Les Concerts du Trocadéro

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Les Concerts du Trocadéro
Revue des Deux Mondes3e période, tome 28 (p. 672-688).
LES
CONCERTS DU TROCADERO

Bien des gens s’imaginent peut-être que les concerts officiels de l’exposition sont des concerts comme les autres et même plus beaux que les autres ; ils se trompent : les concerts de l’exposition sont eux-mêmes une exposition, et les musiciens dont les œuvres composent les programmes sont à leur tour des exposans. Il y a le salon des peintres, pourquoi n’aurions-nous pas un salon des musiciens ? Une fois en possession de cette idée, les ingénieux ordonnateurs en ont voulu tirer les conséquences ; ils se sont dit : Dans une exposition ainsi conçue à l’instar du salon de peinture ne devront figurer que des exposans français, — ce qui déjà était une erreur, puisque nous voyons des peintres étrangers s’inscrire avec honneur sur notre catalogue, libres ensuite de se reporter du côté de leur nationalité et de redevenir, comme Fortuni ou Zamacoïs, comme M. de Nittis, M. Alma-Tadéma ou M, Knaus, Espagnols, Italiens, Hollandais, Allemands, quand bon leur semble. Mais une idée est un dada qu’on n’enfourche pas impunément ; après avoir exclu les étrangers, nos habiles, toujours éliminant et particularisant, avisèrent que, étant admis en principe qu’il fallait être Français pour.se faire entendre aux concerts officiels, les choses n’en iraient que mieux si le compositeur pouvait être en même temps et Français et vivant.

Inutile d’insister sur les brillans résultats qu’une semblable théorie devait amener. Par la première de ces deux clauses, on écartait les maîtres étrangers, c’est-à-dire plus de Mozart, de Beethoven, de Weber, de Meyerbeer, ni de Mendelssohn ; par l’autre, on se condamnait à n’user que dans la plus stricte mesure de nos génies nationaux, et les Méhul, les Boïeldieu, les Hérold, les Auber, ayant eu le tort irréparable de se laisser enterrer, se trouvaient par ce fait, sinon absolument écartés, au moins traités en personnages sans conséquence, les jeunes seuls, les inconnus et les ratés, ayant droit à tous les empressemens comme à tous les honneurs. Il semblerait que c’est tout le contraire qui devrait avoir lieu. Il ne s’agit point ici de jouer sur les mots ni de faire les beaux esprits : que nos musiciens soient ou non des exposans, peu importe ; ce qu’on veut, je présume, c’est affirmer devant l’Europe, qui nous visite en ce moment, le caractère national de notre art, et prouver qu’en musique la France a son génie qui lui est propre. Dès lors, quoi de plus simple que de s’adresser aux représentans directs de cette nationalité ? Je ne veux ravaler aucun talent et sais aussi bien que personne quel intérêt méritent certaines œuvres symphoniques de fraîche date ; mais on m’accordera pourtant que ces œuvres, toutes systématiques, toutes conçues à l’imitation des Allemands, sont fort peu. de nature à renseigner les étrangers sur la valeur de notre école, et que peut-être il y aurait eu plus d’avantage à mettre en avant le passé. De l’exclusivisme, il n’en fallait ni pour les étrangers, ni pour les nationaux, ni pour les morts, ni pour les vivans, et les choses auraient dû se passer comme elles se passent l’hiver aux concerts Pasdeloup et Colonne, où nous voyons les symphonies mythologiques de M. Saint-Saëns et les suites d’orchestre de M. Massenet tenir leur place entre l’ouverture de Coriolan et le nocturne des Troyens.

D’ailleurs il y a nouveaux et nouveaux, et je me demande ce que les hommes distingués que je viens de nommer ont à gagner aux singuliers voisinages qui leur sont parfois infligés. Cette salle du Trocadéro, très spacieuse, très festonnée d’or et très magnifique, mais d’une sonorité ondoyante et diffuse de cathédrale, voilà déjà que le public l’appelle « le salon des refusés. » Tous les découragés de la fortune et du succès semblent en effet s’y être donné rendez-vous, comme si l’administration n’avait trouvé rien de mieux que de les attirer à soi : Sinite parvulos, pour les dédommager de leurs mésaventures théâtrales et autres. Que viennent faire là ces finales d’opéras tombés, ces fragmens de vieux ballets et ces pastorales surannées, bagage hors d’emploi, dès longtemps relégué sous la remise, et qu’on en tire pour donner satisfaction aux amis de l’auteur, membre de quelque commission, car c’est la plaie de la musique et des théâtres que ces commissions inévitablement composées des mêmes personnalités remuantes. Jouez tant qu’il vous plaira le Désert, Marie-Magdeleine et les Érinnyes, la Damnation de Faust et les Troyens ; mais de grâce laissez dormir ce qui est mort ou plutôt ce qui n’a jamais vécu. J’ai peine à m’expliquer quel inconvénient tel ouvrage de M. Gounod ou de M. Guiraud pourrait bien avoir à souffrir de sa juxtaposition, avec un fragment d’Hérold ou de Weber. Le cas se présente l’hiver chaque dimanche, tant au Conservatoire que chez Pasdeloup, et le répertoire de notre jeune école ne s’en porte pas plus mal. Supprimons donc, ne fût-ce que dans nos programmes de concert, ces préjugés ridicules, et, tout en gardant le ferme propos de n’admettre parmi les vivans que ce qui a droit à l’existence, épargnons-nous ces mesures d’ostracisme envers nos morts illustres comme envers les maîtres étrangers.

Tout ceci néanmoins ne veut pas dire que l’ouverture du Roi d’Ys soit faite pour soutenir le choc de celle de Zampa. Mais enfin, dans ce monde de la musique, il y a plus d’une province. N’est point Hérold qui veut, et d’ailleurs, cela fût-il possible, M. Lalo le voudrait-il ? Au simple examen des deux styles, il est fort permis d’en douter : d’un côté, lumière, abondance, inventivité, puissance mélodique et dramatique ; de l’autre, tout ce qui s’acquiert par l’étude et s’obtient par l’effort de la volonté, tout ce que la chinoiserie musicale de notre temps peut imaginer de plus ingénieusement. alambiqué, de plus curieux et de plus amusant. Cette ouverture du Roi d’Ys, déjà mainte fois entendue, et qui servait d’introduction à la deuxième séance du Trocadéro, doit avoir pour but de réaliser un idéal romantique entrevu par l’auteur dans sa rêverie, mais auquel, faute d’un commentaire initiateur, le public ne comprend trop rien. Qu’importe après tout qu’il comprenne, si le tableau l’occupe et l’intéresse, qu’importe le sujet pourvu que l’artiste y trouve l’occasion de nous montrer ce qu’il sait faire ? Un épisode de la vie héroïque, des pressentimens sombres, des passions violemment déchaînées, des champs de bataille et de victoire au-dessus desquels la mort plane, voilà ce que raconte cette symphonie avec une grande autorité de savoir et de conscience. C’est énergique, nerveux, touché d’une main sûre. Des longueurs, de l’ennui, vous en trouverez ici et là, jamais de platitudes. Dans la disette des idées, l’orchestration (qu’on me passe cet affreux mot) déploie des richesses infinies. Quelle adresse inventive dans les rythmes, que d’habileté dans l’emploi des registres de chaque instrument, dans la combinaison des sonorités ! tantôt, en plein silence, le violoncelle étend sa période pathétique, tantôt c’est la clarinette modulant dans son registre grave. J’ai remarqué surtout, dans la péroraison, une pédale de trompette de l’effet le plus neuf, le plus saisissant. Ah ! si là-dessous se déroulait le moindre thème, si cette constellation de sonorités fulgurantes avait derrière elle un de ces firmamens tout azur et mélodie comme les maîtres savent en créer ! Mais non, l’auteur s’en tient à son effet technique, et c’est alors que le désappointement vous prend, et que, résumant votre opinion sur ce musicien accompli qui joue de l’orchestre tanquam potestatem habens, vous ne pouvez vous empêcher de porter à part vous ce jugement : Tout cela est merveilleusement dit, mais tout cela valait-il la peine d’être dit ? L’ouverture de Zampa, au terme d’une pareille séance, c’était l’oasis sous les palmiers, la source vive et la manne au désert.

Quelqu’un a prétendu que rien n’est plus difficile que d’avoir du talent et plus facile que d’avoir du génie, deux qui voudront éprouver ce que ce mot contient de vrai n’auront besoin que d’entendre l’éblouissante symphonie d’Hérold au sortir du sombre et laborieux mélodrame de M. Lalo. Faisons trêve aux comparaisons et contentons-nous de mettre le chef-d’œuvre à sa place. Il semble chez nous, quand on parle d’ouvertures, qu’il n’y ait que les Allemands pour en écrire. Nous avons dans ce genre des morceaux de premier ordre auxquels nous marchandons l’estime et les honneurs qu’ils méritent, et que les autres pays leur accordent. L’ouverture de Zampa, l’ouverture de la Muette, passent encore aux yeux d’un certain public de conservatoire pour des œuvres d’une valeur toute relative, bonnes pour le théâtre et les orchestres en plein vent, admissibles même aux concerts Colonne et Pasdeloup, mais qui décemment ne sauraient figurer sur un programme de la rue Bergère. « Cela n’est point assez écrit, ce n’est pas le style de l’endroit, » vous répètent ces aristarques judicieux qui demain adresseront les mêmes reproches à telle pièce transportée du Gymnase à la rue Richelieu, et vous diront que le Demi-Monde et le Gendre de M. Poirier « ne sont point Théâtre-français ! « Heureusement que, si la société des concerts du Conservatoire affecte d’ignorer ces compositions de nos maîtres nationaux, tout le monde en Europe ne partage pas ce fier dédain, et d’orchestre de la Scala vient de le prouver.

On sait le mouvement qui depuis quelques années entraîne l’Italie vers la culture allemande. A Milan comme à Florence, Goethe et Heine sont aujourd’hui plus populaires que Béranger et que Musset, et la musique ne devait pas être la dernière à profiter de cette évolution. Tant que dura le règne de l’Autriche ! , c’était à qui referait d’entrer en communication avec une littérature qui parle la langue des tyrans, avec un art qui proclamait leur génie ; mais depuis que les Italiens sont devenus les maîtres chez eux, la haine politique ayant cessé, les rapports intellectuels ont repris, et sur cette race, la plus musicalement douée de la terre, une brise symphonique a soufflé du nord. Les Italiens n’avaient en cela qu’à se ressouvenir, car, si de tout temps ils eurent le secret de la mélodie, il fut aussi pour eux une illustre et classique période de science jet de tradition, et les descendans directs de Rossini, de Bellini, de Mercadante et de Donizetti n’auraient qu’un retour à faire vers le passé pour reconstituer à leur bénéfice le patrimoine inaliénable des Palestrina, des Scarlatti, des Lotti et des Cherubini. Shakspeare a dit : « L’horrible est le beau, le beau est l’horrible. « Il arrive ainsi très souvent en ce monde que le vieux soit le neuf. Et quant à l’Italie, je ne m’étonnerais point que sa régénération musicale lui vînt aujourd’hui par la science ; heureux pays, deux fois comblé de dons superbes, et qui, lorsqu’il en a fini avec Cimarosa et Rossini, n’a qu’à vouloir pour se reprendre aux anciennes traditions de ses écoles de Rome, de Florence et de Venise. Nous n’en sommes point encore aux résultats, mais on sent une impulsion donnée. L’ouverture des Promessi sposi, sobre d’effets, bien conduite et bien tempérée, a tout de suite mis en valeur parmi nous le nom de M. Ponchielli, célèbre de l’autre côté des Alpes ; on a également distingué l’ouverture en ut majeur de M. Foroni, la charmante gavotte pour instrumens à cordes de M. Bazzini, enlevée par les exécutans avec une extraordinaire volubilité, la Marche funèbre de M. Faccio, le chef brillant de cette compagnie. Ce morceau, destiné amener le deuil de la blonde Ophélie (il est intitulé Marche funèbre d’Hamlet), ne manque ni d’élévation ni de poésie, et, comme la plupart des marches funèbres, il est divisé en deux parties, ce qui fait qu’on lui a naturellement reproché de ressembler à la fameuse marche de Chopin, qu’il ne rappelle d’ailleurs que par la forme. La Contemplazione de M. Catalani, l’adagio pour instrumens à cordes de M. Bolzoni (premier alto de l’orchestre), la Lenore de M. Smareglia, un des lauréats du Conservatoire de Milan, sont des œuvres à mentionner et qui, à divers titres, caractérisent le mouvement orchestral en train de se développer. Des méditations, des romances sans paroles et des poèmes symphoniques, ce serait à se croire au pays de Mendelssohn ! Mais que les ennemis irréconciliables de la cavatine ne se hâtent point trop de crier victoire ; ces transformations-là, si nécessaires qu’elles soient, ne sont jamais radicales ; le génie d’un peuple ne se dément pas, et sur cette terre bénie du soleil et des muses, les lauriers-roses et les orangers cesseront de fleurir avant que le bel canto che nell’ anima si sente ait cessé d’être en honneur. Contre cet instinct de race, toutes les tendances systématiques échoueront, à moins que ces tendances ne réclament rien au-delà de certaines réformes dans la langue et la recherche de l’expression. En dépit des harmonistes et des sonoristes, l’Italie mélodique subsistera toujours, les compositions de l’heure actuelle ne permettent point à ce sujet l’ombre d’un doute. Contre cet éclectisme modéré, intelligent, les portes du wagnérisme ne prévaudront pas, et pour ma part je m’en réjouis, car il convient que la cause du chant et de la mélodie soit maintenue ; s’appuyer sur une école, avoir derrière soi des traditions, est un avantage qu’on ne déserte pas ; quelle force pour l’avenir qu’un grand passé !

L’Italie d’aujourd’hui reste fidèle au sien, tout en regardant du côté de l’Allemagne, et c’est de cet ordre d’idées que lui viendra sa renaissance musicale. Il n’en est pas moins curieux de voir la ballade de Bürger servir de thème à des compositions académiques. Aux temps de Donizetti et de Mercadante, on se contentait d’en faire des opéras dans le vieux style ; on ne veut aujourd’hui que des commentaires symphoniques, des illustrations d’un texte littéraire par la musique. Ainsi va le monde ; le centre de gravité se déplace et quitte le midi pour sauter au nord. Quand je pense qu’il y a un siècle environ des hommes comme Goethe sacrifiaient Mozart à Jomelli ! « Le souvenir est encore vivant à Stuttgart de la brillante période du duc Charles où Jomelli dirigeait l’Opéra, et ceux que ce dieu de l’harmonie ravissait d’enthousiasme n’ont que dédain pour notre musique et notre chant. » L’Allemagne à cette époque faisait bon marché d’elle-même, uniquement préoccupée qu’elle était de l’Italie ; elle avait Mozart, qu’elle trouvait « plein de rudesse, » et se prosternait devant Jomelli, « ce dieu de l’harmonie. » De nos jours, c’est tout le contraire ; ce chant, jadis l’objet de toutes les idolâtries, c’est justement ce qu’on reproche à l’Italie en lui disant : « Amendez-vous et venez chez moi vous mettre à l’école. » Et l’Italie d’accepter le rapprochement, mais en personne avisée et prudente, et tout en se promettant bien qu’il y aura concordat. C’est du moins là ce qui ressort des intéressantes études auxquelles ces concerts cosmopolites de l’exposition nous permettent de nous livrer. L’Italie ne faillira point à son passé, elle aura beau lier commerce avec l’Allemagne, on la reconnaîtra toujours à ses qualités comme à ses défauts.

Parler de ces orchestres qui nous visitent en ce moment, c’est aborder le chapitre des qualités. Commençons par l’orchestre de la Scala, le premier en date : de l’entrain, de la bravoure en même temps que la précision la plus correcte, une attaque à tout emporter, et dans le détail un art de nuancer qui vous enchante, une sûreté de jeu qui se communique à l’auditoire et double la jouissance ! La volubilité de ces professeurs dans l’ouverture du Matrimonio tient du prestige ; cette musique suave, élégante, exquise, ils ne se contentent pas de vous la dire, ils vous en donnent jusqu’au dessin, ils vous en tracent l’arabesque divine du bout de leurs archets, car, soit dit en passant, tout ce qui est beau pour l’oreille est également beau pour les yeux, et, saisie au vol par le crayon, traduite, interprétée sur le papier, une phrase de Mozart, de Cimarosa, de Bellini produira des croisemens de lignes d’un aspect charmant. Mais comme ces gens-là savent chanter ! Écoutez-les dans l’ouverture de Zampa se prendre au motif religieux qui succède à l’orgie entraînante du début ; à cette émotion sainte, à ce pathétique, un vague mysticisme vous pénètre, il vous revient un vague souvenir du XIe chant du paradis dantesque, vous avez des visions de sanctuaire que l’orgue emplirait d’harmonie et dont les vieux murs croulans seraient peints par le Giotto ou le Giottino. Je doute que cette magnifique symphonie d’Hérold puisse rencontrer une exécution plus brillante à la fois et plus émue. Je l’avais entendue quelques jours auparavant à l’un de nos concerts officiels, je l’ai entendue depuis aux Tuileries pendant la fête du 30 juin, mais sans éprouver nulle part ce sentiment de perfection atteinte. Les mêmes honneurs ont été rendus par l’orchestre de la Scala à l’ouverture de la Muette, un autre chef-d’œuvre en train de devenir national parmi nous. À défaut d’hymnes patriotiques, voilà au moins deux ouvertures bien françaises, et c’est avec un certain dilettantisme mêlé d’orgueil qu’on les retrouvait partout sur son passage au milieu des réjouissances publiques de cette fête, exceptionnelle à tant de titres, et dont la musique, avec ses orphéons et ses orchestres, a singulièrement rehaussé l’éclat.

Je voudrais n’offenser aucun scrupule et m’explique parfaitement que tout le monde n’aime pas la Marseillaise, mais je voudrais en même temps, au nom des droits de l’esthétique, plaider les circonstances atténuantes en faveur d’une inspiration incomparable et qui, chaque fois qu’on essaiera de la remplacer, tuera d’avance dans son germe l’œuvre du malencontreux compositeur. Il y aura toujours quelque prudhomie à prétendre reconstruire dans le silence du cabinet une de ces sublimités inconscientes et presque anonymes qui sont à un moment historique le cri échappé des entrailles d’une nation. M. Gounod, qui excelle à blaireauter sur vélin de la musique d’art, semble possédé d’une passion vraiment désespérante pour ce genre de composition tout de sentiment et tout en dehors. Comme jadis, en écrivant Gallia, il s’était imaginé doter son pays d’une sorte d’épopée musicale, il nous a donné pour les fêtes, de cette année sa cantate de Vive la France ! M. Gounod fait des chants patriotiques un peu comme le dentiste Capron, dont parle Voltaire, faisait des Pensées de La Rochefoucauld, il orchestre à grand bruit un Vive la France ! d’occasion qu’il replacera plus tard dans quelque Polyeucte, et, pour prix de ce troubadourisme, aussitôt la petite chanson terminée, l’orchestre et les orphéons en masse, autrement dit huit cents exécutais, entonnent le chant immortel de Rouget de l’Isle, qu’on acclame irrésistiblement :

C’est la moralité de cette comédie.


Après l’orchestre milanais de la Scala, nous avons eu l’orchestre des concerts populaires de Turin ; puis sont venus les Anglais, dont nous parlerons tout à l’heure. Rien de plus intéressant que ces sortes de défilés qui, sans qu’il nous en coûte le moindre dérangement, vont nous renseigner sur l’état actuel des esprits. Ainsi cette tendance au drame symphonique déjà signalée chez l’auteur du poème musical de Lenore reparaîtra à nos yeux plus systématiquement accentuée dans les intermèdes écrits par M. Manicelli pour une tragédie de Cléopâtre. C’est de la Cléopâtre courtisane et triomphante que le compositeur semble surtout s’être inspiré dans son ouverture ; j’entends bien au début un furieux branle-bas de trompettes et de grosse caisse, mais je passe et me hâte de saisir au vol comme un divin, papillon qu’elle est la ravissante phrase qui s’en dégage : toutes les montagnes en mal d’enfant n’accouchent pas d’une souris. Comme rythme et combinaison de timbres, c’est d’une nouveauté, d’une distinction exquises. A peine ai-je besoin d’ajouter que cette architecture rompt ouvertement avec l’ancienne, ce qui sans aucun doute a son avantage, attendu qu’il faut être poncif le moins possible, mais ce qui en définitive n’est point tout, ainsi que nous l’a démontré surabondamment, deux morceaux plus loin, l’ouverture de la Sémiramide, capable, sous son vieux moule rossinien, de défier, par la grandeur et l’étonnante majesté de son portique, maint palais fameux dont s’enorgueillit la forme moderne. Et d’ailleurs où voyons-nous aujourd’hui qu’il existe en musique une forme ? le but suprême n’est-il pas de n’en point avoir ? Haydn, Mozart, ont une architecture saisissable au premier coup d’œil dans son ensemble et son harmonie ; Beethoven, même vieillissant, obéit à d’imprescriptibles lois de symétrie, et le rossinisme d’autrefois, tant décrié pour ses fioritures, correspond au style orné, fleuri des Corinthiens. D’architecture musicale, mais il n’y a pour n’en point avoir que les grands hommes de ce temps ! Un fût de colonne ici et là, un chapiteau soigneusement ouvré, des fragmens, des mosaïques de sonorités, des minuties cousues les unes au bout des autres, voilà où nous en sommes ! Élargissez, variez, changez les formes, mais pour Dieu qu’une ouverture soit une ouverture, et qu’une suite pour orchestre ne s’intitule plus un opéra, car il faut qu’un art ait son architecture, et mieux vaut en désespoir de cause, conserver l’ancienne que de n’en point avoir du tout.

Il est possible, ainsi qu’on l’a prétendu, que M. Luigi Mancinelli soit un Massenet italien, mais alors ce serait un Massenet ayant des idées. Des intermèdes écrits pour la tragédie de Cléopâtre, l’orchestre populaire de Turin ne nous en a fait entendre que trois : l’ouverture, l’andante-barcarolle, la marche. En dehors de cette partie, toute dans la lumière de l’amour et du triomphe, il en est une autre dramatique et sombre et qui se compose d’une symphonie intitulée : la Bataille d’Actium, d’un scherzo-orgie, et d’une marche funèbre. Représentée à Rome, au théâtre Valle en 1877, la Cléopâtre de M. Pietro Cossa valut au jeune auteur de ces intermèdes un succès d’enthousiasme que les applaudissemens du public parisien viennent de ratifier. M. Mancinelli n’a pas trente ans, et déjà sa renommée commence à compter. Qui l’empêche de pousser dès aujourd’hui son succès plus loin et de compléter l’aventure ; après avoir si brillamment écrit des intermèdes pour la tragédie d’un autre, pourquoi ne ferait-il pas de cette tragédie un opéra : sa Cléopâtre ? Un tel sujet, si beau qu’il soit, ne dépasse ni son talent ni son inspiration ; il a l’éclat et la richesse de l’instrumentation moderne, il a le savoir et l’instinct du style ; c’est assez pour que Shakspeare et la Grande-Reine lui viennent en aide.

Tout le monde connaît le triste rôle que notre musique française joue au Trocadéro ; il n’y a malheureusement pas d’illusion à se faire là-dessus. Mais si nos concerts symphoniques n’éveillent aucun intérêt, que dire de ce qui se passe pour nos matinées de musique de chambre, hélas ! bien autrement délaissées toujours par suite de la mauvaise organisation des choses ? Se figure-t-on des séances de quatuor uniquement ravitaillées par nos propres ressources, qui sont, chacun le sait, des plus modiques en ce genre ? Exclure délibérément de la partie Haydn, Mozart, Beethoven, Weber, Schumann, etc., c’était non pas ouvrir aux nôtres un plus libre espace, mais de gaîté de cœur créer le vide. Pour quelques œuvres vraiment distinguées que nous possédons en musique de chambre, les Italiens, les Allemands en comptent des centaines. Eux présens, les matinées eussent pris un intérêt, une variété dont nos compositeurs auraient profité tout les premiers. Au lieu de cela qu’arrive-t-il ? La salle est déserte, et des noms assurément recommandables, mais sans attrait pour le public, sont à demeure sur l’affiche. Dès l’abord de cette Salle des Conférences, le froid vous gagne ; impossible d’imaginer un local répondant moins à cette. idée de plaisir discret et commode, d’honnête et parfait confortable qu’éveille au cœur d’un dilettante pratiquant ce simple mot de musique de chambre ! On se croirait dans le vestibule abandonné d’un hôtel des ventes. Des murailles nues, des chaises de paille, une estrade que recouvre à peine un maigre tapis ; c’est délabré, c’est lamentable ! On se tait pourtant, on écoute par respect pour les artistes d’un si beau courage qui apportent à l’interprétation d’œuvres souvent médiocres la même ardeur et le même soin scrupuleux qu’ils mettent à jouer du Beethoven. Heureusement parmi les compositions qui se succèdent toutes ne se ressemblent pas, et, si l’on en compte tant et plus d’insignifiantes, il faut en citer quelques-unes de remarquables, et tout de suite, en première ligne, le trio inédit de Castillon, un musicien de race celui-là, qui, tout gentilhomme qu’il était, savait son affaire et partait pour devenir un maître quand la mort brusquement l’arrêta. — N’oublions ni l’andantino con moto du quatuor de M. Dancla, ni les pièces pour piano à pédales de M. Ch. V. Alkan exécutées par l’auteur, et tenons compte à M. Widor de son trio pour piano, violon et violoncelle. L’andante surtout mérite nos meilleurs éloges ; c’est dessiné, conduit à la Schumann, et quel sentiment, quelle mélodique simplicité dans le thème ! Ajoutons que l’interprétation était ce qu’on peut rêver de plus parfait, M. Widor jouait la partie de piano en virtuose irréprochable, et le premier violon s’appelait Maurin, c’est-à-dire la sûreté, le phrasé, le brio, l’autorité en personne. Par momens et pour la vigueur de l’attaque, ce coup d’archet-là vaut un coup de sabre. Il y a aussi bien du talent dans les compositions de M. H. Gouvy (quatuor à corde op. 56, trio en si bémol). C’est du Mendelssohn un peu effacé et d’un romantisme doux, rêveur, modéré, toujours sympathique, avec beaucoup de savoir et d’intelligence du procédé instrumental. M. Gouvy doit avoir énormément expérimenté, il a composé des cahiers de lieds comme Schubert, des symphonies comme Mendelssohn, des quatuors comme Cherubini, et je ne m’étonnerais pas qu’il tînt en portefeuille un assortiment d’opéras ; toujours est-il que ses ouvrages font la ressource de ces concerts petits et grands du Trocadéro.

Les Anglais à leur tour sont venus et nous ont donné trois séances des plus intéressantes. Ce n’est plus avec eux, comme avec les Italiens, simplement de la musique comparée, c’est de l’ethnographie. L’Anglais ne se contente pas de prêter de l’attention à ce qui en mérite, il y apporte toute son attention et fait en conscience tout ce qu’il fait. Ouvrez le Times d’un de ces jours passés, vous y trouverez la Carmen de Bizet discutée avec le même sérieux et la même abondance que le traité de Berlin. Au milieu de la préoccupation politique universelle, deux colonnes en petit texte, — quelque chose comme six colonnes d’un grand journal français, — consacrées à l’étude approfondie d’un opéra-comique : d’un côté lord Beaconsfield avec son énorme discours apologétique, de l’autre la dernière création d’un pauvre jeune maître mort naguère, et la même flamme pour les deux sujets, la même passion pour Carmen que pour « la route des Indes ; » tout cela traité avec un sérieux qui donne à réfléchir aux pays qui se croient artistes pardessus tout et qui peut-être ne le sont que trop ! Ces auditions, véritable étude de mœurs nationales, vous saisissent par leur caractère d’impersonnalité. Nul ne prend le public à partie, et ne songe à se mettre en valeur aux dépens du voisin, il n’y a que le maître qui compte, et quand ce maître est mort depuis deux ou trois siècles, on l’étudie pendant des années, des générations s’usent à compulser des textes et des traditions, et ce qu’on nous fait entendre est le dernier mot, la loi et les prophètes. Quant au goût du public, il n’a rien à voir là dedans ; si le public ne sait point apprécier ce qui est beau et grand, tant pis pour le public, il ne lui sera fait aucune concession ; libre aux autres d’entrer en coquetterie avec leur auditoire, l’artiste anglais est une sorte d’interprète juré qui ne peut s’écarter de son texte. N’oublions pas que de temps immémorial la musique marche de pair en Angleterre avec l’église et la foi. On est à l’université docteur en théologie, en droit et en musique. Avec la Bible vient l’orgue ; et le chant forme partie intégrante du culte, le chant de tout le monde, entendons-nous bien, ce qui dès les premiers jours de la réforme devait multiplier les réunions musicales et servir de point de départ à tous ces petits centres provinciaux où les œuvres de quelques illustrations nationales reparaissent perpétuellement avec une monotonie désolante. Oui, tout cela finit par être ennuyeux, assommant, je vous l’accorde, et cette continuelle absence de l’orchestre vous devient insupportable. Ces cent cinquante voix qui n’en font qu’une m’agacent à la longue par leur absolue perfection, et mon imperfection à moi réclame un signe d’individualité quelconque, fût-ce même une fausse note. C’est froid, très froid, parce que c’est impersonnel ; mais il faut avoir entendu les pianissimo des chœurs dirigés par M. Leslie pour savoir ce que c’est que cette immense voix collective. Vous diriez une gigantesque harpe éolienne ; et, chose curieuse, les qualités qui manquent aux solistes se rencontrent amplement dans l’être collectif. Les chœurs ont de l’énergie, de la rudesse, de la variété, de l’imprévu, tandis que le chanteur, lorsqu’il se manifeste isolément, vous laisse à désirer tout cela. Voix superbes pourtant et d’une égalité merveilleuse, belles surtout de leur jeunesse, de leur santé, et, comment rendre ici mon impression ? de leur contact immédiat avec la nature, fortes, pures, aérées, mais sans chaleur ; la note vient comme elle vient, elle n’est jamais saisie, elle coule, n’est jamais attaquée, et par instans on se prendrait à regretter l’affreuse maestria d’une Thérésa ou la rauque sauvagerie d’une Galli-Marié, regret malsain, je n’en disconviens pas, mais que forcément la monotonie vous inspire et que jadis exprimait si bien cet homme d’esprit qui demandait un loup parmi les moutons de Mme Deshoulières. Parlez-moi du vieux Purcell et de son cri de guerre (come il you dare) : ce chant de défi écrit vers 1680 vous en apprendra plus sur Händel et sa vraie provenance que toutes les théories philosophico-historiques du savantissime docteur Chrysander. Händel se rattache à la période cromwellienne bien autrement qu’à la Germanie natale. Ce roi Arthur est le père de Josué et des Macchabées, et les Anglais ont cent fois raison de revendiquer cette gloire comme nationale, même inspiration, mêmes procédés, même phraséologie. Händel n’est point tant Allemand qu’on se le figure. Conservons-lui la perruque in-folio des électeurs de Hanovre, mais si nous voulons avoir sa vraie et vivante image, accoutrons le bonhomme de la cuirasse des Rouhdheads.

Il y a dans la voix des femmes anglaises une particularité à signaler : ces voix dépourvues de passion se distinguent par une sentimentalité sui generis, elles ont je ne sais quoi de rêveur, de plaintif et d’abstrait, un charme mélancolique et doux que notre spirituelle voisine de stalle appelait : le lacrymœ rerum. Vous songez à la Desdemona de Shakspeare assise sous les saules, mais sous les saules de l’humide Angleterre ; au pays vénitien, il n’y a point de saules, et la déchirante complainte de Rossini n’est pas faite pour les voix de Mme Mudie et de miss Fanny Robertson, toutes deux gracieusement douées de ce don sentimental, comme vous en aurez la preuve si vous les entendez dans les compositions de M. Sullivan. Le passage à Paris des orchestres italiens nous avait révélé M. Mancinelli, et, toujours grâce à notre exposition, nous connaissons à présent M. Arthur Sullivan, un des compositeurs anglais les plus en vue, le Gounod britannique si vous aimez les termes de comparaison. Son chant triomphal, se couronnant par un verset du Te Deum, est une page écrite d’un style large et bien moderne avec des explosions à tout enlever ; vous y sentez le musicien habile à manier les voix et l’orchestre et capable de grands effets. Ces trois auditions ont eu lieu sous les auspices du prince de Galles, dont l’activité personnelle ne se dément pas. Nous savions du reste et de longue date combien la musique est placée haut dans cette maison royale d’Angleterre. Je laisse à ceux qui ont eu l’honneur d’être les ministres de la reine Victoria et de lire sa correspondance le soin de dire quel homme d’état se dérobe sous le voile de l’auguste veuve, mais ce qu’il m’est permis d’affirmer, c’est que Meyerbeer avait coutume de parler d’elle comme d’une musicienne et d’une esthéticienne hors ligne, et Meyerbeer, si courtisan qu’on lui reproche d’avoir été dans sa vie publique, ne ménageait pas les princes quand il les jugeait entre amis. Il les avait tous plus ou moins fréquentés, se plaisait en leur compagnie et même jusqu’à l’excès, oubliant comme Goethe et Cuvier sa propre grandeur pour se soumettre aux classifications d’un cérémonial ridicule ; mais le diable n’y perdait rien, et, tout en rendant justice et respect à qui de droit, en saluant le mérite et la compétence sur le trône, l’auteur du Prophète ne négligeait pas l’occasion de s’égayer aux dépens de ces rois et reines de féerie qui n’aimaient que la musique d’Orphée aux enfers, et auraient voulu chasser les cuivres de l’orchestre parce que les cuivres « effraient aux revues les chevaux de troupe. » Ces goûts de la reine d’Angleterre pour les beaux-arts, tous ses enfans les partagent à divers titres, et le duc d’Edimbourg a déjà pris rang parmi les bons violonistes classiques de son pays. Nous ignorons trop sur le continent cette vie musicale des hautes classes en Angleterre où l’amateur a toujours fait grande figure. En 1784 ; lors de la première « commémoration de Händel, » en présence du roi George III, Mme Joshua Bates, femme d’un très riche banquier, reçut du comité du festival la somme de 3,000 livres sterling (75,000 fr.) pour chanter trois fois, ce qu’elle fit, — ayant à côté d’elle la Mara, — avec un succès resté légendaire dans les fastes du dilettantisme britannique. J’ai rencontré là il y a quelques années des sociétés composées de jeunes gens du plus grand monde, les Wandering Minstrels par exemple, qui parcouraient la province et se faisaient entendre au profit d’œuvres de bienfaisance. Les choristes de M. Leslie ne se réclament d’aucune accointance avec le high life, ce sont tout simplement de braves gens de la petite classe moyenne qui, en temps ordinaire, vouent à la musique les loisirs gagnés par d’autres travaux et qui, par ce festival européen que notre exposition met en branle, sont venus sans marchander leur peine et leurs études, n’ayant en vue que l’amour-propre national et la plus grande gloire de leur excellent chef.

Autant chez les Anglais la discipline contribue à produire les grands effets de sonorité, autant chez le Tsigane prévaut la personnalité, une personnalité collective sans doute, puisque nous sommes en présence d’un orchestre, mais tous y vont de leur propre ardeur et c’est la force magnétique et non la règle qui conduit le bal. Faire jouer au Tsigane de la musique qui n’est point sa musique à lui, le faire jouer à toute heure et partout, c’est transformer un jaguar en chien d’aveugle. Ces nomades-là ont la grâce sauvage et la bondissante agilité du fauve avec des effusions de tendresse et de mélancolie navrantes et par-dessus tout, au plus haut degré, la musique instinctive. Prenez une bande de première force, et quand vous vous êtes mis en rapport avec elle, jouez-lui un morceau qu’elle n’ait jamais pu entendre, mais où prédomine un rythme, une mélodie bien caractérisés, vous verrez aussitôt toutes ces physionomies s’émouvoir en travail d’assimilation, puis après un instant, au signe du chef, votre morceau prendra vie et vous reviendra tout entier orchestré et lancé d’un entrain infernal. Avant de rencontrer les Tsiganes à l’exposition, nous les avions entendus à l’ambassade d’Angleterre lors de la fête donnée en l’honneur du prince de Galles et cette fois dans des conditions d’encadrement et de pittoresque bien autrement favorables.

Au milieu du brouhaha des salons et de tant de bruits civilisés qui les emplissaient, l’oreille de loin en loin percevait comme un cri de détresse, comme un appel discordant auquel rien ne répondait. Cela partait d’un buisson de verdure, d’une sorte de sapinière improvisée dans la cage du grand escalier ; qu’était-ce que ces âpres et plaintifs échos ? tout le monde se le demandait, quand une curieuse, bientôt suivie de plusieurs autres, imagina d’aller y voir. « Ce sont les Tsiganes hongrois ! » dit une voix. Ils étaient là cachés sous les mélèzes et s’escrimant à jouer à leur manière une valse de Strauss. — Non ! pas cela, mais un tsardasch, réclame un amateur mieux avisé. — La valse terminée, on passe au tsardasch, et je vois encore un jeune dilettante franchir d’un bond les premières marches de l’escalier en s’écriant : « On se croirait à Pesth ! » À ces simples mots, mais électriques pour le chef d’orchestre et ses musiciens, ils se mirent à jouer leur musique, mélodies étranges, enfiévrées, qu’un enthousiasme frémissant accueillait ; peu à peu la foule attirée malgré elle s’était amassée, et le grand escalier ne tarda pas à présenter l’aspect d’un tableau de Véronèse. Quels sons tirait des cordes l’âpre morsure de ces archets diaboliques, je n’essaierai pas de vous le dire ; on était vaincu, entraîné ; l’évocation avait eu lieu et le démon y répondait, car pour enlever d’un coup tous ces musiciens instinctifs de la puszta, il avait suffi d’une âme vibrant à l’unisson et les comprenant. Le nom de la patrie absente, un regard sympathique, toute la magie était là. Et alors celui qui avait prononcé le mot de Pesth me rappela que la dernière fois que nous les avions entendus ensemble c’était à la veille de Sadowa, au Schülzenhof de Pesth, où Gyula Andrassy, le chancelier actuel d’Autriche-Hongrie, distribuait avec le plus bel entrain des quartiers de poulets frits aux danseurs et s’écriait en écoutant la bande de Fargasch que sa joie d’entendre de nouveau cette musique le dédommageait des eux années d’exil qu’il venait de faire. Aujourd’hui Gyula Andrassy, de concert avec M. de Bismarck, règle à Berlin les destinées de l’Europe, et ses amis les Tsiganes sont chez nous jouant leurs tsardasch pour le prince de Galles et nos bons Parisiens.

On se demande ce que devient au milieu de tout cela notre société des concerts du Conservatoire, elle qui devrait donner l’exemple et montrer la première aux étrangers ce que nous sommes et savons faire ? Partout règne la plus noble émulation, de tous côtés les orchestres nous arrivent, c’est à qui, bravement et loyalement, prendra part à ce grand concours orchestral auquel le Trocadéro sert de théâtre, et le Conservatoire, au lieu de se mettre à la tête du mouvement, reste chez lui, sa grandeur l’attache au rivage. Cependant, pour si grand seigneur qu’on se tienne, ce n’est point se commettre que d’accepter une fois tous les dix ans la lutte avec les premiers orchestres de l’Europe ; dédaigneuses ou non, ces abstentions-là finissent toujours par nuire à qui affecte de les pratiquer. Nous préservent les dieux immortels de méconnaître un seul instant la supériorité proverbiale de notre orchestre du Conservatoire, c’est au contraire parce que cette gloire nationale nous est chère que nous aurions voulu la voir mise à l’abri de la médisance. Car en définitive tout le monde n’a pas les mêmes raisons que nous autres Français de s’incliner devant ce principat. C’était le cas ou jamais de le faire consacrer, et de très haut, par l’Europe entière. Mais pour cela il eût fallu accepter courtoisement la lutte que les autres nous offraient et venir au combat avec des armes qui fussent égales. Est-ce donc là ce qui se passe ? L’état construit une immense salle spécialement destinée à ces concours internationaux, et, tandis que les artistes étrangers s’empressent de répondre à son appel, les nôtres, — et les meilleurs d’entre les nôtres, — restent chez eux et s’y claquemurent au risque de faire dire qu’ils redoutent les changemens d’atmosphère, comme si les violons et les trombones couraient risque de s’enrhumer en passant de la serre chaude de la rue Bergère au grand air du Champ de Mars. Admettons que l’acoustique de cette vaste nef du Trocadéro ne soit point sans reproche : pourquoi l’orchestre du Conservatoire ne se soumettrait-il pas à des conditions que les orchestres de Milan et de Turin, affrontaient hier, que ceux de Londres ou de Vienne affronteront peut-être demain ? pourquoi se ménager ainsi tous les bénéfices et se calfeutrer ainsi dans son home, s’y dorloter, en laissant les autres essuyer les plâtres ? Est-ce de bonne guerre cela, est-ce simplement de l’hospitalité ? Ce que vaut l’orchestre du Conservatoire quand il joue Beethoven devant son public émérite de la rue Bergère, nous le savons depuis trente ans : l’occasion n’était-elle pas venue pour lui de s’espacer enfin, de s’aérer, de montrer aux hérétiques, s’il en existe, que tous les répertoires sont à sa convenance, comme toutes les salles, et que, quel que soit le terrain où ses rivaux l’attirent,

Qu’on le défie en grec, prose, vers ou latin,


il est prêt à ramasser le gant sur place, ne redoutant rien, ni des dispositions d’une assemblée plus nombreuse et moins favorablement prévenue, ni des conditions plus ou moins ingrates du local. On connaît le mot d’Auber sur Félicien David au milieu de l’enthousiasme provoqué par la symphonie du Désert : « Attendons qu’il descende de son chameau. » Peut-être bien le monde s’attendait-il aussi à voir l’orchestre du Conservatoire saisir cet à-propos de l’exposition pour sortir de son stradivarius, et pendant quelques jours se mêler au train de la vie commune, faire à l’exemple des orchestres de Milan et de Turin, et tout bonnement, tout bourgeoisement, jouer nos maîtres, nos petite maîtres : coram populo. Jouer les ouvertures de la Muette et de Zampa, jouer même du Boïeldieu, c’est assurément un grand effort ; mais en somme cela n’arrive guère que tous les dix ans, et l’on n’en meurt pas. Il est vrai que le ministre des beaux-arts, loin de contredire à cette attitude absolument inopportune, mettait toutes ses grâces à l’encourager : « Ne vous dérangez pas, messieurs, restez chez vous, je vous amène tout mon monde. » N’est-ce point du dernier galant : « Messieurs les Anglais, tirez les premiers. » M. Bardoux vient de trouver sa variante à ce mot charmant de notre histoire, et, pirouettant sur ses talons, il s’écrie, la rose à sa boutonnière : « Messieurs les Français, jouez les derniers, ou plutôt ne jouez pas du tout. » Nous avions sous la main la société des concerts du Conservatoire, et comme c’était le plus bel atout de notre jeu, nous l’écartons ingénieusement. « L’Europe vous attend au Champ de Mars, la France, qui fait appel à toutes ses forces nationales, compte sur vous, ne bougez pas, voici mes invités ; seulement, pendant qu’ils prennent des sorbets, tâchez, je vous prie, de les divertir un peu en leur jouant quelques bagatelles de votre répertoire ! » Comment M. le ministre des beaux-arts a-t-il pas compris que dans les circonstances où nous sommes la meilleure manière d’honorer la société des concerts était de lui confier publiquement le soin de représenter la France dans ce grand concours instrumental ?

J’admets que des artistes tels que ceux-là échappent à toute admonestation, mais en supposant des répugnances que d’ailleurs on ne s’expliquerait pas, j’ai peine à croire que l’argument patriotique n’en eût point eu raison. Toujours est-il qu’en présence d’une abstention si fâcheuse le premier devoir qui s’imposait au ministre était de réagir, et que la situation réclamait autre chose que des fadaises débitées la bouche en cœur. Le Conservatoire a perdu là une belle occasion de s’affirmer et le ministre une occasion meilleure de témoigner de son aptitude à diriger les corps placés sous sa dépendance. Mais on ne peut songer à tout, et, quand d’illustres desseins vous préoccupent, il est très naturel que certains détails vous échappent. M. Bardoux n’envisage, lui, que les grandes lignes, il entend « relever le niveau de l’art, » et, pour commencer les réformes par le Conservatoire, il s’adresse à la commission du budget et lui demande les fonds nécessaires pour créer… quoi ? devinez, je vous le donne en mille, une chaire d’esthétique ! Une chaire d’esthétique au Conservatoire, voilà ce que Shakspeare appellerait du caviar pour le peuple ! Est-ce avec d’abstraites définitions du beau musical que se forment les Nourrit, les Levasseur, les Duprez ? L’esthétique ! Demandez un peu à M. Faure ce qu’il pense de cet oiseau-là et de son ramage. J’ai connu dans ma vie de très grands chanteurs qui avaient des clartés sur tout, Nourrit que je viens de nommer, par exemple ; mais ce n’est point parce qu’il raisonnait de son art qu’il était un grand chanteur, et ni Garcia, ni Rubini, ni la Malibran, ni la Sontag, n’ont jamais rien compris à tous ces trésors d’idéalités que dépensaient à leur sujet les Stendhal, les Vitet et les Mérimée. D’Alembert l’a dit et bien dit : « Aux musiciens à faire de la musique, et aux philosophes d’en discourir. » Laissons les choses être ce qu’elles sont et ne confondons point la pratique avec la théorie. C’est bien assez d’une chaire d’esthétique au Collège de France. Plusieurs même prétendent que c’est déjà trop. — Cette fois d’ailleurs l’invention n’a pas même le mérite de la nouveauté, car cette place ou plutôt ce prétexte à sinécure existait il y a quelques années et elle avait pour titulaire un aimable compositeur d’opéras-comiques, M. Eugène Gauthier, mort récemment. Ce cours, je dois le dire, n’attirait qu’un fort mince auditoire : rari nantes, et les élèves de la maison y brillaient surtout par leur absence. Ajouterai-je qu’on n’y parlait jamais d’esthétique ? L’auteur, homme d’esprit, mais d’une compétence au moins douteuse en si doctes questions, se sauvait par les plus amusantes supercheries. Ne pouvant être profond, il tâchait d’être aimable, il évoquait les Jeux et les Ris à défaut des Muses. C’est ainsi qu’il nous fut donné d’apprendre toute sorte d’historiettes badines sur l’ancien Feydeau. La science du beau, les rapports de l’esthétique et de la métaphysique, l’αἴσθησις étaient le moindre de ses soucis ; il ne vous enseignait rien du beau dans la musique, mais en revanche il vous initiait aux mœurs privées de Dalayrac, de Nicolo Isouard, de Martin et d’Elleviou, et vous racontait les amourettes de la Saint-Aubin, un peu comme ce marquis de Châteauneuf qui, ne sachant comment s’y prendre pour parler à son public de la Mécanique céleste, lui disait que M. de La Place avait deux goussets à sa culotte et portait, selon la mode d’alors, deux grosses montres à breloques qui n’allaient jamais d’accord. Soyons sérieux, et si nous jugeons utiles certaines réformes, n’y procédons qu’avec méthode. L’Italie a de tout temps été célèbre par son enseignement. Le Conservatoire de Milan y tient encore sa place, et nous connaissons à Florence tel professeur capable d’en remontrer aux plus habiles. Que M. Bardoux envoie là des hommes en état de recueillir des informations pratiques et de l’éclairer à leur retour. Mais qu’il se modère, qu’il laisse l’inspiration aux artistes et à Prudence ses enchantemens ; un ministre n’a pas besoin d’avoir une idée par jour. Des chaires d’esthétique et d’histoire au Conservatoire ! Mais soignez donc vos classes de solfège qui en ont grand besoin ; cela vaudra mieux.


HENRI BLAZE DE BURY.