Les Confidences (Lamartine)/Livre 1

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Chez l’auteur (Œuvres complètes tome 29p. 17-34).


LIVRE PREMIER


I


A M. ***


Vous voulez connaître la première moitié de ma vie ! car vous m'aimez ; mais vous ne m’aimez que dans le présent et dans l’avenir ; mon passé vous échappe ; c’est une part de moi qui vous est ravie, il faut vous la restituer. Et moi aussi il me sera quelquefois doux, souvent pénible, de remonter pour vous et avec vous jusqu’à ces sources vives et voilées de mon existence, de mes sentiments de mes pensées. Quand le fleuve est troublé et ne roule plus que des ondes tumultueuses et déjà amères, entre des sables arides, avant de les perdre dans l’océan commun, qui n’aimerait à remonter flot à flot et vallée par vallée les longues sinuosités de son cours, pour admirer de l’œil et puiser dans le creux de sa main ses premières ondes sortant du rocher, cachées sous les feuilles, fraîches comme la neige d’où elles pleuvent, bleues et profondes comme le ciel de la montagne qui s’y réfléchit ? Ah ! ce que vous me demandez de faire sera un délicieux rafraîchissement pour mon âme, en même temps qu’une curiosité tendre et satisfaite pour vous. Je touche à ce point indécis de la vie humaine où, arrivé au milieu des années que Dieu mesure ordinairement aux hommes les plus favorisés, on est un moment comme suspendu entre les deux parts de son existence, ne sachant pas bien si l’on monte encore ou si l’on commence déjà à descendre. C’est l’heure de s’arrêter un moment, si l’on prend encore quelque intérêt à soi-même, ou, si un autre en prend encore à vous, de jeter quelques regards en arrière et de ressaisir, à travers les ombres qui commencent déjà à s’étendre et à vous les disputer, les sites, les heures, les personnes, les douces mémoires que le soir efface et qu’on voudrait faire revivre à jamais dans le cœur d’un autre, comme elles vivent à jamais dans votre propre cœur. Mais, au moment de commencer pour vous à déplier ces plis si intimes et si soigneusement fermés de mes souvenirs, je sens des flots de tendresse, de mélancolie et de douleur monter tout brûlants du fond de ma poitrine et me fermer presque la voix avec tous les sanglots de ma vie passée ; ils étaient comme endormis, mais ils n’étaient pas morts ; peut-être ai-je tort de les remuer, peut-être ne pourrai-je pas continuer. Le silence est le linceul du passé ; il est quelquefois impie, souvent dangereux de le soulever. Mais, lors même qu’on le soulève pieusement et avec amour, le premier moment est cruel. Avez-vous passé quelquefois par une de ces plus terribles épreuves de la vie ? J’y ai passé deux fois, moi, et je n’y pense jamais sans un frisson.

La mort vous a enlevé par une surprise, et en votre absence, un des êtres dans lequel vous viviez le plus vous-même, une mère, un enfant, une femme adorée. Rappelé par la fatale nouvelle, vous arrivez avant que la terre ait reçu le dépôt sacré de ce corps à jamais endormi. Vous franchissez le seuil, vous montez l’escalier, vous entrez dans la chambre, on vous laisse seul avec Dieu et la mort. Vous tombez à genoux auprès du lit, vous restez des heures entières les bras étendus, le visage collé contre les rideaux de la couche funèbre. Vous vous relevez enfin, vous faites ça et la quelques pas dans la chambre. Vous vous approchez, vous vous éloignez tour à tour de ce lit où un drap blanc, affaissé sur un corps immobile, dessine les formes de l’être que vous ne reverrez plus jamais. Un doute horrible vous saisit : je puis soulever le linceul, je puis voir encore une fois le visage adoré. Faut-il le revoir tel que la mort l’a fait ? Faut-il baiser ce front à travers la toile et ne revoir jamais ce visage disparu que dans sa mémoire et avec la couleur, le regard et la physionomie que la vie lui donnait ? Lequel vaut mieux pour la consolation de celui qui survit, pour le culte de celui qui est mort ? Problème douloureux ! Je conçois trop qu’on se le pose et qu’on le résolve différemment. Quant à moi, je me le suis posé, mais l’instinct a toujours prévalu sur le raisonnement. J’ai voulu revoir, j’ai revu ! Et la tendre piété du souvenir que je voulais imprimer en moi n’en a point été altérée : la mémoire du visage animé et vivant, se confondant dans ma pensée avec la mémoire du visage immobile et connue sculpté en marbre par la mort, a laissé pour mon âme sur ces visages pétrifiés dans ma tendresse quelque chose de palpitant comme la vie et d’immuable comme l’immortalité.

J’éprouve quelque chose de ce sentiment d’hésitation en rouvrant pour vous ce livre scellé de ma mémoire. Sous ce voile de l’oubli il y a une morte : c’est ma jeunesse ! Que d’images délicieuses, mais aussi que de regrets saignants se ranimeront avec elle ! N’importe ; vous le voulez, je vous obéis. Dans quelle main plus douce et plus pieuse pourrais-je remettre, pour les conserver quelques jours, les cendres encore tièdes de ce qui fut mon cœur ?


II


Mon Dieu ! j’ai souvent regretté d’être né ! j’ai quelquefois désiré de reculer jusqu’au néant, au lieu d’avancer, à travers tant de mensonges, tant de souffrances et tant de pertes successives, vers cette perte de nous-mêmes que nous appelons la mort ! Cependant, même dans ces moments où le désespoir l’emporte sur la raison, et où l’on oublie que la vie est un travail imposé pour nous achever nous-mêmes, je me suis toujours dit : Il y a quelque chose que je regretterais de n’avoir pas goûté, c’est le lait d’une mère, c’est l’affection d’un père, c’est cette parenté des âmes et des cœurs avec des frères ; ce sont les tendresses, les joies et même les tristesses de la famille ? La famille est évidemment un second nous-mêmes, plus grand que nous-mêmes, existant avant nous et nous survivant avec ce qu’il y a de meilleur de nous ; c’est l’image de la sainte et amoureuse unité des êtres révélée par le petit groupe d’êtres qui tiennent les uns aux autres et rendue visible par le sentiment ! J’ai souvent compris qu’on voulût étendre la famille ; mais la détruire !… c’est un blasphème contre la nature et une impiété contre le cœur humain ! Où s’en iraient toutes ces affections qui sont nées là et qui ont leur nid sous le toit paternel ? La vie n’aurait point de source, elle ne saurait ni d’où elle vient ni où elle va. Toutes ces tendresses de l’âme deviendraient des abstractions de l’intelligence. Ah ! le chef-d’œuvre de Dieu, c’est d’avoir fait que ses lois les plus conservatrices de l’humanité fussent en même temps les sentiments les plus délicieux de l’individu ! Tant qu’on n’aime pas, on ne comprend pas !

Heureux celui que Dieu a fait naître d’une bonne et sainte famille ! c’est la première des bénédictions de la destinée ; et quand je dis une bonne famille, je n’entends pas une famille noble de cette noblesse que les hommes honorent et qu’ils enregistrent sur du parchemin. Il y a une noblesse dans toutes les conditions. J’ai connu des familles de laboureurs où cette pureté de sentiments, où cette chevalerie de probité, où cette fleur de délicatesse, où cette légitimité des traditions qu’on appelle la noblesse, étaient aussi visibles dans les actes, dans les traits, dans le langage, dans les manières, qu’elles le furent jamais dans les hautes races de la monarchie. Il y a la noblesse de la nature comme celle de la société, et c’est la meilleure. Peu importe à quel étage de la rue ou de quelle grandeur dans les champs soit formé le foyer domestique, pourvu qu’il soit le refuge de la piété, de l’intégrité et des tendresses de la famille qui s’y perpétue ! La prédestination de l’enfant, c’est la maison où il est né ; son âme se compose surtout des impressions qu’il y a reçues. Le regard des yeux de notre mère est une partie de notre âme qui pénètre en nous par nos propres yeux. Quel est celui qui, en revoyant ce regard seulement en songe ou en idée ; ne sent pas descendre dans sa pensée quelque chose qui en apaise le trouble et qui en éclaire la sérénité ?

Dieu m’a fait la grâce de naître dans une de ces familles de prédilection qui sont comme un sanctuaire de piété où l’on ne respire que la bonne odeur que quelques générations y ont répandue en traversant successivement la vie ; famille sans grand éclat, mais sans tache, placée par la Providence à un de ces rangs intermédiaires de la société où l’on tient à la fois à la noblesse par le nom et au peuple par la modicité de la fortune, par la simplicité de la vie et par la résidence à la campagne, au milieu des paysans, dans les mêmes habitudes et à peu près dans les mêmes travaux. Si j’avais à renaître sur cette terre, c’est encore là que je voudrais renaître. On y est bien placé pour voir et pour comprendre les conditions diverses de l’humanité… au milieu. Pas assez haut pour être envié, pas assez bas pour être dédaigné ; point juste et précis où se rencontrent et se résument dans les conditions humaines l’élévation des idées que produit l’élévation du point de vue, le naturel des sentiments que conserve la fréquentation de la nature.


III


Sur les bords de la Saône, en remontant son cours, à quelques lieues de Lyon, s’élève entre des villages et des prairies au penchant d’un coteau à peine renflé au-dessus des plaines, la ville petite mais gracieuse de Mâcon. Deux clochers gothiques décapités par la révolution et minés par le temps, attirent l’œil et la pensée du voyageur qui descend vers la Provence ou vers l’Italie, sur les bateaux à vapeur dont la rivière est tout le jour sillonnée. Au-dessous de ces ruines de la cathédrale antique s’étendent, sur une longueur d’une demi-lieue, de longues files de maisons blanches et des quais où l’on débarque et où l’on embarque les marchandises du midi de la France et les produits des vignobles mâconnais. Le haut de la ville, que l’on n’aperçoit pas de la rivière, est abandonné au silence et au repos. On dirait d’une ville espagnole. L’herbe y croît l’été entre les pavés. Les hautes murailles des anciens couvents en assombrissent les rues étroites. Un collège, un hôpital, des églises, les unes restaurées, les autres délabrées et servant de magasins aux tonneliers du pays ; une grande place plantée de tilleuls à ses deux extrémités, où les enfants jouent, où les vieillards s’assoient au soleil dans les beaux jours ; de longs faubourgs à maisons basses qui montent en serpentant jusqu’au sommet de la colline, à l’embouchure des grandes routes ; quelques jolies maisons dont une face regarde la ville, tandis que l’autre est déjà plongée dans la campagne et dans la verdure ; et, aux alentours de la place, cinq ou six hôtels ou grandes maisons presque toujours fermées, qui reçoivent, l’hiver, les anciennes familles de la province : voilà le coup d’œil de la haute ville. C’est le quartier de ce qu’on appelait autrefois la noblesse et le clergé ; e’est encore le quartier de la magistrature et de la propriété. Il en est de même partout : les populations descendent des hauteurs pour travailler, et remontent pour se reposer. Elles s’éloignent du bruit dès qu’elles ont le bien-être.

A l’un des angles de cette place, qui était avant la révolution un rempart, et qui en conserve le nom, on voit une grande et haute maison percée de fenêtres rares et dont les murs élevés, massifs et noircis par la pluie et éraillés par le soleil, sont reliés depuis plus d’un siècle par de grosses clefs de fer. Une porte haute et large, précédée d’un perron de deux marches, donne entrée dans un long vestibule, au fond duquel un lourd escalier en pierre brille au soleil par une fenêtre colossale et monte d’étage en étage pour desservir de nombreux et profonds appartements. C’est là la maison où je suis né.


IV


Mon grand-père vivait encore. C’était un vieux gentilhomme qui avait servi longtemps dans les armées de Louis XV, et avait reçu la croix de Saint-Louis à la bataille de Fontenoy. Rentré dans sa province avec le grade de capitaine de cavalerie, il y avait rapporté les habitudes d’élégance, de splendeur et de plaisir contractées à la cour ou dans les garnisons. Possesseur d’une belle fortune dans son pays, il avait épousé une riche héritière de Franche-Comté, qui lui avait apporté en dot de belles terres et de grandes forêts dans les environs de Saint-Claude et dans les gorges du Jura, non loin de Genève. Il avait six enfants, trois fils et trois filles. D’après les idées du temps, la fortune de la famille avait été destinée tout entière à l’aîné de ces fils. Le second était entré malgré lui dans l’état ecclésiastique, pour lequel il n’avait. aucune vocation. Des trois filles, deux avaient été élevées dans des couvents, l’autre était chanoinesse et avait fait ses vœux. Mon père était le dernier né de cette nombreuse famille. Dès l’âge de seize ans on l’avait mis au service dans le même régiment où avait servi avant lui son père. Il ne devait jamais se marier : c’était la règle du temps. Il devait vieillir dans le grade modeste de capitaine de cavalerie, auquel il était arrivé de bonne heure ; venir de temps en temps en semestre dans la maison paternelle ; gagner lentement la croix de Saint-Louis, terme unique des ambitions du gentilhomme de province ; puis, dans son âge avancé, pourvu d’une petite pension du roi et d’une légitime plus mince encore, végéter dans une chambre haute de quelque vieux château de son frère aîné, surveiller le jardin, chasser avec le curé, dresser les chevaux, jouer avec les enfants, faire la partie d’échecs ou de trictrac des voisins, complaisant né de tout le monde, esclave domestique, heureux de l’être, aimé mais négligé de tout le monde, et achevant ainsi sa vie, inaperçu, sans biens, sans femme, sans -postérité, jusqu’a ce que les infirmités et la maladie le reléguassent du salon dans la chambre nue, où pendaient au mur son casque et sa vieille épée, et qu’on dît un jour dans le château : « Le chevalier est mort. »

Mon père était le chevalier de Lamartine, et cette vie lui était destinée. Modeste et respectueux, il l’aurait acceptée en gémissant, mais sans murmure. Une circonstance vint changer inopinément tous ces arrangements du sort. Son frère aîné devint valétudinaire ; les médecins lui déconseillèrent le mariage. Il dit à son père : « Il faut marier le chevalier. » Ce fut un soulèvement général de tous les sentiments de famille et de tous les préjugés de l’habitude dans l’esprit et dans le cœur du vieux gentilhomme. Les chevaliers ne sont pas faits pour se marier. On laissa mon père à son régiment. On ajourna d’année en année cette difficulté qui révoltait surtout ma grand-mère. — Marier le chevalier ! c’est monstrueux. — D’un autre côté, laisser éteindre l’humble race et le nom obscur, c’était un crime contre le sang. Il fallait pourtant se décider. On ne se décidait pas, et la révolution approchait.


V


Il y avait à cette époque en France, et il y a encore en Allemagne, une institution religieuse et mondaine à la fois, dont il nous serait difficile de nous faire une idée aujourd’hui sans sourire, tant le monde et la religion s’y trouvaient rapprochés et confondus dans un contraste àt la fois charmant et sévère. C’était ce qu’on appelle un chapitre de chanoinesses nobles. Voici ce qu'étaient ces chapitres.

Dans une province et dans un site ordinairement bien choisis, non loin de quelque grande ville dont le voisinage animait ces espèces de couvents sans clôture, les familles riches et nobles du royaume envoyaient vivre, après avoir fait ce qu’on appelait des preuves, celles de leurs filles qui ne se sentaient pas de goût pour l’état de religieuses cloîtrées et à qui cependant ces familles ne pouvaient faire des dots suffisantes pour les marier. On leur donnait à chacune une petite dot, on leur bâtissait une jolie maison entourée d’un petit jardin, sur un plan uniforme, groupée autour de la chapelle du chapitre. C’étaient des espèces de cloîtres libres rangés les uns à côté des autres, mais dont la porte restait à demi ouverte au monde ; une sorte de sécularisation imparfaite des ordres religieux d’autrefois ; une transition élégante et douce entre l’Église et le monde. Ces jeunes personnes entraient là dès l’âge de quatorze à quinze ans. Elles commençaient par y vivre sous la surveillance très-peu gênante des chanoinesses les plus âgées qui avaient fait leurs vœux et à qui leurs familles les avaient confiées ; puis, des qu’elles avaient vingt ans, elles prenaient elles-mêmes la direction de leurs ménages, elles s’associaient avec une ou deux de leurs amies et vivaient en commun par petits groupes de deux ou trois.

Elles ne vivaient guère au chapitre que pendant la belle saison. L’hiver, elles étaient rappelées dans les villes des environs, au sein de leur famille, pour y passer un semestre de plaisir et décorer le salon de leurs mères. Pendant les mois de résidence au chapitre, elles n’étaient astreintes à rien, si ce n’est à aller deux fois par jour chanter l’office dans l’église, et encore le moindre prétexte suffisait pour les en exempter. Le soir elles se réunissaient, tantôt chez l’abbesse, tantôt chez l’une d’entre elles, pour jouer, causer, faire des lectures, sans autre règle que leur goût, sans autre surveillance que celle d’une vieille chanoinesse, gardienne indulgente de ce charmant troupeau. On devait seulement rentrer à certaines heures. Les hommes étaient exclus de ces réunions, mais il y avait une exception qui conciliait tout. Les jeunes chanoinesses pouvaient recevoir chacune leurs frères en visites pendant un certain nombre de jours, et elles pouvaient les présenter à leurs amies dans les sociétés du chapitre. Là se formaient naturellement les plus tendres liaisons de cœur entre les jeunes officiers venant passer quelques jours de semestre chez leur sœur et les jeunes amies de cette sœur. Il s’ensuivait bien de temps en temps quelques enlèvements ou quelques chuchotements dans le chapitre ; mais en général une pieuse réserve, une décence irréprochable, présidaient à ces rapports d’intimité si délicate, et les sentiments mutuellement conçus, ranimés par des visites annuelles au chapitre, donnaient lieu plus tard à des mariages d’inclination, si rares, à cette époque, dans la société française.


VI


Une des sœurs de mon père était chanoinesse d’un de ces chapitres nobles dans le Beaujolais, aux bords de la Saône, entre Lyon et Mâcon ; elle avait fait ses vœux à vingt et un ans. Elle y avait une maison que mon grand père avait bâtie pour elle. Elle y logeait une charmante amie de seize ans, qui venait d’entrer au chapitre. Mon père, en allant voir sa sœur à Salles (c’est le nom du village), fut frappé des grâces, de l’esprit et des qualités angéliques de cette jeune personne. La jeune recluse et le bel officier s’aimèrent. La sœur de mon père fut la confidente naturelle de cette mutuelle tendresse. Elle la favorisa, et, après bien des années de constance, bien des obstacles surmontés, bien des oppositions de famille vaincues, la destinée, dont le plus puissant ministre est toujours l’amour, s’accomplit, et mon père épousa l’amie de sa sœur.


VII


Alix des Roys, c’est le nom de notre mère, était fille de M. des Roys, intendant général des finances de M. le duc d’Orléans. Madame des Roys, sa femme, était sous-gouvernante des enfants de ce prince, favorite de cette belle et vertueuse duchesse d’Orléans que la révolution respecta, tout en la chassant de son palais et en conduisant ses fils dans l’exil et son mari à l’échafaud. M. et madame des Roys avaient un logement au Palais-Royal l’hiver, et à Saint-Cloud l’été. Ma mère y naquit ; elle y fut élevée avec le roi Louis-Philippe, dans la familiarité respectueuse qui s’établit toujours entre les enfants à peu près du même âge, participant aux mêmes leçons et aux mêmes jeux.

Combien de fois ma mère ne nous a-t-elle pas entretenus de l’éducation de ce prince qu’une révolution avait jeté loin de sa patrie, qu’une autre révolution devait porter sur un trône ? Il n’y a pas une fontaine, une allée, une pelouse des jardins de Saint-Cloud que nous ne connussions par ses souvenirs d’enfance avant de les avoir vues nous-mêmes. Saint-Cloud était pour elle son Milly, son berceau, le lieu où toutes ses premières pensées avaient germé, avaient fleuri, avaient végété et grandi avec les plantes de ce beau parc. Tous les noms sonores du dix-huitième siècle étaient les premiers noms qui s’étaient gravés dans sa mémoire.

Madame des Roys, sa mère, était une femme de mérite. Ses fonctions dans la maison du premier prince du sang attiraient et groupaient autour d’elle beaucoup de personnages célèbres de l’époque. Voltaire, à son court et dernier voyage à Paris, qui fut un triomphe, vint rendre visite aux jeunes princes. Ma mère, qui n’avait que sept à huit ans, assista à la visite, et, quoique si jeune, elle comprit, par l’impression qui se révélait autour d’elle, qu’elle voyait quelque chose de plus qu’un roi. L’attitude de Voltaire, son costume, sa canne, ses gestes, ses paroles, étaient restés gravés dans cette mé-moire d’enfant comme l’empreinte d’un être antédiluvien dans la pierre de nos montagnes.

D’Alembert, Laclos, madame de Genlis, Buffon, Florian, l’historien anglais Gibbon, Grimm, Morellet, M. Necker, les hommes d’État, les gens de lettres, les philosophes du temps, vivaient dans la société de madame des Roys. Elle avait eu surtout des relations avec le plus immortel d’entre eux, Jean-Jacques Rousseau. Ma mère, quoique très-pieuse et très-étroitement attachée au dogme catholique, avait conservé une tendre admiration pour ce grand homme, sans doute parce qu’il avait plus qu’un génie, parce qu’il avait une âme. Elle n’était pas de la religion de son génie, mais elle était de la religion de son cœur.


VIII


Le duc d’Orléans, comte de Beaujolais aussi, avait la nomination d’un certain nombre de dames au chapitre de Salles, qui dépendait de son duché. C’est ainsi et c’est par lui que ma mère y fut nommée a l’âge de quinze à seize ans. J’ai encore un portrait d’elle fait à cet âge, indépendamment du portrait que toutes ses sœurs et que mon père lui-même nous ont si souvent tracé de mémoire. Elle est représentée dans son costume de chanoinesse. On voit une jeune personne, grande, élancée, d’une taille flexible, avec de beaux bras blancs sortant, à la hauteur du coude, des manches étroites d’une robe noire. Sur la poitrine est attachée la petite croix d’or du chapitre. Par-dessus ses cheveux noirs tombe et flotte, des deux côtés de la tête, un voile de dentelles moins noires que ses cheveux. Sa figure, toute jeune et toute naïve, brille seule au milieu de ces couleurs sombres.

Le temps a un peu enlevé la fraîcheur du coloris de quinze ans. Mais les traits sont aussi purs que si le pinceau du peintre n’était pas encore séché sur la palette. On y retrouve ce sourire intérieur de la vie, cette tendresse intarissable de l’âme et du regard, et surtout ce rayon de lumière si serein de raison, si imbibé de sensibilité, qui ruisselait comme une caresse éternelle de son œil un peu profond et un peu voilé par la paupière, comme si elle n’eût pas voulu laisser jaillir toute la clarté et tout l’amour qu’elle avait dans ses beaux yeux. On comprend, rien qu’à voir ce portrait, toute la passion qu’une telle femme dut inspirer à mon père, et toute la piété que plus tard elle devait inspirer à ses enfants.

Mon père lui-même, à cette époque, était digne par son extérieur et par son caractère de s’attacher le cœur d’une femme sensible et courageuse. Il n’était plus très-jeune : il avait trente-huit ans. Mais pour un homme d’une forte race, qui devait mourir jeune encore d’esprit et de corps à quatre-vingt-dix ans, avec toutes ses dents, tous ses cheveux et toute la sévère et imposante beauté que la vieillesse comporte, trente-huit ans, c’était la fleur de la vie. Sa taille élevée, son attitude militaire, ses traits mâles, avaient tout le caractère de l’ordre et du commandement. La fierté douce et la franchise étaient les deux empreintes que sa physionomie laissait dans le regard. Il n’affectait ni la légèreté ni la grâce, bien qu’il y en eût beaucoup dans son esprit. Avec un prodigieux bouillonnement du sang au fond du cœur, il paraissait froid et indifférent à la surface, parce qu’il se craignait lui-même, et qu’il avait comme honte de sa sensibilité.

Il n’y eut jamais un homme au monde qui se douta moins de sa vertu et qui enveloppa davantage de toute la pudeur d’une femme les sévères perfections d’une nature de héros. J’y fus trompé moi-même bien des années. Je le crus dur et austère, il n’était que juste et rigide. Quant à ses goûts, ils étaient primitifs comme son âme. Patriarche et militaire, c’était tout l’homme. La chasse et les bois, quand il était en semestre dans la province ; le reste de l’année, son régiment, son cheval, ses armes, les règlements scrupuleusement suivis et ennoblis par l’enthousiasme de la vie de soldat : c’étaient toutes ses occupations. Il ne voyait rien au delà de son grade de capitaine de cavalerie et de l’estime de ses camarades. Son régiment était plus que sa famille. Il en désirait l’honneur à l’égal de son propre honneur. Il savait par cœur tous les noms des officiers et des cavaliers. Il en était adoré. Son état, c’était sa vie. Sans aucune espèce d’ambition ni de fortune ni de grade plus élevé, son idéal, c’était d’être ce qu’il était, un bon officier ; d’avoir l’honneur pour âme, le service du roi pour religion, de passer six mois de l’année dans une ville de garnison et les six autres mois de l’année dans une petite maison à lui, à la campagne, avec une femme et des enfants. L’homme primitif, enfin, un peu modifié par le soldat, voilà mon père.

La révolution, le malheur, les années et les idées le modifièrent et le complétèrent dans son âge avancé. Je puis dire que moi-même j’ai vu sa grande et facile nature se développer après soixante-dix ans de vie. Il était de la race de ces chênes qui végètent et se renouvellent jusqu’au jour où l’on met la cognée au tronc de l’arbre. À quatre-vingts ans il se perfectionnait encore.


IX


J’ai déjà dit quels obstacles de fortune et quels préjugés de famille s’opposaient à son mariage. Sa constance et celle de ma mère les surmontèrent. Ils furent unis au moment même où la révolution allait ébranler tous les établissements humains et le sol même sur lequel on les fondait.

Déjà l’Assemblée constituante était à l’œuvre. Elle sapait avec la force d’une raison pour ainsi dire surhumaine les privilèges et les préjugés sur lesquels reposait l’ancien ordre social en France. Déjà ces grandes émotions du peuple emportaient, comme des vagues que le vent commence à soulever, tantôt Versailles, tantôt la Bastille ; tantôt l’hôtel de ville de Paris. Mais l’enthousiasme de la noblesse même pour la grande régénération politique et religieuse subsistait encore. Malgré ces premiers tremblements du sol, on pensait que cela serait passager. On n’avait pas d’échelle dans le passé pour mesurer d’avance la hauteur qu’atteindrait ce débordement des idées nouvelles. Mon père n’avait pas quitté le service en se mariant : il ne voyait dans tout cela que son drapeau à suivre, le roi à défendre, quelques mois de lutte contre le désordre, quelques gouttes de son sang à donner à son devoir. Ces premiers éclairs d’une tempête qui devait submerger un trône et secouer l’Europe pendant un demi-siècle au moins se perdirent pour ma mère et pour lui dans les premières joies de leur amour et dans les premières perspectives de leur félicité. Je me souviens d’avoir vu un jour une branche de saule séparée du tronc par la tempête et flottant le matin sur un débordement de la Saône. Une femelle de rossignol couvait encore son nid à la dérive, dans l’écume du fleuve, et le mâle suivait du vol ses amours sur un débris.