mais rigoureusement propres, leurs physionomies, leur allure, désignaient comme d’anciens officiers. Les demi-solde, qui inquiétaient les Tuileries, étaient tous dehors, causant à mi-voix avec animation, se taisant lorsqu’un curieux s’approchait d’eux.

Puis l’on remarquait aussi des ouvriers, des bourgeois, des commerçants stationnant au coin des rues, échangeant des signes avec les passants.

Or, à l’angle de la rue de la Sourdière et de la rue Saint-Honoré, presque en face du péristyle de l’église Saint-Roch, deux hommes causaient. Tous deux portaient le costume de bourgeois aisés, mais leurs visages énergiques et fiers juraient avec leurs modestes habillements.

— Alors, Bobèche, disait le plus jeune, tu es sûr qu’Espérat a reçu ta lettre ?

— Combien de fois faut-il te répondre : oui, mon vieux Henry.

— Autant qu’il sera nécessaire pour me convaincre.

— Alors, je te répète, mon histoire. Le juge, M. Tillois, qui est chargé de l’instruction de l’affaire de notre jeune ami, demeure rue de la Sourdière.

— Oui.

— Donc, si l’on conduisait aujourd’hui le prisonnier de la Conciergerie chez M. Tillois, son escorte passerait sûrement ici, devant Saint-Roch.

— En effet. Il n’y a pas d’autre chemin.

— Jusque-là, mon vieux Henry, nous sommes d’accord. Je continue. Hier le geôlier Navedan, qui est un de nos affiliés, a remis au captif un billet ainsi conçu :

« Mon cher Espérat, demandez à être conduit demain chez M. Tillois. Déclarez que vous avez des aveux à lui faire, aveux que vous voulez confier, non au magistrat, mais à l’homme privé. Soyez très affirmatif, il est indispensable que vous vous conformiez à ces instructions. »

Henry haussa les épaules :

— Tout cela est fort bien, mais après, après ? Tu ne comprends donc pas, mon cher Bobèche, que nous avons une occasion inespérée de délivrer Espérat, que si elle manque, nous ne la retrouverons peut-être jamais ; et j’aime Espérat comme moi-même, il est mon frère… d’adoption. Et avec une mélancolie soudaine.

— L’adoption c’est sa vie. M. Tercelin, son père adoptif. Il n’a connu, hélas ! son père réel…

— M. de Rochegaule ?

— Que pour recevoir son dernier soupir.

— J’étais là.

— Oui, oui, je me souviens. Il y avait aussi d’Artin, ce gentilhomme que lui, Espérat, aurait été si heureux de pouvoir considérer comme son frère aîné, il ne l’a pas voulu, il est son impitoyable ennemi. Il y avait aussi Lucile, la pauvre insensée, la seule personne qui m’ait accordé une part d’affection. Nous sommes traqués, Espérat est prisonnier, Lucile, folle. Seul d’Artin triomphe. Ne semble-t-il pas que le malheur frappe sans relâche ceux aux côtés desquels je combats. Il y a des instants où je me demande si je ne suis pas jettatore, comme on dit en Italie. Voilà pourquoi je tremble à cette heure.

Le pitre serra vigoureusement la main de son interlocuteur. Son joyeux visage exprimait l’émotion. Cependant ce fut avec des inflexions de voix burlesques, empruntées aux parades des tréteaux, qu’il reprit :

— Mon vieux, la bouche doit s’ouvrir seulement pour manger ou pour rire ; donc ferme à double tour et laisse-moi parler. Espérat a reçu ma lettre, il a demandé à être conduit en ce jour chez M. Tillois. Sa requête a été favorablement accueillie. Ergo, il passera ici dans la journée, et le reste nous regarde.

Avant que le frère adoptif de Milhuitcent eût formulé de nouvelles objections, un homme, couvert d’un ample manteau, les cheveux et la barbe rouges encadrant une face de type cosaque, parut sur les degrés de l’église.

— Tiens, voilà Ivan Platzov, murmura Bobèche.

Le pope, c’était bien lui, mit la main au-dessus de ses yeux pour les protéger contre la lumière crue du jour, parut chercher un instant, puis se dirigea vers les deux causeurs.

— Eh bien ? questionnèrent ceux-ci d’une seule voix.

Dominus est gladium meum, répondit le russe d’une voix sonore, le Seigneur est mon glaive.

Mais baissant la voix :

— Je viens de voir le curé de Saint-Roch, Spes fidei, rempart de la foi.

— Qu’a-t-il dit ?

— Il m’a reçu comme un hérétique, pastor infidelium.

— Mais encore ?

— De la voix et du geste, rostro et unguibus serait plus juste, il m’a déclaré que les portes de son église ne s’ouvriraient pas devant la dépouille mortelle de Mlle Raucourt.

Les auditeurs d’Ivan eurent un mouvement de joie.

— Est-ce vrai ?

— Impertinente est la question adressée à moi, flambeau de vérité, veritatis lux, mais je vous accorde l’absolution, car le péché d’insolence ne fut pas dans votre pensée.

— Au fait ! Au fait, interrompit Henry avec impatience.

— J’y arrive, mon fils, j’y arrive. Mlle Raucourt a rendu l’âme comme comédienne, elle n’a point renié le théâtre et ses pompes, donc l’église lui sera refusée et elle sera inhumée en terre non sainte ; l’excommunication pèse sur les comédiens.

Sans doute, le disert Ivan allait continuer à arrondir les périodes oratoires. Il n’en eut pas le loisir.

— Vite, pope, murmura Henry, communiquons la nouvelle à nos amis. Acheminement rétrograde vers l’ancien régime ; mépris des libertés conquises par le peuple, de l’égalité de tous devant la loi et la religion. Le peuple veut que Saint-Roch reçoive Mlle Raucourt.

Tandis que ces répliques s’échangeaient, la foule avait grossi peu à peu. Les trottoirs s’étaient couverts de curieux.

Certes, il y avait là des badauds inoffensifs, mais le plus grand nombre des curieux présentait les apparences les plus militantes.

Demi-solde, conspirateurs, voilà ce qu’une police bien faite aurait lu sur maint visage.

Quiconque eût assisté aux réunions du Clos Noir, eût reconnu là le colonel Faberot, le menuisier Capeluche, le sous-officier Lanfait, le citoyen Paunier, qui s’agitaient ferme au milieu des oisifs.

Henry avait couru à un groupe composé de Tercelin, de l’abbé Vaneur, du capitaine Marc Vidal.

— Les Cinquante sont là ? dit-il.

— Oui, répliqua Tercelin.

— Bien. L’Église repoussera la Raucourt.

— Est-ce sûr ?

— Ivan sort de Saint-Roch.

— Bravo.

Ce disant, l’ancien maître d’école de Stainville leva les yeux vers une fenêtre de la rue Saint-Honoré, derrière laquelle, un homme, le front appuyé à la vitre, regardait ce qui se passait.

Tercelin lui adressa un signe de la main. L’autre riposta par un geste affable.

— M. de La Valette nous invite à agir, expliqua alors le magister.

— Agissons donc.

Le groupe se disloqua comme par enchantement. Chacun de ceux qui le composaient, s’engouffra dans la foule. On entendit des murmures, des chuchotements.

— Raucourt n’aura pas de messe.

— La tyrannie religieuse d’autrefois, alors.

— Oui, on accepte les aumônes d’une comédienne.

— Mais on lui refuse l’église.

Puis un grand silence se fit, au milieu duquel on entendit une voix nasillarde clamer :

— Qui n’a bas son métaille ?… Foyez, achetez le métaille, soufenir des obsèques de Matemoiselle Raucourt.

C’était le brocanteur Abraham Gœterlingue qui, tout en conspirant, trouvait le moyen de gagner de l’argent.

Décidément toute l’assemblée du Clos Noir était là. Il n’en manquait pas un.

Cependant les conversations avaient repris.

On se montait peu à peu contre le clergé de Saint-Roch, qui prétendait refuser ses prières à la bonne, la charitable Raucourt.

De sourdes menaces grondaient, répétées, amplifiées :

— On verra bien qui aura le dernier mot.

— Entre les morts, il n’y a pas à choisir.

— Il n’y a qu’un Dieu pour tout le monde, alors pourquoi veut-on fermer sa maison à une catégorie de citoyens ?

— Pauvre Raucourt ! On la trouvait bonne chrétienne pour les aumônes, mais mauvaise pour les principes.

— Si le peuple supporte cela, il est mûr pour toutes les servitudes.

— Il ne le supportera pas.

Soudain un bruit passa sur la foule. Le cortège était signalé.

Tout se tut.

Lentement le char mortuaire avançait. La cohue compacte grouillait sur les trottoirs, débordait dans les rues de la Sourdière, des Moineaux, qu’elle barrait complètement.

À ce moment un carrosse fermé, venant de la direction des Tuileries, s’engageait dans la rue Saint-Honoré.

Quatre gendarmes à cheval l’escortaient.

— Place, criaient-ils, place. Service du roi.

Les badauds se rangeaient de mauvaise grâce.

Cependant la voiture était parvenue en face de l’église Saint-Roch. Là, il lui fut impossible d’aller plus loin.

Un barrage humain s’opposait à son passage. En vain l’escorte hurla :

— Place ! Place !

Personne ne bougea.

Bien plus un jeune homme s’avança et mettant la main sur la bride des chevaux.

— Le service du roi doit céder le pas au service de Dieu !

C’était Henry.

Comme un mot d’ordre sa phrase fut répétée par mille voix.

Le cocher consulta les gendarmes. L’un de ceux-ci se pencha sur sa selle et adressa quelques paroles à un personnage invisible à l’intérieur du carrosse.

— Attendons, répondit-on assez haut pour être entendu des curieux les plus rapprochés, nous continuerons après le défilé.

Les gendarmes encadrèrent le véhicule, la botte contre les roues.

Comme tous, ils regardèrent. Plus personne n’avait l’air de s’inquiéter d’eux. Le funèbre chariot s’arrêtait devant les degrés de l’église.

Déjà les porte-morts se disposaient à tirer la bière du véhicule sombre, quand une entrée latérale du temple s’ouvrit, livrant passage au curé de Saint-Roch, suivi de son clergé.

Du haut des degrés, adossé au portail clos, le prêtre demanda :

— Que voulez-vous, vous qui frappez à la maison du Seigneur ?

— La messe pour Raucourt, glapit un organe faubourien, dans lequel on eût reconnu une similitude frappante avec celui de Capeluche.

— La messe, oui, la messe pour la Raucourt, répéta la foule.

Mais le prêtre secoua la tête :

— Le temple ne peut s’ouvrir à la dépouille profane d’une comédienne. Le ministre du Très-Haut ne saurait prononcer sur elle une prière sacrilège.

Des cris, des vociférations répondirent à ce hautain défi.

Mais tout à coup le silence se fit. Un homme avait gravi les degrés, et debout devant le curé, il parlait.

Grand, la face énergique et puissante, taillée à la romaine, il y avait
chez ce personnage une ampleur tragique, une autorité dominatrice.

On le reconnut.

— Talma ! C’est le grand Talma, murmura-t-on parmi les spectateurs !

Talma, la gloire de la Comédie-Française, Talma que l’on a surnommé le Napoléon de la scène.

— Prêtre, dit-il, prends garde. Que signifie l’ostracisme dont tu prétends frapper Raucourt. Est-ce un retour vers l’ancien régime, irrémédiablement condamné par la volonté du peuple ? Veux-tu voir renaître les querelles religieuses ?

— J’obéis à ma conscience, essaya de clamer son interlocuteur.

Mais Talma le foudroya du geste :

— Ta conscience, prêtre. Elle se manifeste tardivement. Elle sommeillait donc, lorsque tu acceptais les larges aumônes de notre camarade, lorsque les pauvres exprimaient leur reconnaissance, lorsque, non content de ce qu’elle t’apportait, tu allais chez elle, lui demander davantage, toujours davantage. Que viens-tu parler de ta conscience, toi qui connus sa générosité, toi qui pourrais t’acquitter par une simple prière ?

— Dieu ne le permet pas.

— Dieu ? Quel Dieu ? Il me semblait que le Dieu des chrétiens était fait de bonté, d’amour, de pardon. Me suis-je trompé ? Celui que tu représentes est-il sans pitié ?

La voix du grand tragédien sonnait étrangement aux oreilles de la foule, silencieuse et recueillie.

Une émotion poignante secouait les curieux.

Les gendarmes eux-mêmes oubliaient la voiture mystérieuse qu’ils escortaient. Tout au spectacle, ils ne s’apercevaient pas que des hommes se glissaient entre eux et le véhicule, dont peu à peu leurs montures, subissant en apparence les remous du populaire, étaient écartées.

Talma leva le bras.

— Je prends le Très-Haut à témoin que nous sommes ses serviteurs. Il faut donc que l’église rende les derniers devoirs à celle qui n’est plus. Mais nous sommes aussi les sujets du roi. Le roi est juste, c’est à lui que nous allons demander s’il admet que l’on crée une catégorie de parias parmi les Français. Forts de son appui, nous reviendrons ouvrir ces portes fermées, embraser les cierges des autels, faire retentir les voûtes sonores de nos prières pour Raucourt.

Puis se tournant vers la foule :

— Aux Tuileries, mes amis, réclamons justice au roi.

De toutes parts s’élevèrent des rugissements :

— Aux Tuileries. Aux Tuileries.

Une formidable poussée se produisit. Les gendarmes furent emportés par le courant. La voiture se trouva sans défenseurs.

Alors une manœuvre étrange s’exécuta. Le cocher, brusquement arraché de son siège, roula sur le trottoir. Les portières, ouvertes soudainement, permirent d’apercevoir un instant deux hommes assis à l’intérieur. L’un était un policier, dans l’autre on aurait reconnu Espérat.

Dix bras maintinrent le premier. Quant au second, il fut enlevé de sa banquette et noyé dans la foule.

Cet enlèvement avait duré si peu de temps qu’à peine les badauds les plus proches l’avaient remarqué.

Quand le policier, enfin libre de ses mouvements, sauta hors de son véhicule, ses regards rencontrèrent seulement le cocher qui cherchait à se débarrasser de la poussière dont il était couvert. Le prisonnier avait disparu.

Espérat, tiré, porté par ses libérateurs, avait été poussé dans le couloir de la maison, à l’une des croisées de laquelle M. de La Valette s’était montré tout à l’heure.

Là, il avait pu se reconnaître.

Autour de lui, Henry, Bobèche, Tercelin, l’abbé Vaneur, Marc Vidal, se pressaient, le cachant à tous les yeux.

Il pétrit dans ses doigts tremblants les mains tendues vers lui.

— Oh ! Henry, mon frère d’adoption, il était donc écrit que tu devais me sauver.

— Chut, fit l’interpellé… montons. M. de La Valette t’attend. Un déguisement… un passeport.

— Un passeport, vous avez donc l’intention de m’éloigner ?

— Naturellement. Tu es trop connu à Paris maintenant pour y être tranquille. Du reste, le conseil en a décidé ainsi ; partant, pas de discussion.

Le fugitif haussa les épaules comme pour dire :

— Nous verrons bien.

Mais il ne jugea pas à propos de discuter et s’engagea dans l’escalier.

Au second étage, une porte était entrebâillée.

Elle s’ouvrit à l’approche des visiteurs, laissant passer la tête énergique de M. de La Valette.

— Voici Espérat, fit Henry en baissant la voix.

— Bien, qu’il entre. Et vous autres, mes amis, retournez à vos postes. Chauffez les colères. Ce curé de Saint-Roch a bien travaillé pour nous. Il a semé la haine parmi tout ce qui pense, tout ce qui chante à Paris. Les poètes sont dorénavant avec nous, et les poètes sont les véritables conducteurs des peuples.

Espérat voulut se jeter au cou d’Henry, mais déjà la porte s’était refermée, et M. de La Valette l’entraînait en disant :

— Venez, mon jeune ami, il s’agit de vous rendre méconnaissable.

Obéissant militairement au chef de la conspiration, Henry et ses amis descendirent l’escalier quatre à quatre.

Dans la rue, une centaine de personnes seulement stationnaient devant l’église.

Elles semblaient en garder l’entrée.

À dix pas, les gendarmes, le cocher, l’agent de police, groupés sur le trottoir, auprès de leur voiture veuve de son prisonnier, discutaient avec de grands gestes.

Les conspirateurs leur adressèrent un regard narquois, puis, allongeant le pas, se dirigèrent vers les Tuileries.

Près du palais, une véritable émeute se produisait. Cris, sifflets, rugissements, alternaient avec les appels irrités :

— Le Roi, le Roi au balcon.

Les émigrés composant les compagnies rouges et la garde n’avaient pas eu le temps de fermer les grilles, et, stupéfaits de l’audace de la foule qui remplissait la cour d’honneur, ils se demandaient comment on allait punir les factieux.

Car, chez les gentilshommes imbus des idées d’avant 1789, incapables de concevoir la société nouvelle, sortie tout d’une pièce du creuset de la Révolution, un peuple réclamant le respect de ses droits était un peuple de rebelles.

Au premier bruit, Messieurs d’Angoulême et d’Artois étaient accourus auprès du Roi.

Tous deux le pressaient de faire charger les émeutiers, de noyer dans le sang l’insolence de la plèbe.

Mais Louis XVIII n’était pas l’homme des moyens violents. Lettré, pondéré d’esprit, il eût probablement restauré définitivement la Royauté en France, s’il n’avait été entraîné par le zèle maladroit de son entourage.

Dans la circonstance, il montra qu’il était capable de conquérir l’esprit populaire.

Soutenu par un officier de ses gardes, il parut sur le balcon.

Aussitôt mille cris de : Vive le roi ! éclatèrent.

Louis XVIII sourit, puis réclamant du geste le silence qui s’établit aussitôt :

— Le roi de France est le père de tous ses sujets. Pourquoi ces clameurs qui feraient croire que vous doutez de la justice de votre souverain ? Parlez. Que désirez-vous, mes enfants ?

Mes enfants ! Ces derniers mots étaient d’une adresse consommée.

Le Français a le cœur tendre ; une bonne parole l’apaise de suite. Aux vociférations succéda un murmure approbateur.

— Que l’un de vous, reprit le roi satisfait de ce premier succès, m’apprenne qui a mécontenté mon peuple.

— Le curé de Saint-Roch, riposta un organe clair qui s’entendit de toute la place.

Louis regarda celui qui venait de parler.

C’était un jeune homme, vêtu en ouvrier, le visage maculé de charbon. C’était Espérat qui, aussitôt déguisé, avait quitté la maison de la rue Saint-Honoré, sans écouter les représentations de M. de La Valette, et qui venait de rejoindre ses amis, terrifiés de son audace.

— Ah ! ah ! mon jeune ami, fit le roi d’un ton bonhomme, c’est toi qui veux être le porte-paroles de mes bons amis les Parisiens. Soit ! expose tes griefs.

La courtoisie du monarque remplit d’aise les assistants.

— Sire, reprit Espérat, Mlle Raucourt, de la Comédie-Française, doit être conduite en ce jour à sa dernière demeure.

— Je le sais, mon jeune ami, et n’était la goutte qui me tient enfermé, j’aurais suivi en personne le cortège, pour rendre hommage au talent de la défunte et de ses camarades du premier théâtre du monde.

Talma et tous les artistes de la troupe s’inclinèrent. Des applaudissements retentirent, mais le roi fit un geste et le silence se rétablit.

— Je suis touché de ce que Votre Majesté a bien voulu dire, poursuivit Espérat. Ses paroles démontrent qu’elle ne partage pas les idées de M. le curé de Saint-Roch.

— Quelles sont donc les idées de M. le curé de Saint-Roch ?

— L’Église, d’après lui, ne saurait admettre le corps d’une comédienne. Prières et terre sainte devraient être également refusées à Mlle Raucourt.

Tous les yeux étaient fixés sur l’hôte du palais. On s’attendait à le voir sursauter, prendre parti pour le desservant rigoriste.

Il n’en fut rien. Le roi haussa légèrement les épaules :

— Je pense, dit-il, que le saint prêtre dont il s’agit est égaré par une dévotion un peu exclusive. Il me semble, moi, que quiconque a reçu le baptême, a droit aux honneurs du culte. Un seul sacrement donne droit à tous les autres.

— Vive le roi, clama la foule transportée !

— Eh bien, mes enfants, poursuivit paternellement Louis, voyons à arranger ce petit différend. Un de mes aumôniers va vous accompagner, et si M. le curé de Saint-Roch persiste dans son refus, mon aumônier officiera et accompagnera cette bonne Mlle Raucourt au cimetière.

Du coup, l’enthousiasme devint du délire. Comment n’être pas gagné par cette façon simple, naturelle, bonne enfant pourrait-on dire, de clore l’incident.

Les acclamations montèrent jusqu’au ciel.

Jamais peut-être les cris de : Vive le roi, n’avaient été aussi nourris.

Louis sourit, montra ses jambes enveloppées de laine, et après un salut, rentra dans ses appartements.

Au duc d’Angoulême, au comte d’Artois, il dit avec ce mélange de naïveté et de scepticisme qui formait le fond de son caractère :

— Vous les entendez ? Allez, allez, le peuple de France n’est pas méchant ; il ne mérite pas les verges.

Cependant, un des aumôniers du roi descendait dans la cour d’honneur et les clameurs reconnaissantes redoublaient.

Respectueusement escorté par la foule triomphante, le prêtre parvint à Saint-Roch. Les portes ouvertes, les cierges allumés par les artistes de la Comédie-Française eux-mêmes, l’office des morts commença.

Et Mlle Raucourt eut ainsi la suprême joie, si tant est qu’un pauvre corps glacé par la mort puisse ressentir ce que nous appelons joie, d’obtenir les prières des trépassés et de reposer au Père-Lachaise en terre bénite.

Seuls les conspirateurs n’étaient qu’à demi satisfaits de l’issue de l’échauffourée.

Ils avaient délivré Espérat ; certes, de cela ils étaient contents ; mais le roi, en ce jour, les avait battus sur le terrain de l’émeute, et rien n’endolorit l’âme d’un conspirateur comme un souverain trop adroit.

  1. Mémoires de Capeluche. — Extraits de la Gazette Royale. — Mémoires d’une contemporaine (Ida de Saint-Elme).