Les Confessions du Père Lacordaire

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Les Confessions du Père Lacordaire
Revue des Deux Mondestome 51 (p. 225-243).
LES CONFESSIONS
DU PÈRE LACORDAIRE

I. Correspondance du révérend père Lacordaire avec madame Swetchine, publiées par M. de Falloux; 1 vol. in-8o. 1864. — II. Lettres du révérend père Lacordaire à des jeunes gens, publiées par M. l’abbé Perreyve; 1 vol. in-8o, 1863. — III. Le révérend père Lacordaire, par M. de Montalembert, etc.

A mesure que le siècle vieillit, les hommes qui ont vécu de sa vie s’en vont avec les années. L’arbre se dépouille de ses premières et vigoureuses feuilles. Les générations passent, et les règnes d’idées comme les règnes de dynasties se succèdent. Le combattant de la veille retombant sur ses armes brisées se voit enlevé aux luttes qu’il aimait, et va se reposer dans la mort. Ceux qui restent debout s’arrêtent quelquefois étonnés de n’être plus les jeunes, les vaillans et les hardis, et voient déjà grandir après eux une autre jeunesse agitée de nouvelles ardeurs, marchant à un but encore indistinct. Le monde ne s’arrête pas, mais il change, et au milieu même de cette évolution qui s’accomplit, on n’a qu’à tourner son regard un peu en arrière pour voir se relever par degrés à l’horizon tout ce passé d’hier, ce mouvement d’idées, de doctrines, de passions ardentes, de polémiques intellectuelles et religieuses, qui a ses épisodes et ses personnifications, qui se dessine déjà comme un spectacle de l’histoire.

Qui ne se souvient, — et ici ce n’est pas notre génération qui peut se souvenir, ce sont ceux de ce temps qui le racontent pour l’avoir vu, — qui ne se souvient de ce groupe de quelques jeunes hommes rassemblés au lendemain d’une révolution, il y a trente-trois ans, autour d’un prêtre de violent génie, pour relever la religion catholique par la liberté, pour la dégager de toutes les solidarités absolutistes? Un de ces jeunes athlètes avait vingt-huit ans à peine, et il était déjà prêtre lui-même après avoir vécu de la vie du siècle. Inconnu la veille, il n’était pas seulement devenu du soir au lendemain un brûlant polémiste ; il allait avec ses compagnons ou avec son maître rendre témoignage de sa foi devant les tribunaux, jusque devant la cour des pairs. Au magistrat qui disait que les prêtres étaient les ministres d’un pouvoir étranger, il répondait avec impétuosité : « Nous sommes les ministres de quelqu’un qui n’est étranger nulle part, de Dieu! » Il harcelait, au nom de la liberté religieuse, un malheureux sous-préfet qui avait employé la force des armes pour ouvrir la porte d’une église à un mort impénitent, et allant résolument jusqu’au bout de ses idées, appelant dès ce temps la séparation entière de l’église et du pouvoir civil, il conseillait aux prêtres ses frères de prendre leur Dieu déshonoré et de le porter dans quelque hutte faite avec des planches de sapin pour le préserver des insultes auxquelles il était exposé dans les temples de l’état. C’était un tribun catholique aussi audacieux dans la lutte que prompt à se soumettre bientôt devant un mot venu de Rome. Franchissez maintenant quelques années. Qui de nous ne se souvient d’avoir vu un jour, vers 1844, ce jeune prêtre de 1830, transformé en moine, monter dans la chaire de Notre-Dame de Paris avec ce froc blanc du dominicain qui ne s’était pas vu en France depuis la révolution de la fin du dernier siècle ? Il faisait un visible effort pour se contenir, et il restait toujours en lui quelque chose du jeune tribun de l’Avenir. Sa tête, à demi rasée et délicatement austère, rayonnait d’intelligence, son regard avait une ardeur pénétrante et sympathique. Toute sa personne laissait voir sous le froc une distinction naturelle et comme une élégante fierté. Sa parole, hardie, imagée et vibrante, semblait courir au-dessus des abîmes et se complaire à cette gymnastique audacieuse. Ce n’était peut-être pas la simplicité sévère et sobre des anciens prédicateurs; mais cette parole d’une originale nouveauté avait le don de remuer une jeunesse étonnée de trouver tant de chaleur et de large sympathie sous la robe d’un moine. Laissez encore s’écouler quatre années : voici tout à coup, au lendemain d’une révolution nouvelle, ce froc blanc du dominicain entrant dans une assemblée souveraine par la toute-puissance du suffrage universel, après s’être montré dans les clubs. Il ne resta pas longtemps, il est vrai, sur cette scène troublée, et ce fut peut-être une habileté de celui qui le portait de s’éclipser avant les épreuves où sa conscience eût souffert. Il ne paraît un instant dans cette assemblée de 1848 que pour rentrer aussitôt dans l’obscurité de la vie religieuse. Et si vous voulez achever cette histoire, ne vous souvenez-vous pas enfin de ce jour où pour la première fois une robe de moine fait son entrée à l’Académie française, comme pour attester le chemin parcouru en trente années et la puissance du talent? C’est lui, c’est toujours le même homme mêlé à tout en paraissant se retirer de tout, vivant à la fois de la vie du religieux et de la vie du siècle, occupé de prédication ou d’enseignement, cénobite et académicien, polémiste et maître d’école, comme il s’était appelé un jour; c’est l’abbé, le père Henri Lacordaire, un type de la vie religieuse et morale contemporaine, le prédicateur aimé de la jeunesse, le réorganisateur de l’ordre de saint Dominique dans un pays et à une époque sceptiques pour ces résurrections, — le prêtre le mieux fait en un mot pour rapprocher, dans un esprit sincère, indépendant et hardi, la religion et les libérales aspirations des sociétés nouvelles.

Une partie de la vie et du caractère du prêtre est en pleine lumière; c’est ce côté extérieur, cette action sensible et palpable de l’orateur de Notre-Dame, de l’homme qui un jour dans ses méditations ardentes cherche un moyen de saisir plus directement son siècle par une image visible, qui mêle à sa propagande de prédicateur et de moine des apparitions à l’assemblée constituante ou à l’Académie pour finir par se réfugier dans une école du midi, en face de la Montagne-Noire, au milieu d’une jeunesse attirée par son nom. Une autre partie de la vie et du caractère de Lacordaire est restée plongée dans l’ombre, et c’est justement ce côté plus intime que dévoilent ses lettres, celles que publiait il y a peu de temps M. l’abbé Perreyve, son disciple de prédilection, et celles que publie aujourd’hui M. de Falloux, qui est encore plus, si je ne me trompe, l’exécuteur testamentaire de Mme Swetchine que de Lacordaire. Ces lettres comblent les intervalles d’une carrière un peu abrupte et quelquefois violemment entrecoupée en apparence ; elles font pénétrer dans une âme qui a vécu par la prière, par la lutte et par la parole, qui a connu évidemment les anxiétés du combat intérieur, et qui commençait, il y a trente-trois ans, après la campagne de l’Avenir, par la première, la plus douloureuse des épreuves, la rupture avec un ami, un maître qui était un homme de génie, et la soumission à la parole de Rome. Tout cela est le passé aujourd’hui; la mort est venue, et les souvenirs s’échappent de tous côtés. Je ne sais, à vrai dire, si tout est bien profit pour Lacordaire dans quelques- unes de ces divulgations, et si on ne le fait pas disparaître un peu notamment dans l’ombre grise de Mme Swetchine. Une fortune singulière et capricieuse avait rapproché ces deux âmes au lendemain des déceptions de 1831, et ce ne pouvait être assurément une personne vulgaire celle à qui Lacordaire écrivait comme à une mère : « Nul depuis dix ans n’avait dirigé ma vie que moi seul avec mon esprit encore mal formé, enthousiaste, hardi, aventureux, quelquefois bizarre... Vous êtes la première qui m’ayez guidé, vous m’avez pris au moment où mes catastrophes m’avaient averti de la difficulté de la vie et de l’orgueil de mon temps passé. Cela est inoubliable... » Tout compte fait cependant, M. de Falloux finit par abuser de cette mère de l’église venue du Nord; il la prodigue, il épuise ses manuscrits. Il la mêle à tout et ramène tout à elle; il veut qu’elle soit le modèle de nos spirituelles compatriotes, un modèle à qui on pourrait souhaiter un peu plus d’humeur française et de rayonnement dans la piété. Je ne sais trop non plus si, en étendant l’ombre grisâtre de Mme Swetchine sur le père Lacordaire, M. de Falloux ne met pas aussi la main sur lui pour son propre compte, quand il ouvre ces lettres par une introduction qui ressemble à un manifeste, et où il place ses propres vues sur le temps présent à l’abri du nom de l’ardent et libéral dominicain. M. de Falloux a pu être le frère de Lacordaire en Mme Swetchine; il ne l’a été sûrement qu’en cela. Par leur nature et par leurs tendances, ces deux esprits étaient peu faits pour marcher longtemps ensemble et même peut-être pour se comprendre autrement qu’en apparence. Je me demande enfin jusqu’à quel point Lacordaire peut gagner à la divulgation de quelques détails intimes qui reviennent assez souvent dans ces lettres. Qu’il y ait, même pour les orateurs de la chaire comme pour tous les autres, un certain arrangement, une certaine mise en scène, ce sont de petits secrets qu’on peut soupçonner sans les approfondir. Est-il bien utile néanmoins d’entrer trop avant dans le mystère de cette stratégie et de se retrouver trop fréquemment en face de ces questions : — Aurons-nous Notre-Dame cette année? Comment conquérir Paris? Faut-il l’emporter d’assaut, ou ne vaut-il pas mieux le circonvenir par le respect et l’admiration qui naissent des succès de province? Quels sont les procédés pour que la sténographie ne prenne pas trop l’improvisation dans son négligé? — C’est après tout la faute de l’éditeur encore plus que de ce mort, qui n’écrivait pas pour des curiosités indiscrètes, et dont on surprend aujourd’hui les confidences familières. Ces menus détails s’effacent; il reste dans ces lettres tirées des archives intimes une nature sincère et robuste qui se relève dans sa vivante attitude, une nature droite, virile, simple comme on l’est quelquefois dans ce siècle, avec un air de singularité, indépendante jusque dans ses soumissions, ayant de la grâce dans l’austérité, et dépassant de tous côtés par ses saillies le cadre artificiel où on voudrait l’enfermer, où l’homme même croyait parfois pouvoir s’enfermer en solitaire bornant les élans de son esprit et de son âme.

Cette correspondance, qui littérairement est une œuvre négligée et n’a peut-être pas le provoquant attrait de bien d’autres correspondances, est donc avant tout une biographie morale où Lacordaire se raconte lui-même avec plus d’ingénuité que d’art, et c’est ce qui faisait dire à ses amis qu’on ne le connaîtrait bien que par ses lettres. Il se peint tout entier quand il se montre recherchant Paris, non pour y passer sa vie, mais pour s’y faire « une physionomie propre à ce temps, » et aller ensuite parler « à tous ces hommes désabusés dont la France est peuplée... » Il y a des momens heureux où les âmes sont à l’abri des luttes intimes; elles n’ont pas en quelque sorte à conquérir péniblement leurs convictions à travers l’incertitude universelle. Les croyances, les traditions règnent paisiblement. Les esprits sont sans révoltes, les caractères gardent je ne sais quelle candeur native que rien ne vient altérer. Tout est simple et droit dans la vie morale comme dans la vie extérieure. Il est d’autres momens moins heureux, où aucun chemin n’est frayé parce que tout est à recommencer, où les révolutions, en remuant jusqu’au fond les institutions, les mœurs, les croyances, laissent dans les âmes un ébranlement qui se prolonge à l’infini. Alors la vie morale se remplit de complications mystérieuses, les esprits, flottant entre leurs souvenirs et leurs espérances, se débattent dans les chocs intérieurs, et la personnalité visible des hommes se ressent elle-même de ce tumulte de contradictions. Que les traditions d’une famille aristocratique luttent avec l’instinct victorieux des temps nouveaux, on aura un Tocqueville, une des intelligences les plus compliquées dans sa fermeté et dans sa droiture même. Que les tourmens d’une jeunesse agitée de rêves et de scepticisme luttent avec le sentiment religieux renaissant dans sa puissance, on aura un Lacordaire. Qu’on se représente un esprit sincère et impétueux enivré dès l’adolescence de toutes les séductions libérales, emporté bientôt par un coup de la grâce, comme il le dit, dans le sacerdoce, attiré par l’éclat du génie de Lamennais, passant dans le camp religieux et démocratique de l’Avenir, s’arrêtant tout à coup au premier mot de Rome, et retenant quelque chose de toutes ces crises, de ces influences multiples : c’est Lacordaire, c’est la formation morale de cette nature singulière que le religieux auteur décrit lui-même dans une de ses lettres du sein de la sécurité qu’il croit avoir trouvée. « J’ai trente-quatre ans, écrit-il, et il est vrai de dire que mon éducation n’est achevée sous aucun rapport. Je sens une foule de pensées qui attendent de nouvelles lumières... Né dans un siècle troublé jusqu’au fond par l’erreur, j’avais reçu de Dieu une grâce abondante dont j’ai ressenti dès l’enfance la plus tendre des mouvemens ineffables; mais le siècle prévalut contre ce don d’en haut, et toutes ses illusions me devinrent personnelles à un degré que je ne puis dire, comme si la nature, jalouse de la grâce, avait voulu la surpasser. Quand la grâce vainquit contre toute apparence il y a douze ans, elle me jeta au séminaire sans avoir pris le temps de me désabuser de mille fausses notions, et je me trouvai tout ensemble vivant du siècle et vivant de la foi, homme de deux mondes, avec le même enthousiasme pour l’un et pour l’autre, mélange incompréhensible d’une nature aussi forte que la grâce et d’une grâce aussi forte que la nature... » De là ce quelque chose d’étrange qui se manifeste à tout instant chez Lacordaire, ce je ne sais quoi de primitivement sain qui éclate à travers tout, qui tient à l’influence toujours survivante de cette sévère et douce éducation du foyer maternel dont il parle dans un fragment de mémoires publié par M. l’abbé Perreyve, et ce je ne sais quoi d’inquiet, de complexe, qui vient du temps. De là cet ensemble où on retrouve le jeune homme agité, le disciple fasciné de Lamennais, le combattant de l’Avenir, le prêtre soumis dans sa foi, où il y a de la hardiesse, de la crainte, des mirages d’imagination, des incertitudes d’esprit, une multitude d’élémens enfin dont le résultat est use organisation que nul ne décrit avec plus de candeur que Lacordaire lui-même, et qu’il caractérise quelque part en l’appelant un problème.

Ce qui est certain, c’est que dans ces luttes, au sein même de ces contradictions, il y a un homme d’abord, et le talent n’est que l’expression fidèle de l’homme. Il a cette allure vive, militante, tourmentée, qu’il avait devant le tribunal correctionnel ou devant la cour des pairs dès 1831, et qu’il a gardée jusque dans la chaire, jusque dans la prédication, et dans cette paix de conscience qu’il s’était faite par l’habitude de la soumission à l’autorité librement acceptée. Ce qui restera de Lacordaire comme apologiste, comme penseur développant un système coordonné d’interprétation religieuse, je ne le sais. C’était évidemment bien moins un écrivain qu’un orateur, un homme agissant sur les hommes, ayant sans doute pour premier mobile son inspiration religieuse, mais entraîné aussi, peut-être à son insu, par ce besoin plus humain de répandre une nature généreuse, et, comme tous ceux qui ont le secret des magies de la parole, nullement insensible aux moyens extérieurs de l’éloquence, témoin ce qu’il écrivait un jour d’Italie : « Je viens de voir la cathédrale de Sienne, qui est magnifique, surtout une chambre attenante, où la vie d’Æneas Piccolomini, depuis Pie II, a été peinte par Raphaël, et la chaire, qui est un marbre octogone élevé sur des colonnes, avec des bas-reliefs d’une grande beauté et une ampleur tout à fait superbe. Je l’ai transportée par la pensée à Notre-Dame. Ces choses-là ne sont pas indifférentes à l’éloquence, il s’en faut. J’ai appris en chemin un mot de Cicéron qui m’a fait plaisir : non est magnus orator sine multitudine audiente. » Lacordaire a été cet orateur tenant des multitudes captives, à Paris, à Bordeaux, à Metz, à Nancy, partout où il a passé. Un coup de la grâce tombant sur sa jeunesse, comme il le dit, avait fait de lui un prêtre sous la restauration ; le coup de foudre d’une révolution le transforme en polémiste d’une démocratie religieuse et libérale; un mot de Rome, en brisant sa plume, en le rejetant un moment dans l’obscurité, fit de lui cet orateur qui s’essayait d’abord dans une petite chapelle du collège Stanislas, qui échouait un instant à Saint-Roch, pour se relever bientôt dans cette chaire de Notre-Dame, sur laquelle est resté le reflet de sa parole, et où nul ne l’a éclipsé.

A quoi donc a tenu le succès de Lacordaire? Au talent sans doute, à cette éloquence qui par ses défauts mêmes, par ses exubérances et ses hardiesses, était faite pour étonner et pour séduire ; mais il y avait une autre raison qui tenait à la nature du mouvement religieux contemporain, au caractère de l’homme qui en a été un des promoteurs : c’est que dans la chaire comme dans le journal, sous la simple robe noire du prêtre comme plus tard sous le froc blanc du dominicain, et même quand il semblait revenir vers le passé, Lacordaire a toujours été au fond un homme des temps nouveaux. Il connaissait par expérience cette vie publique et civile d’où il était sorti sans la maudire, dont il n’avait abdiqué ni les sentimens ni les devoirs. Sa parole jaillissait d’une âme émue des anxiétés, des aspirations de notre âge. Il aimait son siècle, il aimait sa patrie et la liberté. « J’ose dire, écrit-il un jour, que j’ai reçu de Dieu la grâce d’entendre ce siècle que j’ai tant aimé et de donner à la vérité une couleur qui aille à un assez grand nombre d’esprits. » C’était là effectivement le secret de sa puissance. Il n’avait pas, cela est bien certain, une méthode d’une correction sévère, une grande rigueur de logique et de principes dans ses démonstrations : il n’avait pas une science étendue et une infaillible sûreté de jugement; mais, prenant l’imagination et le sentiment pour complices de la foi, il renouvelait ce cadre de l’éloquence chrétienne, et il y faisait entrer tout ce qui peut intéresser et remuer, l’histoire, l’étude morale, la psychologie, le souvenir des catastrophes publiques, le cri des peuples, l’angoisse des âmes. S’il rencontrait sur son chemin quelque revers de la France, on sentait qu’il en était lui-même ému, qu’il n’en parlait qu’avec une dignité fière, et même, quand il publiait sa Vie de saint Dominique c’est au pays qu’il s’adressait en commençant par un acte de foi en ses destinées, à ce pays qui n’était pas un vain mot pour son intelligence, à qui il souhaitait de ne jamais désespérer de sa cause, de garder toujours son office éminent dans le monde, et qui pouvait, ajoutait-il, avoir de meilleurs serviteurs que lui, mais non de plus dévoués. S’il parlait de liberté, c’était en homme qui en acceptait les conditions, les responsabilités, en même temps qu’il en revendiquait les droits, et qui répudiait pour tous les secours ou les médiations de la force. S’il s’adressait à la jeunesse particulièrement, il ne cherchait pas à la courber sous l’inflexibilité d’une théologie sèche et abstraite; il savait trouver de ces accens qui remuent jusqu’au fond les jeunes cœurs en leur parlant de leurs plus secrètes faiblesses, de leurs plus mystérieuses aspirations. Il mêlait à l’exposé du dogme les observations fines, les images touchantes ; il représentait un jour la charité comme un don fait par Dieu à l’église pour aller sécher les larmes, « car, disait-il, il y a des larmes dans tout l’univers, et elles nous sont si naturelles qu’encore qu’elles n’eussent pas de cause, elles couleraient sans cause, par le seul charme de cette indéfinissable tristesse dont notre âme est le puits profond et mystérieux... » Lacordaire a toujours eu de ces élans de sensibilité, de ces mélancolies chrétiennes qui l’ont fait ressembler à un René catholique parlant à la jeunesse de la soif de l’infini et des vagues ardeurs. C’était assurément une parole d’un genre nouveau, qui n’avait rien de la prédication ancienne, et qui devenait d’autant plus puissante qu’elle avait l’accent, la couleur de l’esprit moderne. Cet étrange homme d’église prenait au siècle ses armes pour combattre quelquefois contre lui, mais le plus souvent pour lui et pour ses espérances.

Il est surtout un sentiment qui est plus particulièrement le propre de l’homme moderne, et qui était aussi sincère qu’énergique dans l’âme de Lacordaire : c’est le sentiment de la liberté, de la justice, la haine des despotismes persécuteurs. Ce que Lacordaire était dès l’origine sous ce rapport, il l’a été toute sa vie, et il l’a été dans ses effusions les plus intimes comme dans son langage public, dans le secret de sa conscience comme dans les manifestations extérieures de sa pensée. Ses lettres peuvent laisser voir des illusions, des contradictions, des combinaisons naïves d’idées; elles témoignent au fond de l’inviolable énergie de ce sentiment libéral à travers les péripéties de l’histoire contemporaine. Pour d’autres, cet appel à la liberté, qui fut, il y a vingt ans, le mot d’ordre des croisades religieuses, était visiblement une tactique, un coup de diplomatie qui leur semblait habile ; c’était un euphémisme heureusement imaginé pour arriver à la domination, et beaucoup de ceux qui réclamaient si ardemment l’air de la liberté n’étaient pas incapables de vivre et même de se plaire dans une atmosphère bien différente. Pour Lacordaire, ce n’était nullement un rôle, c’était l’inclination franche et ingénue de son esprit. La liberté religieuse qu’il revendiquait n’excluait dans sa pensée ni les libertés civiles ni les libertés politiques : elle les complétait au contraire, elle n’avait rien d’égoïste, d’exclusif ou de secrètement hostile. « Quiconque, dit-il un jour d’un accent hardi et généreux, quiconque excepte un seul homme dans la réclamation du droit, quiconque consent à la servitude d’un seul homme, blanc ou noir, ne fût-ce même que par un cheveu de sa tête injustement lié, celui-là n’est pas un homme sincère et ne mérite pas de combattre pour la cause sacrée du genre humain. La conscience publique repoussera toujours l’homme qui demande une liberté exclusive, ou même insouciante du droit d’autrui, car la liberté exclusive n’est qu’un privilège, et la liberté insouciante des autres n’est plus qu’une trahison... Oui, catholiques, entendez-le bien, si vous voulez la liberté pour vous, il vous faut la vouloir pour tous les hommes et sous tous les cieux. Si vous ne la demandez que pour vous, on ne vous l’accordera jamais. Donnez-la où vous êtes les maîtres, afin qu’on vous la donne où vous êtes les esclaves. » Là où d’autres s’efforcent de mettre à nu les plaies et les misères du temps présent, pour maudire la civilisation elle-même, lui, il se plaît à montrer le côté ascendant et providentiel du siècle, le progrès visible et incessant. Là où certains esprits mettent tout leur zèle à resserrer le cercle de l’orthodoxie, à proscrire la moindre indépendance, et consentiraient à voir l’océan devenir un filet d’eau, « pourvu qu’il fût pur, » selon un mot de Mme Schwetchine, lui, il veut élargir le cercle. L’océan, à ses yeux, n’est l’océan que parce qu’il « reçoit toutes les eaux qui se penchent vers lui. » La pureté de la doctrine ne s’achète pas au prix de l’immolation de toutes les pensées. « Le mouvement du vrai chrétien, écrit-il à Mme Swetchine en la réfutant, est de chercher la vérité et non l’erreur dans une doctrine, et de faire tous ses efforts pour l’y trouver, tous ses efforts jusqu’au sang, comme on cueille une rose à travers les épines. Celui qui fait bon marché de la pensée d’un homme, d’un homme sincère, celui-là est un pharisien, la seule race d’hommes qui ait été maudite par Jésus-Christ. Celui qui dit d’un homme travaillant, à ce qu’il croit, pour la gloire de Dieu : « Qu’importe un homme? Est-ce que Dieu a besoin de gens d’esprit? » celui-là est un pharisien : il enlève la clé de la science, dit Jésus-Christ, il n’entre pas, et il empêche les autres d’entrer... » Et, comme pour compléter sa pensée par une application personnelle, il écrit un autre jour à Mme Schwetchine : « Si j’ai repoussé constamment M..., c’est parce qu’il a été et qu’il est le persécuteur à outrance de tous les hommes de mérite que j’ai connus. Je me sens porté à un pardon presque envers tout, excepté envers ce crime... Ma colère contre vous est de voir vos entrailles muettes à l’encontre de semblables méfaits. Il vous manque, chère amie, la sainte colère. Dieu n’a pas dit la sainte haine, cela était impossible, mais la sainte, l’adorable colère du juste contre l’envie persécutrice et tous les bas endroits du cœur humain... » Ainsi la colère sainte du juste contre l’envie étroite et persécutrice, l’équité tolérante pour le travail multiple des âmes, l’amour de la liberté pour tous, c’est là l’essence et le fond de cette nature, qui peut avoir ses inconséquences et ses fluctuations, mais qui se maintient par le sentiment de l’honneur, par le ressort du caractère, et reste instinctivement libérale.

C’est le sévère attrait de cette correspondance singulière nouée entre deux personnes en apparence si peu faites pour s’entendre et où l’instinct persistant s’échappe à chaque page. Qu’on veuille persuader à Lacordaire que la religion est universelle, qu’elle peut vivre sous tous les régimes et avec tous les pouvoirs : — Oui, sans doute, dira-t-il dès 1846, la religion peut vivre sous tous les régimes; « mais il y a un régime qui lui est tout naturel... Quand je jette les yeux sur l’histoire, je suis frappé d’une chose que je veux vous dire, c’est que partout où le despotisme civil a fermement prévalu, le christianisme véritable s’est à peu près éteint... On dira que la liberté de la foi peut exister sans la liberté civile et politique; quelques jours peut-être, mais longtemps, y en a-t-il des exemples? La servitude civile et politique ronge les âmes, elle les affaiblit jusque dans l’ordre religieux, elle donne le vertige de l’idolâtrie à Bossuet lui-même. Il se forme un épiscopat lâche et adorateur du pouvoir qui transmet au reste du clergé une timidité mêlée d’ambition, double poison d’où sort la bassesse et bientôt l’apostasie... » Qu’il jette d’un autre côté son regard sur l’Europe absolutiste, et il laisse échapper dans une lettre ces accens de tribun qui n’ont pas perdu leur à-propos : « Les maux de notre liberté présente sont grands; mais en voyant les crimes publics du pouvoir là où il s’est conservé intact, on comprend que le genre humain s’en soit retiré par un mouvement d’irréconciliable horreur. Aujourd’hui l’autocratie en est à son 1793; son cœur, si l’on peut dire qu’elle en a un, s’est mis à nu devant la terre entière, et si épouvantable que soit cette révélation, elle est une promesse et une récompense pour les générations affranchies de tels monstres... » J’imagine que Mme Swetchine, en mère de l’église prudente, devait quelque peu frémir de ces impétueuses saillies d’esprit chrétien, et que dans son affectueuse admiration pour l’homme elle eût voulu retenir le vol de cette indignation.

Mais l’Italie, direz-vous, cette Italie que Lacordaire vit à l’aube de son rajeunissement, dans ses désastres de 1848 et dans ses dernières crises de transformation, qu’en a-t-il pensé définitivement? M. de Montalembert, dans la vive et émouvante biographie qu’il a retracée avec une fraternelle éloquence, n’hésite pas à noter sur ce point une déviation de jugement, une illusion du père Lacordaire au début et un plein retour à la fin, en présence des révolutions d’où est sortie l’unité italienne par le démembrement des états du saint-siège. M. de Falloux, dans l’introduction qui ouvre la Correspondance avec Mme Swetchine, substitue à peu près tout simplement ses opinions à celles du généreux dominicain. L’un et l’autre se croient tenus d’effacer, d’éteindre la pensée du père Lacordaire et de s’armer de ses scrupules de la fin contre ses sympathies du commencement. Il faut s’entendre. La vérité est que, pour Lacordaire, l’idéal primitif eût été sans doute une Italie affranchie où la papauté eût gardé une puissance indépendante et régénérée, et qu’à l’heure des dernières épreuves il s’est senti retenu par son dévouement au saint-père, par une intime fidélité. Il y a un jour où, mettant la main sur son cœur, il écrit ce mot d’une délicatesse supérieure : « Pie IX est maintenant trop près de Pie VII par ses malheurs comme il l’a été par ses généreux desseins pour que la piété filiale ne domine pas mes pensées et mes paroles. » Et cependant c’est réellement une présomption étrange et une précaution bien peu sérieuse de chercher à absoudre Lacordaire d’une sympathie qu’il ne cachait pas, de paraître l’associer à cette pensée exprimée par M. de Falloux, que l’instinct national et l’instinct libéral en France s’élevaient également contre la guerre qui a conduit à l’indépendance de l’Italie. C’est une idée parfaitement propre à M. de Falloux, qui a besoin de l’éclaircir encore, même après son introduction. Le père Lacordaire ne pensait pas du tout cela, il a dit à peu près le contraire. Cette crise qui est venue un jour fondre sur l’Italie et sur la papauté temporelle, il avait tout fait pour la détourner, il la voyait venir, et ce n’est pas la preuve d’un jugement si peu sûr, à moins que la sûreté de jugement ne consiste à être libéral en France et à ne plus l’être en Italie, à prétendre soutenir par un artifice de la force une situation ruinée par tous les abus.

C’est Lacordaire qui, dès 1846, montrait ces hommes entêtés d’absolutisme travaillant déjà à la perte future de la papauté temporelle; c’est lui qui, après 1848, en présence de la catastrophe précipitée par les passions révolutionnaires, mais préparée par les passions absolutistes, écrit avec une clairvoyance navrée : « Voilà où nous ont amenés ceux qui ont refusé leur concours à Pie IX pour les réformes que toute l’Europe réclamait! Pie IX était le salut de Rome, on l’a méconnu, on l’a laissé vaincre par la démagogie, et maintenant la démagogie vaincue laisse voir derrière elle des difficultés que l’avenir ne diminuera certainement pas. Bien des esprits vont s’accoutumer à la pensée que le gouvernement clérical, selon l’expression du général Oudinot, est désormais impossible à Rome, et Dieu sait ce qui résultera un peu plus tôt ou un peu plus tard de cette persuasion… » C’est lui encore qui écrit en 1856 : « Oui, le chef de la chrétienté doit être souverain ; mais il faut qu’il soit un souverain capable, administrant bien son état et sachant s’y créer une force morale qui puisse le soutenir. » C’est lui qui, le jour où la catastrophe prévue s’accomplit, dit dans une lettre à M. l’abbé Perreyve : « Si l’Italie brise définitivement le joug de l’Autriche, si elle obtient un gouvernement conforme à ses vœux légitimes, et si en même temps Rome est sauvegardée, j’en rendrai grâces à Dieu. Si au contraire l’une ou l’autre de ces causes périt par la faute des hommes, je le regretterai, je le déplorerai ; mais je n’en serai pas comptable, parce que j’aurai fait dans ma position tout ce que je pouvais faire pour la justice et pour la vérité… » Il n’entrevoit plus dès lors qu’une Italie pacifiée, où le pape « recouvrera une partie suffisante de ses états, » et à ce prix encore « l’avenir vaudra mieux que le passé au temporel et au spirituel. » Qu’il croie à la nécessité du domaine temporel, ou en d’autres termes de l’indépendance, qu’il compatisse aux douleurs d’un pape qu’il aime, oui sans doute ; mais, d’un autre côté, comme il l’écrit à M. de Montalembert lui-même, il « désire l’affranchissement de l’Italie, des modifications sérieuses dans le gouvernement des états romains, et un changement plus grave encore dans la direction morale résumée en ces derniers temps par l’Univers et la Civitta cattolica. » Arrangez tout cela, voyez-y, si vous voulez, des inconséquences ou plutôt des perplexités : vous en ferez sortir des regrets, de saintes colères contre ceux qui ont fait le mal et qui en ont l’orgueil, — une confiance sereine dans les destinées spirituelles de la papauté, — des doutes sur l’unité italienne, non une protestation contre l’affranchissement d’un peuple. C’est qu’en définitive le libéralisme l’emportait dans l’âme de Lacordaire et se mêlait à la foi elle-même, non pour l’altérer, mais pour l’élargir et l’animer. Il était libéral en Italie comme en France, comme partout où il voyait un droit souffrant et attendant son heure.

C’est le secret de sa force, de l’action pénétrante, retentissante de sa parole, et c’est aussi ce qui, dès le lendemain des crises de 1831, lui faisait, entre l’église officielle et le siècle, cette situation épineuse qui est un des plus curieux côtés de cette carrière, dont il ne triompha que par sa droite sincérité, et que ses lettres éclairent à demi aujourd’hui. Lorsqu’après la campagne de l’Avenir, Lacordaire s’était soumis à la décision de Rome et avait accepté sans murmure la condamnation d’une œuvre qu’il croyait juste, au lieu de suivre Lamennais dans ses révoltes, il avait accompli un acte de renoncement qui n’était point vulgaire : il s’était mis en règle ; mais en même temps pour les chefs de l’église, pour ceux qui entourent les chefs de l’église, il restait le jeune prêtre qui avait beaucoup osé, qui avait aspiré l’air révolutionnaire, et qui ne cessait d’inquiéter par sa hardiesse, de troubler par sa précoce renommée ; il était l’objet des soupçons, des défiances. Rejeté pour le moment dans l’aumônerie d’un petit couvent de la Visitation, vivant avec sa mère au pied de la Montagne Sainte-Geneviève, voyant peu de monde, il se recueillait dans l’obscurité, la solitude et le travail. C’est à peine s’il put être admis à faire ses premières conférences au collège Stanislas en 1834, et l’éclat soudain de sa parole réveillait contre lui les petites hostilités. « Ici, écrivait-il, on me traite de républicain forcené, d’homme incorrigible, relaps, et mille autres douceurs… Il y a des ecclésiastiques qui m’accusent non pas d’être athée, mais de n’avoir pas prononcé une seule fois le nom de Jésus-Christ… » L’archevêque de Paris, M. de Quélen, homme d’un autre temps, bienveillant d’ailleurs, était tout à la fois attiré par le talent et retenu par la crainte de fournir des prétextes aux divisions de son clergé, de « donner du mouvement aux esprits toujours prêts à s’entre-choquer. » Il autorisait d’abord les conférences de Stanislas, puis il exigeait que Lacordaire soumît à la censure ecclésiastique chacun de ses discours. Bientôt, repris de goût pour lui, il le faisait monter pour la première fois dans la chaire de Notre-Dame, puis il l’arrêtait par des tracasseries nouvelles. Je ne sais si rien peut mieux peindre le caractère de Lacordaire que son attitude au milieu de ces médiocres et obscures péripéties. Il résiste sans se révolter, il obéit sans s’abaisser, en gardant au contraire sa dignité et même la supériorité morale sur le prélat. Il parle de M. de Quélen librement dans ses lettres et d’un ton où se révèle la différence des deux natures. « Il est certain, écrit-il après une de ces bourrasques, que la prudence la plus naturelle exigeait que je me maintinsse dans les bonnes grâces de M. l’archevêque ; mais M. de Quélen représente l’ancienne église de France, et il n’a jamais aspiré qu’à la rétablir avec ses anciennes traditions. Voilà le fond de sa vie et de ses espérances. Comment accepterait-il un homme qui croit à beaucoup de nouveautés ?… Qu’est-ce qui a blessé M. l’archevêque dans mon écrit ? Est-il un enfant qui ne le verrait ? Que je me fusse conformé aux idées de M. l’archevêque, et j’aurais pu, je le sais, parvenir à tout ; au lieu de cela, je serai abreuvé de dégoûts, à moitié banni, incertain de ma vie et de ma réputation jusqu’au tombeau. Entre ces deux alternatives, vous aimiez mieux la première, vous espériez qu’avec le temps et les événemens je donnerais assez de gages pour obtenir confiance. Avec un autre caractère que le mien, cela eût été possible en effet; mais, étant ce que je suis, il vaut mieux me poser seul à la face de tous, recevant au corps les flèches de la haine, vivant et mourant comme je pourrai. Ce sort me plaît, parce qu’il est de mon devoir de l’accepter, et aussi parce qu’il m’est impossible de ne pas préférer, voluptueusement parlant, la sincérité à tout. Ma force est dans le vrai aussi bien que mon devoir, aussi bien que mon orgueil et mon plaisir. M. l’archevêque a cru me dominer par le besoin que j’avais de lui et par le côté docile de mon être ; il aurait fallu pour cela me respecter davantage et connaître davantage le prix des hommes. »

Lacordaire était suspect et il devait l’être, car s’il n’avait rien du révolté, du sectaire, de l’homme ayant le goût, mais non le courage du schisme, il avait la fierté, l’indépendance, l’intrépidité de l’esprit, toutes ces qualités natives d’où il a tenu de bonne heure « ce grand air sacerdotal » dont il parle quelque part. Il sentait l’embarras de sa situation. « Est-il sage, écrit-il, de rester toujours sous les yeux du public et des fidèles comme un problème? Peut-on acquérir une autorité vraie, l’autorité nécessaire au prêtre, lorsque des gens de bien se demandent si vous êtes ou non orthodoxe? Et ne vaudrait-il pas mieux vivre dans la retraite, écrire et se taire? » Plus d’une fois dans ces années, avant même d’être arrêté dans sa carrière d’orateur, il avait senti naître ce goût de renoncement. Il lui était arrivé d’aspirer à être un simple curé de campagne. Les épreuves qui l’assaillaient de jour en jour ne faisaient que réveiller ces idées de retraite. Ce fut là peut-être la première origine d’une détermination imprévue en apparence, à laquelle il se livrait tout entier. Il alla à Rome en 1837, après ses mésintelligences avec M. de Quélen; il y revint l’année suivante, et c’est alors qu’il conçut la pensée de rétablir en France l’ordre des frères prêcheurs, de revêtir la robe du dominicain. Si agréable que pût être cette idée à Rome, ce n’est pas sans difficulté que Lacordaire la réalisa. Il faut avouer qu’il a été toujours quelque peu suspect à Rome après l’avoir, été longtemps à Paris. « On peut faire du bien en France, disait un jour le cardinal Lambruschini; mais un malheur déplorable pour ce pays, c’est le parti des jeunes gens qui s’y est formé et dont Lacordaire est le chef. Ces gens-là n’ont d’autre idée que la séparation de l’église et de l’état... Voyez-vous, Lacordaire et l’abbé de Lamennais, c’est tout un. » Lacordaire réussit néanmoins. Après avoir rassemblé en France quelques compagnons dévoués, il prit l’habit à Rome; il fut envoyé, pour passer son noviciat, dans un couvent près de Viterbe, et, par une rencontre étrange, ce couvent portait le nom de la demeure où pour la dernière fois Lacordaire avait vu Lamennais en Bretagne, — La Quercia ou La Chesnaie. — « La Quercia est un couvent magnifique, écrit-il dès son arrivée... Les environs sont délicieux. Au midi s’élève la tête du mont Cimino, au nord la ville de Montefiascone sur la colline, à l’orient les Apennins, à l’occident les hauteurs abaissées qui descendent jusqu’à la mer... Entre cet encadrement s’étend une riche vallée dont les riantes plantations reçoivent un nouveau prix des belles forêts qui couvrent la pente du Cimino. C’est un vrai paradis, nous y voilà pour un an….. » C’est là qu’il se retirait au mois d’avril 1839, pour en sortir moine mendiant et prêcheur. Bien des élémens entraient peut-être dans cette résolution. Le premier était le mobile religieux, la pensée de constituer un organe permanent de prédication. Il y avait aussi le sentiment des difficultés qui avaient assailli le jeune prêtre, l’idée hardie de montrer le froc blanc à la France nouvelle réconciliée avec les ordres monastiques. Ce n’est pas la paix du cloître qu’allait chercher Lacordaire; c’était une carrière nouvelle qu’il s’ouvrait et qui répondait au double instinct de sa nature, le goût de silence et de solitude qui le saisissait par instans, et le besoin de se répandre par l’action spirituelle qui le ramenait sans cesse au combat.

Je n’ai nullement le dessein de rechercher ici ce que peuvent être les ordres monastiques sur ce sol tourmenté de la France, où ils ont péri il y a près de quatre-vingts ans, ni ce qu’ils peuvent avoir d’avenir. L’ordre de saint Dominique jusqu’ici, c’est Lacordaire; c’est de l’initiative du jeune et énergique athlète qu’il est né, c’est par lui qu’il a vécu, par lui aussi que la robe blanche a pu paraître dans toutes les chaires, de même que la compagnie de Jésus s’est résumée tout entière un jour dans cette figure austère et douce du père Ravignan. Les deux émules, je ne veux pas dire les deux rivaux, ont vaincu personnellement par l’autorité du talent et du caractère; il reste le problème des destinées des ordres monastiques. Ce qu’il faut remarquer, c’est que, seul peut-être, Lacordaire pouvait se permettre cette hardiesse, tenter cette aventure en pleine société contemporaine, parce que seul il pouvait placer la question sur un terrain où elle avait une chance favorable, unique, le terrain de la liberté. Ce fut la première pensée de Lacordaire de chercher à laver devant le siècle son ancêtre saint Dominique du reproche d’avoir été le fondateur, l’instrument de l’inquisition. C’était un prêtre sans doute, un prêtre faisant une expérience hardie, venant plaider une cause compromise; mais c’était un prêtre qui, sous cette tunique blanche, devenue une grâce originale de plus et comme un piquant contraste, ne déguisait pas son caractère d’homme moderne, et je ne sais s’il y a un spectacle plus curieux véritablement que celui de ce moine rentrant, par un discours sur la vocation de la nation française, dans cette carrière où il a pu paisiblement montrer sa robe de dominicain, et où il ne s’est arrêté qu’en 1853. Un mot a trompé sur Lacordaire, c’est ce mot d’ultramontain qui a couru toutes les polémiques. Ultramontain, Lacordaire l’était en ce sens qu’il poursuivait le vieux gallicanisme comme une forme usée et tyrannique de l’indépendance civile, comme la main-mise incessante du pouvoir sur la conscience; il ne l’était pas au sens de ceux qui ne font que déplacer l’absolutisme et qui dépouillent le caractère du citoyen pour ne dépendre que de l’omnipotence de Rome. A ses yeux, la liberté était la forme moderne, légitime, de l’indépendance civile, le gallicanisme nouveau et vivant. « Le gallicanisme ancien, écrit-il à M. de Montalembert, est une vieillerie qui n’a plus que le souffle et à peine; mais le gallicanisme instinctif, qui consiste à redouter un pouvoir qu’on lui présente comme sans limites et s’étendant par tout l’univers sur deux cent millions d’individus, est un gallicanisme très vivant et très redoutable, parce qu’il est fondé sur un instinct naturel et même chrétien... » Il y a des gens qui aiment encore mieux l’autre gallicanisme, royal et administratif, avec lequel il y a des accommodemens.

Ainsi s’est produit à la pleine lumière du siècle, dans la mêlée des mouvemens religieux de notre temps, un phénomène curieux. Tandis que de cette crise — qui s’est un instant résumée dans le nom de Lamennais — est sortie toute une école qui, en répudiant ce qu’il y avait de hardi et de rajeunissant dans ces doctrines, n’a accepté que ce qu’il y avait d’absolutisme caché, et a arboré l’idée ultramontaine comme un drapeau de guerre contre la société civile, il s’est formé une autre école qui, en restant fidèle à l’autorité religieuse, a gardé je ne sais quelle sève généreuse et libérale des premiers jours, dont Lacordaire a été une des plus brillantes, une des plus originales personnifications. C’est le nœud même de toutes les luttes religieuses contemporaines, et ici surgit une question qui est celle de tous les jours : quel progrès a fait véritablement cette idée du libéralisme catholique que Lacordaire a nourrie dans son âme, qu’il a répandue avec le feu de son éloquence ? De ces deux écoles, qui se sont trouvées, qui se trouvent encore en présence, quelle est celle qui a gagné le plus de terrain? Les doctrines absolutistes règnent visiblement; ce sont elles qui disposent du gouvernement des choses religieuses, qui deviennent provoquantes, qui ne craignent plus de soulever toutes ces polémiques au bout desquelles serait la défaite de l’esprit moderne, de la liberté sous toutes les formes, si elles triomphaient, de telle sorte que Lacordaire et ceux qui ont marché avec lui apparaissent quelquefois comme une décoration brillante à l’abri de laquelle des idées tout opposées ont fait leur chemin. On a laissé au libéralisme catholique le rôle éclatant et populaire; les hommes de ce camp ont des victoires personnelles de talent, de caractère, ils ont gagné dans l’opinion, et pendant ce temps l’absolutisme religieux poursuit sa marche, s’avance et menace ceux-là mêmes dont la popularité a fait sa fortune nouvelle. M. de Montalembert est suspect, tout près d’être condamné, et Lacordaire l’eût été il y a longtemps, si l’on eût osé. Voilà où l’on en vient, et les libéraux catholiques se sont trouvés conduits à une alternative singulière : ils n’ont que le choix d’être inconséquens comme libéraux ou inconséquens comme catholiques, de se réhabiliter par l’apostasie en proclamant le pouvoir comme en Russie après avoir demandé la liberté comme en Belgique, ou de se débattre dans une orthodoxie suspecte, d’avouer devant l’opinion qu’ils ont promis ce qu’ils ne pouvaient tenir ou de paraître en rébellion devant Rome, d’être honnêtement et sincèrement impuissans ou d’accepter la liberté avec ses périls. Lacordaire avait l’anxiété de cette situation, qu’il dominait par son caractère encore plus que par son esprit, et il avait pour ces étranges sauveurs de la religion et de la société de vigoureuses indignations qu’on lui rendait en acrimonies, en défiances sournoisement propagées à Rome et en France. Il avait une extrême pitié de « cette grande misère morale; » il ne voulait plus même donner à des hommes qui font le mal au nom de Dieu la banale qualification de mon cher ami, « sous prétexte qu’on les connaît depuis longtemps et qu’ils communient d’ailleurs tous les huit jours. » Il ne haïssait pas, il se séparait et ne connaissait plus. Cette apostasie — c’était son expression — d’hommes qui avaient tant demandé la liberté autrefois et qui, se démasquant plus tard, ne rêvaient plus qu’absolutisme au profit de leurs idées et de leurs instincts, cette apostasie, outre qu’elle révoltait sa droiture, lui semblait une véritable trahison des intérêts de la foi, et ce n’est pas sans une juste fierté qu’il pouvait écrire à M. de Montalembert : « Nous n’avons pas été de ceux qui, après avoir demandé la liberté pour tous, la liberté civile, politique et religieuse, ont arboré le drapeau de l’inquisition et de Philippe II, renié sans pudeur tout ce qu’ils ont écrit, outragé leurs anciens compagnons d’armes à cause de leur constance et de leur fidélité, déshonoré l’église, salué César d’une acclamation qui eût excité le mépris de Tibère, et qui aujourd’hui, malgré la leçon des événemens, se drapent encore dans leur chute du mal qu’ils ont fait et de la honte dont ils sont couverts. Séparés d’eux dès le premier jour, nous ne fûmes jamais des leurs. A mon dernier souffle et dans mon tombeau, ce sera là un doux et pur souvenir... » On lui a payé cela sur son tombeau, et son âme a été accompagnée dans l’éternité d’une oraison funèbre de ses pieux adversaires telle qu’il la souhaitait de son vivant lorsqu’il écrivait : « J’espère bien qu’ils me traîneront sur leur claie avant que je meure. »

Après avoir partagé une vie à la fois errante et recueillie entre la prédication toujours renaissante et l’organisation de maisons de son ordre, le jour où il s’était senti mal à l’aise pour faire entendre une parole libre, accoutumée aux hardiesses, dans le silence universel, il s’était réfugié dans le midi, dans cette école de Sorèze qu’il avait restaurée auprès de la Montagne-Noire, et où il trouvait la retraite animée qu’il cherchait toujours. Il s’était fait maître d’école comme au temps de l’Avenir mais sans avoir affaire cette fois au commissaire de police. Il aimait toute cette jeunesse accourue de tout le midi autour de lui, et qui avait l’orgueil d’un tel chef. Je crois même que les mères partageaient cet orgueil. Par une direction douce et ferme, il avait résolu un bien singulier problème, celui d’inspirer l’amour du collège à des écoliers, au point que ceux qui avaient achevé leurs études revenaient quelquefois à Sorèze passer une année de plus. C’est là que l’Académie allait le chercher, et c’est là aussi que la mort venait le surprendre, brisé par un mal qui l’avait envahi depuis deux ans, affaibli par l’austérité, ayant parfois, comme il le disait, « le poignant chagrin des hommes et des choses, » mais non vaincu, et gardant encore dans son regard lumineux et franc comme un dernier reflet de ce grand feu qui l’avait porté à tous les combats de la parole.

La mort emporte beaucoup de l’orateur; il n’y a plus ni le geste ni la flamme. Dans le travail de prédication par lequel Lacordaire a marqué son passage, et où manquent aujourd’hui et la flamme et le geste, on peut remarquer des excès d’imagination, une philosophie insuffisante, des faiblesses de logique et de démonstration, de la subtilité, de l’emphase. Un homme, après tout, vaut mieux qu’une démonstration abstraite, et une âme véritable est une plus belle œuvre qu’une philosophie. Lacordaire a offert dans notre temps ce spectacle d’un homme vrai, sorti des mains d’une mère pieuse et forte, gardant toujours ce cachet de l’honneur et de la virilité, d’une âme où la religion habitait sans y allumer les fanatismes vulgaires, où à côté de la religion la liberté avait trouvé un asile d’où elle n’a jamais été bannie. « Catholique pénitent et libéral impénitent, » c’est le dernier mot par lequel il se résumait lui-même en parlant à des jeunes gens qui étaient allés le voir après sa réception à l’Académie française. Ce fut un homme chimérique et maladroit, diront les habiles; il aurait dû voir que ce qu’on lui demandait, c’était sa popularité pour la restauration des ordres religieux, non ses idées et ses conseils, — que la religion a le droit de se servir de tout, même de la liberté, pour dominer, pour s’imposer, sauf à jeter de côté l’arme qui l’a aidée à vaincre. Ce genre d’habileté, qui n’était pas à l’usage de Lacordaire, n’est peut-être pas de l’habileté autant qu’on le croit, et la carrière même de ce prêtre énergique et sincère en est la vivante démonstration. Lorsque Lacordaire parut au grand jour des luttes publiques, où en était la religion en France? Elle avait la veille encore la puissance, les faveurs, la domination par l’alliance avec l’esprit d’absolutisme, et le lendemain les églises étaient saccagées, les croix étaient bannies des places publiques, la robe du prêtre ne pouvait se montrer dans la rue. Quinze ans s’écoulent; les églises sont respectées, la robe du prêtre peut paraître partout, et même le froc du moine peut monter dans la chaire. Qu’est-ce qui a produit ce résultat? La liberté et rien que la liberté, l’apparence d’une adhésion de l’église aux principes de la société moderne, le libéralisme décidé et sincère d’hommes tels que Lacordaire. Laissez passer encore quinze ans : le vent a tourné et n’est plus pour la liberté, la réaction triomphe dans les conseils de ceux qui mènent la religion, de ceux qui ont la prétention de la mener; les libéraux sont bafoués, et l’impopularité recommence, les esprits s’aigrissent, les polémiques s’enveniment, les hostilités renaissent. Voilà donc le résultat de cette grande habileté. Admettez une autre hypothèse, supposez qu’au lieu de suivre la politique qu’elle a suivie, la cour de Rome se fût inspirée un peu plus des pensées que Lacordaire dans sa liberté a plus d’une fois exprimées. D’abord elle ne serait jamais arrivée assurément à un plus grand désastre. Qui peut dire, d’un autre côté, que le saint-siège n’eût point détourné ainsi la crise suprême dans laquelle il se débat, et à laquelle il ne manque que le dénoûment? Dans le drame des destinées religieuses de notre temps, Lacordaire a été, je l’accorde, peu écouté, il a même été sans doute toujours suspect; il n’a eu raison que devant l’opinion, il est justifié par les événemens, et il reste pour tous, en dehors de toutes les contradictions de l’esprit, l’homme qui a réuni avec le plus d’éclat, avec une séduisante et fière originalité, l’honneur du prêtre et le sentiment viril de l’enfant de notre siècle.


CH. DE MAZADE