Les Colons de l’Algérie/01

La bibliothèque libre.
LES COLONS DE L’ALGÉRIE

I
LA PHASE HÉROÏQUE DE LA COLONISATION

Le soldat et le colon ont fait l’Algérie ce qu’elle est, le premier en la conquérant par les armes, le second en défrichant le sol par la pioche et la charrue. Les faits et gestes de nos troupes sont connus : les exploits de nos soldats ont trouvé de nombreux historiens qui les ont célébrés et qui nous ont narré dans leurs plus minutieux détails les divers épisodes de la conquête : la victoire de Staouéli, le passage des Portes de Fer, le siège de Constantine le combat de Béni-Mered, la prise de la Smalah. Mais si l’œuvre de nos soldats a été mise en évidence avec une suffisante lumière, on n’en saurait dire autant de l’œuvre de nos colons. Si l’histoire de la conquête est faite, l’histoire de la colonisation est encore à faire. Le rôle qu’ont joué nos colons, celui qu’ils jouent encore, est ignoré et c’est avec juste raison qu’on a pu dire, en se plaçant à ce point de vue, que l’Algérie est un pays inconnu à la France. Cette ignorance des hommes et des choses de la colonisation algérienne est même un fait tellement acquis que des rapporteurs du budget de l’Algérie, et des plus éminens[1], n’ont pas craint d’avouer « qu’ils ignoraient de notre colonie à peu près tout ce qu’un Français en ignore généralement, c’est-à-dire presque tout. » Une telle ignorance a causé et cause encore les plus graves préjudices à notre colonie et à la métropole. Elle a fait naître les préventions les plus grandes à l’égard de nos colons et les idées les plus erronées relativement à leur œuvre. On a tout d’abord confondu le colon, le vrai, celui qui cultive et exploite le sol, avec le politicien, l’homme d’affaires, le spéculateur ; la population paisible, laborieuse des campagnes, qui a mis en valeur le sol, avec certaine population cosmopolite, bruyante et agitée des villes, qui s’est trop souvent enrichie à ses dépens. On l’a confondu ensuite, lui, l’homme par excellence de toutes les initiatives et de toutes les énergies, ennemi de toute tutelle, ne comptant que sur ses ressources personnelles et sur ses bras pour féconder la terre et violenter la fortune, avec le parasite implanté à grands frais dans une concession par l’autorité officielle et qui entendait bien n’être venu de France que pour vivre aux dépens de l’administration. On n’a voulu voir que certains échecs de la colonisation officielle, et on a tu les merveilleux résultats obtenus par la colonisation libre. Jamais on n’a pu ou su faire le point de départ de ces deux moyens de colonisation, et le discrédit dans lequel est tombée la colonisation officielle a rejailli sur l’œuvre des colons libres et indépendans.

Présenter un tableau succinct de la colonisation algérienne autant que le peuvent permettre les documens que nous possédons ; raconter les efforts, les luttes des colons et les difficultés de toutes sortes avec lesquelles ils ont été aux prises ; montrer combien leur œuvre, pour ardue qu’elle ait été, est grande et belle, est notre but. Nous déduirons aussi de ce travail les conséquences et les enseignemens qu’il comporte. Que de mécomptes, que d’erreurs, que d’écoles eussent été épargnés à la métropole, si elle avait suivi la voie que lui avaient montrée et tracée les premiers colons.

L’histoire de la colonisation algérienne, telle que nous la comprenons, doit, à notre avis, se diviser en trois périodes : la première est la phase héroïque, les années de poudre, comme on l’appelle, celle où les colons luttent par le fer et par la pioche, seuls et sans aide d’aucune sorte, et accomplissent des merveilles. C’est une période remplie exclusivement par la colonisation libre. Elle s’étend de 1830 à 1842, de l’année de la conquête à l’année de la pacification définitive du Sahel et de la Mitidja. La deuxième période va de 1842 à 1856 ; c’est la période de l’assainissement et du défrichement en grand du pays, période rendue plus meurtrière encore que la précédente sinon par les balles, du moins par les maladies : la mortalité et la morbidité sévissent d’une manière effrayante parmi les colons ; ce sont les années de quinine de la colonisation ; pendant cette période la colonisation officielle bat son plein. La troisième s’étend de l’année 1856 à nos jours. Dans cette période, les grands travaux d’assainissement ont cessé, la population s’est acclimatée : la natalité l’emporte enfin sur la mortalité, et l’année 1856 est la première année où ce fait se produit. L’Algérie n’est plus comme Saturne, elle ne dévore plus ses enfans. Désormais la population se reproduit par elle-même et le colon n’a plus à lutter que contre les tâtonnemens, les oscillations et les atermoiemens de l’administration. Le pays prend son essor et entre en plein développement pour aboutir à la situation actuelle.


I. — LE SOL ALGERIEN AVANT L’ARRIVEE DES COLONS.

En envoyant un corps expéditionnaire prendre pied sur la terre africaine, le gouvernement de Charles X n’obéissait pas seulement, comme on l’a dit, à la nécessité de mettre fin à des contestations pécuniaires pendantes entre la France et le dey d’Alger et à la tactique politique, qui consiste à détourner les esprits des difficultés intérieures par une diversion à l’extérieur. Il avait aussi la légitime ambition, qu’il ne craignit pas d’exposer avec une courageuse franchise au gouvernement anglais, de donner à la France, sortie affaiblie et diminuée des grandes guerres du commencement du siècle, un territoire qui fût une compensation aux prodigieux accroissemens de l’Angleterre dans le monde et des autres grandes puissances sur le continent. Il entendait créer par-delà la Méditerranée, une France nouvelle qui augmentât les richesses et la puissance de la mère patrie. Son intention bien arrêtée était d’implanter la race française sur le sol africain, en un mot de coloniser l’Algérie. Des instructions rédigées en ce sens furent données au maréchal de Bourmont ; elles lui ordonnaient, aussitôt l’occupation d’Alger effectuée, de dresser des plans de colonisation et de les envoyer à Paris. Malheureusement pour l’exécution de ce beau programme, la monarchie des Bourbons sombra et le maréchal de Bourmont dut quitter l’Algérie sans avoir pu envoyer en France les plans de colonisation demandés.

Il n’est pas bien certain d’ailleurs que le gouvernement de Charles X se fût rendu un compte suffisamment exact des difficultés auxquelles l’exécution de ses desseins allait se heurter. Implanter la race française dans l’Afrique du nord était le problème le plus ardu que se fût encore posé la politique coloniale des peuples modernes. Rien dans l’établissement des Français en Algérie ne pouvait être comparé à l’établissement des Anglais dans l’Amérique du Nord, au Cap et en Australie, à celui des Espagnols dans l’Amérique du Sud et des Portugais au Brésil. En Algérie, la race conquérante n’avait pas devant elle libres et à sa disposition des terrains de culture immensément étendus, aux horizons illimités, qu’habitaient des peuplades clairsemées, primitives et sauvages ; tout le sol algérien était occupé, cultivé ; le peuple qui le possédait était relativement nombreux, avait pris contact depuis des siècles avec l’Europe et l’avait dominée en partie ; il avait une civilisation avancée, se rapprochant de la nôtre ; une religion à laquelle il était opiniâtrement attaché, avait conscience de sa nationalité et répugnait, par ses mœurs et ses idées, à toute assimilation ou fusion ; et ce peuple on ne devait et on ne pouvait ni le refouler, ni l’exterminer. Sur un sol restreint, il allait falloir faire vivre côte à côte une population chrétienne et une population musulmane, des sémites et des aryens.

Dès le début, l’antinomie se révéla. Le maréchal de Bourmont, et après lui ses successeurs dans le commandement en chef de l’armée d’Afrique, le général Berthezène, le général Clauzel, le duc de Rovigo, le général Voirol eurent à lutter avec des difficultés qu’on n’avait guère soupçonnées. Les vainqueurs purent bien occuper Alger, Oran, Bougie, Bône et divers points du littoral, prendre possession du sol ; ils n’eurent aucune prise sur l’âme du peuple vaincu. Dès les premiers jours de la conquête, la race indigène apparut inébranlable dans ses traditions, ses idées et ses mœurs. Les commandans en chef de l’armée d’Afrique trouvèrent en face d’eux une société régulière, pourvue de tous les élémens de vie et de consistance, et se virent obligés de compter avec elle. En présence d’une organisation aussi solide et d’un élément indigène aussi irréductible, ils en arrivèrent même à conclure qu’il ne pouvait y avoir place pour l’introduction d’un autre élément de population en Afrique. De parti pris, on ne voulut pas en haut lieu s’occuper de la question de colonisation, et même on déclara toute colonisation impossible. Celle-ci dut se faire toute seule sans aucun appui de l’autorité. Ce furent les colons eux-mêmes qui posèrent le problème de la colonisation.

A notre arrivée en Algérie, il n’y avait dans tout le pays que 602 personnes se réclamant de la nationalité française, nombre infime qui ne représentait pas même un groupe de population compact, mais des individualités dispersées sur tout le territoire. Avec l’armée d’occupation arrivèrent une foule d’aventuriers français et européens qui se fixèrent à Alger même. Dix-huit mois après la prise de la ville, à la fin de décembre 1831, leur nombre s’élevait à trois mille. C’étaient pour la plupart des gens sans aveu, de bas étage, accourus de tous les points de la Méditerranée, qui exploitaient l’armée et ne vivaient que d’elle ; leur principale industrie était de tenir des cabarets et des guinguettes ; la culture du sol était leur moindre souci. Mais vers la fin de 1832, un groupe d’émigrans plus recommandables arriva. C’étaient des hommes sérieux, de bonne famille, dans la jeunesse ou la force de l’âge, pleins d’entrain et de vigueur, que l’ennui des occupations sédentaires, le goût d’une vie plus large et plus active attiraient de France en Afrique. Les uns ne voulant pas se rallier au nouvel ordre de choses établi par la Révolution de 1830 avaient entrevu dans cet exode le plus heureux moyen d’employer leur activité loin des irritans débats de la politique ; d’autres trouvant leur fortune insuffisante pour eux et leur descendance avaient réuni toutes leurs ressources, et rassemblé tout ce qui leur restait d’énergie pour faire fructifier leur avoir ; quelques-uns avaient été envoyés par leurs familles vers les solitudes africaines pour qu’ils fussent soustraits aux effervescences d’une jeunesse orageuse. Tous avaient un pécule plus ou moins important et accouraient avec la noble ambition de se créer en Algérie un avenir non moins honorable et une situation plus lucrative que toutes les carrières auxquelles ils eussent pu prétendre, dans la mère patrie. Ce sont eux qu’on doit considérer comme les premiers pionniers de la colonisation en Algérie.

L’aspect du pays dont ils allaient entreprendre la mise en valeur dut faire tout d’abord tomber bien de leurs illusions. Ils étaient partis avec l’idée qu’ils allaient s’établir dans une contrée qui était dans son ensemble d’une richesse proverbiale, d’une fertilité exubérante. Ne leur avait-on pas dit que jadis l’Algérie fut le grenier de Rome ? Ces mots magiques, évoqués couramment dans la presse littéraire et les académies, avaient surexcité leur imagination. A la vérité, ils auraient bien pu se rendre compte que l’Algérie n’était pas la seule contrée qui fournit le blé à la subsistance de Rome, que l’Egypte, la Crète, la Sardaigne, la Sicile, toute l’Afrique du nord étaient dans le même cas, et qu’en fait, la population de Rome n’était approximativement que de deux millions d’habitans, et ils auraient bien pu se dire qu’il faut en toute chose réduire une expression à son exacte valeur et un l’ail à ses justes proportions. Mais peut-on s’aviser de tout ? D’ailleurs il y a, comme on sait, pour toute colonie nouvelle, une période d’engouement, et l’Algérie jouissait alors de la vogue contre laquelle ne prévaut aucun raisonnement.

La réalité était tout autre. L’Algérie, comme on sait, se divise en trois zones parallèles qui sont à partir de la mer le Tell, les Hauts Plateaux et le Sahara. De ces trois zones, les Hauts Plateaux et le Sahara ne se prêtent guère en raison du sol et du climat à la colonisation, le Tell seul dans son ensemble est cultivable et habitable pour l’Européen. Jadis, cette dernière région avait été couverte de villes et de domaines florissans ; mais, en 1830, elle était bien loin d’être ce qu’elle fut à l’époque romaine. Sans doute l’œuvre de la nature était toujours restée admirable ; les paysages étaient toujours merveilleux, pittoresques et gracieux sur la côte, sévères et grandioses dans la montagne ; le même soleil dorait toujours la plaine et étincelait sur les cimes de l’Atlas, mais ses rayons n’éclairaient plus rien de ce qui fut autrefois l’œuvre de la main des hommes : plus de routes, plus de voies de communication, plus de sources captées et d’aqueducs, en dehors du littoral, presque plus de cités, partout un amoncellement de ruines. Dans la partie du Tell qui touche à la mer et qu’on nomme le Sahel, c’est tout au plus si l’on voyait épars quelques haouchs ou corps de ferme ; tout le reste n’était guère que broussailles et palmiers nains. Le pays était abandonné aux hyènes et aux panthères. La crainte des Turcs avait depuis longtemps éloigné de là les tribus nomades, et c’est tout au plus si quelques misérables douars y venaient, quand le soleil avait desséché les herbages de la plaine, camper pour faire paître leurs troupeaux.

Dans l’autre partie du Tell qui touche à la montagne et aux Plateaux, et désignée aujourd’hui sous l’appellation commune de la Plaine, l’aspect était plus lamentable encore. Qu’on se figure une immense plaine nue et morne où ne se trouve ni une ville ni un village, où seuls quelques rares douars, quelques corps de ferme viennent révéler la présence de l’homme. A la surface du sol, les eaux venues de l’intérieur et qui ne vont plus à la mer s’épandent librement, séjournent et forment de vastes marécages qui en été se dessèchent par évaporation ; ce ne sont que flaques d’eau croupissantes, que rides suintantes, sans écoulement, bues plus ou moins par le soleil ; entre les marécages, les renflemens et les veines du sol qui les séparent, apparaissent comme autant d’îlots fourrés de maquis et de broussailles ; sur ces rendemens les pistes qui servent de sentiers deviennent à la saison des pluies chaussées boueuses, impraticables aux chevaux et aux mulets ; çà et là des branchages jetés sur la vase et comblant la mare servent de ponceaux, prolongent ces pistes et permettent à travers les fondrières une dangereuse circulation ; des miasmes pestilentiels s’exhalent de ces marais, rendent le pays inhabitable et en font une terre de mort ; c’est en vain qu’aux chaleurs de l’été on chercherait un être humain à la surface de l’immense plaine ; ses rares habitans ont tous fui dans les replis des montagnes ; tout le pays est désert. Tel est le spectacle qu’offrit aux yeux des premiers colons la partie du Tell comprise entre le Sahel et les plateaux, et notamment la plaine de la Mitidja.

Et qu’on ne croie pas cette description poussée au noir ! Tous les témoignages contemporains sont unanimes à constater l’état de désolation, de nudité du pays. Voici ce qu’écrivait un voyageur qui parcourait la contrée dans les premières années de l’occupation : « La Mitidja, disait-il, est absolument inculte : elle est couverte de marais et de marécages dissimulés par une végétation palustre extrêmement vigoureuse ; on y trouve çà et là des bouquets d’oliviers, des aloès, des figuiers de Barbarie, et dans le lit des rivières et des ravins des lauriers-roses ; c’est un maquis débroussailles serrées, épaisses, enchevêtrées, impénétrables, un fouillis d’herbes gigantesques, de pousses de fenouil au milieu desquelles on disparaît, de ronces, de genêts épineux, de palmiers nains, de joncs tapissant des fonds mouvans dans lesquels on s’envase à ne pas pouvoir s’en dépêtrer. » « La Mitidja, disait dans ses rapports le général Berthezène, n’est qu’un immense cloaque ; elle sera le tombeau de tous ceux qui oseront l’exploiter. Aucun établissement ajoutait-il, n’est possible en dehors du Sahel. » « L’infecte Mitidja, ajoutait en 1841 le général Duvivier, est un foyer de maladies et de mort, domaine des chacals et des bandits arabes. » La vérité est que le Sahel et la Mitidja étaient des terres qui comptaient douze cents ans de putréfaction pestilentielle ; qu’aucune lande, qu’aucune friche en France et peut-être en Europe, ne pouvait exiger plus de travaux pour sa mise en valeur que le Tell algérien. L’assainissement et la transformation du Tell ont été un labeur autrement héroïque que celui d’Hercule qui nettoya et assainit les écuries d’Augias.


II. — L’ŒUVRE DES COLONS

Les colons vinrent tout naturellement s’installer tout d’abord dans la banlieue immédiate d’Alger, première ville occupée par nos troupes. Les premiers dont l’histoire ait conservé le souvenir furent M. de Vialar qui se fixa en 1832 à Kouba, M. de Tonnac à Tixeraïn, le prince de Mir à la Rassauta, M. de Franclieu à Belbarabet, M. Tobler à El-Biar, M. Ventre à Hussein-dey. De quelle ingéniosité, de quelle souplesse d’esprit ont dû faire preuve ces colons pour se faire tolérer d’abord, accepter ensuite comme maîtres par une population ignorante et disposée à ne voir en eux que des intrus qui venaient les spolier de leurs terres ! Un exemple entre tous montrera la manière de procéder de ces premiers défricheurs du sol.

M. de Tonnac avait acheté d’un propriétaire résidant à Alger un vaste domaine. L’escorte qu’il avait demandée pour aller prendre possession de sa nouvelle acquisition lui ayant été refusée par le gouverneur, qui traita son projet d’aller s’établir seul au milieu des Arabes de folie insigne, il part seul avec un cuisinier arabe porteur de diverses provisions. Arrivé dans son domaine, il s’installe au pied d’un arbre et fait faire le café. Les Arabes qui travaillaient aux champs, intrigués par la présence d’un étranger, arrivent un à un, puis, plus nombreux, font cercle autour de lui. M. de Tonnac les invite à prendre le café, distribue des gâteaux aux enfans et, quand leur méfiance est endormie, il leur dit qu’il est venu de France pour vivre au milieu d’eux qu’il sait gens sérieux et fidèles croyans ; qu’il a acheté le haouch et qu’il entend ne rien changer aux usages et aux redevances en se substituant à l’ancien propriétaire. Il ajoute qu’il s’associera, en complétant leurs attelages, à ceux qui n’ont qu’un nombre insuffisant de bœufs pour la culture de leurs terrains ; qu’à ceux qui n’ont qu’un bœuf, il fournira l’autre, qu’il avancera la moitié de la semence et partagera la récolte. « Puisque je viens me fixer au milieu de vous, continue-t-il, il faut que je songe à construire ma maison ; mais tout d’abord souffrez que je vous adresse un reproche. J’ai aperçu en venant ici le marabout de Sidi-Meurfi, ce tombeau d’un chef vénéré de votre tribu. Comment se fait-il que des gens pieux comme vous le laissent tomber en ruines ? Avant tout, il faut le restaurer. L’autorité française doit m’aider pour la construction de ma maison ; elle m’a promis de me fournir du bois ; il ne s’agit plus que de trouver la pierre à chaux. Aussitôt que nous en aurons, employons-la pour le marabout. » Tous les Arabes se regardaient avec étonnement, admirant la sagesse du roumi. La pierre à chaux fut bientôt apportée, le marabout restauré et avec l’excédent des matériaux et grâce à la main-d’œuvre qui lui fut fournie gratuitement par les indigènes reconnaissans, M. de Tonnac se fit construire son habitation. Marabout et maison ne lui avaient ainsi à peu près rien coûté et il avait gagné à la fois la confiance des gens de la tribu et des Arabes vivant plus ou moins loin dans la plaine, qui, venus pour faire leurs dévotions au marabout, s’en retournaient émerveillés de sa restauration et vantant à qui voulait les entendre la générosité du Français.

Qu’on ne croie pas qu’une fois installés et s’étant fait accepter des indigènes, nos colons aient abusé par la suite de l’influence qu’ils avaient acquise. Ils s’attachaient au contraire à respecter scrupuleusement leurs croyances, leurs mœurs et leurs droits ; ils affectaient même de prendre leurs allures, portaient leur costume, mangeaient comme eux le couscous. Dans les questions d’intérêt qu’ils avaient à débattre avec eux ils prenaient volontiers comme arbitres les cadis et les chefs religieux et s’efforçaient de gagner la confiance de ces derniers. C’est ainsi que M. de Tonnac prélevait à chaque récolte sur sa part la quantité qu’il jugeait devoir offrir au chef de la zaouia (chapelle musulmane) voisine et la faisait transporter solennellement sur des mulets au lieu de destination. Les Arabes, qui ne voulaient pas être en reste de générosité avec l’Européen, suivaient avec leurs chargemens. Le grain était alors mis dans des silos et constituait ainsi une réserve à laquelle venaient puiser, dans les années malheureuses, les pauvres cultivateurs. Ces colons de la première heure avaient compris parfaitement que le meilleur moyen de tirer du pays et de l’habitant tout ce qu’il peut raisonnablement donner, est de s’accommoder des usages pratiqués par les indigènes et de les faire servir à leur profit. Là est tout le secret de la politique qui leur permit de se faire aimer des indigènes, de les attacher à leurs intérêts et d’en faire des auxiliaires dévoués à la tâche si difficile qu’ils avaient assumée.

Jusqu’en 1835, les colons restèrent confinés dans un étroit espace de quelques kilomètres de rayon autour d’Alger ; il leur était défendu de franchir les limites du Sahel, l’accès de la Mitidja leur était interdit. Pour justifier une telle mesure, le gouvernement alléguait qu’il y avait lieu de craindre pour les immigrés l’influence du climat et qu’il ne fallait pas inquiéter les Arabes dans la possession de leurs terres. Mais les prétextes allégués n’étaient pas le vrai motif qui faisait interdire par le gouvernement aux colons la mise en valeur de la Mitidja. Au milieu des embarras politiques et des dangers qui la menaçaient, la monarchie de Juillet ne savait si elle ferait bien de conserver ou d’évacuer l’Algérie. Dans les conseils du gouvernement et au Parlement, on flottait entre les idées de complète évacuation, d’occupation restreinte et de conquête définitive, et en interdisant aux colons de dépasser un rayon de quelques kilomètres au-delà des fortifications d’Alger, le gouvernement entendait ne pas aliéner sa liberté d’action et ne voulait pas laisser s’établir un état de choses qui pût l’amener à payer, en cas d’évacuation, des indemnités aux colons.

Les premières années qui suivirent l’occupation, on discuta s’il ne valait pas mieux abandonner l’Algérie. Le système de complète évacuation trouvait d’ardens partisans dans le pays et à la Chambre. Dans la séance du 7 mars 1834, M. de Rémusat déclarait que la question algérienne était une question réservée, que tout ce qui avait été fait jusqu’alors devait être tenu pour provisoire. « La colonisation est une chose absurde, ajoutait M. Dupin, point de colons, point de terres à leur concéder, point de garanties surtout à leur promettre. Il faut réduire les dépenses à leur plus simple expression et hâter le moment de libérer la France d’un fardeau qu’elle ne pourra et qu’elle ne voudra pas porter plus longtemps. » Le système de l’évacuation complète ne fut complètement abandonné que vers 1835. En dépit des incertitudes gouvernementales, les colons ne cessaient d’affluer en Algérie. En 1835, ils atteignirent le nombre de onze mille. Entassés dans la ville où les logemens avaient atteint des prix fantastiques, les immigrés réclamaient à grands cris qu’il leur fût permis de se répandre dans la Mitidja. Leurs plaintes finirent par trouver de l’écho à Paris et décidèrent le gouvernement à envoyer sur les lieux une commission de pairs et de députés avec mission de dresser un rapport sur l’évacuation ou le maintien de l’occupation de l’Algérie. Cette dernière ayant voté, par 17 voix contre 2, la résolution que « l’honneur et l’intérêt de la France commandaient de conserver les possessions sur la côte septentrionale d’Afrique, » le gouvernement de Juillet se décida enfin à conserver Alger et à ouvrir la Mitidja aux colons. Ils se hâtèrent d’en profiter.

Le premier qui, s’aventurant dans la plaine, osa se montrer sur le marché de Boufarik fut M. de Vialar. A sa suite et cette année-là même 1835, d’autres Français non moins audacieux s’établirent dans la Mitidja : tels furent M. de Lapeyrière qui acheta la grande ferme de Boukandoura, M. de Saint-Guilhem qui se fixa à l’Arba, et M. de Montaigu chez les Beni-Moussa. En 1836, un groupe de colons vint résider à Houfarik et des établissemens furent créés jusqu’au pied de l’Atlas. Le nombre des fermes créées par les Européens dans la Mitidja ne tarda pas à dépasser celui des domaines possédés par eux dans le Sahel. C’est ainsi qu’en 1837, deux ans seulement après l’ouverture de la Mitidja, les colons avaient mis en culture 9 091 hectares, greffé 60 000 oliviers et planté 85000 mûriers dans cette plaine.

L’œuvre accomplie par les colons de la première heure est un témoignage magnifique de l’énergie et de l’esprit d’entreprise de la génération de 1830. Dans les domaines achetés par les colons, tout était à faire, tout était à créer. Sauf dans les propriétés de la banlieue immédiate d’Alger où se trouvaient des maisons de plaisance mauresques, d’ailleurs plus ou moins dévastées par la guerre, il n’y avait sur ces domaines aucune construction. Il fallait tout d’abord délimiter la propriété, construire la plupart du temps un mur d’enceinte, édifier une maison de maître, des communs, des abris pour les ouvriers, des hangars, des écuries, capter des sources, faire des travaux de canalisation, drainer, assainir. Certes de grosses sommes étaient nécessaires pour faire face aux premiers frais d’installation, mais les colons qui avaient de fortes avances ne reculaient pas devant les dépenses.

C’est ainsi que M. de Lapeyrière n’hésitait pas à engager 400 000 francs dans son domaine de Boukandoura. Pareille somme fut consacrée à la ferme de la Réghaïa par M. Mercier. De telles mises de fonds trouvaient largement leur emploi, car avec leur esprit d’initiative, les nouveaux propriétaires ne pouvaient se contenter des anciens erremens. Ils ne se bornaient pas seulement à améliorer les champs réservés depuis longtemps à la culture, ils défrichaient encore de grandes étendues malgré les frais énormes qu’entraînait l’emploi des ouvriers européens. Ils faisaient venir de France ou de l’étranger les instrumens aratoires les plus perfectionnés et les meilleures espèces de races bovines et, grâce à eux, l’on vit après une interruption de quatorze siècles les gros bœufs des campagnes de Rome tracer à nouveau de profonds sillons sur le sol africain. Les colons demandaient à la terre de produire non seulement les rendemens habituels, céréales et fourrages, qu’en retiraient les Arabes depuis des siècles, mais encore les diverses sortes de cultures industrielles modernes. Bien que le gouvernement ne donnât ni primes ni conseils, qu’il n’existât aucune école d’agriculture, ils allaient de l’avant, faisant des essais divers et se communiquant les résultats. Plusieurs se mirent à planter de la canne à sucre. A la fin de 1835, un d’eux, M. Villaret, obtenait un fort beau sucre brut. Le même, l’année précédente, avait obtenu des pierres d’indigo. A Kouba, on organisait de petites métairies et des laiteries modèles. A Kaddous, on plantait du tabac. A la Réghaïa on faisait des essais de coton qui donnait de beaux bénéfices au prix commercial le plus réduit. Les récoltes de céréales et surtout de fourrages grandement rémunératrices indemnisaient largement le propriétaire de ses frais et lui permettaient de faire face à tous ces essais souvent fort coûteux. L’Algérie, comme on sait, est un pays de pâturages : l’herbe y pousse partout vigoureusement, non seulement dans les vallées et les plaines, mais aussi sur les pentes de tous les mamelons. Après une récolte de céréales, l’herbe, plus touffue, que jamais, s’élève sur les débris du chaume. Cette herbe, d’espèces variées, est savoureuse, nourrissante et saine. Quand, pénétrant dans la plaine, les premiers colons virent, de tous côtés, le poitrail de leurs chevaux s’enfoncer dans d’aussi magnifiques herbages, ils poussèrent des cris d’admiration et comprirent que là se trouvait le principal élément de leur future fortune. Ils ne se trompaient pas. Demandant moins de main-d’œuvre qu’aucune autre culture dans un pays où cette main-d’œuvre faisait défaut ; n’exigeant aucun déboursé jusqu’à la fenaison alors que les autres récoltes pouvaient être pillées ou brûlées, donnant des bénéfices presque immédiats tandis que les revenus provenant de plantations sont si longs à attendre ; enfin, étant d’un écoulement toujours facile grâce aux besoins d’une nombreuse armée, les fourrages furent pour eux le produit le plus précieux. Il n’y eut qu’une ombre à ce tableau, ce fut le prix élevé de la main-d’œuvre européenne nécessaire pour la récolte des fourrages, prix qui atteignait sept à huit francs par jour, nourriture et vin non compris ; mais même dans ces conditions la moyenne du bénéfice net n’était pas moins de 400 à uOO francs l’hectare. D’ailleurs ces prix élevés avaient pour la colonisation un sérieux avantage : l’appât d’un tel salaire attirait en Algérie une population d’ouvriers agricoles de plus en plus nombreuse et hâtait son peuplement. Chaque grande exploitation avait son groupement d’ouvriers européens qui habitaient d’abord dans des gourbis ou sous la tente, puis se faisaient construire des maisons, achetaient des parcelles de terre et se fixaient dès lors au sol. C’est ainsi qu’un certain nombre de familles du midi de la France vinrent vers 1834 s’installer dans le domaine de Bou-kandoura. Des Mahonnais se fixèrent de même à la Réghaïa et à la Rassauta. À Kouba M. de Vialar établit une importante colonie d’ouvriers européens et fournit à chacun d’eux une petite maison avec cour et écurie, 4 bœufs, une mule et 8 hectares de terre ; les bénéfices étaient partagés. Grâce à la fixation de cette population au sol, des hameaux se formaient à proximité des grandes exploitations et souvent les exploitations elles-mêmes se transformaient en embryons de villages. À cette transformation gagnaient également les fermiers et le propriétaire ; ce dernier vendait par lots et à bons prix une propriété qu’il avait achetée en bloc à un prix minime, et le fermier devenait acquéreur de bonnes terres dont il connaissait la valeur pour les avoir travaillées et qui lui assuraient avec l’aisance la récompense de ses labeurs.

Dans les premiers temps, la population de ces petits centres fut exclusivement agricole, mais à ce premier noyau ne tardèrent pas à s’adjoindre de nouveaux élémens. Des ouvriers, appartenant pour la plupart au bâtiment et aux industries qui vivent de l’agriculture, vinrent tout d’abord se fixer à côté des cultivateurs, puis ce furent de petits commerçans qui vinrent approvisionner l’agglomération naissante des produits que ne pouvait leur donner la culture du sol. L’accroissement de ces deux derniers élémens fut en certains points favorisé par la création des postes fortifiés que, pour donner de l’air aux troupes de la garnison d’Alger, on fut amené à installer dans le Sahel et la Mitidja. Les plus impor-tans de ces camps permanens furent établis à Mustapha, àJËl-Biar, à Hussein-Dey et à Maison-Carrée, dans la banlieue immédiate d’Alger, et, plus avant dans les terres, à Tixeraïn, à Dély-Ibrahim, à Kouba et à Birkadem, tous points déjà habités par les colons. Quelquefois aussi l’établissement d’un camp permanent en rase plaine et loin de tout groupement de population suffisait à amener la formation d’une agglomération rurale. Pour élever les constructions nécessaires à l’abri du soldat, on faisait venir des ouvriers et à leur suite trafiquons et commerçans accouraient leur vendre les articles que ne pouvait fournir l’administration. Plusieurs parmi les nouveaux venus, pris d’attachement pour un pays au ciel si beau et au sol fertile, se mettaient à bâtir soit des gourbis soit des maisons, défrichaient le sol tout autour et se transformaient insensiblement d’ouvriers et de commerçans en cultivateurs. Ainsi, soit par l’exploitation de grands domaines ruraux, soit par l’installation de camps permanens, des villages embryonnaires se formaient, et dans l’un et l’autre cas, les trois élémens nécessaires au fonctionnement de la vie rurale, ouvriers, commerçans et agriculteurs, se trouvaient réunis. La bonté du climat et la fertilité du terroir avaient suffi à amener cet excellent résultat de fixer au sol et de rendre sédentaire une population jusque-là instable et de transformer des prolétaires en gens possédant des biens au soleil. En ce moment même où la question du peuplement de l’Algérie par l’élément français se pose, il est bon de faire ressortir que de 1830 à 1841 des fermes, des hameaux, des villages ont surgi pour ainsi dire du sol, se sont formés, se sont développés, et qu’il a suffi, pour mener à bien une telle œuvre, des seuls efforts de l’initiative privée, bien que cette dernière fût isolée et livrée à elle-même. Il est bon qu’on n’oublie pas qu’une grande partie des villages et bourgs du Sahel et de la Mitidja aujourd’hui si florissans n’ont pas eu d’autre origine que l’exploitation des grandes fermes acquises au début de la conquête par les colons et que leurs premiers habitans n’ont été autres que les cultivateurs appelés à vivre sur ces grands domaines et les ouvriers venus se fixer à proximité des camps.

Et ce qu’il y a de plus merveilleux, c’est que ces agglomérations se formèrent sans aucun appui officiel, sans aucun subside de la métropole, en dehors même de l’ingérence des premiers élémens qui sont nécessaires au fonctionnement de la vie sociale. Il n’y avait dans ces villages en formation ni maires, ni prêtres, ni instituteurs, ni notaires ; on n’y voyait ni église, ni maison commune, ni école. Pour les actes de la vie civile, les colons étaient obligés de se rendre à Alger. On n’avait ni moyens de communication, ni voies d’accès d’une agglomération à l’autre ; il n’y avait de routes presque nulle part. Même dans la plaine, les voituriers ne pouvaient suivre les sentiers arabes coupés à chaque ruisseau par des ravins profonds. Seules les bêtes de somme pouvaient s’en tirer. Aller à Alger vendre du blé devenait une véritable expédition ; à défaut de routes, les chariots, traînés par des bœufs, suivaient de mauvaises pistes ; il n’y avait pas de ponts ; à chaque rivière, à chaque ravin on déchargeait la voiture qui passait d’abord avide ; les hommes ensuite transportaient d’une rive à l’autre les sacs de blé sur leur dos. Avec ce système, on mettait un jour entier pour parcourir dix kilomètres et de Blidah à Alger, le voyage durait quatre jours. Très souvent les colons étaient obligés de recourir pour leurs charrois aux bons offices des tribus arabes des environs d’Alger qui possédaient à cette époque de nombreux chameaux et qui faisaient avec ces botes des transports dans un rayon de cinq à six lieues. Les colons, on peut le dire, créèrent de grandes choses là où il n’y avait rien, firent prospérer leur œuvre dans des conditions absolument anormales, et cette œuvre si remarquable ne coûta à la métropole ni soucis ni un écu.


III. — LA POLITIQUE DE L’ADMINISTRATION A L’ÉGARD DES PREMIERS COLONS

Certes, les critiques n’ont pas manqué à ces premiers colons. Officiers et soldats qui vivaient en contact avec eux avaient la plaisanterie facile à leur adresse et appelaient volontiers la petite agglomération de colons qui se formait à côté du camp : Mercantiville, Biscuitville, Coquinville. A la vérité, les nouveaux venus n’étaient pas, en général, favorisés des biens de la fortune : ce ne sont pas les millionnaires qui le plus souvent s’expatrient ; plusieurs étaient, en quelque sorte, des évadés de la société régulière et n’avaient pu, jusqu’alors, en raison de l’indépendance de leur caractère, se fixer nulle part ; quelques-uns même, il faut le reconnaître, pouvaient ne pas être sans passé judiciaire. Mais, comme on sait, pauvreté n’est pas vice et quant à ceux qui avaient quelques fautes à se reprocher, la vie qu’ils menaient suffisait à elle seule à racheter leur passé et aurait dû les rendre estimables aux yeux de tous ; leur existence était rude et pleine de périls : en station, logés sous la tente ou sous des baraquemens, en colonne, accompagnant les soldats et faisant des charrois, ils avaient tous les inconvéniens et les désagrémens de la vie du soldat sans en avoir aucun des avantages.

Nous avons connu en Tunisie ce type de braves gens vivant de notre vie, se fixant à côté de nous dans les campemens, se déplaçant avec nous en colonnes, n’ayant pour tout abri qu’une toile de tente ou que le dessous de leurs charrettes et de leurs arabas et pour nourriture que les provisions qu’ils pouvaient emporter. Etaient-ils bien moins méritans que nous, eux qui supportaient de telles privations et de telles fatigues sans y être astreints par le sentiment du devoir et l’espoir des récompenses ? Nous étions souvent émus de leur dénuement et de leur misère et admirions ces hommes qui menaient une telle existence sans que rien les y obligeât. Qu’importaient, après tout, leur condition sociale et leurs origines ? Rome eut-elle des fondateurs si illustres ? Et ces enfans de la vieille Gaule par ce qu’ils firent sur la terre africaine allaient montrer qu’ils méritent l’admiration tout autant que les fils de la Louve par ce qu’ils ont fait dans les plaines du Latium.

Oui, ils furent admirables, ces colons de la première heure, et dans la même admiration on doit embrasser et le gentilhomme qui jetait dans le sol un demi-million et le paysan qui travaillait la terre à la sueur de son front, et le pauvre mercanti qui faisait des charrois exposant sa vie à chaque pas du chemin. D’inégale condition sociale, ils déployèrent tous une égale endurance et un égal héroïsme. On ne saurait apprécier à leur valeur de tels hommes si on ne connaissait, non seulement les conditions de sol et de milieux, mais encore les difficultés d’ordre administratif avec lesquelles ils furent aux prises et les périls auxquels ils furent exposés par suite de l’état de guerre permanent dans le pays. Bien plus même que le lamentable état dans lequel se trouvait la culture sur le sol algérien et que les défiances naturelles des indigènes, les incertitudes et les hésitations gouvernementales causèrent de déboires à nos colons. Dans les premières années de l’occupation, le gouvernement, qui hésitait entre l’évacuation de l’Algérie et le système de l’occupation restreinte, ne voulait pas entendre parler de gens qui, sans souci des considérations de politique générale, voulaient toujours aller de l’avant et engageaient l’avenir. Le baron Pichon, délégué en 1831 auprès du commandant en chef de l’armée d’Afrique dans les fonctions de directeur des affaires civiles, était nettement opposé à toute tentative de colonisation. Dans cet ordre d’idées, le gouvernement commença par refuser toute concession de terres domaniales aux nouveaux venus et alla jusqu’à déclarer qu’il se désintéressait des transactions contractées entre Français et indigènes, et ne les garantirait pas au point de vue légal. Force fut aux colons, pour l’achat de terres, de s’entendre avec les indigènes à leurs risques et périls et de payer à beaux deniers comptant des propriétés dont les titres pouvaient être contestés. Ces mesures n’ayant pas arrêté l’affluence des colons, une décision ministérielle fut prise à la fin de 1832 afin d’empêcher une immigration que l’on trouvait trop nombreuse et trop hâtive, et ordre fut donné de refuser le passeport à tout individu qui ne pourrait justifier de ressources suffisantes pour vivre en Afrique. Quand en 1835, à la suite du rapport de la commission de pairs et de députés envoyés en Algérie pour étudier la question sur place, le système de l’occupation restreinte enfin prévalut, les colons ne furent guère mieux traités. Les représentans du gouvernement en Algérie continuèrent à mer la possibilité de coloniser ce pays. Les exploitations rurales, les hameaux, les villages avaient beau surgir sur tout le massif de l’Atlas et déborder dans la Mitidja, les représentans du gouvernement, semblables à ces idoles que raillait Israël, avaient des yeux pour ne point voir et un entendement pour ne pas comprendre. La colonisation est un rêve, continuait à dire en 1835 M. Bresson qui avait succédé au baron Pichon dans la direction des affaires civiles algériennes, et, comme ce dernier, il se montrait animé des dispositions les moins favorables aux colons et ne laissait échapper aucune occasion de le montrer. L’Etat avait de beaux domaines aux environs d’Alger ; les colons demandaient à en faire l’achat et M. Bresson prétendait qu’il n’y avait de terres disponibles que sous le feu de l’ennemi. Les colons qui avaient fait de grandes dépenses d’installation demandaient qu’il leur fût permis d’emprunter, et l’on s’opposait à l’établissement du régime hypothécaire sous prétexte que la propriété était mal assise ; mais à qui la faute, si ce n’est au gouvernement qui laissait construire sans titres réguliers, et qui ne voulait pas même donner une sanction légale aux transactions accomplies entre Européens et indigènes ? Les mesures les plus sages réclamées par les colons étaient toujours repoussées. On cherchait à leur faire abandonner la place et à rendre impossible toute entreprise sérieuse de colonisation.

Ce but que poursuivait d’une manière détournée l’administration civile, l’autorité militaire cherchait à l’obtenir par les moyens plus radicaux qu’elle avait à sa disposition. L’autorité militaire partageait à l’égard du pays et des colons toutes les préventions de l’autorité civile. Le général Bugeaud, qui devait plus tard devenir un partisan convaincu de la colonisation, était encore en 1836 un député anticolonial déclaré. Il disait à qui voulait l’entendre que l’Algérie n’était que sables, rochers et broussailles incultivables ; que l’olivier ne croissait sur ce sol qu’au moyen d’irrigations. Dans ses lettres au Président du Conseil, alors M. Thiers, il exposait et défendait avec acharnement ses vues hostiles à toute colonisation, et dans ses conversations avec les officiers mettait toujours en avant son thème favori : la nécessité pour la France d’abandonner l’Algérie. Trop d’officiers au-dessous de lui avaient adopté sa manière de voir et apportaient dans leurs rapports avec les colons une malveillance de parti pris. Pour l’autorité militaire d’ailleurs, il ne pouvait et il ne devait y avoir qu’une seule catégorie de colons : c’étaient ceux qui se résignaient à vivre dans l’enceinte des postes, qui bornaient leur rôle à être les fournisseurs du camp, qui prenaient leur part des fatigues du soldat au point d’en devenir les auxiliaires et se pliaient aux exigences de la vie militaire, qui, en un mot, restaient sous la coupe du commandement. Les autres, les indépendans, les esprits aventureux, créateurs de fermes et de villages, étaient considérés par l’autorité militaire comme des têtes brûlées et devenaient sa bête noire. Celle-ci, qui avait reçu pour instructions d’éviter les complications et les difficultés avec les Arabes, ne pouvait s’empêcher de voir dans la présence de colons isolés au milieu des indigènes des sources de conflit pour l’avenir. Au début et tant que l’occupation fut limitée au massif d’Alger et au Sahel, les commandans militaires cherchèrent par ordre à détourner les Européens de toute entreprise au-delà des premiers postes. « A quoi bon, leur disait encore en 1838 le chef du bureau arabe d’Alger, vous établir pour coloniser ? Vous serez exposés aux miasmes, au fer des Arabes, restez donc tranquilles. » Puis, quand la Mitidja eut été ouverte à la colonisation, et que le traité de la Tafna, conclu avec Abd-el-Kaderen 1837, nous eût reconnu la possession de cette plaine, on chercha à entourer notre nouveau domaine d’une enceinte qui fût à la fois une défense contre les Arabes et un obstacle à la pénétration des Européens dans l’intérieur. On discuta sur la nature de cette enceinte. Fallait-il une muraille crénelée ou mieux valait-il une grille en fer ? On se décida enfin pour l’enceinte continue. On entoura d’un retranchement toute la portion de territoire comprise entre l’oued Chifa et l’oued Harrach, à nous reconnu par le traité de la Tafna. Dans ce rectangle on réserva à la colonisation faire d’un triangle dont le sommet fut Blidah et la base une ligne tirée de Fouka à l’embouchure de l’Harrach. Les côtés du triangle, moins la base qui s’appuyait à la mer, furent fortifiés au moyen d’un large fossé avec parapet garni de blockhaus. On éleva des murs, on creusa des ravins, on escarpa les berges des cours d’eau, on détruisit les gués. On ne livrait ainsi aux colons que le Sahel et une partie de la Mitidja avec les territoires de Blidah et de Koléah. Ce fut le Parc de colonisation, et on compta bien que les Européens ne pourraient le franchir. Mais ce fut peine perdue. Les colons n’écoutèrent pas les exhortations des bureaux arabes et ne se laissèrent pas arrêter par la ligne de défense. Ordre fut alors donné de leur refuser toute aide et assistance, et tous les commandans de corps et de blockhaus eurent pour consigne de ne faire aucune sortie en armes pour quelque motif que ce pût être, sans une autorisation expresse. Les colons avaient voulu s’établir à leurs risques et périls, eh bien ! on leur laisserait faire la guerre à leurs dépens ; et en effet on les laissait se tirer d’affaire comme ils pouvaient ; ils furent réduits à organiser des patrouilles avec les indigènes à leur service, à faire eux-mêmes la police de la plaine et du Sahel, et à courir sus aux bandits. Si encore on avait observé la neutralité à leur égard ! Mais bientôt l’autorité militaire prit ouvertement parti contre eux en faveur des Arabes, elle commença par refuser aux Européens des munitions, puis défense fut faite aux sentinelles de tirer sur les Arabes, même quand ceux-ci passeraient à portée de fusil, emmenant avec eux le produit de leurs méfaits.

C’était donner une prime au brigandage et pousser à la spoliation des Européens. Mais l’on fit mieux encore. Ces enragés colons s’obstinant envers et contre tous à aller de l’avant et à s’établir au-delà du pays militairement occupé, on prit à leur égard une mesure inouïe : consigne fut donnée aux sentinelles de tirer sur tous les Européens qui, pour quelque motif que ce fût, essaieraient de franchir la ligne des postes fortifiés. En présence d’un ordre aussi atroce, plus d’une fois, j’imagine, l’arme dut trembler aux mains du soldat, et sans doute les balles furent souvent intelligentes et dévièrent. De malheureux colons, qui allaient travailler aux champs ou en revenaient n’en tombèrent pas moins frappés et tous furent mis dans la nécessité de jouer leur vie contre le gain d’une journée de travail. Etait-ce donc pour faire assassiner par nos soldats nos malheureux colons que nous étions venus en Afrique ? On veut se refuser à croire que de pareils ordres aient été donnés, que de pareils faits aient eu lieu ; et cependant les documens de l’époque, les témoignages des contemporains, les récits des vieux Algériens même ne peuvent laisser aucun doute sur leur réalité. Telle est la manière dont, de 1830 à 1842, l’administration officielle encouragea la colonisation !

On devine les résultats auxquels devait aboutir un pareil système : l’impunité était assurée, les malfaiteurs encouragés ; seuls pâtissaient ceux qui étaient exposés à leurs coups et qu’on traitait comme des criminels. Aussi quels beaux jours luirent alors pour tous les brigands de la Mitidja ! Parmi les tribus qui vivaient en 1830 dans cette plaine, il y en avait une plus turbulente que les autres, la tribu des Hadjoutes, qui, sous l’autorité des deys, opéraient des razzias fréquentes chez leurs voisins ; les mesures impolitiques prises par notre gouvernement à l’encontre des colons firent d’elle une troupe de brigands. Au début, les Hadjoutes n’étaient pas plus de quatre cents cavaliers, mais bientôt à eux vinrent se joindre tous les chercheurs d’aventures, tous les coupeurs de bourses des tribus à cheval, en un mot tous les coquins de la Mitidja. De 1830 à 1842, ce fut entre ces écumeurs de la plaine et nos colons une lutte sans trêve ni merci, une guerre d’extermination. Pendant douze années les vols, l’incendie, l’assassinat couvrirent la Mitidja de misères, de ruines et de sang, et c’est avec juste raison que cette période de la colonisation fut appelée la période de poudre. Admirablement montés sur leurs chevaux arabes, pleins de ruse et de flair, vigoureux et vaillans, les Hadjoutes sortaient chaque année de leurs repaires et brusquement envahissaient le Sahel et la Mitidja, inquiétant les colons et les tribus gagnées à notre cause, détruisant les récoltes et emmenant le bétail. Leur audace ne connaissait point de bornes. En 1836, ils attaquèrent les colons de Dély-Ibrahim, enlevèrent leurs troupeaux et osèrent s’aventurer jusqu’à la pointe Pescade, aux portes d’Alger. Le maréchal Clauzel dut ordonner l’occupation immédiate de tous les points stratégiques, de tous les centres de population en voie de formation, et c’est alors que furent installés les camps de la Chiffa, de Sidi-Khalifa et de l’oued-El-Alleug dans la Mitidja, à l’extrême limite des établissemens européens vers le sud. Mais ces postes n’arrêtèrent guère les incursions des Hadjoutes, et, à Méred et à Boufarik notamment, les colons étaient journellement harcelés. L’imprévoyante témérité de ces derniers qui les avait poussés à exploiter des fermes isolées et excentriques les laissait exposés à leurs coups. Ceux qui s’étaient fixés dans la banlieue d’Alger s’appuyaient pour leur résister sur les villas mauresques dont le genre de construction avec terrasse et ouvertures rares et grillagées permettaient une facile défense ; ceux qui s’étaient avancés en flèche dans la plaine avaient transformé leurs fermes en autant de citadelles dont les fenêtres étaient les créneaux : nuit et jour, on veillait comme dans une place assiégée. Derrière ces constructions massives que les bandits ne pouvaient forcer, les colons étaient à l’abri et pouvaient échanger des coups de fusil. Le vrai danger commençait lorsqu’il fallait en sortir pour travailler aux champs et rentrer les récoltes. Pour faire un peu de blé et de foin, il fallait risquer sa tête ; le fusil était inséparable de la pioche. Et qu’on ne croie pas que les colons libres et isolés, qui avaient voulu vivre d’une vie plus indépendante loin de la protection des camps, fussent les seules victimes de cette guerre d’embuscades et de trahisons ! Les colons qui s’étaient laissé parquer dans les points qui leur avaient été assignés étaient plus malheureux encore. Ils restaient en effet, tout comme les colons isolés, exposés aux attaques des Hadjoutes, car ces derniers, dans leur esprit simpliste, ne faisaient aucune distinction entre les colons que les autorités officielles prétendaient protéger et ceux qu’elles entendaient laisser exposés à leurs coups, et pour eux, tous les Européens étaient des Roumis qu’il fallait exterminerais étaient de plus astreints aux sujétions les plus dures, aux plus pénibles corvées et aux pires souffrances. L’histoire de Boufarik, si bien racontée par le colonel Trumelet, nous montre en ses pages douloureuses la lamentable existence de ces colons officiels.

Boufarik fut fondé en 1836 par l’administration militaire qui, ayant établi un fort dans la contrée, avait besoin de fournisseurs civils et de main-d’œuvre à proximité du nouveau poste. Les immigrans n’eurent d’abord d’autre abri que des constructions primitives, des gourbis faits de branchages, de roseaux et de paille de marais, demeures aussi intenables par les pluies de l’hiver que par les chaleurs de l’été. Dès les premiers jours, ils durent défendre leur existence les armes à la main. Hors de leur campement et dans le campement même, leur vie était également menacée. Sorti du camp pour aller travailler son champ, le colon n’était jamais sûr d’y pouvoir rentrer. Embusqué dans le maquis, la touffe de joncs ou les bois de roseaux, le féroce Hadjoute attendait, avec la patience du félin qui guette sa proie, l’imprudent colon au passage, et, aussitôt la victime à portée, s’élançait sur elle, la terrassait et lui coupait le cou, ou bien, galopant dans la plaine, piquait droit sur le cultivateur isolé et l’enlevait au vol. A dix minutes du camp était l’oued Chemâla dans le lit duquel on extrayait les pierres pour le service du génie, et l’on était obligé de donner une escorte à chaque corvée de pierres ou de graviers. Une lunette installée dans le fort fouillait constamment les environs ; dès qu’un parti de Hadjoutes était signalé à l’horizon, on tirait le canon et les cultivateurs répandus dans la plaine devaient rentrer précipitamment, n’importe en quel état fussent leurs travaux. Dans leur campement, c’étaient mêmes alertes, mêmes alarmes. Le plan de Boufarik avait été tracé avec des proportions démesurées. Les gourbis des hommes étaient disposés sur une étendue de 124 hectares et, pour se rendre visite, les colons devaient monter à cheval ; dans ces conditions, malgré sa proximité ; le fort ne pouvait les protéger que d’une manière insuffisante, et les brigands Hadjoutes, qui connaissaient cette particularité, faisaient irruption dans le camp à la tombée du jour et s’en donnaient à cumr joie. « Chaque nuit, dit le colonel Trumelet, a ses tueries, ses vols, ses incendies ; le repos est troublé par les détonations et les éclairs des armes à feu ; les colons ayant des habitations trop éloignées les unes des autres ne peuvent se prêter mutuellement un prompt et efficace secours. Les troupes font bien des patrouilles, mais l’étendue du périmètre où doit s’exercer leur surveillance est trop vaste et leur action est peu efficace. On est constamment sur le qui-vive. Les nuits sont sans sommeil comme les jours sont sans repos. » Bloqués presque journellement dans leurs retranchemens, les colons ne peuvent s’occuper ni d’agriculture ni de colonisation ; ils sont plutôt soldats que colons. Chaque jour la générale les appelle aux armes. Une mesure du gouvernement général motivée par les dures nécessités du moment ne tarda pas d’ailleurs à les militariser. Le 22 mars 1836, un arrêté appela au service de la garde nationale tous les Européens domiciliés en Algérie. Le 24 du même mois eut lieu la formation d’un bataillon dont Boufarik fournit une compagnie.

Si encore ils n’avaient en à défendre leur vie que contre le fer et le feu des Hadjoutes ! mais ces infortunés colons eurent encore affaire à un ennemi autrement redoutable que tous les brigands et les écumeurs de la plaine. L’emplacement de Boufarik avait été, à cette époque où l’administration militaire se souciait assez peu des règles de l’hygiène, choisi précisément dans l’endroit le plus vaseux, le plus foncièrement malsain de la Mitidja, là où la plaine se déprime en une sorte de cuvette où venaient se confondre et mêler leurs eaux en un inextricable lacis les torrens de l’Atlas. En ce point on voyait un vieux puits à dôme grisâtre et quatre vieux trembles qui dressaient leur frondaison au-dessus d’un affreux défilé marécageux. Tout autour les flaques d’eau couvraient 20 hectares et entre elles ce n’étaient que fondrières et forêts de joncs impénétrables, semées d’îlots fourrés de maquis et de broussailles, de ronces et d’oliviers rabougris. On n’accédait à ce point que par des sentiers qui suivaient les renflemens du sol à travers des enfoncemens bourbeux et des marécages enchevêtrés de joncs et de roseaux, et qui n’étaient que des chaussées boueuses que pétrissaient les pieds nus des Arabes. Le pays était délicieux pour le sanglier, la bête fauve et le gibier d’eau, délétère pour l’homme. Le premier travail auquel durent se livrer les colons fut l’assèchement du marais. Il leur fallut creuser des fossés pour donner de l’écoulement aux eaux, puis régulariser, élargir, approfondir les cours d’eau, qui venus des montagnes étaient la cause des inondations. La besogne fut extrêmement pénible et dangereuse. Ils durent tout d’abord se frayer un chemin au travers d’un fouillis inextricable de joncs et de roseaux, puis exécuter des travaux de déblais et de remblais, tantôt assis, tantôt debout sur des fondrières, les jambes continuellement dans l’eau et dans la vase. Plusieurs s’enfoncèrent dans ce sol mouvant et disparurent. Tous sans exception furent empoisonnés par les exhalaisons miasmatiques des marécages. Les uns succombèrent aux accès pernicieux, les autres y laissèrent leur santé qu’ils ne purent jamais recouvrer complètement. Le chiffre de la mortalité annuelle chez les colons s’éleva à un cinquième et certaines années à un tiers. En 1842, sur 300 habitans, 92 mouraient des fièvres pernicieuses. L’ambulance ne désemplissait pas ; les lits étaient insuffisans. La plupart des colons en furent réduits à grelotter la fièvre sur des paillasses au fond de leurs gourbis, et, à peine remis, ils devaient, entre deux accès, monter la garde. Pour soutenir leurs forces, ils n’avaient que du café et du sulfate de quinine. Ils s’abstenaient rigoureusement des boissons alcooliques, et, si l’on a cru en France devoir reprocher aux colons algériens de s’adonner à l’absinthe et aux spiritueux, ce n’est certes pas la génération de colons dont nous parlons qui mérita ce reproche. Dans les cafés et les cantines, on ne débitait que du café, des eaux minérales et de la quinine. Cette dernière était même devenue d’un usage si général et si fréquent qu’on ne l’appelait plus que la consommation. Aller prendre la consommation, c’était aller prendre un verre de solution de sulfate de quinine coupée plus ou moins d’eau minérale. Mais le remède était impuissant contre la maladie. Les défrichemens et l’assèchement du marais continuant, la cause subsistait toujours et le mal persistait. Débiles, livides, ballonnés, les yeux et la face jaunis, se soutenant à peine sur leurs jambes molles et enflées, ces malheureux faisaient grand’pitié à voir. Leur lamentable aspect leur avait valu une triste renommée et, à Alger, on disait couramment d’un homme dont le faciès montrait qu’il était atteint dans ses œuvres vives par la cachexie palustre : « Il a une figure de Boufarik. »

L’histoire de cette ville, pendant les dix premières années qui suivirent sa fondation, est un lamentable nécrologe. Le 2 juin 1837, vingt et un ouvriers occupés à des travaux de fenaison à 800 mètres de Boufarik, et qui avaient eu l’imprudence de mettre leurs armes en faisceaux à une trop grande distance du lieu de leur travail, sont massacrés ; au mois de mai 1840, quatorze cultivateurs sont enlevés ; vingt-deux faucheurs et disciplinaires sont tués le 8 juin suivant et, cinq jours après, une nuée de cavaliers, s’abattant sur les quelques faucheurs de Boufarik encore vivans, tuent vingt personnes et en blessent vingt-cinq. Et la population de Boufarik n’était alors que de 150 personnes ! La fièvre achevait d’enlever ceux que le fer et les balles de l’ennemi n’avaient pu atteindre. Dans le seul mois d’octobre 1840, quarante-huit fiévreux étaient emportés. En quelques années, Boufarik dévora trois générations d’hommes. La population dut être renouvelée trois fois.


IV. — SAC ET DESTRUCTION DES ÉTABLISSEMENS EUROPÉENS DANS LA MITIDJA ET LE SAHEL. — RUINE GÉNÉRALE DES COLONS

Malgré ces tueries et ces pillages, ces vexations et ces misères, la colonisation ne s’en développait pas moins. Durant cette période qui s’étend de 1830 à 1840, les colons avaient réussi à s’implanter solidement dans tous les territoires dont l’accès ne leur avait point été formellement interdit. Le domaine qui obéissait à nos lois était, en 1840, des plus exigus. Le traité de la Tafna, qui l’avait délimité ne nous avait reconnu que la possession sur le littoral des villes d’Oran, d’Arzew, de Mostaganem, de Mazagran, d’Alger, de Bougie et de Bône et leur banlieue. Dans la province d’Oran, nous n’avions qu’un territoire d’une dizaine de lieues de rayon autour des villes occupées ; dans la province d’Alger, moins encore, nous n’y possédions que le Sahel et la partie de la Mitidja comprise entre la Chiffa, le Khaddra et le Petit Atlas, et, sur certains points, notre autorité n’allait pas au-delà d’un rayon de 25 kilomètres d’Alger : tout notre domaine dans les trois provinces était inférieur comme étendue à un département français, Mais ce territoire si restreint pourtant n’avait pas été livré en entier à l’activité de nos colons. Dans les provinces de Constantine et d’Oran, l’autorité militaire n’ayant pas jugé à propos d’ouvrir le pays à la colonisation, les immigrans européens n’avaient pu guère dépasser l’enceinte des villes occupées. Les colons avaient dû concentrer leurs efforts exclusivement dans la province d’Alger, sur le Sahel et la Mitidja, et là, ils avaient accompli une œuvre réellement merveilleuse. Dans le Sahel, de petits centres, des embryons de villages s’étaient formés spontanément, entre autres à Dély-Ibrahim, Birkadem, Maison-Carrée, Hussein-Dey, Mahelma, Chéraga, et Biar, Staouéli, Douera en était le chef-lieu ; dans la Mitidja, des agglomérations avaient également pris naissance à Boufarik, Soukaly, Memmouch, la Chiffa, Méred, l’Arba, Bou-Idjouza, l’Harrach. La population européenne atteignait en 1840, au moment de l’insurrection d’Abd-el-Kader, le nombre de 33 000 et les ouvriers exclusivement agricoles 2 580 ; chiffres que l’on trouvera certainement élevés si l’on tient compte du territoire si restreint ouvert à la colonisation, du peu d’années écoulées depuis la conquête, de l’état de guerre permanent avec les indigènes et des dispositions du gouvernement peu bienveillantes envers les colons. L’agriculture était réellement florissante dans le Sahel et donnait les plus belles espérances dans la Mitidja. Le problème de la colonisation algérienne, qui est devenu depuis si ardu, paraissait alors résolu. Sans aucune intervention gouvernementale, sans aucun subside de la métropole, des villages se créaient spontanément, se développaient, acquéraient tous les jours une importance plus grande ; de grandes fermes, de vastes exploitations agricoles les reliaient les uns aux autres ; presque tous ces établissemens étaient l’œuvre exclusive de colons libres, indépendans, agissant de leur initiative privée, avec leurs seules ressources. Une race exclusivement française naissait sur le sol africain, race vigoureusement trempée s’il en fut. Entre elle et les indigènes paisibles, il n’y avait aucune hostilité, aucune antipathie ; ceux-ci, que n’avaient pas encore dépossédés les confiscations en masse, n’avaient aucun motif de rancune contre le colon ; l’établissement d’un immigrant européen dans leur voisinage était considéré par eux comme une bonne fortune, car ils y trouvaient profits et salaires. Non seulement ils devenaient les auxiliaires empressés du colon dans le défrichement du sol, mais encore ils veillaient à sa sécurité personnelle, assuraient, sous son autorité, la police de la plaine et allaient faire avec lui le coup de feu contre les maraudeurs. Entre le maître et l’ouvrier indigène régnait la même cordialité de rapports qu’entre le maître et le serviteur européen ; l’élément européen et l’élément indigène fusionnaient dans une même sympathie. Temps heureux que n’a plus connus l’Algérie, et combien peu allait répondre l’avenir aux espérances du présent !

De tous les efforts de cette vaillante génération de colons, en effet, il ne devait rester plus de traces ; dans la Mitidja, toute leur œuvre devait disparaître, devait être complètement anéantie. Le traité de la Tafna n’avait pu établir entre le gouvernement français et l’émir Abd-el-Kader un modus vivendi satisfaisant ; il n’avait abouti qu’à une paix boiteuse et mal assise. Dès le lendemain de la signature du traité, les malentendus avaient surgi ; puis, des dissentimens plus graves étaient survenus. L’un d’entre eux relatif à une question de frontières amena la rupture. Le traité de la Tafna portait que les possessions françaises du Sahel et de la Mitidja s’étendraient à l’est « jusqu’à l’oued Keddra et au-delà. » Arguant de cette expression vague et impropre ; et voulant d’ailleurs faire sentir sa force à Abd-el-Kader, le maréchal Valée, alors gouverneur, envoya une expédition militaire au-delà de l’oued Keddra, lui fit traverser la Kabylie et franchir les Portes-de-Fer. Abd-el-Kader, voyant dans cet acte une violation des engagemens convenus, dénonce le traité et déclare la guerre. L’autorité militaire ne s’était pas préparée à cette éventualité. La déclaration de guerre la prit au dépourvu. Toutefois les forces qu’on avait sous la main auraient pu permettre d’organiser la résistance. Vingt-cinq mille hommes étaient réunis à Alger et aux environs et le territoire à défendre était, comme on sait, circonscrit dans un rayon d’une vingtaine de kilomètres autour d’Alger. On pouvait d’ailleurs mettre à profit la bonne volonté des colons qui étaient organisés en compagnies et bataillons et celle des Arabes soumis qui ne demandaient qu’à nous rester fidèles. Accourus à Alger, aussitôt la rupture connue, les plus notables parmi les coloris avaient proposé au maréchal Valée d’organiser à eux seuls la défense du Sahel et de la Mitidja. Ils lui demandaient seulement de vouloir bien envoyer quelques pelotons d’infanterie dans les principales fermes européennes dont les solides constructions pouvaient servir de points de défense en même temps que de lieux de réunion et de points d’appui aux colons et aux Arabes fidèles. On aurait ainsi tenu la banlieue d’Alger, et les bandes errantes de l’ennemi n’auraient pu passer sans s’exposer à nos coups. Malheureusement ce plan ne fut pas agréé par le maréchal Valée qui donna pour motif à son refus qu’il ne serait pas facile aux pelotons ainsi disséminés de recevoir les rations réglementaires. En réalité, on ne voulait pas qu’il fût dit que les colons et les Arabes avaient sauvé la colonie : l’armée seule entendait garder pour elle cet honneur. L’ordre fut donné aux postes disséminés dans le Sahel et la Mitidja d’évacuer le pays et de se replier sur Alger. Ils devaient dans leur retraite ramener dans la ville, de gré ou de force, les colons, et à ceux qui résisteraient enlever leurs munitions.

Mais donner un tel ordre c’était décréter du coup la ruine de tous les établissemens européens, c’était anéantir le résultat de dix années d’efforts, réduire à la misère notre et arracher à son sol toute une population nombreuse qui s’y était ardemment attachée. À ce sol les colons y tenaient de toutes leurs entrailles ; leur passion pour cette terre était faite de toutes les fatigues qu’ils avaient supportées, de tous les déboires qu’ils avaient éprouvés, de toutes les sommes qu’ils y avaient enfouies et aussi des espoirs et des illusions qui dans leur âpre existence les avaient soutenus. Abandonner les établissemens qu’ils avaient fondés était un sacrifice trop cruel pour ces malheureux. Aux injonctions du gouverneur tous d’abord résistèrent. On ne put obtenir d’eux qu’ils abandonnassent leurs fermes : chacun déclara vouloir défendre ses foyers et sa fortune si laborieusement commencée. Il fallut employer la force et les désarmer. En dépit de tous les ordres reçus, M. Mercier ayant manifesté son intention de se maintenir dans sa ferme de la Kéghaïa, le général Dampierre fit évacuer la ferme de force, enlever les 70 fusils et les 2 000 cartouches qui s’y trouvaient, et obligea M. Mercier à le suivre à Alger. Pareilles mesures durent être employées à l’égard de chacun des colons que l’autorité militaire put contraindre à obéir aux ordres donnés ; mais un bon nombre réussirent à éluder ces ordres et à se maintenir quand même sur leurs positions, décidés à suivre le sort de leurs établissemens.

Le 20 novembre 1839 restera une date à jamais funèbre dans l’histoire de l’Algérie. Ce jour-là sonna le glas de cette colonisation libre qui fut si remarquable. Dès l’aube, les troupes ennemies apparurent à tous les côtés de l’horizon. Il en venait des gorges de la Chiffa, des pentes de l’Atlas, des creux et des ravins de l’Harrach. Les Kabyles accouraient de l’est, les Hadjoutes de l’ouest, les réguliers de l’émir de Médéa et du sud. Franchissant le lit de la Chiffa et celui de l’Harrach, cavaliers et fantassins d’Abd-el-Kader envahissent de tous côtés la plaine et s’abattent sur le pays comme une trombe. Les tribus soumises sont pillées, balayées et poussées comme des troupeaux ; des détachemens de troupes sont surpris et anéantis à Oued-el-Alleug et à Maklouf ; des convois de ravitaillement sont enlevés entre Boufarik et Blidah ; les cultivateurs surpris en rase plaine sont massacrés ; ceux qui ont eu le temps de fuir se barricadent dans leurs fermes. Comme la marée montante, le flot envahisseur les y poursuit, vient battre les murailles et les y enserre. Sur tous les points, les assiégés luttent avec l’énergie du désespoir ; serviteurs indigènes et ouvriers européens rivalisent de bravoure ; les femmes et les enfans font le coup de feu. Mais, malgré leur vaillance, le sort des colons est fixé. Isolés, trop éloignés les uns des autres, leurs groupes dispersés dans la plaine ne peuvent se prêter un mutuel appui ; de l’armée il n’y a à attendre aucun secours ; l’ennemi est d’ailleurs cent fois plus nombreux. Les positions occupées par les colons succombent les unes après les autres. Les maisons brûlent, les meules sont incendiées et les flammes projettent vers le ciel des lueurs rougeâtres. Toute la Mitidja flamboie. Des scènes hideusement sauvages ont lieu. Ceux des malheureux colons qui ont échappé aux balles, au feu et au fer, subissent les pires outrages et sont emmenés en captivité. Le lendemain et les jours qui suivirent n’éclairèrent plus qu’un vaste charnier et des décombres fumans. Il n’y avait plus un seul colon vivant, plus une ferme debout dans la Mitidja. Les bandes d’Abd-el-Kader avaient fait complètement et partout table rase. En cette journée sanglante et désastreuse l’Algérie avait connu, elle aussi, ses Vêpres siciliennes.

Que de traits de bravoure, que de faits héroïques durent être alors accomplis dans cette multitude de combats isolés, de luttes individuelles et de prises corps à corps ! Entre autres exploits, l’histoire a fidèlement enregistré ceux du colon Pirette. Ces exploits tiennent de la légende, pourtant rien n’est plus authentique. Ils sont bien dignes de clore l’épopée merveilleuse qu’avait accomplie cette admirable génération de colons.

Pirette était avec deux camarades à Bou-Seman, dans une ferme à quelque distance du camp de l’Arba. Des bandes d’Arabes au nombre de mille à douze cents apparaissent, se dirigeant vers la ferme. Devant l’imminence et la grandeur du péril, ses deux camarades se hâtent de fuir et sont assez heureux pour gagner l’Arba. Mais Pirette, qui avait tout son avoir dans la ferme, s’obstine à rester et préfère la mort à la ruine. Il barricade les portes, monte des pierres sur la terrasse et place près de la porte d’entrée une hache d’abordage bien aiguisée. Aux fenêtres garnies de grillages mauresques en saillie qui dominent les portes et les façades de la maison, il place diverses sortes de coiffures : shakos, casquettes et chapeaux. Il passe en revue et met en ordre son arsenal qui se compose de cinq fusils, trois cents cartouches, un peu de poudre, six litres de balles coupées en quatre, et il attend.

L’ennemi, croyant la ferme abandonnée, se précipite tumultueusement vers la porte, s’y entasse et cherche à l’ébranler. Pirette a sous la main ses cinq fusils armés d’une cartouche sur laquelle il a ajouté une poignée de quartiers de balles. Jugeant le moment favorable, il les décharge à dix pas sur la masse qui cherche à enfoncer la porte. Les assaillans, épouvantés de ces décharges successives et meurtrières, reculent, tiennent conseil, puis se ruent de nouveau à l’attaque. Pirette court d’une fenêtre à l’autre, pour faire croire à la présence d’un ennemi plus nombreux, et par l’embrasure de chacune d’elles, alternativement tire, charge et recharge ses fusils. La lutte continue ainsi, malgré la soif, la faim et la fatigue jusqu’au soir.

Mais, à ce moment, l’ennemi a saisi le côté faible de la place. Une façade n’est percée d’aucun mur et n’est dominée par aucune des fenêtres grillées de la maison. Tandis que le gros se tient à distance, une équipe d’hommes vigoureux cherche à percer le mur et réussit à faire un trou. Pirette, qui a entendu leur travail, s’est porté avec sa hache derrière la muraille et là il peut compter chaque pierre qu’on arrache. Les Arabes ont réussi à achever le trou et un homme s’y engage. Pirette tire à bout portant et le tue raide. Un autre reçoit sur la tête un formidable coup de hache. Terrifiés les ennemis se retirent, et, la nuit venue, vont camper à quelque distance dans la plaine.

Mais Pirette ne peut songer à demeurer dans la ferme ; il n’a presque plus de munitions ; il n’a plus d’espoir à garder. Profitant de la nuit, il descend de la terrasse par une corde, tenant un fusil d’une main et, ses souliers dans ses poches, glisse entre les sentinelles arabes et à travers un épais fourré de cactus et de ronces, arrive au camp de l’Arba où officiers et soldats l’accueillent avec enthousiasme. Ceux-ci ayant entendu toute la journée la fusillade de la ferme et sachant que Pirette était seul, n’avaient pu s’expliquer le combat engagé. Notre héros avait lutté un contre mille, tiré 260 coups de fusil dont les balles avaient porté pour la plupart, et repoussé toutes les attaques. Y a-t-il dans nos annales militaires un autre fait pareil ? Et pourtant qui en France connaît le nom de Pirette ? On a célébré avec juste raison les prouesses du capitaine Lelièvre et de ses 133 chasseurs, qui derrière les murs de Mazagran tinrent en respect un gros des forces d’Abd-el-Kader ; on a élevé un monument au sergent Blandan qui, au combat de Beni-Méred, succomba glorieusement à la tête de sa troupe devant un ennemi supérieur en nombre, mais rien ne vient rappeler aux générations l’acte de l’héroïque colon qui résista un contre mille et demeura maître du terrain.

Nous allons chercher bien loin dans les hauts faits de la Grèce et de Rome des exemples, qui puissent élever les sentimens de nos enfans et nous dédaignons les propres faits de notre histoire nationale qui pourraient grandir leur amour pour la patrie. L’action du Français Pirette, qui repoussa seul mille ennemis, est-elle donc si inférieure à celle du Grec Léonidas et de ses trois cents compagnons succombant glorieusement aux Thermopyles ?

Les Arabes ne bornèrent pas leurs dévastations à la Mitidja. Le Sahel fut envahi. Les Kabyles, ayant franchi l’Harrach non loin de son embouchure, dépassèrent Maison-Carrée et s’avancèrent jusqu’à Birkadem, jusqu’au Jardin d’essai et au calé du Plateau, pillant, massacrant, enlevant les troupeaux. Des cavaliers de l’émir poursuivirent des chasseurs d’Afrique jusqu’aux portes d’Alger sous les yeux de la garnison qui demeura immobile. L’épouvante régnait à Alger, et le maréchal Valée fit déménager ses meubles de Mustapha. Dans le Sahel comme dans la Mitidja, les établissemens agricoles furent saccagés et brûlés, les colons massacrés, les petits détachemens et convois enlevés. Seules, les fermes qui étaient sous le canon d’Alger et des postes sur la ligne avancée où l’on avait maintenu une garnison purent être épargnées. Mais leurs propriétaires n’en furent guère plus heureux.

Les soldats s’étaient installés dans leurs fermes, et l’on sait que le respect de la propriété n’est pas la grande préoccupation des troupes en campagne, surtout quand elles expéditionnent hors d’Europe. Pour avoir du bois, les soldats ne se faisaient pas faute de couper les haies et les arbres fruitiers. A la ferme modèle, où l’on avait établi un poste, le fermier était journellement et sans succès aux prises avec eux pour les empêcher de couper les orangers et les jeunes arbres plantés depuis la conquête. Les maisons n’étaient pas non plus épargnées. Un jour, un colon de Boufarik, dont la femme et les enfans gisaient gravement malades dans sa maison et qui avait été obligé de s’absenter un moment, ne trouvait plus, en rentrant chez lui, ni portes ni fenêtres ; les soldats les avaient enlevées. N’ayant plus aucun moyen de clore sa maison et craignant que l’intempérie de la nuit n’achevât l’agonie de sa malheureuse famille, il alla, le désespoir dans l’âme, trouver le colonel, lui demandant s’il ne valait pas mieux mourir que de vivre dans des conditions pareilles, et le colonel ému lui donnait une petite somme d’argent, mais lui disait que, vu la fréquence d’actes de ce genre, il ne pouvait guère sévir et l’exhortait à la résignation.

D’ailleurs, réfugiés des villes ou rares colons ayant pu rester sur leurs terres sous le canon des forts n’en eurent pas moins également à endurer de dures épreuves de la part de l’autorité militaire et à souffrir des mesures de l’administration. On admettait bien qu’ils eussent perdu leurs terres, mais non qu’ils pussent se soustraire aux charges que l’on jugeait bon de leur imposer, et les uns et les autres lurent maintenus dans une même sujétion. Le 19 mars 1841, un arrêté du général Bugeaud ayant mis toute l’Algérie en état de siège, tous les colons servant dans la milice furent mis sous les ordres des commandans de place : à Alger on leur confia la garde de la ville dont on venait de démolir les portes. D’un autre côté, les colons du dehors furent assujettis à monter la garde tous les cinq jours. Plus tard, les garnisons des petits postes les ayant évacués pour former avec la garnison d’Alger des colonnes expéditionnaires, la garde de ces derniers en fut exclusivement confiée aux colons. D’autres mesures achevèrent de les mettre à la merci de l’administration et complétèrent la ruine de tous. La loi du 18 avril 1841 sur les réquisitions mit leurs transports à la disposition de l’autorité militaire ; l’arrêté du 17 août défendant l’exportation des laines et des céréales les empocha d’écouler à l’extérieur leurs produits ; celui du 18 septembre réservant au gouvernement le monopole de l’achat des bêtes bovines les obligea de céder leur bétail aux prix imposés. Il ne restait plus aux propriétaires que leurs droits de nue propriété ; ils furent même inquiétés dans la possession de ces droits. Un arrêté du 9 décembre sur l’expropriation pour cause d’utilité publique permit de faire main basse, de la manière la plus arbitraire, sur tous les biens des particuliers, réduits à se contenter des indemnités qu’on daignerait leur accorder. Plus tard enfin, sous prétexte que les ventes consenties par les indigènes aux colons ne l’avaient pas été d’une manière régulière, une commission fut nommée pour procédera une liquidation générale des propriétés, et bon nombre de colons furent de ce fait dépossédés. Ce fut le coup de grâce. Les uns, les plus fortunés, quittèrent l’Afrique et rentrèrent en France, racontant dans leur milieu ce qu’ils avaient fait et ce qu’ils avaient vu en Algérie, leurs espoirs du début, les vexations qu’ils avaient subies, et les déceptions finales. Les autres restèrent à Alger où ils vécurent dans la misère et le dénuement ou se livrèrent à d’autres industries. Bien peu s’adonnèrent de nouveau à l’agriculture. Cette génération était trop bien payée pour avoir l’envie de recommencer sur de nouveaux frais.

Ce ne fut qu’au printemps de 1840 qu’on songea sérieusement à chasser les Arabes du pays qu’ils avaient envahi. L’armée d’Afrique avait été portée à 60 000 hommes, puis à 100 000 hommes. Cherchell sur le littoral, puis Médéah et Milianah dans l’intérieur du massif de l’Atlas furent occupés par nos troupes. C’était étendre notre domination assez au-delà des limites de l’occupation restreinte jusqu’alors au Sahel et à une partie de la Mitidja. Mais la sécurité n’en fut pas pour cela plus assurée dans ces régions. Sahel et Mitidja continuèrent à être infestés par les bandes des Hadjoutes, des Beni-Khelil et des Beni-Salem, tribus guerrières qui vivaient sur les confins du pays, et des engagemens fréquens eurent lieu entre les nomades et nos troupes. Pour en venir à bout, il fallut transformer tout le pays en un immense camp retranché. On compléta l’ancienne ligne de défense établie de l’oued Chiffa à l’oued Harrach. Sur les flancs de l’enceinte qui n’avait pu arrêter l’invasion des cavaliers d’Abd-el-Kader on décida de créer un certain nombre de villages fortifiés. La Mitidja fut bossuée de redoutes, de retranchemens, de tumulus, hérissée de blockhaus et d’obstacles, ridée de fossés et de tranchées, et ce ne fut qu’au bout de trois ans de luttes et de combats, que la guerre fut éteinte entre l’oued Harrach et l’oued Chiffa. Fatigués d’une guerre qui rapportait plus de coups de sabre que de butin, n’ayant plus rien à piller dans la Mitidja où tout avait été détruit, complètement abandonnés d’ailleurs par Abd-el-Kader que nous étions allés traquer dans son territoire propre, les tribus qui sur les confins du Sahel et de la Mitidja vivaient en état de guerre contre nous depuis la conquête se décidèrent enfin à reconnaître le nouvel ordre de choses que nous avions établi et à déposer les armes. Les Hadjoutes firent leur soumission, les Beni-Khelil quittèrent le fusil et les Beni-Salem se consacrèrent exclusivement à la culture de leurs champs. Il avait fallu douze années, de 1830 à 1842, pour pacifier le Sahel et la Mitidja, dans un rayon de quarante kilomètres autour d’Alger !

Et à quel prix cette pacification avait été obtenue ! Et combien onéreuse elle fut à la race conquérante et à la race vaincue ! Nos soldats et nos colons avaient blanchi de leurs ossemens la terre algérienne. Les balles, le soleil africain et les fièvres les avaient dévorés. Parmi les colons, ceux qui avaient survécu étaient tous ruinés. Quant aux habitans indigènes, ils avaient été exterminés ou avaient disparu. Les tribus, autrefois nos alliées, qui avaient fait le coup de feu au début de l’insurrection à côté de nos colons et que nous avions eu le triste courage d’abandonner à leur malheureux sort, étaient allées chercher auprès de l’émir l’appui que nous leur avions refusé. Les tribus hostiles à notre domination avaient été à peu près anéanties. Des Hadjoutes il ne restait plus que quelques rares survivans qui durent aller se fondre dans les tribus voisines ; les Beni-Khelil et les Beni-Salem étaient à peine moins éprouvés. Des établissemens européens qui, avant l’insurrection d’Abd-el-Kader, donnaient un aspect luxuriant à la Mitidja il ne restait pas un debout ; dans le Sahel la plupart étaient détruits et dans quel état pitoyable se trouvaient les autres qui avaient échappé à la dévastation arabe ! Il n’y avait plus d’habitans ; et, partout, des ruines. Une fois de plus on pouvait appliquer à l’œuvre du conquérant le mot de l’historien : pacem appellant ubi solitudinem faciunt. Pour avoir la paix, nous avions autour de nous fait régner la solitude.

Ainsi naquit, se développa et finit cette première phase de la colonisation algérienne, phase héroïque s’il en fut, et qui eût pu être si féconde. Si les résultats définitifs de l’œuvre ne furent pas tels que les débuts permettaient de l’espérer, la faute n’en fut pas certes aux colons. Eux avaient tout ce qu’il faut pour réussir, énergie morale, intelligence appropriée, vigueur de l’âge, ressources personnelles, et de ces qualités, et de ces ressources, ils surent sur le théâtre de leurs opérations faire le plus glorieux et le plus profitable emploi. Leur œuvre n’avorta que parce qu’il lui manqua deux choses, qu’il n’était pas en leur pouvoir de se procurer eux-mêmes, mais que la métropole eût pu facilement leur donner : la sécurité, et je ne dis pas l’appui, ni la bienveillance, mais seulement la neutralité de l’administration. L’une et l’autre leur furent refusées.

Ils n’en firent pas moins de grandes choses. Au début de la conquête, leur ténacité, leur obstination à croire à l’avenir de l’Algérie, alors que le monde officiel inclinait vers l’évacuation, furent une des causes principales qui engagèrent le gouvernement à rester dans le pays. Plus tard, ils défrichèrent le Sahel et la Mitidja abandonnés à la putréfaction depuis des siècles ; ils tirent l’essai de diverses cultures étrangères au sol algérien, jetèrent dans la terre des sommes sans compter et fondèrent des établissemens qui ont été le point de départ des florissantes cités actuelles. Leur œuvre morale ne fut pas inférieure à leur œuvre matérielle.

Ils surent se concilier la sympathie des indigènes en les regardant comme des hommes semblables à eux, et en leur reconnaissant les mêmes droits. Se montrant pleins de déférence pour leurs mœurs, leurs coutumes et leurs croyances, respectant leurs propriétés, payant rigoureusement leurs salaires, consentant de libres transactions, pratiquant en un mot à leur égard la plus stricte justice, ils firent des Arabes du Sahel et de la Mitidja non seulement leurs auxiliaires utiles dans le défrichement du sol, mais encore leurs défenseurs, leurs gardes du corps qui volontairement assuraient leur sécurité personnelle contre les bandes dont la principale industrie était de piller depuis des siècles le pays. Ils montrèrent ainsi comment une population musulmane et une population chrétienne peuvent vivre côte à côte, s’aidant, se soutenant mutuellement, malgré les différences de race et de religion, et résolurent à eux seuls le problème algérien dont nous avons depuis et par d’autres méthodes cherché si vainement la solution. Ce faisant, ils furent en butte à la malveillance, aux vexations de toutes sortes de la part de l’administration. On affecta d’abord d’ignorer leur existence, on leur refusa ensuite les garanties civiles qu’on trouve dans les pays les moins civilisés, puis on les laissa exposés, sans aide et sans appui, aux dangers, aux rapines, aux pertes de toutes sortes, et quand une insurrection générale, une guerre d’extermination qu’on avait provoquée eut éclaté, on leur ôta les moyens de se défendre eux-mêmes ; on les obligea à abandonner les établissemens qu’ils avaient fondés, et ceux qui ne furent pas ruinés par la guerre, le furent par les mesures administratives qu’on prit à leur encontre.

L’exemple donné par cette race de colons qu’anémiait la fièvre, mais doués d’une énergie et d’une ténacité rares, soutenus par un moral inébranlable, luttant jusqu’à la fin, mourant debout comme un soldat au feu, n’en reste pas moins un fait rare, peut-être unique dans l’histoire. Leur œuvre est un magnifique témoignage en faveur de la vitalité de notre race. On vante volontiers la hardiesse et la ténacité anglo-saxonnes, et on l’oppose à la paresse et à l’inertie latines. Ceux qui parlent ainsi ne connaissent pas l’histoire de l’expansion de la race latine dans le monde, et notamment les faits de notre histoire coloniale. Les colons anglo-saxons se sont-ils montrés réellement supérieurs aux nôtres ? Dans la mise en valeur du Far-West américain qui fut leur plus beau champ de bataille, ont-ils eu à déployer plus d’énergie, à surmonter plus d’obstacles que les premiers colons algériens ? Les immigrans anglo-saxons qui accourent dans le Far-West n’ont que la peine de mettre en exploitation une terre saine et fertile ; ils sont maîtres de l’espace immense ; la paix règne sur tous les points de l’horizon ; pas d’indigènes avec qui compter : ceux-ci ont été relégués au préalable dans des réserves bien délimitées, Tout ce qu’il faut pour réussir leur est assure. A côté d’eux les banques s’installent, les chemins de fer les précèdent, les accompagnent ou les suivent, des voies navigables parmi les plus belles qui soient au monde, sont souvent à proximité ; ils ont à leur disposition les deux grands leviers de la colonisation moderne : l’argent et les moyens de communication. Une législation libérale les défend, les protège et leur assure toutes les garanties. Aucun de ces avantages ne fut donné aux colons algériens. Les premiers arrivans, parmi eux, abordèrent dans un pays séparé par une large mer de la mère patrie. Ils vinrent s’installer dans une contrée conquise par nos armes, au milieu des populations subjuguées qui étaient au premier abord et tout naturellement peu disposées à voir d’un bon œil les envahisseurs. Ils trouvèrent un sol restreint, des terres occupées. Il fallut d’abord se faire tolérer, accepter ensuite par les indigènes, s’accommoder de leur manière de vivre. Il fallut ensuite leur acheter leurs terres dans d’amiables transactions, et, avant de les cultiver, les assainir. Pour ce labeur, ils ne durent compter que sur eux, tirer tout d’eux-mêmes. Ils n’eurent d’autres ressources financières que leur fortune personnelle. Ils durent défendre leurs domaines, douze ans durant, les armes à la main. L’administration les combattit sans trêve ni merci.

Les seuls immigrans qu’on puisse rapprocher des colons algériens, sont ces hardis pionniers qui, au XVIIe et au XVIIIe siècle, défrichèrent les environs de Québec et de Montréal, furent soldats en même temps que laboureurs, se mêlèrent si bien aux peuples conquis qu’il en naquit une race de métis, et malgré le joug d’une administration déjà oppressive, fondèrent une nouvelle patrie outre-mer ; et ceux-ci sont encore des Français. Canadiens et Algériens ont été de dignes émules et de dignes rivaux, et ont montré à travers les âges les mêmes qualités de race et la même vertu.

La ruine des colons libres fut pour la France un malheur irréparable. Eux dispersés, l’administration voulut se charger elle-même de la colonisation. Nous verrons si l’État avec toutes les ressources dont il dispose, ses services organisés, les crédits illimités que lui allouait le budget métropolitain, fit mieux que les colons.


ROUIRE.

  1. Burdeau. L’Algérie en 1891, Hachette. Note préliminaire, p. 11.