Les Compagnons du trésor/Partie 1/Chapitre 16

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Dentu (Tome Ip. 174-183).
Première partie


XVI

Bamboche et le Marchef


Reynier avait entamé sa bizarre histoire d’un ton leste et dégagé.

À mesure que l’histoire avançait, ses souvenirs avivés faisaient renaître en lui l’émotion. À son insu, il oubliait de peindre, et sa voix assourdie prenait des inflexions plus profondes.

Vénus écoutait toujours, immobile comme une belle statue.

Reynier poursuivit :

— Le marchef ne mangeait plus. Je sentais la fumée de sa pipe qu’il venait d’allumer. Il répondit à la question de la vieille :

— Il faudra remuer bien des pierres pour savoir au juste ce qu’il y a dans la douve. Le tourillon n’était pas large, mais il était haut, et à l’endroit où sa base se plantait dans la terre, la douve avait la profondeur d’un ravin. J’ai allumé la lanterne et je suis descendu. Quelle nuit ! L’enfer était sorti de son trou. J’ai été soldat, j’en ai vu de rudes à la guerre. J’ai entendu une fois dans ma prison les planches de mon échafaud qu’on clouait… Ça frappe dur sur l’estomac, ces coups-là, ma commère ! Il y en a qui obéissent au Maître, pour ceci ou pour cela ; moi, il m’a ressuscité quand le panier était déjà prêt pour recevoir ma tête… Eh bien ! ce soir, au fond de la ravine, j’avais la même sueur froide que la nuit de l’échafaud.

J’ai trouvé au fond du trou un gros tas de décombres et je me suis mis à chercher. J’ai reconnu d’abord le vêtement de Giam-Paolo, qui était un sac, où il y avait de la bouillie rouge, et puis j’ai été longtemps sans rien voir.

Entre deux grosses pierres, un bout d’étoffe sortait : quelque chose qui gardait un peu de couleur bleue.

Nicholas Smith avait une chemise bleue comme les marins.

Je ne pouvais pas remuer les pierres de taille, mais j’ai fourré ma main dans la fente. C’était chaud. Il n’y avait plus besoin de chercher : Nicholas Smith était là, aplati et broyé comme de la pâte à carton.

Du prêtre, je n’ai rien trouvé, à moins que ce ne fût le prêtre, des lambeaux de chair et des plaques de sang qui étaient après les pierres…

— Mais le marquis Coriolan ? demanda la vieille Bamboche d’une voix étouffée.

— Lui, ce fut le dernier, répondit le marchef tout bas. J’avais fouillé le tas entier des décombres. Je vis dans le ravin, à quelques pas, quelque chose de blanc sur l’herbe noire. J’eus froid dans les veines. Le corps était intact. Le jeune maître était couché sur le dos et semblait dormir.

Comme je m’approchais, une rafale éteignit ma lanterne, et la voix du tonnerre s’engouffra terriblement dans le trou. Je ne voyais plus rien.

Mais tout à coup la nuit s’embrasa, et le corps sortit de l’ombre, plus éclatant qu’un marbre, sans blessure ni souillure, avec son visage sans barbe comme celui d’une belle femme, son front de neige entouré de cheveux noirs, et ses grands beaux yeux tout ouverts.

La vieille balbutia les paroles latines qui accompagnent le signe de la croix.

— Tu n’as pas eu le cœur de le frapper, mort qu’il était, bourreau ! murmura-t-elle si bas que ses paroles venaient à peine jusqu’à moi.

Le marchef ne répondit pas et repoussa bruyamment son siège.

— À la niche, caniche ! dit-il en se levant. On est bien bête de se faire du mal pour si peu de chose. Qu’ils s’arrangent entre eux, ce sont leurs affaires.

Je recommençai à le voir. Il me présentait de dos la carrure herculéenne de ses épaules et fixait les yeux sur le portrait du vieillard.

Il fit signe à la vieille, qui vint auprès de lui, et tous deux se mirent à regarder alternativement, en silence, l’aïeul, puis le petit-fils.

— Le vieux a l’air de se moquer, grommela enfin Bamboche.

— Et le jeune semble dire, répliqua le marchef : Rira bien qui rira le dernier !

— S’il est mort, pourtant ?

— Est-ce qu’ils meurent ! fit le bandit qui haussa les épaules. Ils vont faire un tour chez Satan, puis ils remontent.

Une pensée surgit on lui soudain et il se frappa le front.

— Bon ! fit-il ! j’allais oublier le principal. Fais la couverture et bassine le lit bien chaud. Le maître m’a chargé de te dire qu’il ne veillerait pas beaucoup cette nuit, et qu’il se coucherait à la belle heure… Écoute !

Un pas pénible se faisait entendre derrière moi, très loin et très bas, montant un escalier, qui communiquait sans doute avec mon réduit.

La vieille bamboche prêta l’oreille. Elle était en face de moi maintenant. La lumière tombait d’aplomb sur ses traits.

Je la vis qui devenait livide de terreur.

Sa bouteille, qu’elle voulut lever, s’arrêta à moitié chemin de ses lèvres.

Ses deux bras s’affaissèrent le long de ses flancs.

— Moi aussi, j’avais oublié ! fit-elle avec une véritable détresse. Jésus-Dieu ! qu’allons-nous faire de l’innocent !

L’innocent, c’était moi.

— Quel innocent ? demanda le marchef, qui fronçait déjà le sourcil.

Bamboche lui raconta en trois paroles comme quoi j’étais entré à l’improviste quelques heures auparavant, et comme quoi, malgré elle, — en dépit de tout bon sens, elle avait eu pitié de moi.

Elle ajouta :

— Il est blanc et beau comme eux.

Le marchef eut un rire sinistre et murmura :

— La place ne manque pas au fond du ravin.

Cela me fit froid dans les veines et l’idée de résister naquit en moi, mais j’essayai en vain de remuer mes membres que l’immobilité avait paralysés.

On n’entendait plus le pas dans l’escalier.

La vieille expliqua cela en disant :

— Le maître souffle en bas sur le palier.

Elle dit encore :

— Je me bats l’œil de l’innocent, vous savez ; avant de lui faire du mal, regardez-le un brin, il a une drôle de figure.

Elle prit la lampe sur la table et marcha vers la porte de mon taudis, qu’elle poussa du pied.

Le marchef la suivait en grondant :

— Qu’est-ce que ça me fait à moi, sa figure ?

Mais elle leva la lampe, et mon visage, éclairé soudainement, frappa son regard. Il recula plusieurs pas en balbutiant :

— Encore un !

En même temps, ses yeux se portèrent vers le portrait du marquis Coriolan.

On recommençait à entendre les pas dans l’escalier.

— Levez-vous, l’enfant ! me dit le marchef avec rudesse.

Et la vieille, cachant son émotion derrière une apparente mauvaise humeur, répéta :

— Allons ! levez-vous, et plus vite que ça !

Les innombrables contusions et blessures que j’avais reçues pendant que le ressac me ballottait entre les rochers, donnaient à tout mon corps la rigidité de la pierre.

Ma parole seule pouvait donner signe de vie.

Je dis, et il parut que ce fut en souriant :

— Si vous avez fantaisie de me tuer, ce ne sera pas bien difficile.

Le marchef baissa les yeux. Il semblait combattu par deux idées contraires. La Bamboche dit en manière d’explication :

— Quand il est arrivé, la marche lui avait tenu le sang chaud ; maintenant il a les veines figées.

Celui qu’on appelait le Maître était désormais si près que je pus entendre sa voix cassée disant derrière moi :

— C’est tout de même étonnant que la tourelle ait attendu notre passage pour tomber. Comme ça se trouve !

Il eut un petit rire sec qui n’éveilla aucun écho parmi ses suivants.

Le marchef avait pris son parti. Il me saisit par les flancs et me chargea sur ses épaules sans précaution aucune.

La vieille nous suivit jusqu’à la porte de sortie et dit en la refermant sur nous :

— Il y eu assez de morts cette nuit. Épargne celui-là.

Le Marchef descendit l’escalier du plus vite qu’il pût, et nous nous trouvâmes bientôt dehors, où la tempête continuait.

Il me déchargea contre le mur et me demanda :

— Pouvez-vous marcher, jeune homme ? Je n’ai rien contre vous et je veux bien vous donner la clef des champs.

— Pour sauver ma vie, répondis-je, je ne pourrais pas faire un pas.

— Connaissez-vous bien le pays ?

— J’étais il y a cinq jours à Paris, et je ne suis jamais venu en Corse.

— Attendez-moi un instant, dit-il après avoir réfléchi. Je restai seul sous la pluie qui me glaçait. Au bout de dix minutes, j’entendis le sabot d’un cheval clapoter dans les marais. Le marchef qui était en selle, fredonnait la chanson des zéphyrs africains :

N’allez pas chez l’marchand d’vin
Qui fait l’coin.
Prenez garde à c’tas d’boue
Qu’est d’vant vous !…

Il mit pied à terre et me chargea sur le cheval.

— C’est stupide, grommela-t-il de s’embarquer par une nuit pareille, au lieu de ronfler dans son lit sous une bonne couverture. Mais je ne serai jamais qu’un imbécile !

Il monta derrière moi, car je n’aurais pas pu me tenir en croupe.

— Ha ! Cagnotto ! s’écria-t-il en allongeant un coup de gaule sur l’oreille de la bête, tâche de jouer des jambes, mauvaise chèvre ! je t’éventre si tu fais un faux pas !

Le cheval, qui ne méritait pas ces injures, prit le galop malgré la couche épaisse de fange qui couvrait le chemin.

Le marchef semblait avoir un talisman pour se diriger dans la nuit noire.

Il était obligé de faire force détours, car les plus petits ruisseaux étaient changés en torrents.

Dans un de ces détours, un éclair me montra, à ma droite, un ravin profond et sombre, au-delà duquel je crus distinguer les profils d’une vaste construction.

— J’aurais voulu ne pas repasser par ici, murmura mon compagnon. Du diable si je n’ai pas vu les deux yeux du Coriolan luire au fond du trou ! Damné pays ! Ha ! Cagnotto, bique galeuse ! c’était un beau gars ! Et, voici deux heures à peine, il était plus ferme que toi sur ses jambes.

Il entonna Malbrough sen va t’en guerre, et le cheval bondit, parce qu’il le piquait a l’aide de son couteau.

La route dura une heure environ.

Pendant la seconde moitié du chemin, le ciel s’était éclairci, quoique le vent continuât de faire rage. Le marchef ne m’avait pas adressé une seule fois la parole.

Tout à coup, il me demanda :

— Êtes-vous noble, l’enfant ?

Sur ma réponse négative, il ajouta :

— Connaissez-vous le comte Julian ?

Je répondis non pour la seconde fois. La vieille Bamboche avait déjà prononcé ce nom. Le marchef reprit après un silence :

— C’est ici, comme ailleurs, les chemins sont à tout le monde. Le mieux pour vous, ce serait de ne jamais vous rapprocher de l’endroit où vous avez passé le commencement de cette nuit, et de couper un peu votre langue sur ce que vous avez entendu et vu.

Il s’arrêta court. Au devant de nous, dans la nuit, on distinguait les abords d’une ville.

Il me laissa glisser par terre au milieu de la route, et fit volter son cheval fumant.

Avant de s’éloigner, pourtant, il me dit encore :

— Ceci est la cité de Sartène, où il y a des auberges comme à Pantin-la-Galette. Le mouvement vous aura rendu assez de jambes pour faire les cent pas qui vous séparent du prochain bouchon. Bonne nuit… Ha ! Cagnotto ! vache maigre !

Sa gaule toucha les oreilles du pauvre cheval, et disparut au galop.