Les Combats de Françoise du Quesnoy/8

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VIII

DERNIÈRES CONVULSIONS


Joachim avait toute la joie du triomphe ; ses ennemis étaient terrassés, le départ de sa femme le délivrait de tout obstacle. La dette était payée. Il avait montré sa force !

Il se rendit auprès de Mme d’Archeranges.

— Voilà donc une belle journée, cria-t-il à Rose ; je viens de me battre, je lui ai enfoncé six pouces d’épée dans le ventre, à Allart, il en crèvera !

— Vous venez de vous battre ! dit Rose avec une admiration qui exalta Joachim.

— À l’instant même, et elle, je l’ai rossée et jetée à la porte continua-t-il avec l’idée que la brutalité le rendait plus terrible.

— N’outrageons pas les vaincus, répondit Rose avec un sourire de plaisir. Vraiment, vous l’avez battue ?

— Et c’est pour toi, ma bonne Rose, que j’ai fait tout cela, pour te venger, reprit-il d’un ton attendri et ravi, accompagné d’un petit rire singulier, enfantin. Il se pencha sur son épaule, débordant de satisfaction, de tendresse.

Par un fait exprès, le marquis arriva, mais Joachim avait besoin de mettre au dehors son contentement, son ivresse.

— Ah ! voilà Alfred, s’écria-t-il avec enthousiasme.

Jamais il n’avait été familier avec le marquis. Celui-ci le crut réellement ivre.

— Ah ! reprit Joachim, mon cher ami, j’ai retrouvé mon vieux poignet de la salle d’armes. C’est réellement magnifique de punir des misérables.

— Ah ! dit M. de Meximiers, votre femme ! Cela devait finir ainsi. Vous avez bien fait.

— Vous le saviez donc ?

— Mais, comme tout le monde, dit le marquis en ayant l’air de glisser sur le sujet.

— Et tout le monde saura aussi que je ne supporte pas l’outrage, comme tous ces complaisants…

Le marquis affecta de le questionner sur les détails d’escrime du combat.

— Le droit rend très fort, dit Joachim superbement ; après lui avoir répondu.

Il faut aller au Cercle ou à l’Opéra ce soir, lui dit le marquis avec une affectueuse façon de conseil.

Il trouvait Joachim de mauvais goût et n’était pas fâché qu’il allât se perdre un peu dans l’esprit de leurs connaissances communes.

— L’air vif du matin m’a donné un terrible appétit, venez donc déjeuner avec moi, dit Joachim.

Le marquis eût préféré rester avec Rose, auprès de qui il se sentait battu par l’intérêt qu’excitait le duel de Joachim, mais celui-ci l’emmena.

Le voyant exalté, M. de Meximiers en profita pour essayer de le rendre ridicule et s’amusa à dire à deux ou trois personnes qu’ils rencontrèrent : Du Quesnoy vient de tuer ou à peu prés l’amant de sa femme, et quant à lui, il se meurt de faim.

À la quatrième fois, Joachim se dégrisa et lui dit : Mon cher, il me semble que nous cornons trop cette affaire.

— Mais non, dit avec bonhomie le marquis, nous montrons un exemple qui devient rare, tous ces gens sont des maris trompés, nous les humilions.

Tout le long du déjeuner, Joachim parla de son énergie ; entraîné, il raconta au marquis comment il les avait joués et endormis.

M. de Meximiers se disait : On l’a toujours prétendu spirituel, et je le berne comme un provincial.

Le soir, Joachim alla faire son whist au cercle, très heureux des regards curieux qu’on lui jetait. Le marquis y vint aussi pour continuer à le ridiculiser. Mais M. du Quesnoy, qui avait retrouvé un peu sa tête, l’arrêta bientôt :

— Mon cher ami, lui dit-il, je ne vois pas quel intérêt ceci peut avoir pour autrui. Ne faites donc plus blanc de mon épée. Ici, nous sommes tous pères de famille, et d’ailleurs, whist n’est pas un vain mot.

Partout où l’événement fut connu, on discuta beaucoup sur la position de M. du Quesnoy, et on le déclara fini. Selon les uns, il finissait bien selon d’autres il y mettait du charlatanisme. Quant à Mme du Quesnoy, elle était rayée du monde, et on regardait Allart comme très ridicule de se faire clouer six mois dans son lit pour une femme qui n’avait jamais eu aucun attrait.

On plaignait beaucoup la baronne, excellente et vertueuse personne que devait désespérer l’indignité de sa fille.

Plusieurs blâmaient Joachim de cet éclat qui ne remédiait à rien et le priverait de la fortune de sa femme, lorsqu’elle hériterait. Pour quelques-uns c’était une preuve de désintéressement. Y aura-t-il ou non une séparation ? était surtout le grand point dans les conversations.

La baronne versa ses lamentations dans le sein de tous ses amis intimes, dont le nombre était extraordinaire. Elle serrait les mains aux gens d’une façon navrante, ne prononçait point le nom de sa fille, mais parlait de l’immense chagrin qui l’accablait, et de l’infortuné Joachim, si éprouvé par le sort.

Elle écrivit à M. du Quesnoy, qui vint la trouver le lendemain. Et elle, qui haïssait tant la sentimentalité chez ses filles, elle fut absolument sentimentale.

— Venez pleurer dans mes bras, mon pauvre enfant, lui dit-elle, venez. Je sais tout. L’indigne personne dont le nom est à jamais banni de mes lèvres a si peu le sens des choses, qu’elle prétendait trouver asile chez moi. Jugez comme je l’ai reçue.

— Ah ! se dit Joachim, elle est chez Mlle Guay !

— Mon pauvre enfant, reprit la baronne, nous voilà enveloppés dans le même malheur, réunis dans la même douleur. Que vous devez me maudire ! Je pleure avec vous.

Elle l’embrassa comme son fils.

Ainsi plaint, Joachim s’attendrit sur lui-même ; il était bien un homme voué à des maux sans pareils. Il pleura aussi.

— Ma chère mère, s’écria-t-il, puis-je penser que vous êtes contente de moi ? — Oui, mon cher fils, dites-moi donc tout, demanda-t-elle avec effort.

Il lui fit un long récit de ses souffrances et de sa vengeance.

— Ah ! je suis outrée, s’écria-t-elle à la fin.

— J’aurais dû tout supporter en silence, et songer à vous épargner. Mais un homme de cœur peut-il transiger ?

— Non, Joachim, non, vous vous êtes bien conduit. Tout le monde vous approuvera et nous approuvera. Il n’a pas été en notre pouvoir de désarmer la Providence, elle nous frappe. Mais ni l’un ni l’autre nous n’aurons pactisé avec l’indignité.

Nous pouvons lever la tête. Si vous saviez de quels témoignages d’amitié je suis entourée, vous verriez que le scandale ne nous effleure même point. Il retombe tout entier sur la tête des coupables. J’aimais beaucoup cette indigne personne. Je l’avais élevée à mon image, je priais le ciel de me la conserver pure, je faisais des vœux continuels pour son bonheur. Je vous l’avais donnée, hélas ! croyant associer les vertus à l’honneur.

— La malheureuse ! dit Joachim, je lui pardonne…

— Non, Joachim, ne lui pardonnez pas. Vous n’en avez pas le droit. Quand un membre est gangrené, on le sépare du corps. Le corps reste mutilé, il est vrai, soupira-t-elle, marqué d’un stigmate, mais le monde comprend et respecte cette souffrance et ce sacrifice.

De même que la baronne, dont le seul défaut était l’enthousiasme d’elle-même, n’eût point renoncé à occuper le monde de son importance, elle n’eût pas renoncé facilement à l’occuper de sa douleur.

Une pensée d’affaire s’insinuait dans l’esprit de Joachim.

Il reprit : C’est vous qui êtes le plus cruellement atteinte par ce coup terrible. Ah ! si mon dévouement, mes soins pouvaient adoucir pour vous…

— Je vous remercie, Joachim, vous êtes un grand cœur. Vous seul pouvez me consoler, et je l’espère, vous me consolerez. Vous êtes ma famille maintenant.

— Triste famille, triste fils ! ruiné, trahi ! n’ayant plus que vous !

— Ne vous découragez pas, dit la baronne. Songeons à ce que vous devez faire.

— Je vais tout vendre, dit-il, et maintenant sans femme, sans maison, je vais quitter le monde.

— Mais vous avez ma maison. Vous y serez entouré d’amis pleins d’égards. Notre infortune commande à nos amis de nous venir en aide. Je vais solliciter pour vous une recette, un consulat.

— Oui, dit-il, je n’ai plus qu’à m’enfouir au fond d’une province ou sur quelque côte déserte.

— Oh ! nous vous ramènerions bientôt à Paris.

— Je suis bien affecté d’être contraint de mêler aux souffrances du cœur, de pénibles détails matériels. Les saintes douleurs d’une mère devraient seules appeler mon intérêt et…

— Vous êtes trop bon, mon cher fils, je suis courageuse.

— Une chose me préoccupe. Ne croyez-vous pas que celle qui était ma femme demandera une séparation ?

— Oh ! mais vous seul en avez le droit, et je vous supplie de ne pas l’exercer. Étouffons le bruit déjà si retentissant de ce déshonneur. Qu’elle s’ensevelisse dans l’oubli !

— Pas une obole de ses revenus ne touchera désormais mes mains ! reprit Joachim d’un ton noble. Il est vrai, ajouta-t-il plein d’amère satire, qu’un peu plus tard elle sera très riche. Malgré vous, vous êtes forcée de la récompenser et de lui laisser votre fortune, comme à sa sœur, si honorable !… Et elle insultera à ma médiocrité.

— Mais vous ne resterez pas pauvre ! s’écria-t-elle.

— Ah ! fit-il avec découragement.

— Nous vous remonterons, dit-elle, nous ne vous laisserons pas.

Il lui avait jeté un certain trouble dans les idées. Ses principes de justice, adroitement choqués par Joachim, se débattaient entre ces deux termes opposés : le devoir traditionnel, légalement imposé, de laisser sa fortune à ses enfants, et l’injustice qu’il y aurait à tenir la balance égale entre une fille vertueuse et une fille coupable ! Et la pensée que le fils de son choix méritait bien plus que l’enfant de son sang, la surprit tout à coup, comme l’avait désiré Joachim.

Mais, comme elle n’était point une méchante femme, elle sentit qu’un cas de conscience soudain se posait devant elle. En privant ma fille de mon affection, en la bannissant ma vie durant, ne la punissé-je pas assez ? se dit-elle. Dois-je la poursuivre encore après ma mort ? Et cependant Joachim aurait bien droit à quelque réparation.

M. du Quesnoy lui vit l’air très réfléchi, très sérieux.

— Ah ! dit-il, si j’avais, si je trouvais cent mille francs, j’entrerais de plain-pied dans une nouvelle compagnie financière que j’ai formée. Je réunirais trente mille francs d’appointements comme directeur, vingt mille de dividendes divers, les bénéfices des actions revendues !

Il fit valoir toutes sortes d’avantages résultant de là.

La baronne pensa qu’en effet si elle donnait ces cent mille francs à Joachim, elle accomplissait le devoir de réparation qui la tourmentait, et qu’elle châtiait Françoise, en diminuant d’autant sa part d’héritage.

Elle était entraînée par la présence, par la tristesse, par le malheur de Joachim.

— Eh bien, si je vous trouvais ces cent mille francs ? dit-elle.

— Oh ! ma chère mère, vous me sauveriez, vous seriez plus que la Providence ! s’écria Joachim avec un élan qui la fit sourire de joie.

— Bon ! donnez-moi trois ou quatre jours, et nous verrons si cela est possible.

— Mais, dit-il, quand vous m’aurez comblé de bienfaits, que pourrai-je faire pour vous prouver que je suis reconnaissant ?

— Eh bien, mon cher fils, vous m’aimerez, répondit-elle d’une façon touchante.

Alors il fut plein d’abandon, lui dit combien il souffrirait d’être rejeté dans une position inférieure et de ne pouvoir soutenir son rang, combien ses ennemis se réjouiraient de sa chute et qu’il fallait absolument se passer des gens officiels qui avaient été si injustes. La baronne était ravie de ses confidences filiales. Ils s’embrassèrent plusieurs fois.

Après le départ de M. du Quesnoy, le cas de conscience se dressa de nouveau devant la baronne. Une seule personne pouvait le trancher : M. Blanchart, en qui elle avait la plus grande confiance, qui était le dépositaire de son testament, et qu’elle consultait dès qu’elle touchait à ses biens.

Elle lui parla donc « sous le sceau du secret » des événements dont elle était affligée, qu’il savait déjà, mais qu’il feignit d’apprendre d’elle.

— Je suis tellement mécontente de ma fille que je veux avantager sa sœur après ma mort, dit-elle.

Le notaire avait conservé une grande admiration pour Françoise et beaucoup d’antipathie contre Joachim. Marié, il n’approuvait pas la conduite de Mme du Quesnoy, mais il l’excusait par la connaissance qu’il croyait avoir de M. du Quesnoy.

— Eh ! votre fille est bien assez malheureuse, et sa part n’est-elle pas suffisamment rognée déjà par le don énorme qu’elle a fait à votre gendre ? répondit-il assez vivement.

— Mais vous ne savez pas, monsieur Blanchart, pourquoi elle le lui a fait : Dans l’espérance qu’il se laisserait tromper !

— Eh bien, il n’a eu que plus tort d’accepter. Il aurait dû au moins donner son coup d’épée avant de prendre.

— Mais il ne savait rien. C’est aussitôt après qu’elle a introduit chez eux ce personnage.

— Cela me paraît bien invraisemblable. Peu importe cependant. Légalement, vous pouvez faire ce que bon vous semble, mais, moralement, je crois que vous allez trop loin. C’est une confiscation infligée pour une faute déjà punie par votre colère, par les tourments, par le scandale. Il peut y avoir autre chose dans ce don de cinq cent mille francs. M. du Quesnoy, sans sa femme, n’aurait jamais payé, il était déshonoré. Voyez ce qu’ont insinué les journaux. Il s’était associé avec des canailles, il est vrai qu’on peut être victime de sa bonne foi en pareil cas. Votre fille lui a ôté un honneur, elle lui en a rendu un autre. Et des deux déshonneurs, il y en a un qui est réellement moins bien porté que l’autre. Désavantagez, votre fille, mais quand son mari lui aura rendu ce qu’elle lui a donné. Alors vous serez à peu près équitable. Après tout, elle perd tout, elle, et lui a ses cinq cent mille francs.

— Mais, monsieur Blanchart, comme vous êtes animé contre mon gendre !

— C’est que je n’ai pas lieu d’être content de lui.

— Oh ! vous ne le connaissez pas.

— Soit, madame. Il y a un monsieur Popeland qui n’a pas lieu de s’en féliciter et qui m’a…

— Enfin, monsieur Blanchart, je pensais, pour tout concilier, à prêter ou même donner cent mille francs à mon gendre. C’est peu de chose sur la part de ma fille, mais assez pour qu’elle sente mes intentions.

— C’est de l’argent perdu. M. du Quesnoy s’en servira mal. Ceci, vous ne le nierez pas. Les faits sont là. Réservez-les lui par testament, mais ne les lui donnez pas. Ce serait dévoré. J’ai pu en juger, moi qui ai examiné toutes ses affaires.

— Oui, cela est bien possible. Alors je vais ajouter un codicille à mon testament. J’y inscrirai deux cent mille francs pour mon gendre.

— Le plus beau cadeau que vous puissiez lui faire, c’est de lui donner cinq cent mille francs pour qu’il les rende à sa femme. Ensuite, vous serez toujours obligée de laisser à Mme du Quesnoy le quart de ce qui vous restera. Vous la frustrerez de trois cent mille francs, voilà tout ce que vous pouvez.

— Frustrer !

— Mais oui ! Elle n’a pas commis de crime personnel contre vous.

— Elle m’a déshonorée ! Je suivrai du reste votre idée. Je lui laisse les cinq cent mille francs, et c’est trois cent mille que je lègue à mon gendre. De la sorte, je serai équitable, comme vous le dites.

— À propos, dit-il, savez-vous que M. du Quesnoy a une maîtresse ?

— On le dira toujours !

— Voulez-vous que je vous en dise le nom ?

— Non, monsieur Blanchart, mon parti est arrêté. Faisons le codicille.

— Et pourquoi ne pas donner plutôt à votre autre fille les trois cent mille francs ? Votre gendre n’a pas d’enfants. Il est assez dédommagé, allez. Il a chassé sa femme, tué ce monsieur, et il n’est pas à Clichy.

— Ainsi, monsieur Blanchart, je ne dois donc rien faire pour lui ? dit-elle avec détresse.

— Placez-le, qu’on le renvoie en ambassade. Nourrissez-le, mais pas d’argent maintenant pour qu’il le perde à la Bourse. On m’a dit qu’il jouait encore. Et pas d’argent plus tard, parce que vous le devez au moins à celle de vos filles dont vous êtes contente.

La baronne s’en revint, cherchant vainement un moyen de satisfaire son double désir, et excessivement contrariée de la manière dont le notaire avait parlé de Joachim.

Elle était bien de son avis que M. du Quesnoy se servait mal de l’argent, et maintenant elle ne voulait plus rendre à celui-ci le mauvais service de lui en donner. C’était donc lui trouver une belle position qu’il fallait. Mais les ministères semblaient aussi mal disposés que M. Blanchart pour Joachim. Voilà qui était singulier. Et sa fille n’avait-elle pas juré plusieurs fois qu’elle était innocente ?

Aussitôt elle se reprocha ce doute contre un fils aussi tendre et aussi malheureux.

— Je le tirerai d’affaire, se dit-elle.

Et elle commença des démarches actives encore une fois.

Après avoir vu sa belle-mère, Joachim alla chez Laure pour l’instruire de la grande catastrophe. Il la trouva renseignée. Rose n’avait pas manqué, dès la veille, d’accourir auprès de son amie pour célébrer la défaite de Françoise.

— Joachim a été splendide, avait dit Rose.

— Mon pauvre frère ! répondit Louise, Dieu l’a protégé. N’est-ce pas horrible qu’à cause de cette femme il ait été exposé à la mort ?

— Ah ! reprit Mme d’Archeranges, quelle énergie Et comme nous avions bien prévu qu’elle finirait ainsi, cette hypocrite. Et cet imbécile qui va se faire donner un coup d’épée ! Il l’a bien gagné. Mais, ma chère, tout cela ne la punit pas beaucoup. Joachim devrait la faire condamner.

— C’est continuer le scandale.

— Eh, pourquoi ? Si on le faisait à l’instant même, tout se tiendrait et ne ferait qu’un seul et même bloc. Il faut que Joachim s’en débarrasse tout à fait. Ma chère, si elle n’est pas anéantie du coup, elle est capable de nous jouer quelque tour. Elle est excessivement méchante. Voyez, Laure, Joachim, sauf le succès matériel, n’a aucune satisfaction à retirer de là. Elle peut passer toutes ses journées auprès de ce niais de M. Allart.

— Oui, mais elle ne peut plus aller nulle part.

— Elle n’a jamais paru y tenir. Elle se moque assez du qu’en-dira-t-on. Mais si on la séparait pour deux ou trois ans de son M. Allart, elle aurait le temps de faire des réflexions sur le connais-toi toi-même et sur la tolérance qu’on doit avoir envers les autres femmes. Je voudrais la rencontrer et lui demander si elle est toujours aussi arrogante. Ma chère amie, poussez donc Joachim à la faire condamner.

Mais la vicomtesse, qui parla à son mari, fut surprise des dispositions de M. Ballot dans ces circonstances.

— Votre frère est un cerveau fêlé, dit-il, qui nous mettra constamment dans l’embarras. Qu’il nous laisse donc en repos, et qu’on n’entende plus parler de lui, de sa femme, de ses tripotages, de sa personnalité, de ses sottises.

— Nous nous passerons du concours de mon mari, se promit la vicomtesse.

Et lorsqu’elle vit son frère, après s’être extasiée sur sa prouesse, elle lui communiqua la résolution prise avec Rose.

— J’ai besoin de ma belle-mère, je ne puis me l’aliéner, opposa-t-il.

— Mais, dit Laure, vous resterez dupe. Qui empêche votre femme de revoir M. Allart ?

— Oui, il faut en finir, s’écria-t-il, cette femme ferait ma perte !

Dès lors, Rose et Laure le stimulèrent constamment, mais il prit le parti d’attendre les cent mille francs de la baronne avant de faire poursuivre Allart et Françoise. Tant pis pour Mme Guyons, si elle n’était pas contente.

Il porta les lettres d’Allart à un avocat qu’il consulta sur les chances de succès d’un procès criminel.

— Il faudrait les lettres de la femme, dit l’avocat, et le flagrant délit n’ayant pas été constaté, si vous n’avez pas des témoignages très forts, je ne sais trop s’il y aura lieu de poursuivre. Le cas me paraît douteux.

— Et, demanda Joachim, si ma femme obtient la séparation de corps, elle pourra, quoiqu’elle m’ait librement donné une partie de sa dot, en exiger la restitution ?

— Encore une confession, murmura l’avocat en le regardant se retirer.

— Je pourrai m’opposer à la séparation, avait pensé Joachim.

Tout ce qui faisait obstacle à ses désirs de punir sa femme lui devenait une cause d’irritation.

Quelques jours s’écoulèrent.

La baronne avait hésité à annoncer immédiatement à Joachim qu’elle ne mettrait point les cent mille francs à sa disposition. Elle espérait, en compensation, lui donner une bonne nouvelle, celle de sa nomination à un poste lucratif. Elle échoua partout. On lui répondit que M. du Quesnoy était trop compromettant. Tout ce qu’on accordait, c’était un consulat sur les côtes d’Afrique, exil où enterrer un homme avec l’apparence d’une faveur.

— Que faire ? se demanda-t-elle. Et pour la première fois elle ne chassa pas trop loin cette pensée : Il y a donc décidément en lui je ne sais quoi de douteux ! Me tromperais-je sur son compte ?

L’amour-propre était pour quelque chose dans ce sentiment. N’admettant pas que son propre crédit eût baissé, il fallait qu’il y eût en Joachim quelque cause réelle d’exclusion.

Ce fut Joachim qui lui demanda une solution.

Quand elle lui dit à la fin qu’il ne savait pas employer l’argent et qu’il n’en aurait pas, il fut atterré et furieux.

— Eh ! que voulez-vous que je fasse ? s’écria-t-il.

— Attendez ! ma maison est la vôtre. Dans six mois, dans un an, nous serons plus heureux.

Alors, par un excès d’emportement, il se perdit d’un coup dans l’esprit de la baronne, qu’il compta intimider.

— De mon côté, reprit-il, j’ai dû me décider à faire condamner ma femme.

Il répéta les arguments de Laure : Je suis dupe, rien ne l’empêche de revoir son amant.

La baronne ne le connaissait point sous son aspect dur et méchant. Un tout autre Joachim se révéla à elle et l’effraya.

— Oh ! mon cher enfant, dit-elle vivement, vous m’avez promis de m’épargner ce chagrin…

Mais, répliqua Joachim, c’est mon seul dédommagement. Puisque tout me manque, je ne me priverai pas de celui-là.

— Mais, c’est mal, reprit la baronne je vous en supplie, Joachim…

Elle ne supportait pas facilement la contradiction. Elle se fâcha : Je m’y opposerai.

— Nous verrons bien, dit-il.

— C’est donc parce que je ne vous donne pas cette somme ? continua-t-elle, outrée.

La figure de Joachim se contracta. Il essaya de revenir sur ses pas.

— Oh ! madame, répondit-il avec indignation, vous venez de me briser le cœur.

— Pourquoi me menacez-vous, Joachim ? dit la baronne plus doucement.

Il hésita, puis reprit violemment :

— Eh bien ! c’est un marché dont vous me donnez l’idée, en effet : les cent mille francs ou votre fille adultère… condamnée.

— Oh ! Joachim, je n’aurais jamais cru cela de vous ! s’écria-t-elle avec une grande douleur.

— Eh ! vous ne m’êtes bonne à rien. On m’a forcé à brûler mes vaisseaux.

— Monsieur, vous m’avez indignement trompée jusqu’ici. Je ne vous le pardonnerai jamais.

— Je vous l’ai dit : je brûle mes vaisseaux.

— Je ne vous recevrai plus jamais !

— Votre fille sera publiquement flétrie !

— Assez, monsieur, assez.

— Tant pis ! dit-il en s’en allant.

La baronne s abandonna au chagrin : L’ingrat, s’écriait-elle, moi qui l’adorais. Ma fille, lui ! ils m’accablent à l’envi. Ceux qui m’ont avertie avaient bien raison. J’étais le jouet de ses comédies. Ah ! l’horrible homme !

Elle lui en voulait surtout pour n’avoir pas su le juger. Les menaces de Joachim l’inquiétaient à demi. Elle ne pensait pas qu’elles fussent autre chose qu’un moyen d’extorsion : Après ce que j’ai fait pour lui ! me mettre le poignard sur la gorge. Ah ! que l’espèce humaine est vilaine !

Joachim était retombé dans l’exaspération où il se trouvait avant le duel. Tout le monde l’abandonnait. Un homme qui tombe n’a plus ni amis, ni parents ! Cette vieille femme était stupide et l’avait endormi par ses promesses. Maintenant elle faisait comme tout le monde. La mère et la fille, il s’en vengerait.

Il avait eu aussi d’autres ennuis depuis quelque temps. Les amis de la baronne n’admiraient point comme elle M. du Quesnoy et lorsqu’ils le rencontraient étaient d’une politesse fort réservée. Au cercle le bruit s’était répandu qu’il ne pouvait trouver de place. L’histoire de ses dettes payées, confiée par M. Blanchart peut-être à deux personnes seulement, était arrivée là également. Joachim lisait sur tous les visages la froideur, l’indifférence et même l’étonnement de voir encore parmi les gens prospères et importants, un être qui n’avait plus d’argent et ne pouvait arriver à rien.

La haine du genre humain le prenait, et il en reportait tout le contre-coup sur Françoise. Il attendit trois jours, croyant que la baronne céderait.

Joachim vendit enfin son mobilier, ne se réservant que de quoi meubler un appartement de garçon. Il ne garda qu’un domestique et un cheval. Cette vente lui procura vingt-cinq mille francs ; mais ce changement était le premier et irréfutable signe de la décadence, un signe persécutant.

— Comment donc font les gens qui réussissent ? s’écriait-il parfois en se prenant la tête à deux mains. J’avais tout, je sais séduire, j’ai de l’esprit, je suis brave, et je tombe !

Il envoya peu après sa plainte en adultère au procureur du roi.

Le lendemain du duel, Françoise était retournée chez Allart. La fièvre, un peu moins forte, laissait au blessé quelque sentiment.

Il reconnut Mme du Quesnoy et essaya de lui étendre la main, en disant d’une voix très faible : « Nous n’avons pas été heureux. »

Le jour suivant, comme elle arrivait avidement, heureuse de le revoir, Jean, le domestique, qui était un garçon intelligent, l’arrêta au seuil de la porte :

— La mère et la sœur de Monsieur sont installées auprès de lui, dit-il.

Ah ! Philippe était tout pour elle, son cœur et son existence, et elle seule ne pouvait l’approcher ! Mais elles ne l’aiment pas plus que moi ! cria intérieurement son chagrin, je veux les supplier de me laisser le regarder un seul instant.

Elle n’osa pas. Elle revint se plaindre à Charlotte, gémir, désolée et irritée à la fois, de cette calamité inattendue, la plus cruelle de toutes.

Mlle Guay la consola. On enverrait tous les jours deux fois demander des nouvelles d’Allart et on prierait Jean de venir en apporter de détaillées, de temps en temps. C’était un homme de confiance. Aussitôt qu’Allart irait mieux, il écrirait, on combinerait des entrevues en l’absence de ses parentes.

— Une étrangère peut aller chez lui et moi je ne le puis ! répétait Françoise avec angoisse.

— Cependant, disait Charlotte, tu ne te désespères pas à l’idée d’être arrêtée et séparée de lui pour un temps bien plus long.

— J’ai fait provision de forces pour résister à ce coup, s’il m’atteint. Mais ce qui m’arrive aujourd’hui, Charlotte, pouvais-je le prévoir ? Sa mère et sa sœur, que j’aime à cause de lui, me barrent le chevet de son lit !

Françoise se résigna en tournant toutes ses pensées vers l’attente de la guérison de Philippe. Elle faisait face courageusement à la crainte de l’arrestation. Chaque coup de sonnette les faisait tressaillir elle et Charlotte : on venait la chercher ! Souvent, derrière les rideaux des fenêtres, elles épiaient dans la rue.

Bientôt, rassurée par les bulletins toujours meilleurs de la santé d’AUart, Françoise songea, pour échapper à son autre inquiétude, à aller au-devant de ce dont elle se croyait menacée, et à solliciter la séparation, puisque Joachim ne bougeait pas et par là semblait lui réserver quelque piège, quelque machination nouvelle et plus dure.

Mais, rendrait-on justice à l’esprit qui la conduisait ? N’était-elle pas déjà assez méjugée pour que sa hardiesse ne parût à tout le monde le fait d’une femme qui n’a plus ni honte ni frein. Elle recula. Charlotte, qui l’avait approuvée de vouloir avancer, l’approuvait aussi de reculer.

Puis, le temps passant, Françoise commença à respirer et à croire que Joachim la laisserait en repos. Délivrée à demi de ce côté, ce fut Allart qui s’empara de nouveau de son anxiété.

Il allait mieux, mais l’amélioration était lente et mêlée de crises. Sa mère et sa sœur ne le quittaient jamais, et il n’était pas possible que Françoise le vît encore.

Un matin qu’il avait eu une de ces crises, on sonna chez lui, et plusieurs personnages vêtus de noir, écartant le domestique, et prononçant le sinistre : « Au nom de la loi ! » firent irruption brusquement dans la chambre du blessé, puis occupèrent toutes les issues. Les deux dames se levèrent épouvantées, sans paroles, sans haleine.

Un monsieur, d’une politesse grave et sévère, demanda le sieur Allart Philippe-Charles-Évariste.

Le docteur le lui indiqua silencieusement du geste, sur son lit où il était étendu les yeux ouverts, mais étranger à tout ce qui se passait.

— Est-il en état de répondre à un interrogatoire ?

— Oh non !

— Vous êtes le médecin ? Vous certifiez l’impossibilité ? Écrivez, dit-il à un des hommes qui était installé à une table et qui griffonna rapidement.

— Nous nous bornerons à une perquisition dans les papiers, reprit le procureur du roi.

Veuillez, madame — il s’adressa à la sœur — nous faire ouvrir tout secrétaire, toute armoire, coffre, tiroir.

— Jean, put murmurer seulement Mme Allart en faisant signe au domestique d’obéir.

Alors, durant deux heures, quatre hommes fouillèrent partout, parcoururent toutes les lettres, tous les papiers.

On les entendait aller en groupe d’une pièce dans l’autre, échanger quelques mots, marmotter d’un ton cadencé les lignes qu’ils lisaient.

De temps en temps, le mot : rien ! tombait distinctement et comme avec rancune d’une bouche, et l’interminable froissement des papiers recommençait.

Puis, ils dérangèrent des meubles, frappèrent des housses, et revinrent enfin opérer les mêmes travaux dans la chambre du blessé. Les deux dames n’osaient bouger ni parler.

Le magistrat, homme au coup d’œil exercé, avait compris qu’on ne trouverait rien.

— Allons, dit-il, on a pris ses précautions ! Et il demanda tout d’un coup au docteur : C’est une blessure reçue en duel, n’est-ce pas ?

Tous ses hommes, et lui-même, avaient un air de regret de ne pas avoir réussi dans leurs recherches, et les subalternes interrogeaient involontairement de l’œil les planchers, les recoins obscurs, et les vêtements des hôtes de l’appartement.

Enfin, le magistrat salua fort poliment les dames, et le groupe s’écoula dans l’antichambre avec un grand bruit de pas.

Mme Allart jeta un cri de tourment : Ah ! mon Dieu, quelle peut donc avoir été la cause de ce duel ?

Le docteur se tut, mais Jean crut bien faire et ne compromettre personne en renseignant Mme Allart.

— C’est à cause d’une dame, dit-il, que monsieur s’est battu. On cherche des lettres, mais elles sont probablement dans un petit paquet que j’ai porté à M. l’abbé, la nuit même avant le duel.

— Oh ! cette vie de Paris ! s’écria la sœur d’Allart.

— Oh ! la maudite personne qui a failli me coûter la vie de mon fils ! reprit la mère.

— Ah bien ! si la dame revenait, elle serait bien reçue ! se dit Jean.

Le même jour, Françoise reçut un ordre à comparaître devant le juge d’instruction.

— Voici le moment venu, dit-elle à Mlle Guay en lui tendant le mandat.

Bien que sa poitrine se serrât et que son cœur battît, elle se sentait l’esprit plutôt suspendu que troublé, car elle voyait à la fois des choses très opposées ; on ne l’arrêtait pas encore, c’était-un demi-espoir. Mais elle pouvait ne pas revenir ! Cependant, elle avait le droit de parler, de se défendre. Elle voulait se défendre surtout à cause de son innocence et à cause de Philippe, et, si elle était condamnée, l’être le moins gravement possible. Ce désir faisait tout son courage.

— Oh ! s’écria Charlotte, et tu es calme !

Elle joignit les mains sur son front.

— Quand je dirai la vérité, pourquoi ne me croirait-on pas ? dit Françoise avec force.

Son plaidoyer, qu’elle faisait mentalement déjà, lui semblait devoir être irrésistible.

— Mais, si tu n’allais plus revenir ! Oh ! tu ferais mieux de fuir, de te cacher !

Mais Françoise s’habilla rapidement. Elle se voyait là-bas, devant l’homme qui allait l’interroger ; elle supposait les questions, préparait ses réponses. Ce juge était désintéressé : il saurait discerner le vrai. Son devoir était d’écouter. Elle serait franche ; et puis elle aurait voulu à présent que, s’il fallait succomber, interrogatoire, procès, condamnation, tout se fît sur-le-champ, car, du fond de sa prison, elle attaquerait à son tour Joachim sans merci.

Charlotte, en larmes, la serra dans ses bras. Françoise était impatiente de connaître son sort et de le disputer à la chance adverse.

— Fais prévenir Philippe, pour qu’il ne soit pas surpris quand il se rétablira, dit-elle seulement.

À peine Mlle Guay eut-elle vu son amie partir pour ce dur pèlerinage, qu’elle s’écria : Mon amitié sera donc toujours stérile, et je verrai les malheurs de Françoise sans pouvoir la secourir ? À qui m’adresser, à qui ?

Alors elle eut l’idée de recourir à la baronne. Et elle, qui n’eût jamais su rien résoudre pour son propre compte, elle s’élança pleine de feu dans les rues, étonnée de sa décision et sentant qu’elle réussirait.

— Oh ! madame la baronne, madame la baronne, implora-t-elle en entrant dans le salon de celle-ci, venez à notre aide.

Elle ne s’était pas fait annoncer. A la vue de cette personne ravissante, mignonne, tout émue, la baronne, sans savoir encore de quoi il s’agissait, eut un bon regard à travers son étonnement.

— Je suis l’amie intime de Mme du Quesnoy. Son mari la fait arrêter. Je vous jure qu’elle est innocente. Madame, sauvez-la, empêchez-le de la martyriser !

— Ah ! mon Dieu, ce Joachim ! interrompit Mme Guyons avec douleur.

— C’est un monstre ! s’écria naïvement Charlotte. Et elle ajouta : Je sais que vous êtes bien prévenue contre Françoise, mais elle n’est pas coupable ! Peut-on punir une amitié pure, madame la baronne ? Je puis vous affirmer qu’elle n’a pas démérité. Je le sais, moi qui ai été la confidente de cette affection. L’honneur de son mari n’a pas été atteint, et plût à Dieu qu’il eût su le conserver aussi intact pour ce qui le concerne personnellement. J’ai été comme vous au commencement ; je l’ai cru un homme parfait. Ah ! comme nous avons été trompées. Vous ignorez ce qu’elle a souffert depuis son mariage, en voulant le retenir dans ses écarts. Aussi il l’a toujours haïe ! N’a-t-elle pas été obligée de chasser de chez elle une maîtresse qu’il osait y amener ! Il n’a que de mauvais instincts, et il exploite les apparences actuelles, pour se venger des conseils, des services, des bienfaits qu’il a toujours reçus d’elle.

La baronne écouta, soucieuse, toutes ces paroles qui semblaient monter à l’assaut de son cœur refroidi pour Françoise.

— Et elle est arrêtée ! s’écria-t-elle enfin avec indignation.

— Elle est chez le juge d’instruction, maintenant même !

— Ah ! grand Dieu, reprit d’une voix précipitée la baronne, mais il est trop tard, peut-être. Que n’ai-je été prévenue ! Je ne le croyais pas capable d’une pareille ingratitude envers moi. Je ne sais si je puis pardonner à ma fille ; mais lui, je ne lui pardonnerai jamais.

— Et si on ne la laisse pas revenir ! dit Charlotte.

— Mais on ne peut faire si promptement des démarches ! Je ferai tout ce que je pourrai. C’est chez vous que ma fille s’est retirée ?

— Oui, madame la baronne, je suis Mlle Guay.

— Laissez-moi votre adresse. Faites-moi dire si Françoise est revenue. Ah ! mon Dieu, Joachim ! Personne ne m’a jamais fait autant de peine que lui, mademoiselle. Dites, faites dire à ma fille que si ce malheureux procès peut être arrêté, il le sera. Qu’elle prenne courage. Le plus sûr moyen serait de faire renoncer Joachim à sa plainte. Mais s’il est d’une aussi mauvaise nature… Enfin je tenterai. Je me mets en chemin à l’instant même.

— Ah ! madame la baronne !

Charlotte lui prit la main pour la baiser.

— Mais non, mon enfant, dit la baronne gracieusement en retirant sa main, je voudrais que ma fille fût aussi blanche que vous le croyez…

— Que je l’affirme. Elle a une telle vénération pour vous, madame ! Voudrez-vous la voir ?

— Non, non, pas encore, plus tard.

— Elle a tant souffert !

Mme Guyons ne dit plus rien.

La baronne s’apprêtait. Elle partait pour Cernay. Ne se souciant pas de revoir Joachim, elle comptait prier Laure d’user de son influence. La demeure de Mlle Guay étant sur le chemin, elle la ramena dans sa voiture, attelée en poste.

Le vicomte et la vicomtesse étaient heureusement à Cernay.

Laure déclara net qu’elle n’avait aucune influence sur son frère et qu’elle n’essaierait même pas d’intervenir, parce qu’il était très excité et se brouillerait avec elle.

— Mais enfin, madame, dit la baronne irritée, dans une circonstance aussi grave, on peut bien risquer de déplaire passagèrement.

— Je le ferais volontiers, si je n’étais sûre de l’inutilité de mes efforts.

— Eh bien, je veux voir le vicomte, reprit Mme Guyons en haussant la voix.

— Mais c’est qu’il est en conférence d’affaires, répondit Laure contrariée.

— Ah ! peu m’importe, madame, s’écria la baronne en se dirigeant vers un autre appartement, je saurai si votre famille et la mienne sont divisées à jamais !

Laure sonna avec un mouvement d’humeur.

— Prévenez M. le vicomte, dit-elle à un valet de pied avec une nuance brutale dans la voix, que Mme la baronne Guyons désire le voir.

— Désire instamment le voir, appuya la baronne qui se mit à marcher à travers le salon sans plus parler à la vicomtesse.

M. Ballot se présenta. Laure salua la baronne et les laissa. Dès que Mme Guyons se fut expliquée :

— Mais, chère madame je ne connaissais pas cette nouvelle folie de mon beau-frère.

— Les amis de ma fille m’affirment quelle n’a jamais compromis l’honneur de son mari.

— J’écarte ce point, reprit-il ; en tout cas je comprends votre désir et je le partage. J’aurais pris moi-même l’initiative. Si nous laissons faire ce malheureux Joachim, il finira par nous couvrir de boue ! Je me mets à votre disposition, madame.

Ils convinrent d’user de tout leur crédit pour obtenir une ordonnance de non-lieu. Le vicomte était un homme considéré et pouvait être d’autant plus influent qu’il n’avait jamais rien accepté pour lui-même et jamais rien demandé pour personne. Il se contentait d’être un très habile agriculteur et un habile politique derrière le paravent. On était tout disposé, au pouvoir, à se l’attacher par toutes sortes de faveurs.

La baronne l’emmena à Paris.

Charlotte était rentrée, espérant le retour de Françoise, puisque les signes se dessinaient favorables. En effet, Mme du Quesnoy reparut, mais ayant l’air bien fatigué.

— Eh bien ! s’écria Charlotte en la pressant sur son sein.

— Rien n’est encore décidé, dit Françoise avec un accablement qu’elle n’avait pas au départ.

Elle raconta la séance à Mlle Guay.

Le cœur lui avait un peu manqué quand elle s’était arrêtée dans la salle d’attente.

Le monde de la loi est entouré d’un appareil glacial, menaçant, et porte une physionomie de brutale indifférence qui ne semble pas s’adresser à des êtres humains.

Puis, quand elle s’était trouvée dans le cabinet du magistrat, elle avait vu un homme bien élevé, d’une figure agréable même, parlant froidement, il est vrai, mais sans cet air d’hostilité auquel elle s’attendait. Il l’avait beaucoup questionnée en termes souvent pressants, mais toujours réservés, sur divers passages de ses lettres.

Trois ou quatre fois elle s’était aperçue qu’il cherchait à l’amener à se montrer coupable. Elle n’avait pas varié dans ses réponses sincères.

Il avait fort insisté sur la scène où Joachim et Allart s’étaient provoqués et frappés.

L’interrogatoire avait duré très longtemps. À la fin elle en était épuisée et ne savait plus trop ce qu’elle disait. Elle ne se rappelait que quelques points de tout cet entretien. Au début, lorsqu’elle mettait quelque élan dans ses paroles ou s’étendait un peu dans sa défense, le juge la coupait toujours par des questions relatives à des choses très éloignées de celles dont elle parlait.

Elle se rappelait surtout, comme une sorte de supplice, le prononcé des formules spéciales que le magistrat adressait de temps à autre au greffier, le grincement de la plume de ce dernier sur le papier, ainsi que le bruit de ses fréquentes prises de tabac.

Enfin on lui avait dit : « Vous pouvez vous retirer, madame. » Elle avait traversé de longs et obscurs corridors, descendu des escaliers étroits pratiqués dans d’énormes pierres grises, et elle s’était retrouvée dans la rue, au grand air, absolument étourdie et sans force. Elle était revenue à pied, très lentement, presque sans penser. Et elle se sentait encore incapable d’avoir une idée.

Charlotte lui donna quelques soins, la fit reposer sur son lit, et, lorsqu’elle la jugea ranimée, lui dit :

— Et moi j’ai une bonne nouvelle à t’annoncer : Ta mère prend ton parti !

Ce fut trop brusque. Françoise s’évanouit à demi. En revenant à elle, elle voulait aller chez sa mère et tomber dans ses bras.

— Non, dit Charlotte, vous n’êtes point encore tout à fait réconciliées. M ais qu’importait. Françoise eut un long accès d’attendrissement. Sa mère était bonne et ne l’abandonnait pas.

Après les épreuves, le ciel envoyait les adoucissements, et celui-là était un des plus grands.

Quant à son interrogatoire, Mme du Quesnoy ne savait pas qu’il avait été en quelque sorte une faveur.

Au ministère de la justice, on n’avait pas été tenté de presser l’affaire, qui eût encore attiré l’attention sur le nom de M. du Quesnoy. Celui-ci n’était pas depuis assez longtemps éloigné des régions officielles, et un nouveau scandale succédant à celui de la Bourse eût encore embarrassé le gouvernement. Aussi, les démarches du vicomte Ballot et de la baronne Guyons furent-elles bien accueillies.

Mme du Quesnoy envoya à monsieur Jean ce mot : « Qu’on se tienne sur ses gardes, la justice peut venir chez M. Allart d’un moment à l’autre. Qu’on lui épargne toute émotion. »

Dans l’état où il est, se disait-elle, ils pourraient le tuer. Oh ! jamais jamais je n’aurai d’apaisement. Quand j’échappe à un tourment, un autre est embusqué sur mon chemin. Quand donc cessera cette existence atroce ?

Françoise délibérait le soir d’aller chez Allart pour donner des indications plus précises à Jean, lorsque celui-ci arriva pour l’informer de la perquisition inutile.

— Et lui ? s’écria-t-elle. Elle se reprit : Et M. Allart ?

— Oh ! monsieur était encore trop absorbé. Il ne s’est douté de rien. Et ces dames ne l’avertiront que quand il sera tout à fait bien. Elles ont eu bien peur et elles sont bien en colère…

— Pauvres personnes !

Enfin, Françoise ne sentait plus son front et son sein étreints, opprimés comme pendant tous ces jours pénibles.

Charlotte vit la baronne pour la remercier au nom de sa fille. Mme Guyons lui demanda beaucoup de nouvelles de Françoise et la chargea de lui donner bon espoir.

Bientôt tous les intéressés reçurent l’avis qu’une ordonnance de non-lieu avait été rendue.

Combien Françoise aurait voulu revoir Allart ! Elle allait tous les jours à l’église prier pour lui, et devant ce retour de la protection divine, sa rancune même contre son mari se désarmait.

Elle n’était point encore quitte avec lui.

La colère de Joachim redoubla par l’impuissance même.

Qu’étaient-ce donc que ces juges ? Avec quoi les avait-elle achetés ? La baronne était donc intervenue ?

Fallait-il plier les épaules sous le poids de cette inimitié nouvelle qu’une seule minute de déraison lui avait créée ? Serait-il battu, bafoué, repoussé partout sans avoir une seule fois la joie de rendre un peu le mal qu’on lui faisait ?

Laure lui ayant appris tristement la part d’action qui revenait au vicomte, il songea à faire opposition à l’arrêt, à provoquer son beau-frère, à se faire sauter la cervelle. Il s’enferma chez lui durant deux jours. Il ne voulait plus voir personne sans s’en faire craindre. Il cherchait le moyen d’infliger le repentir à cette famille qui se détournait de lui. Il en voulait à Laure de sa neutralité de pur apitoiement.

S’étant rendu chez Rose, et ne trouvant pas qu’elle sympathisât assez avec ses peines, il la rudoya et recommença ses menaces contre le marquis.

Mais, surtout, c’était sa femme pour qui tout le monde levait le bouclier contre lui et qu’on arrachait à son légitime désir de châtiment.

Joachim alla enfin chez Mlle Guay. La servante de Charlotte étant sortie, ce fut celle-ci qui ouvrit la porte à M. du Quesnoy.

Gardant son chapeau sur la tête, il la bouscula presque pour entrer, tandis qu’elle était restée un moment immobile de surprise et d’effroi devant lui.

— Ma femme est chez vous ! dit-il menaçant. Et ses regards semblèrent chercher Françoise de tous côtés.

Charlotte lui barra vaillamment le passage, comme une petite lionne.

— Vous n’entrerez pas, je vous le défends répondit-elle en étendant ses bras.

— Je veux la voir, je la verrai ! cria Joachim prêt à écarter brutalement la pauvre petite Mlle Guay.

— Oui, vous me verrez ! dit soudain Françoise en apparaissant ; que me voulez-vous ?

Du fond de l’appartement elle avait entendu l’altercation et reconnu la voix abhorrée.

— Non, non, Françoise, retourne dans ta chambre ! s’écria Charlotte ; tu es chez moi, et je ne souffrirai pas qu’il entre, dussé-je appeler à mon aide dans l’escalier.

Et elle appuya ses deux mains sur la poitrine de Joachim pour le contraindre à reculer. Il ne détachait pas ses yeux de ceux de sa femme. Elle avait cet insolent, cet intolérable regard plein d’arrogance et de défi qui l’avait exaspéré le soir où il l’avait renversée à ses pieds. Il s’avança, poussant et traînant Mlle Guay, qui vainement résistait, et il tendit ses mains vers Françoise à lui toucher presque le visage.

— Je la ferai reprendre par les gendarmes.

Il ajouta une insulte.

— Françoise, je t’en supplie, retire-toi, il est fou ! criait Charlotte.

Déjà, à l’intérieur, sur le palier, par la porte ouverte, on voyait des gens se pencher curieusement.

— Non ! dit Françoise avec un grand mouvement de colère. Elle prit Joachim par le bras. Venez donc !

Elle l’entraîna dans une autre pièce. Charlotte s’y précipita après eux.

— Vous spéculez toujours sur le bruit honteux, dit Françoise à Joachim d’un ton haché par des secousses d’indignation exaltée. Vous avez quelque nouvelle bassesse ou méchanceté en tête. Eh bien, annoncez-nous-la.

Vous voulez me faire ramener chez vous par les gendarmes, n’est-ce pas ? Est-ce tout ce que vous voulez ? Envoyez vos gendarmes. Je veux traverser Paris au milieu d’eux. Au moins ce sont d’honnêtes gens. Sont-ils là, derrière vous ? Vous voulez que je revienne chez vous ? Et moi aussi je le veux. Je suis prête. Allons, je pars.

— Françoise ! implora Charlotte épouvantée.

— Qu’il marche, je le suivrai reprit Françoise plus violente encore. Et vous croyez que, chez vous, c’est moi qui souffrirai le plus de nous deux ! Vous croyez que votre poing stupide, que vos insultes, vos menaces, vos yeux de reptile m’effraient ? Mais frappez-moi, foulez-moi aux pieds. Voulez-vous me tuer, voulez-vous une arme ? Charlotte, donne-lui un couteau. Tuez-moi. Si vous ne me tuez pas, jour et nuit je vous dirai que vous êtes un misérable lâche ; vous avez menti, trahi, vous avez volé ; assassinez maintenant, car au moins on vous traitera enfin selon vos mérites.

— Elle va se faire tuer, pensait Charlotte terrifiée.

En effet, les yeux de Joachim, fixes, aigus, cruels, étaient cloués au visage de Françoise et on y voyait l’intense, le forcené désir de faire taire cette voix, cette voix qui le dominait, à laquelle il ne savait répondre, tellement il la trouvait insensée, effrénée, et qui au fond lui faisait peur.

Mais la présence de Charlotte, les lieux inconnus, l’arrivée de la servante de Mlle Guay, à qui cette dernière dit aussitôt : « Allez chercher M. Bertrand (c’était le portier), pour qu’il me débarrasse d’un homme qui est entré ici de force, » se joignirent pour Joachim à la crainte secrète, indéfinissable, que lui causait l’exaltation de sa femme.

Se voyant encore contraint à reculer, ce fut en se retirant, par rage, et comme s’il se sentait à l’abri de lui-même et de Françoise, que la parole lui revint avec la menace :

— Oui, je vous ferai traverser Paris entre les gendarmes ; oui, je vous battrai et je vous foulerai aux pieds jusqu’à ce que votre impudence se change en soumission et que vous demandiez pardon à deux genoux ; et quand votre infâme amant va être guéri, je lui donnerai encore un coup d’épée, et, malgré vos menées, je ferai punir tous vos complices.

Ces mots n’étaient pas jetés, ils étaient crachés à la face des deux femmes. En voulant se jeter dehors pour courir plus tôt là où il se figurait trouver des aides à sa vengeance, il se heurta vivement. Un incendie était dans sa tête.

En sortant, Joachim se croisa avec le portier qui montait.

— Monsieur Bertrand, dit Charlotte, vous reconnaîtrez cette personne. Ne la laissez jamais pénétrer dans la maison. C’est un fou dangereux.

Françoise resta un moment encore toute vibrante des sentiments qui l’avaient soulevée. Mais un grand désespoir planait sur elle, prêt à s’abattre.

Charlotte, lui ayant pris les mains, détermina la réaction, en murmurant avec une profonde pitié :

— Oh ! ma pauvre amie !

— Oh ! s’écria Mme du Quesnoy, s’il devait revenir, je me jetterais par la fenêtre !

Elle marcha vers la croisée d’un air qui fit bondir Charlotte vers elle.

Sa voix avait été inquiétante.

— Calme-toi, calme-toi ! suppliait Mlle Guay en la ramenant à son fauteuil.

— Je vais porter du poison sur moi, dit Françoise dont les yeux semblaient couverts d’un brouillard et tout le corps se débattre sous un spasme.

— Il ne reviendra plus, reprit Charlotte, on ne le laissera plus entrer dans la maison. Reprends courage, toi qui as été si forte jusqu’ici. Françoise, appela-t-elle, du courage !

Un moment, comme celle-ci restait la tête penchée sur la poitrine, Charlotte la crut tombée dans l’atonie et l’appela de nouveau : Françoise !

Mais, pendant ce court instant, Mme du Quesnoy avait retrouvé son énergie :

— Si je suis forcée de retourner chez lui, je serai telle que je le lui ai dit.

— Mais comment veux-tu, répondit Charlotte, qu’il puisse te faire revenir pour te battre ? On ne le lui permettra pas.

— C’est qu’alors aussi j’obtiendrais la séparation. S’il me menace encore, Charlotte, je n’hésite plus. Tous les moyens lui sont bons, j’emploierai aussi tous les moyens pour arracher ma vie à ses persécutions, à son contact. Je ne puis plus voir personne maintenant, tout le monde me juge tombée. En revanche, je suis libre, je n’ai plus que ma propre estime et mon intérêt, les tiens et ceux de Philippe à satisfaire. Et cela me fait penser, Charlotte, qu’il faut que je te quitte. Je t’ai amenée et compromise dans ta maison. Tu es exposée à ce que ces scènes se renouvellent. Moi-même il m’entraîne. Il me fait perdre la dignité. J’ai parlé, je le sens, comme une femme de la basse classe, grossièrement.

Cette pensée lui fut particulièrement pénible.

— Oh non, répondit Mlle Guay, tu as été effrayante, mais non pas basse. Et, quant à ma maison, ne t’en inquiète pas. Ne me quitte pas. Que deviendrais-tu, seule ?

— Mais je suis prisonnière, ici, il reviendra nous assiéger.

— Eh bien, je serai ton geôlier, et je te saurai du moins en sûreté.

Françoise ayant insisté pour se retirer dans une maison religieuse où on louait de petits appartements à des dames seules, et où Joachim ignorerait son séjour, Charlotte y consentit, en la priant de remettre ce dessein à quelques jours.

Charlotte ne laissait jamais sortir son amie sans l’accompagner, et tous ceux qui se présentaient étaient examinés avant d’être introduits.

Joachim ne tarda pas à revenir. Mais la servante l’ayant reconnu par la porte imperceptiblement ouverte, la referma aussitôt. Il y frappa à grands coups de pied et de poing, jusqu’à ce que des domestiques des appartements voisins l’eussent contraint à partir.

Françoise et Charlotte entendaient ce fracas. Mlle Guay retenait à grand’peine Mme du Quesnoy, qui voulait encore qu’on laissât entrer son mari pour qu’elle le reçût de même qu’elle avait déjà fait.

Une autre fois, M. du Quesnoy fut arrêté sous la porte cochère par le portier qui le menaça des sergents de ville.

Joachim parla de lui briser sa canne sur la figure, mais d’autres personnes de la maison se joignirent au portier, et M. du Quesnoy dut renoncer à ses tentatives.

Être privé de la jouissance de tourmenter, d’effrayer les deux femmes, la dernière jouissance qui lui restât ! Il en devenait malade, maniaque. Il fit épier la maison, il l’épia lui-même. Françoise ne sortait pas. Et lorsqu’il s’avançait quelquefois jusque sous la voûte d’entrée de la maison, le portier accourait au-devant de lui. Il s’installait dans un petit café borgne en face, et de là, pendant des heures, des journées presque entières, il regardait aux fenêtres de l’appartement de Mlle Guay et surveillait tout le mouvement de la maison.

Cependant Françoise continuait à recevoir des nouvelles d’Allart, et cherchait à se consoler en ne pensant qu’à lui.

Allart commençait à se lever et à passer une heure ou deux assis dans la chambre. On lui avait caché l’intervention judiciaire, et Jean le rassura d’abord au sujet de Françoise. Mais, à mesure que son cerveau se remettait en ordre, il devenait plus inquiet des dispositions de M. du Quesnoy. Mlle Guay ne lui paraissait pas un défenseur suffisant pour Françoise.

Quelle que fût la reconnaissance d’Allart envers sa mère et sa sœur, leur présence était une souffrance, car Françoise ne pouvait venir près de lui, et il n’avait pas encore reconquis sa volonté et la faculté de suivre assez longtemps un effort pour combiner une entrevue avec Mme du Quesnoy.

D’ailleurs, Mme Allart et sa fille, dès qu’il fut en état de soutenir un entretien, ne purent s’empêcher de montrer leur aversion contre la femme inconnue qui leur avait attiré ces angoisses. Enfin, s’étant senti de la force, il les pria de lui laisser le champ libre durant une demi-journée, parce qu’il avait des affaires et des travaux indispensables à renouer avec un de ses amis, qui devait en attendre le moment avec beaucoup d’impatience. Elles furent fort défiantes, disputant pied à pied à Allart sa liberté, offrant de se retirer dans une pièce voisine tandis qu’il travaillerait avec son ami, promettant de ne point le déranger. Elles le fatiguèrent beaucoup sans le vouloir, à cause des explications qu’il fut obligé d’imaginer pour vaincre leur résistance.

Elles questionnèrent Jean, demandant s’il ne s’agissait pas de la personne détestée. Il affirma que son maître n’attendait que des messieurs.

Lorsque Françoise fut sûre qu’elle allait revoir Philippe, il lui sembla que jamais elle n’avait eu de tourments. Elle ne put ni manger ni dormir, et rassasia sans relâche Charlotte de son bonheur.

Elle avait à peine embrassé Philippe, rempli sa chambre de son extase, elle lui avait à peine appris la bonne nouvelle des poursuites judiciaires abandonnées, à peine promis de lui écrire, pleuré dans ses bras, affirmé que son mari n’avait plus donné signe de vie, à peine entendu avec une avidité sombre et pantelante le récit du duel, à peine tout dit enfin, car il lui sembla que tant de choses ne durèrent pas plus de quelques secondes, que Mme Allart et sa fille reparurent subitement, affairées, sous prétexte d’avoir oublié leur argent. Mais leurs regards curieux et peu bienveillants disaient : « La voilà donc, nous en étions bien certaines ! »

Allart se mit dans une grande colère.

— Je vous ai déclaré que je voulais être seul, s’écria-t-il.

Déjà Françoise, rabattant brusquement son voile, s’était enfuie, enfuie comme un voleur surpris. Et voilà que, comme elle mettait le pied dans la rue, navrée, humiliée, affaiblie, pour se cacher vite au fond de la voiture qui l’avait amenée, un homme surgit de derriére cette voiture, elle entendit son accent violent sans comprendre ses paroles, elle vit un bras, une canne levée sur elle, et eut une peur terrible. Elle courut pour échapper, et se réfugia au hasard dans une boutique en criant : « Protégez-moi ! »

On la fit monter dans une chambre au-dessus de la boutique et on lui apporta de la fleur d’oranger. Un passant avait retenu le bras de M. du Quesnoy. Celui-ci se débattit. Un petit attroupement les entoura. il devenait indifférent à Joachim d’ameuter la canaille. En discutant avec le passant, il dit :

— Mais c’est ma femme !

On le hua.

Tout cela lui avait fait perdre Françoise de vue, et il quitta la place. La tête lui tournait d’enragée vexation. Un autre attroupement se forma devant le magasin où s’était réfugiée Mme du Quesnoy. Heureusement, il y avait une sortie sur la cour. Françoise, reprenant ses esprits, envoya à Charlotte, par un commissionnaire, une lettre pour avertir son amie qu’elle se décidait sur-le-champ à aller louer un petit appartement chez les dames Saint-Jérôme, où elle se rendit bientôt. Charlotte ne tarda pas à y accourir, et déclara qu’elle allait louer un petit logis à côté du sien, qu’elle ne retournerait point chez elle, et que de la sorte Joachim serait dépisté.

Allart se plaignit si vivement de l’indiscrétion de sa mère et de sa sœur, que les deux dames furent blessées de la préférence accordée à l’étrangère. Et bientôt, le voyant en passe de parfait rétablissement, et après lui avoir proposé de l’emmener, à quoi il se refusa, elles repartirent pour la province.

Pendant cet intervalle, Françoise, livrée un peu plus à elle-même dans l’appartement de l’abbaye Saint-Jérôme que chez Charlotte, passa par des sentiments très divers. La dernière attaque de Joachim lui faisait craindre que, lorsqu’Allart serait guéri, M. du Quesnoy ne le provoquât de nouveau. Elle perdait l’espoir de sortir d’une situation où le bien même apportait toujours la souffrance et l’anxiété. Rien ne la délivrerait de Joachim, ni la lassitude de celui-ci, ni un accident ! Près des religieuses et de leur vie paisible, elle songea un moment à entrer au couvent. Elle était saisie d’une impression d’abandon. Il lui semblait qu’elle allait depuis longtemps à la dérive, que sa vie était vide et stérile ; l’hypocondrie la prenait. Elle pria Charlotte d’aller trouver la baronne à laquelle elle voulait demander la permission de la voir. Mme Guyons fit répondre qu’elle n’avait plus ses griefs d’autrefois, mais qu’elle ne pourrait rentrer en bons rapports avec sa fille que lorsque celle-ci se serait pleinement relevée dans l’opinion générale.

Cette réponse augmenta d’abord la mélancolie et l’ennui de Françoise, puis, comme tout ce qui la blessait, lui rendit son énergie. Elle se remit à espérer. La santé d’Allart s’améliorait toujours. Bientôt il pourrait sortir.

Et, enfin, les parentes d’Allart étant parties, rien ne s’opposa plus à ce qu’elle le vît librement. Elle se renferma alors tout entière avec lui, dans les soins et les joies de la convalescence, ne lui parlant que de promenades, de soleil, de nourriture, de bien-être, lui lisant des journaux, des livres, écartant à dessein de la pensée de Philippe tout ce qui pouvait l’émouvoir péniblement, afin d’éviter une de ces rechutes comme celles dont Jean lui avait si souvent apporté l’alarmante nouvelle.

Quant à Joachim, ses échecs successifs vis-à-vis sa femme le ramenèrent à Mme d’Archeranges, qu’il n’avait pas revue depuis longtemps. Elle le reçut sèchement ; il s’en plaignit et s’emporta. Alors elle lui déclara que, fatiguée des caprices, des incertitudes, des brutalités dont il l’abreuvait, elle rompait avec lui. Il répondit qu’elle n’aurait d’autre volonté que la sienne, qu’il ne rompait pas, qu’il la maltraiterait si bon lui semblait. Il parla comme un fou. Elle s’écria qu’elle aurait un défenseur qui saurait bien la faire respecter et veiller à ce qu’on ne forçât pas sa porte ; qu’il avait bien assez de tourmenter sa femme, qu’elle reconnaissait maintenant que Françoise avait bien fait, et que quand les gens étaient comme lui, toujours ivres ou fous, on s’en débarrassait.

— Je connais l’archange que vous placez à la porte de votre paradis, dit-il en partant, le cou tendu en avant comme un taureau qui va combattre.

Il se croisa avec le marquis qui venait chez Rose.

— Je vous défends de voir Mme d’Archeranges, lui cria-t-il.

— Vous êtes ivre ou fou, répliqua hautainement le marquis comme Rose.

Trois jours après, Paris retentissait du bruit d’un nouvel exploit de Joachim. Il avait très grièvement blessé le marquis dans un duel acharné où lui-même avait été atteint, mais légèrement.

Les changements se succédèrent coup sur coup. Le capitaine de vaisseau d’Archeranges, rappelé en France, arriva sur ces entrefaites, et, nommé à un poste dans un des grands ports, emmena, malgré elle, sa femme en province.

Alors séparé, comme par le tranchant d’une hache qui coupe une amarre, de tout le monde à qui se rattachaient ses habitudes, Joachim s’agita un moment avec fureur dans le vide. Les gens qu’il haïssait, même, manquaient à sa main et se trouvaient emportés loin de lui. Rose disparue, sa femme introuvable, la baronne, le vicomte Ballot inaccessibles, et de partout ailleurs, lui, se proscrivant volontairement, il ne savait où porter le feu qui le rongeait.

Ayant rencontré le jeune banquier avec lequel il avait dîné lors de son retour de N… et ayant passé une soirée avec lui dans le monde des filles, il s’y jeta à corps perdu, se disant que, puisque tout était vain ou contraire, il devait arracher de son cerveau tant de troublantes préoccupations et se rassasier de plaisirs ; et que toute cette racaille, contre qui il avait usé ses forces jusque-là, était une risible matière à retenir un homme comme lui.

Comme il était sur le penchant de ces dispositions, un heurt inattendu l’y fit glisser plus vite. Un jeune aspirant de marine entra un matin chez lui avec deux autres messieurs.

— Vous me reconnaissez ? demanda l’officier.

Charles de Bertiny avait un peu de barbe et de légères moustaches, de sorte que Joachim avait hésité un moment à mettre le nom sur cette figure.

— Oui, monsieur Charles ! répondit-il en fronçant le sourcil.

Il devinait ce que voulait le jeune homme.

— Vous m’aviez refusé une réparation, reprit Charles, il y a déjà plusieurs mois, après m’avoir outragé…

— Encore un duel ! s’écria Joachim du ton de quelqu’un qui trouve la réclamation exorbitante. Je me suis assez battu ! Bonjour !

Et pour punir Charles en même temps, il profita de la présence des deux amis du jeune marin :

— Vous venez, reprit-il, pour votre sœur, mais je ne la connais plus, moi, je ne sais où elle est, nous ne nous voyons plus, c’est au marquis de Meximiers qu’il faut vous adresser maintenant !

Il prit les deux messieurs à témoin :

— Est-ce qu’on a des comptes à régler pour toutes ses anciennes maîtresses ?

Charles était blême ! Il s’écria : Vous m’outragez davantage encore, je vous forcerai à vous battre.

— Eh ! dit Joachim en homme résolu à repousser une prétention extravagante, comment cela ? vous me souffletterez ? Mais je vous jetterai par la fenêtre. Ou je ferai mieux, je vous citerai devant les tribunaux ! Laissez-moi donc tranquille avec votre grand sabre. Si vous persistez à rester ici j’enverrai chercher la police ! Ainsi voilà tout ce que vous aurez de moi, un procès où votre sœur figurera assez agréablement.

— Lâche coquin ! dit Charles, je vous cravacherai.

Joachim haussa les épaules et répondit : Souvenez-vous que vous n’avez pas été le plus fort avec moi.

Un des amis de Charles dit à celui-ci : Laissons-le ! nous trouverons un moyen de le faire changer d’avis.

Joachim regarda celui-là d’un air défiant et ironique à la fois.

Ils se retirèrent.

Dans la même semaine, M. du Quesnoy étant dans un café au milieu de la bande de tout jeunes gens et de lorettes avec laquelle il passait tout son temps, Charles et les deux mêmes messieurs vinrent à lui, et Charles lui donna un coup de cravache devant cent personnes, en jetant sa carte sur la table.

Il y eut un grand tumulte, mais Joachim se leva et s’écria pathétiquement :

— Tout le monde sait que j’ai déjà versé deux fois le sang, je me refuse à égorger un enfant ! Qu’il dise d’ailleurs publiquement son âge et quel est le motif de son attaque !

Le maître du café exigea que les agresseurs sortissent. Le lendemain, Charles de Bertiny était cité en police correctionnelle pour coups, blessures et outrages.

Il n’y avait rien à faire contre M. du Quesnoy. Charles fit une visite à Allart, puis à Mme du Quesnoy, sans leur parler de sa nouvelle querelle. Françoise le revit avec émotion et plaisir. Charles retourna à Brest, où son navire prenait la mer, car M. du Quesnoy s’était désisté.

Joachim dévora rapidement l’argent que lui avait procuré la vente de son mobilier. Il était devenu tout à fait un bon enfant et se moquait de sa femme avec ces demoiselles.

Le jeu et des emprunts, petit jeu, petits emprunts, le soutinrent encore quelque temps. Puis, les créanciers criards surgirent. Sa sœur lui trouva un millier de francs.

Ne sachant où donner de la tête, la baronne ayant refusé de le recevoir, M. Blanchart lui faisant savoir que Françoise réclamait une part des rentes et fermages échus en septembre, part que M. du Quesnoy avait mangée depuis longtemps, Joachim aux abois songea à se réconcilier avec sa femme ; il jouirait par là d’une vingtaine de mille livres de rentes. Après avoir dédaigné la médiocrité, il commençait à la trouver désirable en comparaison de la situation où il était ; on le menaçait de saisies et de Clichy.

Il supplia sa sœur d’être son intermédiaire, car il ne pensait pas être bien accueilli lui-même, et de promettre en son nom tout ce que l’on exigerait. En s’adressant à Mlle Guay, Laure arriverait à Françoise.

Allart était entièrement rétabli, mais se défiant toujours de M. du Quesnoy, il ne voyait jamais Françoise qu’accompagnée de Charlotte. Mme du Quesnoy voulait se séparer de son mari. Allart lui conseilla de se résigner. Lui-même pensait à un enlèvement. Il ne savait ce qui le retenait.

Mlle Guay craignait d’abord un piège sous l’ambassade dont se disait chargée la vicomtesse par son frère. À la fin, elle consentit à la conduire à Mme du Quesnoy.

Quoi que pût dire Laure en faveur de Joachim, Françoise se refusa absolument à en entendre parler.

Joachim fit une scène violente à la vicomtesse : Qu’on me tire de l’impasse où je suis ! s’écria-t-il, ou bien je vous entraîne tous avec moi dans un coup de désespoir.

Le vicomte, averti par Laure, s’entendit avec la baronne. Le consulat des côtes d’Afrique était toujours disponible. M. Ballot traita durement Joachim, qui faisait la grimace à cette perspective, et, pour le décider, sacrifia dix mille francs qu’on remettrait à M. du Quesnoy aussitôt arrivé, et avec lesquels il donna à celui-ci l’espoir de s’enrichir par le commerce.

Au bout d’un an, on reçut la nouvelle de la mort de Joachim. Il laissait environ cent mille francs que Françoise fit donner aux enfants de Laure. Il avait été ou tué par ses continuels excès, ou peut-être empoisonné, car il avait mécontenté beaucoup les naturels et on le soupçonnait de s’être livré à la traite des nègres. Du reste, il avait géré le consulat avec habileté.

Après les délais de veuvage strictement nécessaires, Françoise épousa Allart et vécut avec lui loin du monde.



FIN