Les Colonies pénales de l’Angleterre

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LES
COLONIES PÉNALES

DE L’ANGLETERRE.


L’occupation des îles Marquises, au nom de la France, a fait supposer que le gouvernement avait la pensée de fonder, au milieu de l’Océan Pacifique, un grand établissement pénal. La peine de la déportation existe dans notre code ; le moment serait-il venu de tirer de l’arsenal législatif cette arme rouillée, et de la faire servir la répression des délits ? Les mauvais effets de notre système pénitentiaire, l’insuffisance matérielle de nos maisons de détention, l’accroissement régulier du nombre des criminels, tous ces désordres appellent un changement dans l’action répressive de la société. Le changement doit-il consister dans une mesure qui purgerait notre territoire des malfaiteurs dont il est infesté, pour verser sur un sol étranger et dans un autre hémisphère cette écume de la civilisation ?

On ne saurait contester que l’état de notre régime pénal exige une prompte réforme. La marche ascendante du crime en France a quelque chose d’effrayant. Il se développe avec plus d’abondance que la richesse, et va plus vite que le mouvement de la population. Chaque année, les comptes-rendus de la justice criminelle attestent cette progression fatale et qui ne s’arrête pas. Pour ne citer que les derniers résultats connus, en 1840, le nombre des accusations a excédé de 225, ou de 4 pour 100, la moyenne des trois années antérieures. L’accroissement paraît encore plus sensible si l’on s’attache à la catégorie purement correctionnelle. En effet, le nombre des prévenus de vol simple, qui était de 17,972 en 1839, s’est élevé, en 1840, à 19,531. On en comptait moins de 10,000 en 1826. Ainsi, en quinze années, et pendant que la population s’augmentait à peine d’un quinzième, l’accroissement des délits les plus communs, des vols simples, a été, à peu de chose près, de 100 pour 100.

Il n’entre pas dans le cadre de ces réflexions d’examiner par quel vice de notre organisation civile s’opère cette décomposition déjà menaçante de l’état social ; mais tout le monde s’accorde aujourd’hui à reconnaître que le régime corrupteur de nos établissemens de détention y contribue pour une grande part. Il se tient dans ces maisons une école permanente de crime, et les condamnés qui y étaient entrés avec une moralité douteuse en sortent, presque sans exception, complètement pervertis. La preuve en est dans le nombre croissant des récidives. Les récidives en matière criminelle, qui étaient, en 1839, de 22 sur 100 accusés, se sont élevées, en 1840, à 23 sur 100, et les récidives en matière correctionnelle, qui comprenaient, en 1838, 10,258 prévenus, se sont étendues, en 1839, à 10,661, et, en 1840, à 11,842. En trois années, l’augmentation a dépassé 15 pour 100.

Tels qu’ils sont, ces foyers d’infection ne peuvent plus contenir les détenus que l’on y envoie. La population des bagnes, qui était descendue un moment à 6,000 condamnés, en comptait déjà plus de 7,000 en 1841. Celle des maisons centrales, qui flottait, en 1839, entre 17 et 18,000 détenus, envahit maintenant, faute d’espace, les prisons départementales, qui étaient réservées aux condamnés à moins d’un an de détention. Pour obvier à cet encombrement, l’administration vient de créer une vingtième maison centrale à Vannes, sans l’autorisation et même contre le vœu formel du pouvoir législatif. Mais c’est là un expédient transitoire qui ne dispense pas de chercher des remèdes proportionnés à la gravité de la situation.

Faut-il substituer à nos établissemens de détention des colonies pénales ou des pénitenciers institués selon la règle des États-Unis ? Doit-on entreprendre la réforme des condamnés au sein de la société qu’ils ont troublée par leurs désordres, ou plutôt désespérer de leur amendement et s’en débarrasser par un exil lointain prononcé sans esprit de retour ? Voilà toute la question telle qu’elle se pose aujourd’hui.

La discussion des systèmes pénitentiaires qui sont pratiqués dans l’Amérique du Nord occupe depuis plusieurs années les académies, la presse, les chambres et l’administration. La question des colonies pénales semble, au contraire, avoir échappé à la controverse, et bien qu’elle ait trouvé en France deux historiens[1] qui ne manquent pas de mérite, bien qu’elle ait fait dans la Grande-Bretagne l’objet de plusieurs enquêtes parlementaires, les données qui peuvent en sortir ont encore pour nous tout l’intérêt comme aussi toute l’obscurité de l’inconnu.

Les États-Unis nous ont frayé les voies du système pénitentiaire ; le gouvernement britannique, en établissant des colonies de déportation dans l’Australie, a donné au monde, par les désastres même de cette entreprise, un salutaire enseignement. Nous avons ainsi, pour nous éclairer, l’expérience de deux grands peuples ; il ne s’agit plus que de choisir entre ces exemples, qui nous épargneront du moins les périls de l’innovation.

L’opinion publique a hésité long-temps en Angleterre sur le jugement qu’elle devait porter des colonies pénales. Cette cause a eu ses panégyristes et ses détracteurs, et ce n’est que depuis quelques années que la statistique, apportant ses inflexibles données, a contribué à fixer les incertitudes de l’histoire.

Les colonies pénales de l’Australie existent depuis plus d’un demi-siècle. Pendant près de vingt-cinq ans, le gouvernement britannique les administra sans contrôle ; mais en 1812, le parlement, frappé de l’augmentation des dépenses et de la faiblesse relative des résultats que l’on avait obtenus, ordonna la première enquête qui ait été faite sur le régime de ces établissemens. Ce document est d’une nature purement descriptive. Soit que la chambre des communes n’eût recueilli que des renseignemens insuffisans, soit que l’esprit critique lui ait manqué, elle se borna à exposer l’état des choses, en déclarant que la colonie, au moyen de quelques réformes, paraissait devoir atteindre le but que l’on s’était proposé en la fondant. Cependant l’inefficacité de la déportation, considérée comme peine, avait frappé les esprits éminens de l’époque, sir Samuel Romilly, Wilberforce, Abercrombie. Le ministère, pressé par de tels adversaires, et cédant aux instances des chambres, envoya dans la Nouvelle-Galles du sud un commissaire muni de pleins pouvoirs pour constater la situation morale et matérielle de la colonie.

Le rapport du commissaire, M. Bigge, qui fut publié en 1822, peut être considéré comme le recueil de toutes les infirmités qui affligeaient alors cet établissement naissant. Mais, après avoir étalé tant de misères, il ne conclut qu’à des remèdes de détail, à des palliatifs impuissans. Six ans plus tard (1828), un comité de la chambre des communes, chargé d’examiner l’état des crimes et de la répression, recommandait d’abolir la déportation à temps ; cependant il croyait encore à l’utilité de cette peine, quand elle devait s’étendre à la durée entière de la vie. Un troisième comité, qui avait reçu la mission de s’enquérir de l’efficacité des peines secondaires, fit un pas de plus en 1831 : il déclara que la déportation n’était point une peine suffisante pour effrayer les malfaiteurs, et conseilla de la combiner avec un séjour préalable dans les prisons de la métropole. C’était déjà pressentir les bases nécessaires de tout système répressif, qui doit pourvoir à la fois à la détention des condamnés et au placement des libérés. Enfin, le comité de la chambre des communes nommé, en 1837, sur la proposition de sir W. Molesworth, pour rechercher quels avaient été les effets de la déportation sur l’état moral de la société dans les colonies pénales de l’Australie, a formellement proposé l’abolition de ce système. Le rapport du comité, qui est l’œuvre de son président, sir W. Molesworth[2], renferme l’historique le plus complet et le plus judicieux des phases par lesquelles ont successivement passé les établissemens de la Nouvelle-Galles du sud et de la terre de Van-Diemen. On ne peut pas suivre un meilleur guide dans l’étude de cette grave question.

L’amendement des condamnés est un point de vue récent de la philosophie pénale. On se proposait, autrefois, d’intimider les malfaiteurs, ou de délivrer la société de leur présence ; mais on ne songeait pas à les corriger. Les châtimens n’avaient que ce but matériel et presque immédiat. L’Angleterre, en particulier, peuple naturellement disposé à l’émigration, déporta de bonne heure ses condamnés au-delà de l’Océan, ainsi qu’elle avait exporté ses pauvres et ses dissidens politiques ou religieux. La première forme de la déportation (transportation) fut l’exil pur et simple ; elle remonte aux règnes d’Élisabeth et de Charles Ier. La quatrième année du règne de George Ier, cette peine prit le caractère qu’elle a conservé depuis, en joignant à l’exil dans un lieu déterminé la servitude du travail forcé. L’acte du parlement donne aux personnes qui se chargeront de transporter les condamnés dans les possessions anglaises de l’Amérique, et à leurs héritiers ou représentans, le droit de disposer en toute propriété du travail de ces malfaiteurs, pour la durée de leur condamnation. Ceux-ci étaient mis aux enchères et vendus comme serfs ou engagés à temps. C’était une véritable traite, qui se faisait ouvertement et sous la protection de la loi.

On sait ce qu’un pareil régime souleva d’indignation dans les colonies anglaises, et avec quelle énergie Franklin reprocha un jour au gouvernement britannique de vider sur le nouveau monde les prisons de l’ancien. La guerre de l’indépendance ayant interrompu la régularité de ces exportations, et les geôles de la Grande-Bretagne ne pouvant plus contenir la multitude croissante des condamnés, il fallut aviser sans perdre de temps. Le système pénitentiaire, déjà confusément entrevu par quelques publicistes et vaguement prescrit par un acte du parlement, loin de pouvoir passer dans la pratique administrative, n’était pas encore arrivé à l’état de science. D’un autre côté, l’on craignait d’offenser et d’irriter les colonies américaines qui étaient demeurées fidèles, en les désignant pour être le lieu d’exil des malfaiteurs. On résolut donc de fonder une nouvelle colonie, qui aurait cette unique destination, et par un ordre du conseil, qui porte la date du 6 décembre 1786, on choisit la côte orientale de l’Australie pour y former l’établissement pénal.

Jeter les fondemens d’une colonie a toujours été une tâche difficile ; mais ces difficultés augmentent nécessairement dans une forte proportion, lorsque les élémens de la nouvelle société sont des hommes que la civilisation a rejetés de son sein. « Les condamnés que l’on transportait en Amérique pendant le dernier siècle, dit sir W. Molesworth, entraient dans des sociétés dont le noyau était formé par des hommes probes et tempérans ; ces enfans de l’imprévoyance se trouvaient jetés un à un au milieu d’une population déjà compacte qui les absorbait et se les assimilait aussitôt. Ils se voyaient dispersés et séparés l’un de l’autre ; quelques-uns contractaient les habitudes d’une honnête industrie, et ceux que la peine ne réformait point avaient du moins la chance de ne pas perdre, en traversant cette épreuve, ce qui leur restait de moralité. Dans la Nouvelle-Galles du sud, au contraire, la population se composait de la lie de la métropole, d’hommes que l’expérience avait montrés impropres à toute société, que l’on tirait des prisons de la Grande-Bretagne, et que l’on mettait en liberté pour se mêler ensemble dans le désert, sous la direction de quelques contre-maîtres chargés de les appliquer à la tâche au milieu de ces espaces sans bornes, et sous la surveillance de la force armée qui devait les tenir dans la soumission. Les conséquences de cet étrange assemblage ont été le vice, l’immoralité, des maladies terribles, la désertion, et une mortalité effrayante parmi les colons. Les condamnés (convicts) ont été décimés par les épidémies durant le voyage, et décimés encore par la famine à leur arrivée. Enfin, l’on a traité les indigènes avec une hideuse cruauté. Telle est l’histoire de la Nouvelle-Galles du sud dans les premiers temps de la colonie. »

On peut diviser l’histoire de la colonie pénale en deux époques bien distinctes : la première, qui s’étend de 1788 à 1821, et pendant laquelle les condamnés ou les enfans des condamnés étaient les seuls colons ; la seconde et la plus récente, pendant laquelle le flot de l’émigration libre est venu féconder le sol de l’Australie. Les progrès de la colonisation ne datent que de cette dernière époque. Tant que le gouvernement anglais n’a pas employé d’autres instrumens que les malfaiteurs rejetés par ses tribunaux sur les terres australes, cette gigantesque entreprise est demeurée sans résultats. Il a fallu l’industrie des émigrans honnêtes pour donner l’essor à la population, pour mettre le sol en valeur, pour créer entre la colonie et la métropole un échange quelconque de produits, pour organiser en un mot une société.

Depuis la Bible jusqu’aux annales de la république romaine, la tradition des vieilles sociétés leur assigne généralement pour fondateurs des bandits ou tout au moins des exilés. À ce compte, les bandits de l’antiquité devaient grandement différer de ceux des temps modernes ; car, si l’expérience que l’Angleterre a faite dans la Nouvelle-Galles du sud prouve quelque chose, c’est l’impossibilité absolue de fonder une colonie, un ordre social, sans autres élémens que des malfaiteurs et leurs geôliers.

Deux obstacles principaux doivent arrêter le développement de toute colonie qui se recrute dans les bagnes ou dans les prisons. C’est d’une part la disproportion des sexes, les femmes ne représentant communément que le cinquième de la population des condamnés ; c’est de l’autre la difficulté d’employer aux travaux de défrichement et de culture des hommes qui ont appartenu en majeure partie à la population urbaine, et qui ont contracté des habitudes de dissipation et d’oisiveté dont la contrainte seule peut triompher.

Ces difficultés se manifestèrent au plus haut degré dans les premiers temps de la Nouvelle-Galles. De 1787 à 1820, l’Australie reçut 25,878 déportés des deux sexes, parmi lesquels on ne comptait que 3,661 femmes, ou 14 sur 100. Aussi le nombre des enfans nés dans la colonie pendant cette période trentenaire fut-il à peine de 1,500. Quant à l’état social qui résultait de cette inégalité des sexes, il peut se caractériser d’un mot : c’était la prostitution, ou, pour mieux dire, la promiscuité. Les deux tiers des naissances étaient illégitimes, et il avait fallu, dès 1798, ouvrir des asiles ainsi que des écoles pour arracher les enfans à la contagion des exemples que donnaient les mères, cette source impure de la jeune génération. On comprendra mieux la dépravation vraiment incroyable des femmes déportées quand nous rappellerons que le gouverneur Macquarie, le même qui déclarait en 1810 que le gouvernement ne saurait envoyer trop de condamnés mâles dans la colonie pour la rendre prospère, s’opposait à la déportation des femmes, qu’il considérait comme « nuisant essentiellement à ses progrès. »

L’éloignement et l’inaptitude des condamnés pour l’agriculture sont démontrés par la variété des tentatives faites pendant plusieurs années pour fertiliser le sol. « Je ne connais pas, disait un juge de la Nouvelle-Galles, l’art de transformer des coupeurs de bourse en fermiers. » En effet, dix ans après son inauguration, la colonie ne produisait pas encore le blé nécessaire à la subsistance de ses habitans. La culture de quelques parcelles de terrain ne s’opérait que par voie de travaux forcés. Le gouvernement avait beau émanciper les déportés, leur concéder des terres, leur fournir des instrumens aratoires, des bestiaux et des vivres pour dix-huit mois ; ces nouveaux planteurs avaient bientôt fait échouer les plus sages comme les plus généreuses dispositions. Tantôt ils ne savaient pas résister aux déprédations organisées par les bandes de maraudeurs qui égorgeaient le bétail, pillaient et brûlaient les fermes, et gaspillaient les récoltes en vert ; tantôt ils dissipaient eux-mêmes ces précieuses ressources, négligeaient le sol ou vendaient leur blé pour avoir du rhum, et ne tardaient pas à hypothéquer leur propriété aux débitans de spiritueux, devenus les maîtres et les régulateurs suprêmes de la colonie. « La population de la colonie, dit l’historien Dunmore-Lang, se composait alors de deux classes, celle des vendeurs et celle des consommateurs de rhum. » Le gouverneur Macquarie exprimait la même vérité sous une autre forme, quand il disait, quelques années plus tard : « Je ne connais que deux classes dans la colonie, ceux qui ont déjà subi une condamnation et ceux qui méritent d’en subir une. »

La corruption et la licence des mœurs devaient rendre l’exercice de l’autorité difficile ; peu de colonies présentent dans leur histoire l’exemple d’un pareil relâchement. Dès les premières années, le contact de tant de malfaiteurs avait dégradé et perverti leurs gardiens ; presque tous les condamnés avaient les soldats pour complices dans leurs vols ou dans leurs évasions. Bientôt la démoralisation gagna les officiers, qui vivaient en concubinage avec les femmes déportées, et qui, à la faveur d’une position privilégiée, avaient monopolisé dans leurs mains le commerce du rhum. Dans une société qui n’eut pas de temple ni de Dieu pendant plus de dix ans, l’ivrognerie régnait en souveraine, et les meneurs de cette orgie permanente étaient les propres agens du pouvoir. Malheur qui les troublait dans leurs désordres ! Le gouverneur King, qui avait manifesté des pensées de réforme, se vit plusieurs fois à la veille d’être arrêté et déposé par ses subordonnés. Bligh, qui lui succéda, fut beaucoup moins heureux, et le chef de la révolte, le major Johnson, ayant déposé son supérieur, usurpa, pendant près de deux ans, au grand étonnement de l’Angleterre, des fonctions qu’il ne tenait pas du gouvernement central.

La colonie pénale d’Hobart-Town, dans la terre de Van-Diemen, fondée quinze ans plus tard que celle de Sydney et mieux réglée dès l’origine, parcourut cependant les mêmes vicissitudes et offrit le spectacle des mêmes excès. L’ivrognerie, la prostitution et le vol formèrent également les traits saillans de cette société, où le rhum était aussi la monnaie d’échange, où la ruse et la violence se donnaient carrière, où les faussaires n’étaient pas moins communs que les voleurs de grand chemin, et où l’autorité n’avait d’autre moyen d’action que la potence et le fouet.

La terre de Van-Diemen eut encore plus à souffrir que la Nouvelle-Galles du sud d’un système de brigandages qui est connu sous le nom de maraudage des bois ou des buissons (bush-ranging). Les condamnés qui étaient mécontens de leur sort se réfugiaient dans les bois, d’où ils dirigeaient de véritables expéditions contre les fermes et les villages, tantôt s’unissant avec les naturels, et tantôt les traitant avec la plus abominable cruauté. Cette vie d’aventures a eu ses héros, et le nom de Robin Hood n’est pas plus célèbre dans les chroniques de l’Angleterre que celui de Howe dans la Nouvelle-Galles du sud, et celui de Lemon dans la terre de Van-Diemen. « Les vols de grand chemin, dit M. de la Pilorgerie[3], et autres attaques à main armée étaient devenus si fréquens, que le gouvernement se vit obligé de recourir aux mesures les plus sévères pour garantir la sécurité publique. Le pays assura cette répression par des lois exceptionnelles et par l’établissement d’une police très étendue. On peut juger par un seul fait du degré auquel le mal était parvenu. Une dépêche du général Darling parle d’une rencontre entre les soldats de la police et une bande de quinze maraudeurs équipés jusqu’aux dents ; les premiers, après un vif engagement d’un quart d’heure, furent battus et obligés de se retirer en laissant sur le terrain deux hommes et cinq chevaux. »

La seconde période d’existence pour la colonie, la période d’émigration et de renaissance, commence à l’année 1820. Les progrès de cette infusion des travailleurs libres dans une agrégation de forçats et d’émancipés furent d’abord très lents. Le premier émigrant qui avait payé son passage arriva à Sydney en 1819. En 1825, le nombre des émigrans fut de 485, en 1826 de 903, en 1827 de 715, en 1828 de 1056, et en 1829 de 2016 ; en 1833, 13,000 colons libres vinrent se fixer dans la Nouvelle-Galles du sud, sur la rivière des Cygnes, ou dans la terre de Van-Diemen ; en 1836, 45,029 émigrans prirent terre dans la Nouvelle-Galles du sud. La même colonie avait reçu, de 1793 à 1836, 74,200 condamnés, et cependant sa population n’excédait pas alors 77,096 personnes : les deux cinquièmes du nombre total des émigrans avaient péri.

En décomposant les nombres bruts, on découvre que la réduction annuelle avait porté exclusivement sur la classe des condamnés. Sur 77,000 personnes qui formaient la population de la Nouvelles-Galles en 1836, on comptait 59,265 hommes libres et 27,831 condamnés. Dans la classe des hommes libres, nous rangeons 17,000 émancipés, ce qui ramène le chiffre de la population d’origine honnête à 42,000 personnes, et le chiffre de la population d’origine pénale à 44,000. Ainsi, la première n’avait perdu que 5 pour 100, pendant que la seconde éprouvait un déficit de 40 pour 100.

En 1836, la population des deux colonies de la Nouvelle-Galles et de Van-Diemen s’élevait à 120,000 habitans. Quelques années plus tard, le progrès était devenu plus sensible : le recensement opéré le 2 mars 1841, dans les seuls établissemens de la Nouvelle-Galles, a constaté l’existence de 130,856 colons, dont plus de 100,000 appartenaient à la classe des hommes libres. Celle-ci avait presque doublé en cinq années. Pour comprendre cette disproportion croissante, il ne suffit pas de savoir que le nombre des émigrans libres augmente chaque année, pendant que celui des déportés se maintient à peu de chose près au même niveau ; il faut encore se rappeler que la classe des condamnés n’a jamais été dans des conditions favorables à la reproduction de l’espèce humaine. Pendant que l’on compte, dans les rangs de la population libre, deux femmes pour trois hommes, l’on trouve à peine 1 femme pour 7 hommes dans les rangs des condamnés. C’est l’émigration libre qui fait aujourd’hui la force et qui représente l’avenir des colonies que l’on espérait d’abord peupler avec les seuls déportés. Plus de 100,000 émigrans quittent chaque année les ports de la Grande-Bretagne ; en supposant que la cinquième partie de ce nombre aille s’ajouter à la population de l’Australie et de Van-Diemen, avant un quart de siècle la race anglaise aura couvert les terres australes de 1 million d’hommes et sera parvenue à s’assimiler ce vaste continent.

Les premiers colons libres qui vinrent se fixer dans les établissemens de l’Australie étaient des fermiers pauvres, des artisans qui n’avaient d’autre capital que leur industrie, et même des gens sans aveu. Il n’y avait, en effet, que la misère ou le vice qui pût diminuer, aux yeux de ces émigrans, l’horreur qu’inspire toujours le contact des malfaiteurs. Le gouvernement, pour encourager l’expatriation, offrait alors le passage gratuit, des concessions de terres, des avances en rations, en instrumens aratoires, en bestiaux et souvent même en bâtimens. Plus tard, il se fit lui-même agriculteur et tenta d’exploiter, avec l’assistance obligée des condamnés, des fermes établies à New-Castle et à Emu-Plains ; mais ces efforts mal dirigés restèrent sans résultat. Même pour féconder une colonie, au point de vue de la richesse, le travail ne saurait suffire ; il faut encore une base morale, une impulsion intelligente et une certaine abondance de capitaux.

La Nouvelle-Galles du sud n’a commencé à prospérer que du moment où l’émigration qui l’inondait s’est recrutée parmi les classes moyennes de l’Angleterre et a déposé sur les terres australes une alluvion d’agriculteurs honnêtes, laborieux et capitalistes à quelque degré. Alors la colonisation s’est faite concurremment par les individus et par les compagnies. Il s’est formé à Londres une compagnie agricole pour mettre en valeur le territoire de la Nouvelle-Galles ; une autre s’est plus spécialement attachée à la terre de Van-Diemen ; la première a réalisé un fonds de 25 millions. Les condamnés ont été chargés, moyennant un prix convenu, de défricher le sol pour les nouveaux colons. Le rayon des terres cultivées s’est étendu par-delà les Montagnes Bleues. Le canton des Plaines, cette immense solitude, s’est peuplé de pâtres et de bestiaux. L’Australie a commencé à fournir les laines qui servent à tisser les étoffes de Leeds et de Manchester. La colonie se peuplant, les institutions qui annoncent une société civilisée y ont pris naissance. Les villes se sont fondées ou agrandies, et ont semé les villages autour d’elles. Sydney couvre aujourd’hui une étendue de 2,000 acres et renferme 20,000 habitans. Les routes se sont multipliées, et les voitures publiques les parcourent, comme si l’on n’était pas sur la limite du désert. Hobart-Town et Sydney ont leurs banques et leurs journaux quotidiens, sans parler des théâtres, des clubs et des courses de chevaux.

Un discours récent du ministre des colonies, lord Stanley, montre que le commerce entre la Nouvelle-Galles et la métropole a pris, en quelques années, un développement sans exemple. En 1835, les exportations de la colonie s’élevaient à 682,000 liv. st. (17,186,400 fr.) ; en 1840, elles ont représenté une valeur de 1,251,000 livres sterling (31,525,200 fr.). Les importations, qui se composent, pour les deux tiers, de produits manufacturés en Angleterre, étaient en 1835 de 787,000 liv. sterl. (19,832,400 fr.) ; en 1840, elles se sont élevées à 2,600,000  liv. sterl. (65,520,000 fr.). Enfin, les colons de l’Australie, qui avaient fourni à l’Angleterre 9,000 quintaux de laine en 1830, en ont expédié en 1840 près de 80,000 quintaux.

Le prodigieux développement de la richesse dans l’Australie ne doit pas être uniquement attribué aux progrès de l’émigration volontaire. Les émigrans libres ont apporté leurs capitaux et leur expérience ; mais ils ont trouvé un puissant secours dans le travail des condamnés, et l’on peut dire qu’ils n’ont eu que le mérite de mettre en œuvre les matériaux que le gouvernement leur avait par avance préparés. Ce phénomène social est décrit et jugé dans le rapport de la chambre des communes (1838) avec une grande supériorité.

« Les condamnés étaient assignés comme esclaves aux planteurs ; ils étaient forcés de travailler en combinant leurs efforts, et produisaient plus qu’ils ne pouvaient consommer ; pour cet excédant, le gouvernement avait ouvert un marché, en défrayant un établissement militaire et pénal qui a coûté à l’Angleterre plus de 7 millions liv. st. (près de 200 millions de fr.). Ainsi, le gouvernement a d’abord fourni le travail aux planteurs, puis il leur a acheté le produit de ce travail ; le trafic organisé sur ce pied a été très profitable aux planteurs, aussi long-temps que les demandes ont excédé les approvisionnemens, et il en a été ainsi jusqu’à ces derniers temps.

« L’histoire de la prospérité matérielle à laquelle sont parvenues la Nouvelle-Galles et la terre de Van-Diemen est, sous beaucoup de rapports, au point de vue économique, l’histoire d’une colonie à esclaves ; et comme les colonies à esclaves, en raison de la combinaison des efforts dans le travail forcé, ont vu leur richesse s’accroître plus généralement et plus rapidement que celle des colonies fondées uniquement par des hommes libres qui n’ont pas introduit le principe de l’association dans le travail, de même, dans ces colonies de condamnés réduits à l’état de servage, où les planteurs libres trouvaient non-seulement des esclaves qui ne leur coûtaient rien, mais encore un excellent marché pour leurs produits, on a dû accumuler plus promptement une plus grande somme de richesse que dans aucune autre société de la même étendue. Mais cette prospérité doit-elle se maintenir ? Dans quelle mesure sera-t-elle affectée par la durée ou par le terme de la déportation ? Le marché que le gouvernement a fourni aux colons est très limité ; la somme de travail qu’il peut leur procurer dans la personne des condamnés, a des limites encore plus restreintes. Pendant plusieurs années, il y avait dans la colonie plus de travailleurs que les planteurs n’en pouvaient employer, et le gouvernement accordait divers priviléges à ceux qui consentaient à admettre des condamnés dans leurs établissemens. Bientôt la demande fut égale à l’offre pour le travail des déportés, et le gouvernement n’éprouva plus aucune difficulté à les placer. Dans ces dernières années, la demande a excédé l’offre, et l’on s’est fait concurrence pour obtenir des condamnés. À mesure que le capital augmente, un surcroît de travail est nécessaire pour le rendre productif. Par une conséquence naturelle de la disproportion des sexes, la population dans la Nouvelle-Galles est inférieure au nombre des personnes qui ont débarqué dans la colonie ; le capital, au contraire, s’est prodigieusement accru. Aussi, la Nouvelle-Galles souffre beaucoup faute de travailleurs ; les troupeaux de moutons sont deux fois plus nombreux qu’ils ne devraient être, et il en périt énormément faute de soins. On demande en ce moment 10,000 travailleurs dans la Nouvelle-Galles, et le nombre des condamnés que l’on va diriger sur ce point n’excédera pas 3,000, un nombre à peine suffisant pour remplir les vides que l’émancipation et la mort feront dans leurs rangs. Si donc les colonies pénales continuent à n’attendre que de nos prisons les travailleurs qui leur sont nécessaires, leur prospérité a atteint son point culminant ; elle doit même décliner, à moins d’un débordement de crimes qui n’est pas probable dans ce pays. Il reste donc démontré que le travail doit être fourni par des sources d’approvisionnement autres que la déportation, si l’on veut que la Nouvelle-Galles et la terre de Van-Diemen continuent de prospérer. »

On voit que, si l’émigration combinée avec le travail des condamnés a eu pour effet d’enrichir les colonies australes de l’Angleterre, cette prospérité essentiellement transitoire est à la veille de subir une transformation ou d’éprouver un temps d’arrêt. Les travailleurs libres peuvent seuls achever ce que des serfs ont commencé ; de là l’imminente nécessité pour le gouvernement anglais de renoncer au système de la déportation, car partout où les esclaves cultivent les terres, les hommes libres refusent de manier la charrue. Mais, si l’émigration n’a pas suffi à développer complètement la richesse matérielle, elle a été absolument impuissante à corriger le vice originel de cet état social. La corruption a succédé à la violence, un désordre à un autre ; voilà tout. À la place d’un bagne, on a une colonie à esclaves, et la pire sorte d’esclavage, celui qui est imposé comme peine aux malfaiteurs. L’histoire de cette grande anomalie s’arrête là.

Essayons maintenant de saisir dans le vif les principaux traits de la colonie pénale. Prenons-la telle qu’elle est et au point où elle est arrivée. Examinons les effets que ce régime produit sur les déportés, sur la société coloniale et sur la métropole elle-même. Tous ces points de vue ont été soigneusement étudiés par le comité de la chambre des communes, et nous n’aurons guère qu’à dépouiller les documens qu’il a recueillis. Voici d’abord la situation des déportés.

Lorsque la sentence a été rendue, les condamnés à la déportation sont enfermés dans les geôles ou envoyés sur les pontons, où ils restent jusqu’au moment de leur départ. À bord des vaisseaux qui les transportent, ils sont sous le contrôle du chirurgien en chef, qui reçoit lui-même ses instructions de l’amirauté. Les précautions que l’on a prises contre les épidémies, et la discipline que l’on maintient sur ces bâtimens, ont notablement diminué les souffrances inhérentes à une aussi longue traversée, et ont prévenu la mortalité qui sévissait parmi les condamnés dans une proportion effrayante, durant les premières années de la déportation[4] ; mais ces mesures n’ont rien ôté au mal moral qui résulte nécessairement d’un contact intime et journalier entre tant de malfaiteurs, et que doit augmenter l’oisiveté obligée d’un voyage de six mois[5].

À l’arrivée de chaque transport, le secrétaire du gouvernement colonial passe la revue des condamnés, et reçoit les plaintes qu’ils peuvent avoir à élever. Les hommes sont ensuite logés provisoirement dans les baraques destinées à cet usage, tandis que les femmes sont enfermées dans les pénitenciers ou ateliers du gouvernement. Le surintendant des condamnés vient ensuite classer les nouveaux arrivans. L’âge, le caractère et l’aptitude de chacun sont, autant que possible, constatés. Ceux qui ont reçu une éducation professionnelle sont réservés pour les ateliers de l’état, avec un certain nombre de simples manœuvres. La plupart des condamnés sont distribués entre les planteurs en qualité d’engagés (assigned servants). Les plus dépravés, ceux dont on désespère, sont relégués dans les établissemens disciplinaires de l’île de Norfolk, de la baie de Moreton et de la presqu’île de Tasman.

En 1836, le nombre des condamnés engagés ou assignés s’élevait à 6,475 dans la terre de Van-Diemen ; il était de 20,207 dans la Nouvelle-Galles en 1837. Cette espèce de servitude était donc la condition la plus générale des déportés, dont elle comprenait les cinq septièmes dans la Nouvelle-Galles, et la moitié dans la terre de Van-Diemen. On peut dire que les autres peines ne sont, dans l’une et l’autre colonie, que l’accessoire de celle-là. C’est donc par la nature ainsi que par les résultats de ce mode de châtiment, qu’il faut principalement juger de la moralité et de l’efficacité de la déportation.

Les occupations auxquelles se livraient les déportés avant leur condamnation déterminent généralement leur sort dans les colonies pénales. Ceux qui servaient comme domestiques en Angleterre sont voués, en Australie, à la domesticité ; il n’y a pas un domestique dans les colonies qui n’ait commencé par être un malfaiteur. On aurait de la peine à imaginer une peine moins rigoureuse. Ceux qui en sont l’objet se trouvent bien nourris, bien vêtus, et reçoivent un salaire de 10 ou 15 liv. st. par année (250 à 375 fr.). Dans les familles respectables, ils sont aussi bien traités que peuvent l’être les domestiques en Angleterre dans les meilleures maisons.

Les condamnés qui sont des ouvriers habiles ont un sort égal, sinon préférable, à celui des domestiques. Quiconque a été forgeron, charpentier, maçon, charron ou jardinier, se voit recherché avec empressement dans une colonie où le travail est à si haut prix. Un condamné de cette espèce vaut deux ou trois déportés ordinaires. Mais, comme il n’y a pas de peine qui puisse contraindre un artisan à exercer son habileté, le maître a intérêt à se concilier les bonnes graces de son domestique pour obtenir de lui qu’il apporte du soin à son travail. C’est ce qu’il fait en lui payant un salaire, en lui permettant de travailler à la tâche, et même pour son propre compte, enfin en fermant les yeux sur ses désordres ; car, dans les colonies pénales comme dans l’ancien monde, les ouvriers les plus habiles sont peut-être aussi ceux qui ont la plus mauvaise conduite et qui s’adonnent le plus à l’ivrognerie.

La plus nombreuse classe d’assignés est celle des condamnés que l’on emploie comme bergers ou comme bouviers. La Nouvelle-Galles en comptait 8,000 en 1837. Ces hommes ont une condition plus dure sans contredit que celle qui est réservée aux domestiques et aux ouvriers. Cependant les témoignages recueillis dans l’enquête de 1836 les représentent comme étant mieux nourris que la plupart des laboureurs dans la Grande-Bretagne ; ajoutons qu’ils reçoivent de leurs maîtres soit des gages, soit, au lieu d’argent, du riz, du sucre, du tabac et de l’eau-de-vie.

Ce qu’il y a de pire dans un pareil châtiment, c’est l’inégalité avec laquelle il peut se trouver appliqué selon les cas. Le sort d’un esclave dépend nécessairement du caractère de son maître, et l’assigné est l’esclave du planteur. La seule différence consiste en ce que le planteur n’a pas le droit d’infliger lui-même à l’assigné une punition corporelle ; mais il y supplée en invoquant l’autorité du magistrat. L’esclave est d’ailleurs un condamné à vie, tandis que l’assigné n’est qu’un esclave à temps.

Les lois reconnaissent certains droits à l’esclave ; il a bien fallu déterminer ceux qui resteraient à l’assigné. On a fixé la quantité des alimens et la qualité des vêtemens que le maître aurait à lui fournir ; les règlemens veulent en outre que le maître qui maltraitera un assigné, si le fait est prouvé, soit privé à l’instant de ses services. Mais, comme les tribunaux se trouvent séparés la plupart du temps par de grandes distances du théâtre des délits, ce n’est guère que dans le voisinage des villes que l’on y a recours. Ni le maître ni le serviteur ne peuvent appeler la justice à prononcer entre eux. Ils restent donc, l’un à l’égard de l’autre, dans une situation qui approche de l’état sauvage. Le planteur opprime l’assigné, ou l’assigné se joue du planteur, selon que la force est dans les mains de celui qui commande ou de celui qui obéit. Et comme le travail devient de jour en jour plus rare et plus cher, les esclaves de la colonie pénale sont décidément aujourd’hui en position de faire la loi. C’est l’abus de l’indulgence et non l’abus de la sévérité qu’il faut craindre désormais.

On comprend qu’un pareil régime ne soit pas très favorable à la réforme des condamnés. Aussi, malgré le nombre des délits qui demeurent couverts par l’impunité, le bras de l’exécuteur ne s’arrête pas. En 1835, sur une population de 28,000 condamnés, on a compté 22,000 condamnations sommaires dans la Nouvelle-Galles. En un mois, 247 condamnés avaient reçu 9,714 coups de fouet en punition de leur paresse, de leur indolence ou de leur insubordination. La même année, le juge Burton attribuait aux condamnés qui servaient en qualité de domestiques le plus grand nombre des vols simples et des vols avec effraction commis à Sydney. Aussi la plupart des témoins entendus dans l’enquête de 1837 ont-ils demandé que l’usage de placer les condamnés dans les villes comme domestiques fût immédiatement aboli.

La domesticité forcée est aussi la peine que l’on inflige aux femmes déportées, quand on ne les enferme pas dans les ateliers pénitentiaires ; mais la nature de leurs travaux rend cette condition infiniment plus douce pour elles que pour les hommes : elles ne sont pas traitées autrement que les domestiques libres en Europe, et cette indulgence, loin de les corriger, donne carrière à tous leurs mauvais penchans. « On ne peut rien concevoir de pire, dit sir W. Molesworth dans son rapport ; elles s’abandonnent presque toutes à l’ivrognerie et à la prostitution. Et quand il s’en trouverait quelqu’une disposée à se bien conduire, la disproportion des sexes est si grande dans les colonies pénales, que cet état de choses les livre à d’irrésistibles tentations. Une condamnée, par exemple, qui est au service d’une famille, et qui est souvent peut-être la seule femme employée dans le voisinage, se voit entourée par plusieurs hommes dépravés qui l’assiégent de leurs poursuites et de leurs sollicitations. Il faut qu’elle en choisisse un pour amant, si elle veut se délivrer des importunités des autres. Elle reste rarement long-temps au service des mêmes personnes. Ou elle commet un délit, pour lequel on la rend au gouvernement, ou bien elle devient enceinte, et se fait renvoyer à l’atelier (factory), où elle reste enfermée aux frais de l’état. À l’expiration de sa retraite ou de son emprisonnement, elle est engagée de nouveau (reassigned), et recommence le même train de vie.

« On comprend sans peine la pernicieuse influence que doit exercer sur le caractère de la génération naissante l’usage de placer les enfans des planteurs, dès leur bas âge, sous la garde de ces misérables. Plusieurs colons ont refusé de recevoir des femmes déportées en qualité de domestiques, et ont préféré s’adresser à des hommes pour les services que les femmes seules ont en Europe dans leurs attributions. Néanmoins, un grand nombre de condamnées sont employées par des colons de la classe la plus vile, qui les font notoirement servir au métier de prostituées. »

Ainsi, l’esclavage temporaire auquel on soumet les déportés, en les plaçant dans les familles des planteurs, soit au sein des villes, soit au milieu des plaines de l’Australie, n’est rien moins qu’un système propre à réformer leurs penchans dépravés. Ceux que le gouvernement se charge lui-même d’occuper et de surveiller sont-ils dans une voie plus favorable à l’amendement moral ? On en jugera par quelques faits.

Le gouvernement emploie les condamnés à construire ou à réparer les routes, et va même chercher parmi eux des recrues pour l’administration. En 1835, sur 14,903 condamnés que renfermait la terre de Van-Diemen, 516 étaient attachés au génie civil, 716 au génie maritime, et 318 à la police en qualité de constables. Les malfaiteurs devenus magistrats de la police judiciaire, voilà un trait qui peint les colonies pénales et la société qui en est sortie ! Qui s’étonnerait ensuite de lire, dans le rapport de la chambre des communes, que cette police « se laisse corrompre, qu’elle favorise les malfaiteurs, qu’elle accuse des innocens et dérobe les coupables à la justice, qu’elle insulte les femmes qu’on lui donne à garder, en un mot qu’elle déjoue tous les efforts du gouvernement pour prévenir ou pour réprimer le crime ? »

Les condamnés qui travaillent par escouades (road-parties) à la réparation des routes, ont certainement une existence plus pénible que celle des assignés. Il est dur de casser des pierres, de déblayer ou de terrasser neuf heures par jour, sous un soleil brûlant ; mais les condamnés savent alléger leur tâche par la mollesse qu’ils mettent à la remplir. On estime qu’un ouvrier libre fait autant d’ouvrage que deux condamnés. Comme ils travaillent sous la surveillance de quelqu’un des leurs qui ne les gêne guère ou de quelque émancipé tout aussi indulgent, ils quittent leurs baraques individuellement ou par troupes, armés ou sans armes, selon qu’il leur plaît ; ils s’entendent avec les assignés qui servent chez les planteurs des environs pour commettre toute espèce de déprédations, et le produit de ces vols est bientôt dissipé en orgies. Dans l’opinion de tous ceux qui ont administré les colonies pénales, c’est aux condamnés qui travaillent à réparer les routes qu’il faut attribuer tous les vols avec effraction qui se commettent dans les cantons ruraux. Cet usage a presque cessé dans la Nouvelle-Galles, où les routes sont maintenant construites et réparées par des entrepreneurs, à l’exception de celles qui occupent encore les condamnés chargés de fers.

La déportation est le châtiment des délits commis en Angleterre. Mais si les déportés, au sein même de la colonie pénale, enfreignent encore les lois sur lesquelles repose toute société, quelque exceptionnelle qu’elle soit, quelle peine prononcer contre eux ? Les planteurs préfèrent la flagellation à tout autre châtiment pour les assignés, parce qu’elle occasionne une moindre interruption du travail ; il en est ainsi de tous les maîtres d’esclaves, et ceux de l’Australie pensent exactement là-dessus comme ceux des Antilles, des États-Unis et du Brésil. Cependant le code de la répression ne pouvait pas s’arrêter là. On a donc imaginé deux autres classes de châtimens entre le fouet et la mort : l’un est une sorte de bagne en camp volant, un second degré du travail forcé, le travail dans les fers ; l’autre est une déportation dans la déportation, qui consiste à rejeter les condamnés sur quelque rocher isolé, où ils n’ont d’autre société que celle de leurs complices et de leurs geôliers. Celle-ci est la peine des crimes, et celle-là des délits. Un sixième de la population des condamnés se trouve compris dans ces deux catégories. Voici le tableau que trace des condamnés qui travaillent aux routes le rapporteur de la chambre des communes : « Depuis le coucher jusqu’au lever du soleil, ils sont enfermés dans des baraques qui contiennent 18 à 20 hommes, mais dans lesquelles ces hommes ne peuvent ni se tenir debout, ni s’asseoir ensemble, si ce n’est leurs jambes faisant angle droit à leur corps, ce qui ne donne pas plus de dix-huit pouces d’espace à chaque individu ; ils travaillent durant le jour sous la surveillance de soldats armés, et, pour la moindre infraction à la règle, ils sont livrés au fouet. Comme ils sont enchaînés, on parvient aisément à faire régner la discipline parmi eux. Cette peine, qui semble appartenir à un âge barbare, n’a d’autre résultat que de pousser les malfaiteurs au désespoir. La nature des devoirs imposés à la troupe qui surveille les condamnés a la plus déplorable influence sur la discipline et sur le moral des soldats. Les sentinelles s’enivrent, et la troupe se dégrade par ce contact journalier avec des condamnés, parmi lesquels elle retrouve des pères, des frères ou des parens. »

Dans les établissemens pénaux, nous ne disons pas pénitentiaires, de Norfolk et de Port-Arthur, le régime paraît être encore plus rigoureux et plus funeste à la moralité des condamnés. Mille ou douze cents criminels sont parqués ensemble et occupés aux plus rudes travaux. Pour garder ces hommes désespérés, les soldats se font assister d’une troupe de chiens féroces. La moindre faute est punie par le fouet ; la peine de toute faute grave est la mort. Les condamnés préfèrent généralement la mort à la détention dans l’île de Norfolk. On en a vu couper la tête à quelqu’un de leurs camarades, sans provocation ni colère apparente, dans le seul but d’abréger leurs propres souffrances en méritant le dernier supplice. Les révoltes sont fréquentes dans l’île, et il est déjà arrivé que les condamnés, après avoir égorgé leurs gardiens, se sont emparés de l’établissement. La dernière insurrection, qui date de 1834 et qui faillit réussir, fut étouffée dans des torrens de sang : neuf condamnés furent tués sur la place, et onze exécutés. « L’aspect de ces misérables annonce leurs crimes, dit le rapport, et, suivant l’aveu très expressif que faisait un condamné avant de mourir, quiconque descend dans cet enfer devient bientôt aussi méchant que les autres ; on lui prend son cœur d’homme, et on lui donne l’ame d’une bête. » Voici un catalogue funèbre, mais instructif, qui met en relief cette dépravation inouie. Sur 116 condamnés qui s’évadèrent de Port-Macquarie (établissement abandonné aujourd’hui) de 1822 à 1827, 75 périrent de misère dans les bois, 1 fut pendu pour avoir tué et mangé son compagnon, 2 furent frappés à mort par les soldats, 8 furent égorgés et 6 dévorés par leurs compagnons, 24 atteignirent les districts habités par les planteurs, qui en pendirent 15 pour meurtre ou maraudage dans les bois.

Il reste une dernière classe de déportés, c’est celle des condamnés qui deviennent libres, soit par l’expiration de leur peine, soit par une émancipation provisoire et conditionnelle (ticket of leave). Un condamné qui est déporté pour sept ans obtient cette remise de peine au bout de la quatrième année, à moins que sa conduite n’ait été mauvaise ; ceux qui sont condamnés à quatorze ans de déportation deviennent libres à la fin de la sixième année, et à la fin de la huitième s’ils sont condamnés à vie. Cette liberté provisoire leur donne les moyens de travailler pour leur propre compte, en se conformant à certains règlemens. En résultat, et malgré des abus fort graves, l’institution des libertés provisoires a eu quelques bons effets : c’est une prime offerte à la bonne conduite, car le condamné s’expose à rentrer dans l’état de servage, s’il fait un mauvais usage de cette faculté. Les libérés provisoires n’ont pas de peine à trouver du travail dans la colonie ; ils occupent même des postes de confiance, tels que celui de constable dans la police et de surveillant dans les travaux exécutés sur les routes ; ceux qui ont reçu quelque éducation sont choisis pour administrer des propriétés, pour être commis chez des banquiers, chez des avocats ou dans des maisons de commerce, et même pour présider à l’éducation des enfans. On en connaît qui ont épousé des femmes libres et qui ont acquis de grandes richesses ; c’est un libéré provisoire qui dirigeait dans la Nouvelle-Galles le principal journal de la colonie.

La classe des émancipés, sur laquelle repose en grande partie l’édifice social des colonies australes, est dépeinte dans le rapport de 1838 comme la plus immorale et la plus dangereuse à beaucoup d’égards. C’est là que se rencontrent les plus grandes fortunes ; on cite un émancipé qui possède 40,000 liv. sterl. de revenu (1 million de francs). L’origine de ces fortunes rapides est la même pour tous. L’émancipé commence par tenir une taverne (public house) ; bientôt il prête sur gage ; enfin il devient propriétaire de terres et de grands troupeaux, qu’il achète fréquemment à ceux qui les ont dérobés. La plupart des émancipés sont ouvriers ou petits boutiquiers ; on leur attribue les trois quarts des crimes qui se commettent dans la colonie. C’est parmi eux que l’on trouve les voleurs de bétail, les receleurs d’objets dérobés, ceux qui vendent sans autorisation des liqueurs spiritueuses, les maraudeurs enfin. Cette classe d’hommes ne tardera pas à égaler en nombre les condamnés, et elle forme déjà un élément redoutable de la population.

Dans les colonies pénales, où, suivant l’expression de sir W. Molesworth, le vice est la règle et la vertu l’exception, l’intimidation peut seule imposer aux déportés un peu de retenue. Aussi leur conduite s’améliore-t-elle à mesure que le châtiment auquel ils sont soumis est plus rigoureux et plus immédiat ; elle devient plus désordonnée à mesure qu’ils jouissent d’une plus grande liberté. Le rapport de 1838 constate que les assignés commettent moins de délits que les libérés provisoires, et ceux-ci moins que les émancipés. Ce résultat est conforme aux données du bon sens. Un système pénal dont l’efficacité dépend absolument de la sévérité de la peine, et qui ne tend pas à redresser ou à fortifier dans l’ame du condamné l’énergie du sentiment moral, doit le rendre incapable de prévoyance et l’abrutir.

Si l’on veut savoir ce que peut être une société dont les malfaiteurs ont formé le noyau, il n’y a qu’à prendre le relevé des crimes commis annuellement dans la Nouvelle-Galles et qu’à le comparer avec les tables criminelles de la mère-patrie. La proportion des criminels à la population est en Angleterre de 1 sur 850 habitans ; elle était de 1 sur 104 à la Nouvelle-Galles en 1835. La proportion des crimes commis avec violence aux crimes commis sans violence est en Angleterre de 1 sur 8 1/2 ; elle était dans la Nouvelle-Galles comme 1 est à 1 5/8. Dans la terre de Van-Diemen, on avait compté, en 1834, 1 criminel sur 81 habitans.

Le nombre des crimes augmente à la Nouvelle-Galles dans une proportion plus grande que la population. En effet, on ne trouvait que 1 délinquant sur 157 habitans en 1829, et, six ans plus tard, le rapport était de 1 délinquant sur 104 habitans. Ce fait prouve que la classe des hommes libres s’y démoralise tout aussi vite que celle des condamnés. La description que donne le juge Burton de la ville de Sidney en 1836 ressemble à un mauvais rêve. Dans cette Ponérople ou cité du crime, les vols avec effraction se commettaient en plein jour ; le vice de l’ivrognerie était porté à un excès inimaginable : la consommation des liqueurs spiritueuses était annuellement de quatre gallons[6] par tête dans la colonie. On comptait 219 tavernes autorisées à Sidney, sans parler des innombrables repaires ouverts en contrebande. Joignez à cela une population rurale (peasantry) dépourvue de tout sentiment de famille, sans parens, sans femmes, sans enfans, sans foyer, moins attachée au sol, en un mot, que les esclaves nègres d’un planteur dans les Indes occidentales. Cette population habite en troupes dans de misérables huttes, et passe dans d’ignobles orgies la partie de la nuit qu’elle peut dérober au sommeil.

La chambre des communes attribue exclusivement au régime que l’on suit pour les condamnés cette irritabilité d’humeur qui envenime dans les colonies pénales tous les rapports sociaux. « Des serviteurs dégradés, dit le rapport, rendent les maîtres soupçonneux, et l’habitude du soupçon étant une fois prise, les maîtres ne tardent pas à douter de leurs égaux et de leurs supérieurs aussi bien que de leurs inférieurs. De là, entre autres symptômes, l’impatience avec laquelle on reçoit les ordonnances du gouvernement et les décisions de la justice, quelque justes et fondées en raison qu’elles soient. L’absence de toute impulsion morale dans les rapports domestiques, et l’habitude d’obtenir l’obéissance par la force, donnent aux habitans de l’Australie un ton de hauteur et de dureté dans leurs transactions qui fait dégénérer en querelle toute différence d’opinions, et qui amène les plus lamentables désunions. »

À l’heure qu’il est, les colonies pénales sont divisées en deux partis, les émancipistes et les exclusionistes. Les premiers veulent que les émancipés continuent à être admis aux fonctions sociales, qu’ils puissent être officiers de police, jurés, magistrats, qu’ils jouissent en un mot de tous les priviléges constitutionnels. Les autres, qui attribuent la perversité croissante de la société coloniale à l’indulgence prématurée avec laquelle les condamnés y sont traités, prétendent élever une barrière absolue entre la population d’origine libre et la population déportée. C’est, avec plus de fondement, le même préjugé qui, dans les colonies à esclaves, sépare les blancs des noirs et des hommes de couleur. Mais les exclusionistes de Sydney se raidissent en vain contre les conséquences même de l’ordre social qu’ils ont dû accepter en y portant leur industrie. La force des choses, aussi bien que les prescriptions de la loi, favorise cet amalgame impur. Tant que l’Angleterre versera ses malfaiteurs dans les colonies australes, il faudra que ceux-ci, à l’expiration de leur peine, puissent y acquérir le droit de cité. C’est une dignité qui ne les élève qu’à condition d’abaisser son niveau.

Avec l’égoïsme qui est le propre des vieilles sociétés, l’Angleterre se consolerait peut-être d’avoir engendré, à six mille lieues de ses rivages, cette communauté sans exemple et sans nom, si elle avait ainsi diminué ses propres charges et amélioré ses mœurs ; mais l’événement a donné, sur ce point, le plus cruel démenti aux calculs et aux illusions de ses hommes d’état. On a beau expulser les grands criminels de la Grande-Bretagne et en déporter jusqu’à 5,500 par année, la quantité des crimes va toujours croissant : l’augmentation a été de plus de 100 pour 100 depuis vingt ans. Il n’y a que deux moyens d’obtenir, dans une société bien réglée, la diminution des délits. On les prévient, en arrêtant, par la terreur qu’inspire le châtiment, ceux qui auraient la tentation de les commettre, et en réformant, par un bon système disciplinaire, les coupables qui se trouvent sous la main de la loi. Nous avons déjà vu que la déportation n’avait pas été établie dans un but d’amendement, et qu’elle dépravait au contraire les condamnés, dont un certain nombre sont destinés à revoir la mère-patrie. Il nous reste à montrer que cette peine, réduite à sa propre vertu, n’exerce, sur l’esprit des malfaiteurs novices ou émérites, aucun effet d’intimidation.

La déportation, telle que l’ont faite cinquante années d’expérience, n’est pas une peine simple ; c’est une succession de peines qui embrassent tous les degrés de la souffrance, depuis la gêne la plus légère apportée à la liberté d’action jusqu’à la torture la plus excessive et la plus prolongée. Ce que les condamnés en supportent en moyenne constitue sans contredit un châtiment qui ne manque pas de sévérité ; mais, si l’on veut juger de l’effet que produit la déportation sur les esprits, il faut moins considérer la somme réelle de douleur qu’elle inflige aux coupables que l’opinion qu’en conçoivent ceux qui sont à la veille de commettre un délit. Or, ce qui est certain, c’est que la race des malfaiteurs, et même l’opinion publique, dans la Grande-Bretagne, s’exagèrent l’indulgence avec laquelle sont traités les déportés dans les colonies. On ne redoute guère plus la déportation que le simple exil. Il arrive quelquefois que les soldats désertent pour se faire envoyer à la Nouvelle-Galles, et pour obtenir ainsi le même traitement que les criminels. Combien d’ouvriers, dans les temps calamiteux, commettent des vols avec l’espoir d’être déportés dans les colonies pénales, où ils trouveront du moins du travail et du pain assurés !

« La déportation, dit le rapport de 1838, est principalement redoutée des délinquans que l’on pourrait appeler les criminels par accident, de ceux qui ne font pas métier du crime, qui n’ont cédé, en violant les lois du pays, qu’à l’impulsion du moment, et en qui tout bon sentiment n’est pas éteint ; mais elle n’effraie pas le moins du monde la classe la plus nombreuse des malfaiteurs, les criminels d’habitude, qui composent ce que l’on appelle, à proprement parler, la population criminelle du pays, les voleurs par état, les coupeurs de bourse, les bandits de grand chemin, enfin tous ceux qui vivent de la répétition de ces délits, et qui, ayant perdu toute aversion pour le crime, ne peuvent plus être contenus que par la terreur. Ceux-là doivent envisager sans éloignement la chance d’être exilés dans l’Australie, où ils entendent dire que les salaires sont élevés, où ils savent qu’ils trouveront la nourriture et les vêtemens en abondance, et où ils doivent rencontrer d’anciens compagnons de crime, la plupart dans une situation prospère et honorée.

« L’état d’esprit d’un individu qui va commettre un crime est exactement celui d’un joueur ; il s’arrête avec satisfaction à toutes les chances favorables, dédaigne celles qui sont contraires, et croit qu’il n’arrivera que ce qui s’accorde avec ses désirs. Il se flatte, s’il commet un crime, de n’être pas découvert ; s’il est découvert, de n’être pas condamné ; s’il est déporté, d’être envoyé à la Nouvelle-Galles ; s’il est envoyé à la Nouvelle-Galles, de ne pas s’y trouver plus mal que certains de ses complices qui ont fait fortune là-bas. »

Ainsi, la déportation n’est pas un épouvantail pour la classe la plus nombreuse des malfaiteurs, pour ceux qui font métier d’enfreindre les lois sociales, pour ceux qui, devenus insensibles à toutes les émotions honnêtes du cœur humain, ne peuvent plus être contenus que par la terreur. Où l’on voulait poser la digue du crime, il se trouve que l’on a ouvert une large brèche par laquelle s’écoule cet impur et inépuisable torrent. Un témoin entendu dans l’enquête de 1831, cherchant à expliquer un tel état de choses, déclare que, si la déportation intimide peu, cela vient de ce que le régime de cette peine ne répond pas à l’intention du législateur (the spirit of the sentence is not carried into effect). Reste à savoir s’il était possible d’imprimer à la déportation un caractère vraiment pénal, et si les créateurs du système ne s’étaient pas fait illusion sur l’avenir de cette institution.

Si l’on veut produire un effet d’intimidation, c’est moins à la sévérité qu’à la certitude de la peine qu’il faut viser. La déportation pèche contre le premier principe de toute législation pénale en présentant des châtimens multiples, variables, et par conséquent incertains. Aussi les criminalistes les plus clairvoyans ont-ils cessé de la considérer comme une peine, et l’archevêque de Dublin, M. Whately, a pu dire, non sans quelque apparence de raison : « C’est une véritable plaisanterie que de donner à un système tel que celui-là le nom de système pénal. La prudence conseillerait à plusieurs milliers de personnes en Irlande et dans le midi de l’Angleterre de commettre un crime qui leur valût d’être condamnées à sept ans de déportation dans la Nouvelle-Galles. Les dépenses du voyage leur seraient ainsi payées ; même la courte durée d’une servitude de quatre ans serait une grande amélioration dans leur sort ; viendrait ensuite la récompense sous la forme d’un congé provisoire, avec la liberté de travailler pour eux-mêmes le reste de leur vie. En outre, au bout d’une certaine période de temps, le gouvernement enverrait leurs femmes les joindre, aux frais du trésor public[7]. »

Nous pensons avoir démontré, par le simple exposé des faits, que la déportation n’a pas été pour l’Angleterre un moyen de coloniser les vastes espaces de l’Australie, et que ce nouvel établissement n’a pris son essor que du jour où l’émigration libre est venue en faire cesser l’incurable stérilité. Envisagée comme un lieu de détention, la Nouvelle-Galles n’est pas beaucoup plus intéressante. Ce bagne exotique s’est trouvé tout aussi mal ordonné pour corriger les déportés que pour comprimer, par l’effroi salutaire de l’exemple, la génération en germe des criminels.

Un système pénal, qui n’a été ni une source de richesse ni un moyen d’amendement, ne pourrait se recommander que par l’économie d’argent qu’il aurait introduite dans la répression. Sur ce point encore, l’infériorité de la déportation a été constatée sans appel. De 1786 à 1837, les colonies pénales ont coûté à l’Angleterre près de 8 millions de livres sterling (200 millions de francs), et chaque condamné a entraîné ainsi une dépense de 82 liv. sterl. (2066 fr. 40 c.) ; la dépense annuelle est aujourd’hui le triple de ce qu’elle était dans le principe. En 1836, les colonies pénales ont grevé le budget d’une somme d’environ 500 mille livres sterling (12,500,000 fr.). La population des prisons et des bagnes réunis ne coûte pas aussi cher, en France, que les seuls déportés de Van-Diemen et de la Nouvelle-Galles, en dehors desquels l’Angleterre a encore les détenus de ses prisons et de ses pontons à nourrir. Nous ne parlons pas des États-Unis, où le produit du travail des prisonniers suffit à leur entretien.

Nous venons d’esquisser rapidement et à grands traits l’histoire des colonies pénales, ainsi que la description de l’état social qu’elles ont enfanté. Il n’est pas nécessaire d’entrer dans de plus longs détails pour convaincre tout lecteur de bonne foi que cette vaste expérience a misérablement échoué. Le comité de la chambre des communes, dans le rapport dont nous avons donné la substance, conclut à l’abolition immédiate du système ; il n’admet ni tempérament ni replâtrage. Le gouvernement anglais avait proposé de discontinuer la pratique d’assigner des condamnés pour domestiques aux planteurs, et d’employer tous les déportés au service de l’état, soit à la réparation des routes, soit à d’autres travaux pénibles et forcés. Le comité repousse cet expédient comme entraînant l’alternative d’un régime militaire dégradant par sa brutalité, ou d’un laisser-aller qui démoraliserait les condamnés. Il fait remarquer en outre qu’il faudrait doubler le nombre des soldats que l’on entretient dans les colonies pénales, et qu’un condamné employé aux routes coûtant 14 liv. st. par an à l’état, tandis qu’un assigné ne lui coûte que 4 l. st., le budget des dépenses s’accroîtrait de 300,000 l. st. par année (7,560,000 fr.). Enfin l’on avait conseillé de créer des pénitenciers dans l’Australie ; le comité prouve qu’il est facile de les construire en Angleterre à meilleur marché, et que l’on épargnera d’ailleurs ainsi les frais inhérens au transport des condamnés, frais qui s’élèvent annuellement à 2 millions de francs.

Nous considérons, quant à nous, l’état de choses qui existe dans les colonies australes comme la conséquence nécessaire de la déportation. Aucune amélioration du système ne nous paraît possible ; il faut y renoncer d’une manière absolue, ou se résigner aux fruits amers que cet arbre a portés. Les deux périodes par lesquelles ont passé les établissemens de l’Australie étaient le développement rationnel du principe qu’y avaient déposé leurs fondateurs. Ils ont commencé par être un bagne perdu au milieu du désert, et ils seraient restés un bagne, si l’on n’avait admis l’émigration libre à venir occuper l’espace qui demeurait vide devant les condamnés ; mais du moment où les émigrans d’origine libre ont pris possession du sol, en assez grand nombre pour le cultiver et pour s’y multiplier eux-mêmes, deux races différentes se sont trouvées en présence, deux races qui différaient comme deux castes, dont la plus forte devait dominer l’autre, et la plus faible obéir.

Les colonies australes sont devenues des colonies à esclaves, en vertu de la loi qui a institué partout les esclaves dans l’ancien monde, et au moyen-âge les serfs. L’égalité doit exister dans les faits avant d’être érigée en principe légal. Si l’on veut que les malfaiteurs ne soient pas réduits à l’état d’esclavage, il faut les isoler de tout contact avec la société, et les enfermer étroitement dans les prisons. Si vous les mêlez avec les autres hommes, vous ne pouvez pas les placer sur le même rang ; car ce serait dégrader la société. Ils doivent porter la peine et la marque de leur infériorité morale, et jusqu’ici l’on n’a pas trouvé une autre place dans l’ordre social pour ces parias de la loi, quand on leur a fait respirer l’atmosphère où vivent les honnêtes gens, que celle qui s’étend depuis l’esclavage jusqu’à la domesticité.

Pour couper court aux conséquences, il faut donc supprimer le principe. Les colonies australes ne remonteront au niveau des sociétés civilisées que lorsqu’elles cesseront de servir d’égout aux prisons de la métropole. L’esclavage pénal est le signe de leur origine, tache qui ne s’effacera, et lentement encore, que si elle n’est pas renouvelée. Quant à faire autre chose que ce que l’Angleterre a fait en fondant ses colonies pénales, il y aurait de la présomption à y songer. Si l’Angleterre n’a pas réussi, étant maîtresse de la mer, ayant une grande navigation, le commerce le plus étendu, des capitaux considérables, un indomptable esprit d’entreprise, l’habitude de l’ordre, et le courage de la persévérance jusqu’à tomber dans l’opiniâtreté, quelle nation pourrait concevoir raisonnablement l’espoir du succès ?

Soit que l’on se propose de fonder une colonie, soit qu’on envisage plutôt la possibilité de réformer les coupables que les lois ont frappés, la déportation est le plus mauvais de tous les systèmes. Il a désormais l’expérience autant que les principes contre lui. Si l’on ne veut qu’établir un bagne, il est puéril de traverser les mers et de transporter des condamnés à six mille lieues. Si l’on veut défricher et peupler de nouveaux territoires, il faut se rappeler que l’œuvre de la colonisation est peut-être celle qui exige le plus de liberté. Il ne faut pas charger de chaînes les mains qui doivent dompter la nature sauvage ; c’est d’ailleurs se poser un problème insoluble que de former le noyau d’une colonie au moyen d’une population dont la moitié devra perpétuellement observer, garder et contenir l’autre moitié.

Et de quel droit encore une nation verserait-elle sur un territoire étranger l’écume de ses grandes villes ? Est-ce bien aux malfaiteurs qui encombrent nos prisons que nous devons confier la mission de communiquer aux peuples non civilisés les lumières de notre état social ? Les sauvages de l’Australie, s’ils avaient su exprimer leurs griefs dans la langue de leurs conquérans, n’auraient-ils pas eu le droit d’élever les mêmes plaintes que Franklin, au nom des planteurs américains, porta quelques années plus tôt devant le parlement anglais ?

Toute civilisation a ses plaies. Un peuple entretient des prisons comme il défraie des hôpitaux. La répression des délits n’est pas un devoir moins étroit que le soulagement des misères, et il n’est pas plus permis d’empoisonner un peuple voisin ou éloigné, civilisé ou barbare, des émanations méphytiques de nos bagnes, que de lui expédier des pauvres à nourrir. On dit que les anciens Scythes exposaient leurs vieillards dans le désert ; en ferons-nous de même pour nos malfaiteurs, et mettrons-nous aussi à la loterie des colonies pénales ? Cela serait une folie désormais sans excuse après l’exemple, après la leçon que les fautes de l’Angleterre nous ont donnée.

Les colonies pénales étaient une idée fausse qui approchait d’une idée vraie. Ce qu’on a tenté vainement de faire avec des condamnés, des libérés pourraient l’entreprendre après avoir payé leur dette à la loi. Supposez que les prisons de la métropole soient organisées de manière à relever les détenus de la dégradation morale qui pèse sur eux, ou tout au moins de façon à prévenir une corruption plus grande, quel mal y aurait-il à récompenser ceux qui auraient donné des gages de repentir, en leur ouvrant, à l’expiration de la peine, la perspective d’un établissement lointain ?

On conçoit que les états de la Nouvelle-Angleterre aient repoussé les colons souillés de crimes que leur envoyait le gouvernement de la mère-patrie, et que Franklin, dans son langage simple autant que hardi, comparait à des serpens à sonnettes. On s’explique encore l’horreur que les scélérats déportés à la Nouvelle-Galles ont inspirée aux sauvages de l’Australie. Mais des hommes que le châtiment aurait éprouvés, et qui auraient été purifiés par la souffrance, ne provoqueraient pas cette répulsion universelle dont les condamnés sont l’objet. Le seul fait d’avoir été jugés dignes de commencer une existence nouvelle en contribuant à reculer la frontière des sociétés civilisées leur conférerait un véritable droit aux égards de tous. Quant à eux, l’avantage serait évident ; on les arracherait aux antécédens et aux tentations de leur vie passée ; on ferait d’eux les pionniers de la nation ; on mettrait leur énergie, cette énergie qui s’était trouvée à l’étroit dans l’ordre civil, aux prises avec les obstacles naturels du sol et du climat, lutte salutaire qui ajoute aux forces morales de l’homme et d’où naissent les bonnes pensées. La société coloniale, que l’on ne fonde pas d’une manière durable avec des esclaves, peut commencer du moins par des affranchis. Les colonies de libérés nous paraissent le dernier mot de tout système pénitentiaire, et le premier de tout établissement colonial.


Léon Faucher.
  1. Histoire des colonies pénales de l’Angleterre, par E. de Blosseville ; Histoire de Botany-Bay, par J. de La Pilorgerie.
  2. Report from the select committee of the house of commons on transportations, by sir W. Molesworth, baronnet, chairman of the committee ; London, 1838.
  3. Histoire de Botany-Bay.
  4. En 1790, sur 1,000 condamnés pris en Angleterre ou en Irlande, 281 périrent pendant la traversée.
  5. « Il y avait 108 femmes condamnées à bord, dont 12 avaient des enfans. Les femmes et les enfans étaient toujours ensemble ; les lits, placés dans toute la longueur du navire, étaient séparés de trois en trois par des planches, et chaque lit servait pour trois personnes. Les femmes qui avaient un enfant avaient également deux compagnes de lit. Jamais, affirme John Owen, langage plus obscène n’avait frappé son oreille ; la présence des enfans n’arrêtait point ce débordement de paroles dégoûtantes ; souvent même l’on était obligé de recourir à l’eau que l’on jetait à pleins seaux sur ces femmes pour les empêcher de se mêler aux matelots de l’équipage. » (Faits relatifs au transport l’Amphitrite, cités par M. de La Pilorgerie.)
  6. Le gallon contient un peu plus de quatre litres et demi. Ainsi chaque individu consommait par an plus de dix-huit litres d’eau-de-vie.
  7. Thoughts on secondary punishments.