Les Commencements du théâtre comique en France

La bibliothèque libre.
Les commencemens du théâtre comique en France
Joseph Bédier

Revue des Deux Mondes tome 99, 1890


LES COMMENCEMENS
DU
THEATRE COMIQUE
EN FRANCE

I. L. Petit de Julleville, Répertoire du théâtre comique en France au moyen âge ; Paris, Cerf, 1886. — II. Dr A. Rambeau, Die dem Trouvere Adam de la Halle, zugeschriebenen Dramen ; Marburg, 1880.

Quel fut le théâtre profane du haut moyen âge ? Quelles sont les plus anciennes comédies françaises conservées ? — Trois pièces de la seconde moitié du XIIIe siècle, et c’est tout ; rien avant, rien après. Tout à la fin du XIVe siècle seulement, nous rencontrons deux dialogues d’Eustache Deschamps, « pièces dont le caractère dramatique, dit M. Petit de Julleville, n’est pas même tout à fait certain. » Faut-il donc croire que le moyen âge n’ait connu qu’à ses derniers jours une scène profane ? Il y a là un problème curieux. Eh quoi ! Nous savons quel fut, dès les premiers siècles de l’Église, le puissant développement du théâtre religieux : nous le voyons naître au pied de l’autel -, tout théocratique et liturgique encore, dédié, comme le peuple de statues des vieilles églises, à la « sainte plèbe de Dieu[1] ; » ce sont les vierges folles et les vierges sages qui attendent le passage de l’Époux ; c’est l’officiant qui, du haut du jubé, évoque les témoins du Christ ; Ezéchiel, Isaïe, le prophète Virgile, la Sibylle ; puis ces clercs acteurs se dirigent de l’autel vers le porche, vers la lumière du soleil, vers le siècle ; les chants hiératiques des antiphonaires se taisent ; les vêtemens profanes remplacent les dalmatiques aux plis raides ; voici des tréteaux dressés devant l’église ou dans le cimetière, ce lieu habituel des divertissemens et des danses au moyen âge, puis sur la place publique. Alors la foule, accourue à ces représentations qui se prolongent et se succèdent des semaines entières, voit avec passion se dérouler les drames sacrés. Un théâtre existe donc, depuis des siècles, ardemment aimé ; il a ses poètes, ses acteurs, son public, ses habitudes de mise en scène. Religieux par ses origines et par les sujets qu’il exploite, il admet pourtant de très bonne heure des scènes de la vie quotidienne, plaisantes, familières ; de plus, il se développe au milieu d’une civilisation déjà complexe, née dès longtemps à la vie artistique, qui sait le prix d’une noble légende héroïque et des contes d’amour que chantent les harpeurs bretons. Ne semblerait-il pas que dans cette société, habituée d’une part aux spectacles dramatiques, pourvue d’autre part de nombreux genres littéraires, il dût naître nécessairement, par une imitation qui nous paraît presque fatale, de ce théâtre plus qu’à demi sécularisé, un théâtre purement laïque ? Ces hommes savaient faire agir et parler dans leurs épopées, dans leurs romans, les héros légendaires, Roland, Olivier, Tristan ; dans leurs fabliaux, les personnages de la vie journalière, le curé du village, le petit marchand du coin. Comment comprendre, puisqu’ils les imaginaient si bien, qu’ils n’aient jamais été tentés de les voir ? qu’ils aient trouvé plus naturel de voir des yeux du corps le Christ et la Vierge que Tristan ou leur curé ? que leur vision poétique ait eu moins de puissance concrète que celle de leur foi ?

Et pourtant, ce n’est qu’au XVe siècle que nous voyons tout à coup s’épanouir, en une laide floraison, un théâtre comique : tout à coup défilent devant nous, en troupe sans nombre, les sots, coiffés du chaperon aux longues oreilles, affublés de la robe mi-partie de jaune et de vert, sots amoureux, sots subtils, sots lunatiques, les badins, Triboulet et Coquibus ; nous entendons, dans les moralités, de vagues êtres de raison discourir pesamment, Tout argumenter contre Rien et Caro donner la réplique à Mundus ; dans les farces, les monologues, les sermons joyeux, se succèdent les types populaires de l’époque : le franc archer, le valet à tout faire, le clerc de taverne, maître Hambrelin et maître Patelin ; depuis les solennelles moralités où se plaisaient à la fois les hauts et prétentieux seigneurs de la cour de Bourgogne et le public basochien de Pierre Gringoire jusqu’aux bonimens de bateleurs, jusqu’aux parades foraines, se développe, sous des formes multiples, la scène comique de ce prosaïque XVe siècle, triste même dans son rire, laid même dans ses chefs-d’œuvre. Mais si nous voulons rechercher le germe premier de ces genres, le fait est là, brutal et singulier : les premières comédies conservées datent de la fin du XIIIe siècle, et l’on en peut compter jusqu’à trois. Recueillons pieusement ces trois pièces : fussent-elles dépourvues par elles-mêmes de toute valeur littéraire, elles mériteraient peut-être encore quelque intérêt, comme nous respectons, sur un fragment de poterie ou de métal grossièrement travaillé, les premiers essais artistiques, vénérables et risibles, des anciens hommes. Cet intérêt purement archéologique est, en effet, le seul qu’éveille l’une de ces pièces, le Jeu du garçon et de l’aveugle, saynète jouée à Tournai, probablement, en 1266 au plus tôt, en 1290 au plus tard. Mais les deux autres pièces, qui sont l’œuvre du même trouvère artésien, Adam de la Halle, ne sont peut-être point aussi médiocres : l’une, le Jeu de la Feuillée, est une ébauche de comédie de mœurs, une revue satirique, et par endroits une féerie ; l’autre, le Jeu de Robin et de Marion, est une idylle dramatique et notre plus ancien opéra-comique. De deux choses l’une : ou bien ces pièces sont les témoins uniques de genres jadis florissans, les seuls exemplaires de milliers de pièces similaires perdues, ou bien elles sont la création personnelle du poète. Dans le premier cas, elles serviraient à reconstituer des genres disparus, comme les misérables fragmens de Bacchylide et de Sapho nous permettent de reconstruire par induction des modes lyriques détruits. Pour improbable qu’elle paraisse, cette hypothèse n’est point impossible : qu’on se rappelle l’histoire du recueil de farces dit du Brithh Museum. Dans un grenier de Berlin, vers 1840, on a retrouvé un vieux volume, relié en parchemin, imprimé en caractères gothiques. C’était un recueil factice de soixante et une farces ou moralités françaises du XVIe siècle. Or, cinquante-sept de ces pièces ne nous sont connues que par cet unique exemplaire. Ainsi, un siècle après l’invention de l’imprimerie, notre répertoire comique était si peu à l’abri de la destruction que ce qui nous en reste serait diminué du quart, s’il n’avait plu à quelque amateur, à un bon Brandebourgeois peut-être, de passage à Paris vers 1548, de collectionner des farces françaises. Et les manuscrits du XIIIe siècle sont autrement rares que les plaquettes gothiques du XVIe ! Mais c’est peut-être la seconde hypothèse qui se justifiera : peut-être ces deux pièces d’Adam de la Halle sont-elles réellement des œuvres uniques, sans modèles, sans similaires, sans imitations ; peut-être cet Adam fut-il le premier à voir dans un spectacle dramatique « une risée et un gabet. » En ce cas, ce poète eut sans doute quelque originalité créatrice qui, le premier et le seul de son temps, émancipa le théâtre de ses attaches liturgiques, et trouva les premières comédies françaises.


I

Adam de la Halle est d’Arras ; des bourgeois d’Arras sont le public, les acteurs, les personnages du Jeu de la Feuillée ; ce jeu est l’œuvre de leur collaboration inconsciente autant que l’œuvre d’Adam, et il ne serait point possible de rien comprendre à cette pièce obscure, si nous ne faisions un instant connaissance avec cette ville et ces bourgeois. Arras fut, au temps de saint Louis, une sorte de métropole artistique. Nous avons peine à nous figurer quel fut alors l’éclat de ces grandes communes picardes, flamandes, artésiennes. Si le XIIe siècle est l’époque puissamment héroïque et créatrice du moyen âge, le XIIIe en est par excellence l’époque lumineuse. Ce fut une rare période de paix, de prospérité matérielle, de splendeur morale, grâce à laquelle le moyen âge put réaliser sa conception spéciale (et incomplète) de la beauté. Si le bon comte de Soissons a raison, pendant la bataille de la Mansourah, de songer à ces « chambres des dames » des châteaux de France, où fleurissent les vers courtois, la même joie de vivre s’épanouit dans les communes et dans les âmes bourgeoises. Quand un de ces marchands revient, la bourse lourde, par les routes plus sûres, d’une des grandes foires champenoises ou flamandes, et qu’il rentre dans sa ville bien fermée, il se sent mis en gaîté, comme un bourgeois d’Aristophane, par le son des écus et l’odeur des bonnes cuisines : et la prospérité engendre le loisir et la paresse, mère de l’art. Comme il s’est plu à parer sa maison de ville et sa confortable maison familiale, il faut qu’il orne et pare aussi son esprit ; il lui faut ses jongleurs, qui viennent, dans les repas des corps de métiers, chanter sa gloire comme celle des douze pairs et déclamer devant lui les dits des fevres, des boulengiers, des peintres ; en regard de la littérature aristocratique des châteaux, il naît une littérature spéciale richement développée, la littérature du tiers. Arras, célèbre par ses tapisseries, par le travail des métaux et des pierreries, par ces métiers de luxe où l’artisan est un artiste, paraît avoir été, à cet égard, la ville-type. Les bourgeois y ont leurs poètes, qui ne sont plus seulement des jongleurs de hasard, errans et faméliques ; ils sont poètes eux-mêmes et s’organisent en confrérie, comme de bons ouvriers. La Bibliothèque nationale conserve un registre de la confrérie des jongleurs et bourgeois d’Arras, où sont inscrits les noms des nouveaux membres ; il commence en 1194 et se poursuit jusqu’au XIVe siècle. Une aimable légende réunit ces ménestrels : ils savent que la Vierge Marie est parmi eux, « avec les anges, a bêle compagnie ; » car, en l’an 1005, comme le mal des ardens décimait Arras, la Vierge vint entendre deux jongleurs, Itier et Norman, et leur remit un cierge dont la vertu fit cesser le fléau :

La douce mère Dieu ama son de viele ;
A Arras la citet fist cortoisie bele :
As jougleors dona sainte digne chandele,
Que n’oseroit porter le prieur de la Cele.

C’était le « joyau d’Arras ; » quand l’un des plus remarquables d’entre ces poètes, Jean Bodol, devient lépreux, il regrette en vers touchans, le pauvre mesel, de ne pouvoir plus baiser la sainte chandelle. Du moins, dit-il, il baisera encore, au Petit-Marché, la tour à aiguille finement ciselée qui rappelle cet événement[2]. Ces poètes ont conscience, ce qui est précieux pour l’art, de former une école littéraire, presque une coterie. Une chanson célèbre de Gillebert de Bernoville vante les musiciens et poètes d’Arras :

Arras est escole de tous biens entendre ;
Qui voudroit d’Arras le plus caitif prendre
En autres païs se puet por bon vendre…

La vie paraît y avoir été brillante et douce. Adam de la Halle fut obligé de la quitter un jour et de s’en aller « souspirant en terre estrange fors du douc païs d’Artois. « Il s’écrie en la quittant :

Encor me semble il que je voie
Que li airs arde et reflamboie
De vos festes et de vo gieu !

Quand il peut y rentrer, les vers où sa joie s’exprime font songer à la douceur angevine qui rappelait Joachim du Bellay vers son petit Liré :

De tant com plus aproisme[3]mon païs,
Me renouvelé amors plus et esprant,
Et plus me semble en approchant jolis[4]
Et plus li airs, et plus truis[5]douce gent. Plus pénétrés encore du charme de cette vie artésienne sont les Congés des deux poètes d’Arras atteints de la lèpre, Jean Bodel, et, cinquante ans après lui, Baude Fastoul, obligés tous deux de se réfugier dans une mesellerie, « moitié sains et moitié pourris, » dit l’un d’eux, et, selon la terrible expression du jurisconsulte Philippe de Beaumanoir, morts quant au siècle. C’est la confrérie des ménestrels, le Puy, présidé par son prince, par Jean Bretel, par exemple, qui est le centre de cette vie poétique ; le Puy a été établi, nous dit Vilain d’Arras, « pour maintenir amour, joie et jouvent. » C’est là qu’est « la gent jolie ; » là sont « li bon entendeour, » qui savent juger les bonnes chansons. Et quels sont ces juges excellens ? Auprès de Huon, châtelain d’Arras, ou du comte et de la comtesse d’Artois, ce sont de simples artisans, Rousseau le tailleur, Colart le changeur, Baudescot le marchand, Guillaume le vinier, Colart le bouteiller. Mais au-dessus de ces simples ouvriers, — et c’est ce qui fait l’originalité de cette société, — sont des Mécènes ; il ne s’agit pas d’un patronage dédaigneux de grands seigneurs, mais d’un véritable compagnonnage. La vie municipale, fortement constituée, avait formé des familles puissantes, une sorte d’aristocratie bourgeoise. Rompus aux luttes de partis qu’engendrent les institutions communales, habiles en affaires, entourés d’une clientèle de poètes, sans doute aussi d’artistes, d’architectes, d’orfèvres chargés d’orner leurs riches hôtels, ces hauts personnages font songer aux seigneurs marchands de la république de Venise. Tel ce Colart Nazart, « qui semble fils d’un roi. » Est-ce un bourgeois ou un jeune baron ce Simon Esturion qu’Adam nous montre


Sage, débonnaire, et souffrant,
Large en ostel, preu au cheval,
Compagnon liet[6] et liberal,
Sans mesdit, sans fiel et sans mal,
Biau parlier, bonneste et loial.


Il serait intéressant de connaître plus intimement l’une de ces familles, les Frekinois par exemple, ou surtout cette dynastie des Pouchinois dont deux générations de poètes nous disent la louange. On verrait alors comment ils provoquent et dominent la vie littéraire du temps. Lambert Ferri, dans un jeu parti avec Robert de le Pierre, prend comme juge « le bon Pouchinois puissant. » Gillebert de Berneville nomme, au milieu de poètes artésiens, un Pouchin « qui bien set resnier d’astrenomie. » Courtois d’Arras nous décrit les mérites de quatre frères de ce nom ; Adam de la Halle nous dit aussi la libéralité de l’un d’eux, Jakemon, qui l’a aidé comme un père, et


Qui ne sanle mie bourgeois
A sa table, mais emperere.


Ainsi, comme contraste à l’idéal chevaleresque, les poètes artésiens incarnaient en leurs dynasties d’échevins, de maires, de gros marchands, l’ensemble des vertus bourgeoises, la prudhomie. Pourtant il faut nous garder d’être dupes et de nous méprendre sur le degré d’élégance et de poésie qu’admit cette société. Sans doute, si l’on s’en tient aux seules pièces lyriques destinées au Puy, l’inspiration des poètes artésiens ne le cède point, pour le raffinement des sentimens, à l’école rivale, à la noble cour champenoise du comte Thibaut. Ils sont, dans leurs chansons d’amour, d’aussi délicats copistes des Provençaux ; dans leurs jeux partis, ils apportent à la discussion de cas de conscience amoureux un charmant esprit de finesse et de sentimentalité procédurière ; leurs motets sont élégans, et l’on doit y respecter les premiers essais de composition harmonique, bien que cette harmonie reste incompréhensible pour nous. Malgré tout, vilains ils sont, vilains ils restent, et très vilains. Un jour, nous raconte Gillebert de Berneville, le bon Dieu, malade, descendit au Puy, à « l’ostel le Prince ; » il voulait entendre les motets d’Arras ; les meilleurs trouvères chantent pour lui ; rien n’y fait ; mais voici que Bretel, a fait le paon et avale sa braie ; » et le Père éternel éclate de rire : il est guéri. Oui, le Dieu d’Arras est bien celui qui s’esclaffe quand Bretel avale sa braie ; ce Dieu, nous le reconnaissons : c’est le Dieu des bonnes gens de Béranger. Oui, l’idéal terrestre de ces bourgeois est bien ce pays de Cocagne que nous décrit un poème du temps, où l’on mange et boit à planté, où coulent des rivières de vin, où les dames et demoiselles ont d’autant plus d’honneur qu’elles ont moins de vertu, où plus l’on dort et plus l’on gagne, sorte de vallée de Tempe bourgeoise, et qui eût fait frémir Fénelon. Aux chevaleresques chimères de la Table-Ronde ils ont opposé le réalisme populacier des fabliaux ; à la haute sagesse de Salomon, la sagesse vilaine de Marcoul ; à Iseut la blonde et à Genièvre, la vieille Auberée ; et leur épopée, c’est le roman de Renart. Ils ont créé une littérature de bons vivans, bien faite pour leurs âmes médiocres et spirituelles ; ils étaient bons chrétiens, et détestaient leurs prêtres ; ils aimaient leurs femmes, et méprisaient les femmes. Plus d’ironie que d’enthousiasme, plus de grossièreté que d’idéal, plus de dérision que de rêve. Ce sont ces bourgeois d’Arras qu’Adam va portraiturer au vif dans le Jeu de la Feuillée ; c’est eux qui monteront les premiers sur une scène comique française. Ils y monteront, non point pour y figurer des types généraux, mais en personnages bien vivans, de chair et d’os. Nous ne verrons point paraître sur cette scène les caractères abstraits de l’échevin, du boutiquier, du prince du Puy, mais des individus, parfaitement réels, qui y seront représentés sous leurs vrais noms et qualités, tels que nous les indiquent, pour plusieurs d’entre eux, des mentions de registres communaux ou de livres de comptes du temps. Ce sont les silhouettes de tel ou tel bourgeois, parfaitement reconnaissable pour les contemporains, qui passeront sous nos yeux, un peu chargées, esquissées par un de leurs pairs, le tout jeune Adam de la Halle. Cet Adam, récemment échappé de l’abbaye de Vaucelles, déjà célèbre, peut-être, dans le Puy, par ses chansons et ses partures, était fils d’un vieux employé de l’échevinage, maître Henri, qui lui aussi est mis en scène, et qui, peut-être, disait lui-même son bout de rôle. — Mais, ce qui nous déconcerte, c’est que ces bons vivans, bien en chair, figureront sur les tréteaux avec des êtres incorporels et irréels, venus du pays où les robes sont couleur de printemps, — avec des fées et des lutins. Le Jeu de la Feuillée est à la fois une comédie personnelle, satirique, réaliste et un rêve fantastique, ou, comme le dit Adam, « une grant merveille de faerie. » Ainsi se marque déjà, par une ressemblance générale, cette convenance parfaite du jeu d’Adam à son public, dont nous retrouverons de multiples exemples. Cette dualité bizarre, ce mélange de prose et de rêve, de merveilleux et de réalisme, est bien caractéristique de cette société d’Arras, à la fois terre à terre et poétique, où le bruit des gros sous se mêle à la musique des motets, et qui fait constamment revenir sous notre plume ces deux mots, qu’on a plus coutume d’opposer que d’associer, de bourgeois et de poètes.

Tâchons de nous expliquer, par des conjectures probables, la naissance de cette étrange pièce. On est au 1er mai 1262 (cette date paraît bien établie par les inductions de M. Bahlsen, fondées sur certains vers de la pièce). C’est fête à Arras, — la fête du Mai, — et c’est ce qui nous explique le titre printanier de la pièce, le Jeu de la Feuillée. On sait quelle fut, au moyen âge, la vogue extraordinaire de ces fêtes, qu’on célèbre encore dans nos campagnes. On allait, selon la charmante expression du vieil allemand, « recevoir le printemps, die zit empfahen. » M. Jeanroy vient de faire revivre, dans un livre récent, ces jeux sous l’ormel ; il a retrouvé quelles danses y dansaient, quelles chansons y chantaient les jeunes filles, « à l’entrée du temps clair, » comme dit une vieille balada provençale. Cette fête était sans doute aussi l’occasion d’une sorte de foire, fréquentée par les jongleurs, les charlatans, les porteurs de reliques ; les bourgeois, jeunes et vieux, maîtres et compagnons, s’y réunissent ; on y boit, et les langues vont leur train. — Mais d’anciennes superstitions, obscurcies déjà, vivantes pourtant, donnent sa signification à cette fête presque païenne. C’est le jour où les fées passent sur le pays. La croyance populaire aux fées, filles des Nornes et des Parques, qui président à la naissance des hommes et à certains actes de leur vie, est attestée au moyen âge par des textes assez rares, mais probans. On aimait à les recevoir dans les maisons[7] ; Richard de Wadington, qui écrivait en Angleterre au XIVe siècle, trouve encore utile de dire, dans son Manuel des Péchés, que c’est « encontre la foi prouvée » de croire que trois sœurs viennent aux naissances décider si l’enfant sera mauvais ou bon. Ce jour du 1er mai, les vieilles femmes d’Arras attendaient les fées « sur la prairie. » Elles passeront, volantes, par la ville et les bourgs, et s’abattront quelque part. Il faut dresser leur table et mettre leur couvert. Heureuse, ou malheureuse peut-être, la maison qui les hébergera ! Elles ne partiront pas sans laisser quelque don en souvenir de leur venue. Elles pourront, comme on le voit dans les traditions populaires modernes, récompenser les bonnes fileuses ou châtier les mauvaises. — Or, ce sont ces données réelles qu’Adam mettra en œuvre : c’est d’une part cette kermesse, d’autre part ces contes de bonne femme. D’abord, des bourgeois qui devisent et médisent au hasard de leurs rencontres, comme ils durent effectivement deviser et médire dans la vraie foire, le 1er mai 1262 ; c’est une série de scènes sans lien dramatique, sans véritable action, de même que dans la fête villageoise de Faust se rencontrent les étudians pêle-mêle avec les jeunes filles, les vieux paysans et les soldats, les mendians, le docteur Faust et son famulus ; puis, tout à coup, parmi ces bourgeois, devant la table dressée pour elles, apparaîtra la troupe souriante des fées.

Il est difficile d’analyser cette pièce obscure. Dans les plus anciens mystères du moyen âge, un meneur du jeu interrompait de temps à autre l’action par des vers narratifs, qui suppléaient à l’insuffisance de la mise en scène : « Voici l’aveugle Longin, » disait-il, « et voici l’évêque Caïphas. » On nous permettra d’imiter parfois ce procédé naïf, de remplir ce rôle ingrat, et de couper l’analyse par quelques remarques. — La pièce s’ouvre donc par des causeries de bons amis en fête et en veine de médisances. C’est d’abord Adam lui-même qui raconte à ses amis Rikece Auri, Hane le Mercier, Guillot le Petit sa dernière aventure : comment, à peine échappé de Vaucelles, il s’est marié ; amour, désespérance et derverie l’ont fait amoureux, et de clerc, mari ; mais son humeur aventureuse l’a repris ; il a endossé de nouveau sa cape de clerc ; il part pour Paris ; il va y étudier, puisque Dieu lui « a donné engin. » — « Et que feras-tu de ta femme ? » lui demande un de ses amis ? — « Ma femme ? ma faim en est apaisée. » — Et Adam développe cette idée délicate dans la plus bizarre tirade qu’ait peut-être jamais entendue aucun théâtre : il dit, en vers tantôt charmans, tantôt grossiers, quels charmes physiques l’ont attiré vers sa femme, et quelles ont été ses désillusions : — « Je fus pris aux premiers bouillons de la jeunesse, tout droit en la verte saison, dans l’âpreté de l’adolescence, quand la chose a le plus de saveur… C’était par un été beau, seri, doux, et vert, et clair, et gai, délicieux par le chant des oisillons ; sous les hauts arbres d’un bois, près d’une petite fontaine courant sur un lit de gravier, j’ai eu la vision de celle qui maintenant est ma femme et qui me paraît à présent pâle et jaune ; alors elle était blanche et vermeille, rieuse, amoureuse, délicate ; aujourd’hui, elle me semble épaissie, mal taillée, triste et chicanière… Ses cheveux me semblaient reluisans d’or, crépelés et frémissans ; maintenant, ils retombent, noirs et pendans. Tout en elle me semble changé ; .. elle avait les sourcils arqués et finement déliés, d’un poil noir peint au pinceau pour faire le regard plus beau ; maintenant je les vois épars et hérissés, comme s’ils voulaient prendre leur volée ; ses yeux me paraissaient vairs, et fendus, prêts à la caresse, gros par-dessous ; des paupières déliées avec deux petits plis jumeaux qui s’ouvraient et se fermaient à plaisir ; un regard simple, amoureux… Et des joues blanches, faisant au rire deux fossettes un peu nuancées de rose, qu’on voyait sous son couvre-chef. Après venait sa bouche, mince au coin et grosse au milieu, fraîche, vermeille comme rose ; puis le menton fourchu, d’où naissait la blanche gorgette… » La description se poursuit, minutieuse, implacable, telle qu’il est impossible de la citer entière ; et nous restons en peine de savoir ce qui est le plus grossier dans ce portrait, de la caricature brutale ou de l’éloge caressant, sensuel, impie. Remarquons que tous les spectateurs du jeu connaissaient directement Marie, la femme d’Adam ; le propre père du poète, Maître Henri, écoutait cette description. Ces vers sont précieux : il faudra s’en souvenir si l’on veut apprécier la sincérité des chansons d’amour du temps. Quand, dans ses nombreuses chansons conservées, Adam prendra les attitudes des mourans d’amour, quand il chantera ses « douces douleurs, » sa « souffrance jolie, » et cette dame qu’il doit aimer « dus qu’au morir, » nous saurons ce qu’il veut dire. Le troubadourisme n’est pas une invention de Raynouard ; les poètes lyriques du moyen âge, imitateurs des Provençaux, ont, en fait, assez sensiblement ressemblé aux troubadours popularisés par l’école romantique. Ils ont bien été « ces amans passionnés et timides » dont parle Raynouard, « qui ne demandaient à l’amour que l’amour même, qui, dans leur résignation touchante, préféraient la gloire de souffrir auprès de leurs dames au bonheur qu’ils eussent pu trouver auprès des autres. » Mais, quand nous lirons leurs vers, nous nous souviendrons de Marie, la femme d’Adam. Encore ne faut-il pas se hâter de s’indigner : peut-être ces poètes étaient-ils aussi sincères dans leur jargon amoureux que dans leurs grossièretés ; il ne serait pas difficile de montrer, par des exemples empruntés aux plus aristocratiques romans du temps, quelle incroyable évolution a subie, depuis cinq cents ans, le sentiment de la pudeur.

Mais il faut de l’argent pour étudier à Paris, et le père d’Adam, Maître Henri, prototype des Gérontes de nos comédies, vient protester qu’il n’est qu’un « vieil homme plein de toux, infirme, et plein de rhume et fade » et qu’il n’a pas le sou. Sa véritable maladie, une sorte de charlatan ambulant qui passe par la foire la lui révèle : c’est l’avarice. Et c’est prétexte au « fisicien » pour énumérer combien il connaît dans Arras de malades atteints de ce mal : c’est Robert de Cosiel, et c’est Bietu le Faveriel, et les deux Ermenfrois et plus de dix mille autres. Qui sont tous ces personnages qui passent devant nous, évoqués dans un vers ironique ? Qui est-ce qu’Adam le Hanstier ? Qui est Guillaume Wagon et qui Jean d’Auteville ? Qui est Rikier Amion, « bon clerc et subtil en son livre ? » Ces personnages, nous les connaissons à peine par quelque renseignement venu d’ailleurs ; nous savons, par exemple, que les Wagon étaient une puissante famille artésienne : Baude Fastoul cite, dans son Congé, Guillaume, ainsi que Simon Wagon. Nous savons de même qu’il a existé un chansonnier nommé Rikier Amion, et que cette famille a compté plusieurs poètes : Nevelot Amion, dont il nous reste un « dit d’amours ; » Henri Amion, qui a laissé plusieurs jeux partis, etc. Ce ne sont là que d’insuffisantes indications, comme de vagues scolies au bas d’une page d’Aristophane, qui ne nous permettent plus de saisir le comique des allusions. Mais nous pouvons imaginer quels éclats de rire faciles accueillaient à la représentation chacun de ces noms inattendus de contemporains, peut-être de spectateurs. — D’ailleurs, ce n’est pas le seul talent du physicien de diagnostiquer l’avarice : une malade, Dame-Douce, se présente à lui : par une œuvre de nécromancie, il découvre son mal, qui lui vient de l’un des personnages en scène, Riquece Auri : d’où des plaisanteries grossières. Le physicien énumère aussitôt toutes les femmes qui, comme Dame-Douce, ont cent diables au corps, Margot aux Pumetes, Aelis au Dragon, la femme d’Henri des Argans, qui « gratte et se hérisse comme un chat. » Nous entendons les racontars scandaleux du jour, comment, par exemple, la femme de Mahieu l’Anstier « s’aide des ongles et des griffes contre le bailli de Vermandois ; » ce qui provoque de la part d’un des interlocuteurs cette réplique d’une philosophie protonde :


Mais je tieng le mari a sage
Qui se tait…


Les scènes se succèdent ainsi, sans ordre, sans action, conservant au jeu les libres allures de la kermesse. Voici un moine de l’abbaye d’Haspre, près de Valenciennes, qui passe ; il est chargé des reliques de saint Acaire, qui guérit de l’avertin, et il fait de la réclame pour son saint. C’est une nouvelle occasion d’introduire encore des allusions satiriques et d’énumérer, après les avares comme Maître Henri et les femmes endêvées comme Dame-Douce, les fous d’Arras, Colart de Bailleul, Heuvin, d’autres encore. Voici un vrai sot qui traverse la scène en gambadant, et qui vient, conduit par son père, baiser les reliques du moine ; cela avec force paroles de fou, infiniment sages, et des allusions irrévérencieuses à une récente bulle papale contre les clercs bigames. Ces reliques promenées, ce moine grotesque sous les quolibets et qui mendie pieusement, voilà l’un des mille témoignages de l’esprit à la fois anticlérical et dévot de ces bourgeois : ils se moquent de ces reliques, mais ils les baisent.

Soudain, dans ce tohu-bohu de la foire, voici venir les fées. Elles seraient là depuis longtemps si quelque chose ne les écartait : ce moine, ces reliques, ces objets consacrés les gênent, elles, les déesses païennes. Que le moine s’en aille, qu’il mette tout au moins ses reliques dans un coin. Voilà qui est fait. Alors, derrière la scène de feuillage, retentissent des sons de clochettes, une musique mystérieuse. Quelque chose de la vague terreur orgiaque des mystères s’épand sur la scène : l’un des assistans a peur. Et tout à coup, parmi ces bourgeois prosaïques, bondit et sautille en chantant une sorte de lutin. Ce gai personnage, Croquesot, c’est le messager, le courlieu d’Hellequin, qui annonce l’approche des fées. Qu’est-ce que cet Hellequin ? Bien des textes, de Vincent de Beauvais, de Guillaume de Paris, d’Etienne de Bourbon nous parlent de cette familia Allequini, de ces milites Herlequini. Dans Renart le Nouvel, dans le Mariage des filles au Diable, dans le Roman de Fauvel reparaît la mesnie Hellequin. Ce n’est pas ici le lieu d’étudier sa légende. Grimm a montré, dans sa Mythologie allemande, l’identité d’Hellequin et de sa mesnie avec le Chasseur noir et le wütendes Heer des légendes germaniques. Souvent, la nuit, dans les bois, on aperçoit des signes étranges ; des voix surhumaines retentissent. C’est la chasse maudite, c’est le veneur sauvage qui passe, « à merveilleuse noise, à horrible bruit de grant multitude. » Cette légende paraît s’être spécialement localisée en Normandie et s’être attachée par une fantaisie étymologique au souvenir du roi Charles-Quint de France. Le fils de Robert le Diable, le duc Richard sans Peur, chassant un jour dans la forêt de Moulineaux-sur-Seine, l’avait vu mener sa chasse. Il eut le courage de l’approcher. C’était le roi Charles-Quint, qui, en punition de ses anciennes fautes, devait ainsi chasser trois fois par semaine dans ces bois ; puis, dans la même nuit, quand matines sonnaient à l’église Sainte-Catherine du mont Sinaï, toute la mesnie, emportée à travers les airs, « cinglant comme vent et tempête, » se trouvait tout à coup dans une plaine de Palestine : une armée de Sarrasins fantômes l’y attendait, qu’il fallait combattre jusqu’au jour. Le duc Richard est, lui aussi, transporté sur un manteau enchanté jusqu’à l’église du mont Sinaï : on se souvient avec quel charme Boccace a redit cette légende du Manteau merveilleux. Un conte normand du XIIIe siècle, récemment publié, nous dit comment une vieille sorcière, Luque la Maudite, à son lit de mort, fit appeler Hellequin pour l’épouser. Hellequin, avec trois mille messagers d’enfer, s’élance par les bois pour chercher sa vieille fiancée : s’esbanoiant avec des bâtons de fer, faisant tourner follement les ailes des moulins, sa troupe chavire les nefs à sel, fait un « tournoiement » dans les forêts, force la porte des églises et s’en échappe par les verrières. — Toutes ces « diableries » sombres, Adam ne les retient pas ; Hellequin n’est pas pour lui que « le plus grand prince qui soit en faërie ; » il ne nous montre qu’un de ses messagers qui vient présenter aux fées les hommages amoureux de son maître : Hellequin « aime Morgue par amour, » comme Obéron aime Titania.

Les trois fées, Morgue, Arsile, Maglore, apparaissent enfin. Comment Adam se les représentait-il ? Il nous dit simplement, avec cette constante sécheresse qui donne à toute sa pièce l’apparence d’une ébauche, que ce sont « de belles dames parées. » Sans doute il les voyait telles que nous les montrent les légendes du temps « blanches comme fleurs de lis, et volant par l’air comme perdrix. » C’est cette même fée Morgue qui, dans les vieux romans, emporte à travers les nuées les héros endormis jusqu’aux villes enchantées, dans Odierne ou dans Loquiferne, ou jusqu’à cette mystérieuse cité d’Avallon, assise par-delà les mers, bâtie d’émeraudes, de topazes, de berils, de sardoines, où le roi Artur, frère de Morgue, préside, avec Roland, Gauvain et toute la gent faée, des cours merveilleuses. — Voilà donc les fées assises à la table que leur ont dressée Adam de la Halle et son ami Rikece Auri. Ici se place une grave péripétie. Vous souvient-il de la Belle au bois dormant ? Quand elle naquit, sept fées lurent invitées pour être ses marraines. « On avait préparé, nous conte Perrault, un grand festin pour les fées. On mit devant chacune d’elles un couvert magnifique, où il y avait une cuiller, une fourchette, un couteau de fin or, garni de diamans et de rubis. Mais comme chacune prenait sa place à table, on vit paraître une vieille fée, qu’on n’avait point priée, parce qu’il y avait plus de cinquante ans qu’elle n’était sortie d’une tour, et qu’on la croyait morte ou enchantée. Le roi lui fit donner un couvert ; mais il n’y eut pas moyen de lui donner un étui d’or massif comme aux autres, parce qu’on n’en avait fait faire que sept pour les sept fées. La vieille crut qu’on la méprisait, grommela quelques paroles entre ses dents, et quand les fées eurent fait chacune un don à la princesse… elle dit en branlant la tête avec plus de dépit que de vieillesse, que la princesse se percerait la main d’une aiguille et qu’elle mourrait. » C’est la même mésaventure qui frappe nos deux amis : ils ont oublié de donner un couteau à l’une des fées. Chacune d’elles leur fait un don : Morgue promet à Rikier qu’il aura « planté d’argent, » à Adam qu’il sera « le plus amoureux qui soit trouvé en nul pays ; » Arsile accorde à Rikier que « sa marchandise multiplie, » à Adam d’être toujours « gai et bon faiseur de chansons. » Mais la fée Maglore, furieuse d’avoir été négligée, frappe ses hôtes de cette malédiction : « Rikier sera pelé ; quant à Adam, il n’ira point à Paris, mais restera acoquiné dans son monde d’Arras. »

N’est-il pas curieux de retrouver le même trait dans le Jeu de la Feuillue, et quatre cents ans plus tard, dans la Belle au bois dormant ? Il se retrouve encore dans un passage de Burchard de Worms cité par Grimm, il se retrouve dans mille contes populaires de tous pays qu’il serait aisé de citer en une longue liste de références. Ainsi se manifeste une fois de plus cette mystérieuse force de survivance, cent fois reconnue, toujours surprenante et inexpliquée, des croyances, des mythes, des contes, dont vivent et s’amusent, depuis des temps quasi préhistoriques, les esprits des hommes.

La scène fantastique se prolonge : le messager d’Hellequin présente la requête amoureuse de son maître à la fée qui lui préfère un instant un damoisel de la ville, Robert Soumeillon, le nouveau Prince du Puy. Soudain, comme pour montrer leurs talens de magiciennes, les fées évoquent sur la scène une machine merveilleuse : c’est Fortune, aveugle et sourde, portant sa roue où sont fixées les images de divers hauts personnages d’Arras. A quelles vieilles haines municipales est-il fait allusion ? Quelles obscures luttes de parti ont agité cette bourgeoisie artésienne ? Qui sait ? Peut-être fallait-il quelque courage pour attachera la roue de Fortune ces personnages, ce Thomas de Bouriane ou cet Ermenlroi qui nous semblent si inoffensifs à distance. Mais les fées ont hâte de partir ; les vieilles femmes les attendent sur la prairie ; elles s’en vont en chantant un lai :


Par ci va la mignotise, par ci ou je vois…


La féerie s’évanouit ; nous nous retrouvons avec nos bourgeois, qui s’en vont boire à la taverne. Parmi le bruit des chopes, des dés, et de la chanson de la belle Aia d’Avignon, recommencent les scènes populacières : on daube le moine qui s’est endormi, et à qui l’on fait croire qu’on a joué pour lui> qu’il a perdu, et qui est obligé de laisser en gage, pour payer l’écot, ses chères reliques de saint Acaire.

Cette simple analyse répond à la question que nous nous sommes proposée : à savoir s’il vivait déjà au XIIIe siècle un théâtre profane, fécond en œuvres, dont le Jeu de la Feuillée serait aujourd’hui le témoin presque unique ; ou si, au contraire, ce Jeu fut, pour les hommes du moyen âge eux-mêmes, un spectacle isolé, sans précédens, jamais répété. La caractéristique de cette pièce, c’est le caprice ; elle porte en elle-même le témoignage de sa fragilité, de sa caducité ; elle ne représente pas un genre possible, qui puisse être asservi à des lois, à des normes ; c’est une fantaisie individuelle, le songe d’une nuit de printemps. On ressent cette impression que le poète n’a pas été soutenu par une tradition établie de conventions, d’habitudes scéniques ; que le théâtre laïque y apparaît dans sa tendre enfance, dans sa puérilité même. L’action y est nulle, le dialogue maladroit, les scènes étriquées ; les personnages n’y vivent que d’une vie rudimentaire ; on entrevoit à peine leurs silhouettes indécises, leurs gestes gauches, comme dans le dessin enfantin d’une miniature du temps ; on sent que l’auteur n’a pas su exploiter les idées qui lui sont venues, ni mettre dans sa pièce ce qu’il y voulait mettre ; ses imaginations comiques ou poétiques restent en germe ; et cela, parce que son époque elle-même souffre d’un véritable manque de développement du génie dramatique. Le temps n’a pas détruit le théâtre profane du haut moyen âge : nous possédons mille récits de grandes fêtes du temps, chevaleresques ou populaires ; dans les salles des châteaux, dans les grandes foires, se succèdent les vielleurs, les chanteurs de geste, les saltimbanques ; jamais nous n’y voyons apparaître des acteurs. De plus, si une scène comique eût alors existé, elle se serait fatalement développée avec richesse, grâce aux sujets comiques que les fabliaux, fort à la mode à cette époque, lui auraient fournis à foison : il est certain que les fabliaux eussent été exploités dramatiquement, et il est non moins certain qu’ils ne l’ont pas été. Nous possédons pourtant la farce du Garçon et de l’Aveugle, jouée à Tournai vers 1270. Voici l’analyse complète qu’en donne M. Petit de Julleville : « Il n’y a que deux personnages : l’aveugle cherche sa vie en invoquant Dieu, les saints et les bonnes âmes ; le garçon, Jehannet, s’offre à le conduire ; l’aveugle crédule lui confie sa bourse ; le garçon s’enfuit avec l’argent, et crie au volé : « S’il ne vous siet, or me sivés. » — Et c’est tout. Que cette misérable parade de foire ait été répétée dans des centaines de saynètes analogues, nous le croyons très volontiers. Voilà le seul théâtre laïque qu’Adam de la Halle et le haut moyen âge aient connu ! Qu’il ait pu exister dans le Puy d’Arras des représentations satiriques, une sorte de commedia dell’arte, vaguement analogue au Jeu de la Feuillée, c’est une hypothèse permis, mais indémontrable.

Pourtant, Adam a trouvé des modèles, tout au moins indirects, et cela dans Arras même. Il semble que, dans ce monde artésien, le théâtre religieux ait tourné plus tôt qu’ailleurs à la représentation profane. Ces bourgeois surent, de très bonne heure, égayer de leur bonne humeur réaliste la légende des saints ; ils trouvèrent une manière familière de traiter les sujets sacrés, d’en prendre à leur aise avec les drames liturgiques. Soixante ans avant le Jeu de la Feuillée, on jouait dans Arras le Jeu de saint Nicolas, et le poète, Jean Bodel, y mettait en scène des types populaires, des voleurs qui parlent leur argot, Cliket, Pincedés, etc ; des scènes de taverne s’y déroulent, comme dans le Jeu de la Feuillée ; des joueurs de dés s’y querellent ; un valet vient y vanter gaîment le vin de son auberge, « le vin nouvellement mis en perce, à pleine mesure, à plein tonneau ; le vin rampant comme écureuil en bois, qui court sec et vif sur sa lie, clair comme larme de pêcheur, qui s’attarde sur la langue des bons compagnons ; voyez comme il tire son écume, et saute, étincelle et frétille ! » Nous possédons encore une autre légende religieuse, jouée[8] à Arras, sans doute au temps d’Adam : c’est la parabole de l’Enfant prodigue, traitée avec un réalisme amusant, dans le ton des fabliaux, grossier et gai ; le poète y a presque uniquement développé la scène de débauche où, dans une taverne, deux truandes volent la bourse du jeune homme. Écoutez comment un valet qui huche à la porte de son auberge, allèche l’enfant prodigue :


Ça est li bons vins de Soissons !
Sur la verde herbe et sur les jons
Fait bon boivre priveement…
Ceenz boivent et fol et sage !
Ceenz ne laisse nus son gage ! ..
Ceenz sont tuit li grant delit,
Chambres paintes et souef lit ;
Ceenz a ostel d’amouretes,
Et oreillers de violetes ! ..


C’est là, dans ce théâtre d’Arras, qui n’a plus guère de religieux que le nom, qu’il faut chercher la source d’inspiration d’Adam de la Halle.

Malgré tout, notre Jeu reste une œuvre étrange, isolée, sans similaire dans aucune littérature. Cependant, le besoin de classification est une loi de notre esprit, et nous pouvons malaisément nous y soustraire. Ce mélange de réalisme et de merveilleux, ces satires personnelles qui raillent des personnages vivans, connus de tous, présens au spectacle, ces facéties licencieuses, cette ignorance de l’unité d’action à laquelle supplée l’unité de verve, où donc avons-nous déjà trouvé tous ces élémens réunis, tous ces contradictoires associés ? Dans l’ancienne comédie grecque. Le rapprochement hardi d’Aristophane et d’Adam de la Halle, Paulin Paris, Magnin, M. Bahlsen, M. Gaston Paris, tous les critiques de notre trouvère l’ont hasardé. Ces comparaisons, même tentées avec réserve et finesse, sont dangereuses : on sait combien nos chansons de geste ont pâti d’avoir été indiscrètement comparées aux poèmes homériques. On ne peut cependant se refuser à constater quelques ressemblances curieuses : le Jeu de la Feuillée est effronté comme Lysistrata, personnel dans la satire comme les Chevaliers, irréel comme les Oiseaux. Il est sorti d’une fête printanière, à demi païenne, comme la comédie athénienne est née du culte de Dionysos. Les « belles dames parées » qui volent sur la prairie ne sont pas moins gracieuses (au moins dans l’intention du poète) que les « vierges humides de rosée, » les Nuées « qui s’élèvent du sein de leur père, l’Océan, et montent en vapeurs légères aux sommets boisés des montagnes. » De même que Socrate, assis sur les gradins du théâtre, regardait son Sosie juché en l’air dans un panier à viande, de même tel gros personnage d’Arras, Jakemon Louchart ou Thomas de Bouriane, pouvait voir son image tourner, attachée à la roue de Fortune. Il y a surtout cette ressemblance certaine que le Jeu de la Feuillée est, comme la comédie grecque, la création spontanée d’une démocratie vivace, agitée par des factions, et qu’il vit, comme la comédie grecque, de la satire des personnages principaux de cette démocratie. Mais, s’il est permis de constater ces indéniables rapports, peut-on comparer plus longtemps l’ébauche fruste d’Adam aux comédies aristophanesques, Arras à cette Athènes que célèbre le chœur des Nuées, « à l’antique Athènes, couronnée de violettes, la belle et brillante ville, qui porte sur sa chevelure la cigale d’or ? » La différence essentielle n’est-elle pas celle-ci ? Nous savons pour quelles grandes causes se passionnait au théâtre le peuple athénien, et que ses procès sont encore parfois ceux que débattent les hommes d’aujourd’hui ; nous savons qu’Athènes travaillait à être la métropole intellectuelle, et, disait Périclès, l’école de toute la Grèce. Mais, les bourgeois d’Arras, pour quelle cause luttent-ils ? Et pour quelle idée lutte le poète ? A qui en veulent ces satires ? Que nous font, à nous, ces querelles municipales, d’échevin à échevin ? Ces hommes n’ont pas conçu une autre forme politique que la féodalité, une autre forme religieuse que leur dévotion ironique, un autre idéal moral que l’honnêteté selon le siècle. Participant à cette « impuissance du moyen âge à concevoir autre chose que lui-même, » mal faits pour le rêve comme pour la colère, ignorans de toute inquiétude morale, ils se sont reposés dans un optimisme de gens satisfaits. Il leur a manqué le sens de l’effort. Ils n’ont songé qu’à réaliser leur idéal de prudhomie, qui est l’art de bien vivre, et l’ensemble des vertus médiocres. Le Jeu de la Feuillée a pu les passionner ; que nous importe aujourd’hui ?


II

La seconde pièce d’Adam de la Halle, le Jeu de Robin et de Marion, nous transporte de ce monde mi-prosaïque, mi-fantastique, au pays charmant, cher à Molière, « des musiciens qui dansent en chantant des chansons. » Vingt ans écoulés séparent ces deux pièces. Il ne convient pas de suivre ici le poète dans sa vie pendant ces vingt années : quelques mots suffiront. On eût aimé savoir qu’il put aller étudier aux écoles de ce « Paris sans pair » qui l’attiraient, qu’il vécut plus ou moins la vie bohémienne des clercs goliards, qu’il entendit, à quelque carrefour de la Montagne-Sainte-Geneviève, les vers populaciers et puissans de Rutebeuf. Mais il est presque certain que la prédiction de la fée méchante s’accomplit, et qu’il ne reprit jamais sa robe de clerc. Très peu de temps après la représentation de son Jeu, vers 1263, à la suite de discordes civiles dont nous savons fort peu de chose, il dut quitter Arras, et, à ce que nous apprend Baude Fastoul, se réfugier à Douai. Mais le « doux pays d’Artois » le reprit vite, et c’est pourlePuy qu’il composa ses nombreuses chansons, ses jeux partis, ses motets. Voici qu’il passe ensuite de son monde bourgeois à une noble cour féodale. Il devient l’homme d’une aristocratie spéciale. Un prologue médiocre, adjoint par un poète anonyme à son Jeu de Robin, nous apprend qu’il suivit à Naples le comte Robert II d’Artois, neveu de saint Louis, envoyé au lendemain des Vêpres siciliennes à la rescousse de Charles d’Anjou, roi de Pouille et de Sicile. A quelle époque remonte ce patronage du comte Robert ? Peut-être aux grandes fêtes qu’il donna dans Arras, en 1271, au retour du sacre de son cousin, Philippe le Hardi, devant qui il avait porté l’épée royale. Adam vécut désormais et jusqu’à sa mort dans sa familiarité :


Chius mestre Adam savoit dis et chans controuver,
Et li quens desiroit un tel homme a trouver.
Quant acointiés en fut, si li ala rouver
Que il fëist un dit pour son sens esprouver.
Mestre Adam, qui en sut très bien a chief venir,
En fist un dont on doit moult très bien souvenir…


Ce dit, « dont on doit moult très bien souvenir, » c’est le Jeu de Robin et de Marion. C’est une paysannerie. C’est la mise en scène des amours de deux petits bergers, un instant traversées par les entreprises indiscrètes d’un chevalier. Ce thème, diversifié à l’infini, avait été élevé à la hauteur d’un genre littéraire : la pastourelle. Mais il restait asservi à la forme lyrique : Adam le porta à la scène. Quels que soient les élémens primordiaux du genre, qu’il ait ou non pris ses racines dans les chansons populaires, peu importe ici : tel que nous le trouvons constitué, au temps d’Adam de la Halle, c’est le genre aristocratique par excellence. Ces tableaux de la vie champêtre ne supposent pas d’ailleurs la moindre sympathie pour les vilains. Toute cette littérature ne leur est point tendre. Elle ne parle guère d’eux, ne parle pas pour eux. Ce n’est pas pour eux, la musique printanière des pastourelles, ni la forêt de Brocéliande, ni le mystère exquis des lais de Bretagne. Pourtant, quand, dans une cour seigneuriale, les tables une fois levées, quelque jongleur est admis à dire ses vers, il parle d’eux souvent, mais en des pièces terribles, qu’il sera intéressant de grouper quelque jour. « Qui fist vilains, si fist les lous, » disent-elles,

Dieus het vilains, Dieus het vilaines ;
Tels les asnes, tels les vilains ;
Tels les vilaines vilenesses
Autressi comme les asnesses.

Cette noble poésie, que les vilains n’entendront point, a un reproche à leur faire : c’est de trop manger, comme les bœufs. Il y a dans La Bruyère une belle phrase sur eux, mais c’est la pitié qui l’a dictée. Dans le Despit au vilain, nous retrouvons cette même phrase :

Il deüssent parmi les landes
Pestre herbe avec les bués cornus,
A quatre piés aler toz nus.

Les vilains, nous dit un fabliau, sont :

Felon, cuivert, failli et vain,
Malëureux de toute part,
Hideus comme leu ou lupart…

La littérature du moyen âge, populaire en partie par ses origines, a perdu bientôt le souvenir de son enfance. Ce que les vilains ont aimé, haï, pensé, ni les aristocratiques romans de la Table-Ronde ne nous le diront, ni les bourgeoises gaîtés des fabliaux. Personne qui les fasse arriver « à la vie, à la voix. » Tous les sentimens de la littérature courtoise à l’égard des vilains se résument dans ce refrain d’une pastourelle :

Chi le me foule, foule, foule,
Chi le me foule, le vilain.

Mais les héros des pastourelles ne sont pas des vilains. Ce sont « des bergers polis et agréables, » conformes au type que décrira Fontenelle dans son Discours sur l’Églogue. Il est de l’essence même de la pastorale de se développer dans les sociétés les plus étrangères à la vie paysanne, parmi les gens du bel air. Les barons poètes du XIIIe siècle satisfaisaient, et au-delà, à cette condition. Dans le cadre d’une matinée de printemps, parmi les chants des mauviettes et des rossignols cachés dans les aubépines fleurissantes, dans le paysage mièvre et délicat mille fois reproduit par la littérature du moyen âge[9], ils se sont plu à placer les amours rapides d’un chevalier et d’une bergère, à décrire les jeux, les danses, les querelles des paysans ; à les évoquer en troupes de « feuillée et de mai chargées. » Ils ont imaginé tout un petit monde champêtre, tout un cycle gracieux que domine sous ses noms multiples Marie, Marion, Marote, Marionnette, Marguet. Ils s’y sont montrés artificiels à souhait, faux autant qu’on peut le désirer. Ils ont su diversifier un thème unique : à lire la collection des pastourelles du XIIIe siècle conservées par centaines, par milliers chantées, on reste partagé entre l’impression de la monotonie et de la fadeur inhérentes au genre, et l’étonnement de la variété singulière que nos poètes ont introduite dans le détail de leurs petites scènes.

Mais pourquoi définir longuement ce genre ? Écoutons plutôt quelques vers d’une pastourelle de maître Richard de Semilli, choisie à cause de sa brièveté :

L’autrier chevauchoie delès Paris.
Trovai pastorele gardant berbis.
Descendi a terre, les li m’assis,
Et ses amorctes je li requis.
El me dist : « Biaus sire, par saint Denis,
J’aim plus biau de vos et mult meus apris…
Deus, je suis jonete
Et sadete,
Et s’aim tes
Qui joenne est et sades et sages assez. »
Robin l’atendoit en un valet ;
Par ennui s’asist lés un buissonet,
Qu’il s’estoit levés trop matinet
Por cueillir la rose et le muguet…
Qui lors les vëist joie démener,
Robin debruisier et Marot baler !
Lés un buissonet s’alerent joer.
De si loing com li bergiers me vit,
S’escria mult haut et si me dist :
« Alés vostre voie, por Jhesu Crist !
Ne nos tolés pas nostre déduit !
J’ai mult plus de joie et de délit
Que li rois de France n’en a, ce cuit.
S’il a sa richece, je la lui cuit,
Et s’ai m’amiete et jor et nuit,
Ne ja ne departiron.
Dansés, bele Marion ! »


« J’aime mieux ma mie, ô gué ! » dit la chanson d’Alceste.)

Ce sont ces bergers qu’Adam de la Halle anima de la vie dramatique. Louis XIV, qui reléguait loin de ses yeux les magots de Téniers, voyait avec plaisir, dans les Amans magnifiques, danser Tircis, berger, et Caliste, bergère. De même les nobles spectateurs d’Adam de la Halle, peu tendres aux vilains, se l’ont volontiers les chevaliers servans de Marion. Adam de la Halle lut à la fois le poète et le compositeur, le Quinault et le Lulli de notre premier opéra-comique, et la cour angevine, la cour hautaine de Naples dut y prendre un plaisir extrême.

Marion est assise dans la prairie, et garde ses moutons, et chante :

Robin m’aime, Robin m’a,
Robin m’a demandée, si m’ara…

Un chevalier sur son cheval de chasse, le faucon sur le poing, passe par là, chantant aussi :

Je me repairoie du tournoiement,
Si trouvai Marote seulete, au cors gent.

Le chanteur conte fleurette à la chanteuse, et la chanteuse raille le chanteur. Elle feint de ne rien entendre à ses questions, par malice plus que par naïveté, et se fait tout ingénue. — « Or, dites, douce bergerette, aimeriez-vous un chevalier ? — Beau sire, retirez-vous, je ne sais ce que sont les chevaliers. Robin m’a donné cette panetière, cette houlette et ce couteau. Je n’aimerai personne que lui, puisqu’il m’aime. — Nenni, bergère ? — Nenni, par ma loi ! « Il insiste : n’est-il pas un chevalier ? Elle lui répond par des chansons, où revient l’éloge de Robin, si bien qu’il quitte la place, las de ces galeries, et les ritournelles ironiques de Marion le poursuivent : « Trairi, deluriau, deluriau, deluriele ! » — Voici Robin, qui apporte des pommes à Marion. Elle lui raconte son aventure, comment un homme à cheval, qui portait sur son poing ganté une sorte d’escoufle, l’a priée d’amour. Robin s’indigne, et fait le brave : ah ! s’il était arrivé à temps, l’insolent chevalier ne s’en serait pas tiré sans bataille ! Mais pour l’instant, faisons fête entre nous. Voici des pommes et du fromage, un grand morceau de pain, et de l’eau de la fontaine. (Des fruits et du laitage, Marie-Antoinette n’en eût pas demandé plus sous les arbres du Petit Trianon.) Le repas fini, les deux amoureux chantent et dansent :


— Bergeronnette,
Douce baisselette,
Donnez le moi, vostre chapelet,
Donnez le moi, vostre chapelet !
— Robin, veux tu que je le mete
Seur ton chief, par amourete ?
— Oil, et vous serez m’amiete…
Bergeronnette,
Douce baisselette,
Donnez le moi, vostre chapelet !


Le ballet se prolonge : « Avant et arrière, belle, avant et arrière ! » Que signifient toutes ces expressions techniques dont se servent nos deux danseurs, faire le tour du chief, le tour des bras, baler au serain, mener la treske ? Les danses du moyen âge, caroles, baleries, espringeries, nous les connaissons par des descriptions nombreuses de nos vieux poèmes, plusieurs fois réunies et étudiées depuis Ferdinand Wolf. Ici nous voyons en action et nous pouvons nous représenter l’une d’entre elles, grâce à la musique conservée : Robin et Marion dansent un pas frappé, presque sur place, où les mouvemens des bras ont leur rôle, analogue à la bourrée de nos paysans.

Mais le chevalier pourrait bien revenir ; il faut être en nombre pour le recevoir bravement. Robin court au village chercher du renfort, ses cousins Beaudon et Gautier le Têtu : qu’ils apportent leurs bâtons et leurs fourches-fi ères ! Hélas ! avant qu’ils soient réunis, le chevalier est revenu, sous prétexte de chercher son faucon perdu, et Marion doit encore une fois se défendre contre ses propos galans. Robin a pris dans une haie le faucon qui voletait, sa clochette au cou ; il le rapporte poliment au chevalier ; mais ses mains maladroites de vilain ne sont pas habituées à tenir ces nobles oiseaux ; il maltraite un peu le faucon, et le chevalier le paie d’un horion. « Haro ! il m’a tué ! » Où sont les ardeurs belliqueuses du brave Robin ? Le chevalier enhardi enlève Marion sur sa selle et l’emporte. Robin reste à geindre. Ses cousins accourent : « Eh ! Que ne vas-tu la secourir ? — Taisez-vous ! Il nous courrait sus, fussions-nous quatre cents ! C’est un chevalier hors du sens, qui a une si grande épée ! » Par bonheur, Marion sait fort bien se défendre toute seule, et le ravisseur doit laisser échapper sa capture, plus difficile à apprivoiser qu’un faucon. Le voilà parti ; il ne reviendra plus. — L’alerte est passée : donc le courage revient au hardi Robin : — « Marion, je suis joyeux et guéri, puisque je te vois. — Viens donc ça, embrasse-moi ! — Volontiers, sœur, puisqu’il te plaît. » Et aussitôt, la coquette, qui vient de demander elle-même ce baiser, s’écrie : « Regardez-moi ce petit sot qui m’embrasse devant tout le monde ! — Et qui s’en retiendrait ? » Il la baise derechef, et tout ragaillardi par ce baiser : « Dieu ! s’écrie-t-il,

Dieus ! com je seroie ja preus
Se li chevaliers revenoit ! »

Ce gentil trait de coquetterie, cette bravoure comique de Robin, tous ces enfantillages ne sont-ils pas charmans ? Comme l’écrivain allemand Hertz l’a remarqué pour l’auteur d’Aucussin et Nicolete, Adam paraît traiter ses personnages avec le plus grand sérieux du monde ; mais si l’on s’approche un peu du poète, on voit un sourire qui se dessine sur ses lèvres : et cette ironie sauve son œuvre de la fadeur.

Des nouveaux-venus, un berger, Huart, une bergère, Perrette, ont rejoint nos amis. Ils sont six à présent ; ils sont en nombre pour jouer. Il est curieux de remarquer que leurs divertissemens sont les mêmes qui font encore les délices de notre bourgeoisie, et qu’il ne faudrait pas chercher longtemps dans quelque Trésor des Jeux innocens pour les y retrouver. Tel le jeu de saint Coisne : il s’agit de se présenter devant l’un des joueurs et de lui dire avec un grand sérieux : « Bon saint Coisne, je vous apporte mon offrande. » Si l’on rit, on doit un gage. Comme de juste, chacun de nos bergers éclate de rire. Tel est aussi le jeu du roi et de la reine. Le berger Baudon est fait roi par la grâce d’une formulette d’élimination semblable à celle des enfans d’aujourd’hui : empreu, et deux, et trois… et dix, et le dixième est roi. Couronné du chapel de fétus de Perrette, il appelle à la cour successivement les divers joueurs. À chacun il pose une question, à laquelle on doit répondre avec sincérité, et, qui peut, avec esprit. — « Perrette, viens à la cour ! Quelle a jamais été ta plus grande joie d’amour ? — C’est, répond-elle, un jour que mon ami m’a tenu compagnie aux champs. — Sans plus ? — Sans plus ! — Elle ment ! — Et toi, Marion, viens à la cour ! Comment aimes-tu Robin ? — Mieux que ma plus chère brebis ! » A ne rien cacher, il s’en faut que toutes les questions du roi soient aussi innocentes et aussi fades. Il en pose aussi qui provoquent de justes protestations : « Car la demande est laide ! » Le berger Gautier se distingue entre tous par ses inconvenances. Il propose les jeux les plus imprévus, et tout à l’heure, prié de chanter, il entonnera la plus malpropre des chansons du moyen âge, un vers d’Audigier, et Marion sera obligée de faire taire l’ord ménestrel. Magnin a ingénieusement conjecturé que les détails grossiers qui déparent cette idylle n’y seraient que les additions d’un remanieur. On sait, en effet, que notre jeu fut représenté au moins deux fois, à Naples, d’abord, puis à Arras après la mort d’Adam. M. Magnin croit que le texte qui nous est parvenu est celui de la reprise, enrichi par un poète anonyme, pour la plus grande joie des bourgeois d’Arras, de couplets que n’eussent point admis, à Naples, les nobles spectateurs de la première. Mais il nous est bien malaisé de faire ce départ, car nous savons que les sociétés les plus aristocratiques du temps ne se choquaient pas pour si peu. Entre mille témoignages qu’on pourrait alléguer, en voici un qui est bien en situation, puisqu’il s’agit de ce jeu du roi et de la reine, auquel jouent nos petits bergers. Dans un fabliau du XIVe siècle, le Sentier battu, de grands seigneurs et de belles dames jouent à ce jeu ; il nous est représenté comme un des plaisirs les plus délicats des cercles aristocratiques ; notons que l’auteur du fabliau, Jean de Condé, se connaissait en matière d’élégance, puisqu’il fut le ménestrel attitré des comtes de Flandre, qu’il passa toute sa vie dans leurs châteaux et qu’il ne rima jamais que pour le plaisir de leur cour. Or, il se trouve que les questions et les réponses des nobles joueurs ne sont que des équivoques rebutantes, et que ce fabliau aristocratique est l’un des plus véritablement grossiers que nous possédions ; tant et si bien qu’il nous fait comprendre cet acte du concile de Worcester, en 1240 : Non sustineant fieri lados de Rege et Regina. Oui, tout porte à croire que les détails grossiers de notre comédie sont, comme le reste, l’œuvre d’Adam ; sa préoccupation est visible : c’est de peindre avec quelque réalisme la vie de ses petits bergers, et de les maintenir dans cette « condition de demi-vérité » que recherchent les poètes bucoliques. Son personnage de Gautier n’a point d’autre raison d’être ; quand Marion offre à Robin du fromage qu’elle a gardé dans son sein, quand un berger vante les délices de la viande de porc qu’il mange à planté, il est évident que le poète a voulu faire vrai. Boileau lui reprocherait avec raison de faire parler ses bergers « comme on parle au village. » Et comment voudriez-vous qu’ils parlassent ? demandait plaisamment Victor Hugo. Comment ? Comme parlent les bergers des Chansons des rues et des bois, comme parlent Tircis et Climène, comme parlent le plus souvent Robin et Marion : ce réalisme est inutile autant que maladroit.

A quoi bon poursuivre l’analyse minutieuse de ces scènes enfantines qui se répètent et se prolongent trop longuement ? C’est le loup qui emporte une brebis que Robin délivre ; puis des scènes de jalousie à propos de Perrette, des fiançailles, des médisances, des caquetages, et des chansons encore, jusqu’au moment où Robin, menant la tresque, entraîne après lui, dans cette manière de farandole, bergers et bergères ; et tout ce petit monde gracieux disparaît en dansant.

N’est-il pas vrai que ce Jeu de Robin et de Marion répond, après tout, aux conditions du genre très secondaire de la pastorale, et qu’il excite, comme Fontenelle le réclame de toute églogue, « une surprise douce et une petite admiration ? » Adam a traité ses personnages avec agrément et virtuosité, avec le degré d’ironie et de sympathie qui convient. Les figures n’y sont plus schématiques, comme dans le Jeu de la Feuillée ; ses petits bergers vivent réellement. Il serait certes disproportionné d’analyser leur caractère : leur âme peu complexe n’est faite que de chansons et d’amourettes. Robin et Marion sont les frère et sœur aînés et ignorés de Rose et de Colas, d’Annette et de Lubin, de ces couples mignards si nombreux dans notre histoire littéraire, depuis la chantefable d’''Aucassin et Nicolete jusqu’aux poèmes bocagers de Hardy, jusqu’aux églogues de Florian et de Gessner, jusqu’au Devin de village.

Ce qu’il y a de plus curieux dans le Jeu de Robin et de Marion, c’est, à coup sûr, son public. Cette pièce fut représentée, selon toute vraisemblance, à Naples, dans l’automne de 1283 ; soit dix-huit mois après les Vêpres siciliennes. Ce souvenir tragique a sa signification. Les barons qui se plaisent ainsi à un retour de pensée et de cœur vers l’Artois, vers ce village d’Ayette, près d’Arras, où la scène est placée, les amoureux de Marion ne sont point d’élégans désœuvrés, occupés, dans des salles jonchées d’herbes et de fleurs, à agencer des rimes de chansons d’amour, selon l’art compliqué des troubadours. Non ; ces spectateurs sont les combattans des Abruzzes, de la Sicile, de Tunis, les vieux chevaliers qui savent combien la route a été rude, sous l’armure de guerre, de Bénévent à Tagliacozzo : ils sont les conquérans campés sur la terre d’Italie où depuis vingt ans ils organisent la terreur : les uns, descendans de maisons souveraines, les Courtenay, les Montfort, les Vaudemont, les Brienne ; les autres, pauvres chevaliers d’aventure, simples bannerets au partir de France, devenus princes feudataires dans des fiefs arrachés aux seigneurs calabrais, apuliens, siciliens, et qu’ils pressurent sous une écrasante fiscalité ; tels le violent Thomas de Coucy, et ce Guillaume de l’Estendart, le plus féroce des capitaines de Charles d’Anjou, qui, lorsqu’il prit la ville d’Augusta entre Catane et Syracuse, n’y laissa debout ni une pierre, ni un homme. Maintenant la haine est montée autour d’eux, la terre leur échappe ; ils entendent encore, ces évadés des Vêpres, le tocsin de Palerme, — et devant eux Robin et Marion passent en dansant :


Robin m’aime, Robin m’a,
Robin m’a demandée, si m’ara…


Étranges spectateurs en vérité ! Au premier rang, le vieux roi Charles d’Anjou, assombri par l’écroulement de ses rêves dignes de Pyrrhus et de Picrocole ; c’est Constantinople, c’est Tunis perdus ; ce sont les galères vénitiennes, les galères alliées, qui fuient à toutes voiles par le détroit de Messine, tandis que lui-même, debout sur le rivage d’Italie, voit approcher, impuissant, la flotte aragonnaise, pavoisée et triomphante ; aujourd’hui il faut défendre pied à pied le sol contre don Pedro ; et pendant que, sur son ordre, dans Naples même, les potences s’élèvent sans nombre pour les gibelins rebelles, Marion chante doucement :


Robin m’achata cotele
D’escarlate bone et bele,
Robin m’aime, Robin m’a…


Et qui encore parmi ces spectateurs ? Robert d’Artois et le comte d’Alençon, celui qui a conduit à Naples les nouveaux croisés, les brillans vengeurs des Vêpres : six mois plus tard il tombera dans sa tente, lui, le frère du roi de France, sous le couteau de l’un des brigands almogavares de Jean de Procida :


Robin m’aime, Robin m’a ! ..


Voici encore, à ce spectacle, le fils de Charles d’Anjou, le prince de Salerne, héritier présomptif de ce trône chancelant ; bientôt, fait prisonnier, les états de Sicile le condamneront à mort en représailles du meurtre du petit Conradin ; et déjà, tandis que dansent nos pastoureaux, blanchissent, à l’horizon de la rade de Naples, les voiles de son vainqueur, l’amiral Roger de Loria :

Robin m’aime, Robin m’a,
Robin m’a demandée, si m’ara.


Ainsi se manifeste une fois de plus ce phénomène souvent remarqué que les sociétés les plus violentes sont celles qui se plaisent le mieux aux fadeurs des bergeries ; à l’heure la plus tragique de son histoire, la cour de Naples se réfugia un instant dans le rêve conventionnel de la paix champêtre, comme firent les hommes des guerres de religion, ceux de la Fronde, et les hommes de la Terreur.

Quelle fut, dans la composition du Jeu de Robin, l’originalité d’Adam ? Ce n’est pas lui qui a créé ses personnages, ni imaginé aucune des scènes. Tout ce petit monde champêtre vivait avant lui, dans des milliers de pastourelles lyriques, précisément de la même vie que dans sa pièce. On a souvent répété que son Jeu était directement inspiré d’une pastourelle composée par l’un des seigneurs de la cour de Naples, Perrin d’Angecort, parce qu’on y retrouve la donnée principale du Jeu (les tentatives amoureuses du chevalier) et le refrain : Robin m’aime. Il n’y a aucune raison de croire à une imitation spéciale de cette pièce ; car le même refrain se lit encore dans une autre poésie conservée, et le personnage du chevalier entreprenant est, pour ainsi dire, de style dans les pastourelles. Il suffit de feuilleter le recueil publié par Bartsch[10] pour y voir reparaître dans les moindres détails toutes les scènes de notre comédie : on retrouve par exemple dans une poésie du roi de Navarre (p. 232 du recueil de Bartsch) la comparaison faite par Marion des chevaliers et des vilains, et de même (p. 146) le refrain : « Bergeronnette, très douce compaignette, donnez-le-moi, vostre chapelet ; » dans une pièce d’Huistace de Fontaines, Marion enlevée par le chevalier appelle au secours dans les termes mêmes que lui prête Adam : « Hé ! réveille-toi, Robin ; car on en maine Marot » (p. 270) ; ailleurs (p. 52, 292), les paysans viennent comme dans notre comédie au secours de la bergère ; l’épisode de la brebis enlevée par le loup et que Robin délivre reparaît également (p. 126) ; les jeux des paysans sont encore décrits dans nombre de pastourelles : ici ils jouent au jeu que nous connaissons du roi et de la reine (p. 160) ; là, ils chantent des chansons (p. 147), jouent du fretel, dansent le vireli, l’espringerie, la treske (p. 257, 143, 179, etc.).

La pièce d’Adam de la Halle n’est qu’un centon de pastourelles, et son originalité est grande, pourtant. Comme le Jeu de la Feuillée, elle reste, au moyen âge, une œuvre isolée : nous n’avons aucun témoignage qu’il ait existé des pièces similaires, et, seulement à la fin du XIVe siècle, nous apprenons qu’on a joué à Angers une pastorale qui, sans aucun doute, ne dut rien à l’œuvre dès longtemps oubliée du poète artésien. Oui, plus d’un siècle avant Adam, la fantaisie anonyme de centaines de poètes avait créé ce monde de bergers ; mais, le premier et le seul, Adam de la Halle les vit de ses yeux et les fit voir. Sans doute, les circonstances le favorisèrent : les écoles poétiques sont rares au moyen âge, et, par suite, les vrais poètes y sont rares. Asservis à une existence errante et mendiante, les jongleurs ont rarement la conscience d’être une race à part, des êtres originaux qui doivent se développer dans le sens même de leurs singularités individuelles. Adam eut, au contraire, la bonne fortune de trouver toujours, soit parmi les bourgeois d’Arras, soit dans l’aristocratie de Naples, un public déjà raffiné de rivaux, d’admirateurs, de patrons. Grâce à cet appui, il fut un trouvère complet. Nous possédons de lui des chansons d’amour, des rondeaux, des motets, des jeux partis ; il composa même une chanson de geste à la gloire de Charles d’Anjou. Il fut bon musicien, et non-seulement un mélodiste, mais l’un de nos plus anciens harmonistes. Un poète, son contemporain, l’appelle avec une réelle justesse d’expressions « un clerc net et soutil, gracieus et nobile. » Mais tous ces titres sont effacés par ce premier éveil du sens dramatique, qu’il semble bien avoir possédé ; et ce mérite d’avoir, le premier, construit des tréteaux pour y faire monter les bourgeois d’Arras et les bergers des pastourelles est plus réel qu’il ne semble d’abord. Nous avons peine aujourd’hui à concevoir avec quelle lenteur les genres littéraires naissent les uns des autres, avec quelle difficulté ce qui est en puissance parvient à l’acte. Il nous est malaisé, à, nous les tard-venus, et qui avons trouvé toutes constituées les formes artistiques où se moule le génie humain, d’imaginer l’effort des générations qui ont dû créer ces formes, de nous représenter, par exemple, quel fut le génie créateur de celui-là qui composa la première réplique de Dionysos aux dithyrambes des Lénéennes. Adam paraît avoir possédé quelque chose de cette puissance créatrice : il entendit de ses oreilles le bruit que mène la troupe d’Hellequin ; il vit de ses yeux se dérouler la balerie de Robin et de Marion : et ce don singulier méritait quelque attention.


JOSEPH BEDIER.


  1. Sanctae plebi Dei, comme le porte une mosaïque de Sainte-Maric-Majeure, bâtie en 433. (Didron, Iconographie chrétienne, p. 3.)
  2. Bâtie en l’an 1200, par Odon, abbé de Saint-Vaast, détruite seulement lors de la Révolution.
  3. J’approche de.
  4. Joli signifie gai.
  5. Je trouve.
  6. Joyeux.
  7. On lit dans un passage du roman de Guillaume au court nés cité par Leroux de Lincy, Livre des Légendes :
    Coustume avoient les gens par vérités
    Et en Provence et en autres régnés :
    Table metoient et sieges ordenés
    Et sur la table trois blans pains buletés,
    Trois poz de vin et trois henas delés.
  8. On a plutôt considéré jusqu’ici ce poème de Courtois d’Arras comme un récit ; il serait pourtant aisé de démontrer que les quelques vers narratifs qui s’y trouvent doivent être placés dans la bouche d’un montreur du jeu, comme dans le drame de la Résurrection du Sauveur ; certaines particularités de versification, l’examen un peu attentif du poème prouvent sans conteste qu’il a dû être représenté ; récité, il serait inintelligible ; il suppose de multiples changemens de lieu, des mansions établies sur un véritable théâtre.
  9. Ce paysage de renouveau est la seule expression du sentiment de la nature dans nos vieux poèmes ; on y trouverait malaisément une seule description de l’automne ou de l’été.
  10. Romanzen und Pastourellen, Zurich, 1870.