Les Congrès viticoles. — 1869 à 1887

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LES CONGRÈS VITICOLES


1869 À 1887




Les deux récents congrès de Mâcon et de Toulouse ont donné une nouvelle importance à la terrible question qui, depuis 1863, s’est posée à la France viticole. L’histoire fourmille d’exemples de petites choses en déchaînant d’immenses. Le phylloxéra en fournit un nouveau. Vers 1850, J.-B. Dumas annonça à l’Académie des sciences qu’il faudrait brûler les serres du baron de Rothschild à Ferrières, de crainte qu’une maladie parasitaire qui y avait été apportée d’Angleterre ne gagnât toute la France. Personne ne prit cette proposition au sérieux, et lui-même n’insista pas. Si je connais ce détail, c’est parce que l’illustre savant, étant venu me voir, en 1874, pour parler d’une expérience à faire chez moi de sulfo-carbonate, me raconta ce détail dont lui-même avait été loin de soupçonner l’importance. C’est pour échapper à ce premier fléau, simplement gênant et onéreux, que tout un pays s’est précipité dans la gueule d’un infiniment petit qui a englouti tant de choses !

Un de nos jeunes littérateurs[1], qui, sans approuver les chutes dans les égouts que Zola fait faire à la langue de Corneille, tient quand même à dire ce qu’il voit et comme il le voit, laid ou beau, a fait un tableau aussi saisissant que vrai des décadences morales dans lesquelles cet insecte, invisible à l’œil nu, a entraîné en maintes navrantes occasions, le chef de la création. Ces chutes ont été d’autant plus cruelles que les premiers et plus profondément tombés ont justement été ceux qui le méritaient le moins.

En effet, ces innocents et pourtant coupables étaient, pour la plupart, des fidèles à la sainte légende de la famille et au culte de l’héritage, cette main que le père tend à l’enfant au travers de la pierre sépulcrale. Ce sont eux qui ont tout donné, trop donné, leur peine, leur travail, l’oubli d’eux-mêmes, à la chaîne qui rive le brave homme au patrimoine, et sur le cœur duquel de longues tendresses avaient écrit :

Oh ! ne quittez jamais le seuil de votre porte.
Mourez dans la maison où votre mère est morte[2].

Celui qui a su soustraire aux dissolvants qui corrodent le dix-neuvième siècle le petit coin du cœur où ces paroles étaient écrites, qui a su conserver vivante cette inscription malgré la boue qui éclabousse un mystère qui fut la source et la force de tant de vertus d’antan, valait certes quelque chose, et jusqu’ici, c’était parmi les ruraux, gentilshommes ou paysans de son espèce que se trouvaient ceux qui ne tombaient jamais. L’histoire que raconte M. Guiches nous montre un père aimant sa fille et son patrimoine dans cette promiscuité du cœur qui fait perdre toute mesure des proportions et relations, au point que des parents sincèrement tendres perdent avec une égale sincérité la fortune des enfants, leur solvabilité personnelle et le patrimoine commun dans la généreuse et respectable ambition de sauver ces biens aimés les uns pour les autres ; alors que lui-même, dans la lutte, ne recueillera que peine et découragement, son âge ne lui permettant pas d’entrer dans le Chanaan lointain qui dore les peines d’aujourd’hui des rayons d’un « demain » qui s’enfuit à mesure qu’on l’atteint.

Nous trouvons, au début, le héros de l’histoire, déjà touché par « l’Ennemi, » donnant un festin. Un huissier le demande ; écoutons les convives vignerons pendant qu’ils causent entre eux, faisant le vide autour de l’homme d’argent que nous retrouverons à la fin de l’histoire.

« C’est sa femme et sa fille qui font la dépense. » Ils s’accordaient à lui reconnaître des capacités supérieures et une impeccable honnêteté. Oh ! pour l’honnêteté passe, il n’y a pas dans le pays, une famille comme celle-là. C’est de race. « Jamais M. Chavasseur n’a fait tort d’un sou à n’importe qui. » Ils échangèrent des regards de connivence, éliminant le richard.

Sa fille, habituée à n’attendre de la vie que joies et facilités sans nuages, grâce au bien-être que la production jadis facile et assurée du « Perdigoux » donnait à la maison, attendait de son père ce que celui-ci avait reçu du sien ; l’honneur et le patrimoine aimé. Le père devait à l’enfant une vie douce et abritée, se choisissant sous une autre forme le successeur à tant de devoirs.

Voilà les premières pages du livre ; le début est respectable, quoique la conversation de la jeune personne nous ait indiqué qu’elle connaissait de nom « Théo et la jolie parfumeuse », c’était de trop, mais la faute était à M. Alfred, jeune homme du dix-neuvième siècle. Une toute petite bête était entrée en scène depuis peu. Ne serions-nous pas revenus au temps où l’enchanteur Merlin prenait la forme d’un oiseau ou d’une mouche et où un génie remplissait alternativement l’immensité sous forme d’un nuage, ou le calice d’une fleur, sous celle d’un imperceptible scarabée ! Car cette maison, encore heureuse en apparence, va être bouleversée de fond en comble. Et pourtant, elle n’a contre elle qu’une petite bête.

L’honnête homme deviendra un indélicat monomane, et jettera tout dans le gouffre creusé par « l’Ennemi », honneur, bonheur, sa fille, tout, tant et si bien, qu’il ne lui restera bientôt plus qu’à en mourir et comme dernière ressource, l’apoplexie, quand la douleur aura dépassé l’élasticité de son cerveau. Tout cela pour avoir trop aimé ou mal aimé ce que, jusqu’à cette bête de malheur, il était vertu d’aimer. Les premières pages du livre sont donc bien honnêtes ; voyons comment s’y est pris la bête pour ronger cette honnêteté jusqu’à l’âme. Elle avait d’abord paru très loin, dans un pays qu’on ne connaissait que par les journaux. On ne s’en inquiétait pas, elle ne pouvait venir à Marcayrac. L’incrédulité envers ce que l’on craint est une des plus vieilles embûches de Satan, et pourtant, toute vieille qu’elle est, elle lui sert encore souvent. « Elle ne viendra pas ici ! » Cette phrase a passé sur la France entière comme un nuage d’erreur et de mort. Malgré les preuves inexorablement successives de la folle vanité d’une barrière faite d’ignorance et d’orgueil, aujourd’hui encore, des naïfs et même des gens sages en apparence, espèrent éviter la ruine par l’attente sans défense ou par des moyens ayant obstinément échoué ailleurs. Bientôt l’ennemi est plus près, on peut aller le voir chez un voisin. Il est sur le coteau, mais il épargnera la plaine du Perdigoux ! Mais non, le voilà dans la place. On commence par jeter le peu d’argent disponible chez le pharmacien ; puis, devant l’insuccès du sulfure de carbone, des sulfo-carbonates, on submerge. Alors l’hypothèque pose sa lourde griffe sur le patrimoine ; chaque jour enlève un petit morceau d’honneur avec un fragment de l’avenir de l’enfant, un peu de la liberté du vieillard. On parle de ce qu’a dévoré cette pauvre Tarasque de Tarascon qui, si naïve et par charité pour les inondés, est venue l’année dernière, faire rire les Franchimans de sa carapace antique et si respectée « en Tarascon », qu’on lui avait trouée en route. Mais aussi, que venait faire une Tarasque en chemin de fer ? Tartarin, si sage au retour de ses campagnes, lui aurait certainement conseillé de laisser cette institution aux commis-voyageurs qui n’ont ni son passé ni son histoire, et surtout pas son logis légendaire.

Je disais donc que la Tarasque n’était rien à côté de ce petit animal, parce qu’elle ne mangeait que des éléments matériels et comestibles, et que si vraiment elle poussait le crime jusqu’à dévorer des fils d’Adam, elle ne mangeait que leur corps et laissait leur âme à qui de droit, Dieu ou diable, sans intervenir dans la répartition des apprentis anges ou démons. De chute en chute, l’honnête homme, le père tendre et fier en vient à accueillir comme ami un homme qui a de l’argent, mais non seulement il n’a rien d’autre avec, mais il est l’usurier qui suce le pays ; quoique aussi usé de corps que d’esprit, le désir de se relever dans l’opinion et une dernière flammèche du cœur l’entraînent dans un rôle d’amoureux et de prétendant.

L’enfant élevée dans cette lutte de l’expédient à court terme contre le fléau sans rémission, bercée par des promesses qu’elle sait ne devoir jamais se réaliser, et dont l’auteur lui-même, son père, n’est plus suffisamment dupe pour rester strictement honnête, est écœurée par le désordre d’une maison qui croule, d’une mère qui lâche tout ; lasse de s’asseoir devant une nappe sale, le cœur brûlé à la rage de privations non acceptées, altérée de cette soif de bien-être et de plaisir qu’on puise dans leur absence, elle se jette dans cette issue offerte à ses appétits mauvais, au plaisir et à la liberté, et, c’est par cette large porte, ouverte par un si petit traître, que s’enfuient, l’un suivant l’autre, une longue suite de bonheurs et de vertus. À la fois martyr et bourreau, le vieux vigneron les suit, terrassé au moral comme au physique par la bête qui, en langage savant, s’est d’abord appelée Ryzaphis vastatrix, puceron des racines dévasteur, puis qui, par analogie avec le phylloxéra follicole du chêne, est devenue plus improprement Phylloxéra vastatrix. Je dis, improprement, parce que ce nom signifie dessècheur de feuilles, désignation qui, si elle s’applique justement au phylloxéra de cet arbre, vivant sous les feuilles, ne convient pas du tout au phylloxéra français qui vit presque exclusivement sur les racines.

Sortons du roman pour dire comment en cette triste affaire la science est venue au secours de la pratique affolée et vaincue. Cela se passait en 1868. On voyait se produire des taches affaiblies dans les vignes. Quelques vieux avaient remarqué, sans y attacher une grande importance, que depuis quelque temps les vrilles étaient moins fortes et moins nombreuses, qu’en un mot, en bien des endroits, il était devenu beaucoup plus facile de traverser les vignes croisées.

La Société centrale de l’Hérault, inaugurant en présence de ce fléau cette lutte intelligente et active qui la maintient encore aujourd’hui en tête de la viticulture américaine devenue française, délégua M. Gaston Bazille, M. Planchon et M. Sahut (encore aujourd’hui tous les trois sur la brèche), pour étudier le mal mystérieux qui, sans causes apparentes, décimait certains vignobles de la Crau et de Vaucluse.

M. Sahut croyait à un rhizoctone enveloppant les racines comme la cuscute enveloppe celles de la luzerne. C’est dans cette idée qu’il cherchait un cryptogame plutôt qu’un insecte. Pendant des sondages pratiqués au château de Lagoy, les ouvriers arrachaient des racines au centre d’un point malade formant, comme d’habitude, tache d’huile au milieu d’un clos de 8 hectares. M. Sahut, en promenant sa loupe le long des racines arrachées, aperçut sur l’écorce quelques points jaunes ; il passa loupe et racine à M. Planchon qui crut d’abord à un coccidien ; mais plus tard, s’étant assuré de la mobilité de ces points jaunes, il les rangea au clan des pucerons. Notons cependant cette première appréciation due au coup d’œil infaillible, quoique rapide du savant ; il avait déjà entrevu que le phylloxéra n’était pas un véritable aphidien, certains caractères le rapprochant sensiblement du coccidien.

Un second mouvement le ramena à la théorie de l’aphidien, écartée d’abord, et il donna à l’ennemi qui devait jouer un si terrible rôle, le nom de Rhizaphis vastatriz. Un peu plus tard le Dr Signoret reconnut l’analogie pouvant relier l’insecte nouveau avec le phylloxéra du chêne. Cette analogie fut peut-être un peu vite acceptée, car, en somme, ce phylloxéra est essentiellement follicole, puisqu’il vit sur le dessous des feuilles, tandis que le phylloxéra français de la vigne est essentiellement radicicole ; je dis français, car en Amérique la forme gallicole, rare chez nous, est très fréquente ; mais, en entomologie, il faut, paraît-il, accorder une large marge aux changements de formes produits par des variations dans la nutrition, changements qu’on ne retrouve pas chez les animaux d’un ordre supérieur. Tous les chardons du monde ne pourront faire un âne d’un lion ! Le Rhizaphis devint donc le Phylloxéra vastatrix, et c’est sous ce nom que depuis vingt ans cet infiniment petit tient en échec les corps savants de toute l’Europe dont l’audace entreprend une lutte aussi inégale que celle de l’homme contre un infiniment petit, même avec 300 000 francs au bout de la victoire.

À la suite de cette première conquête, les trois chercheurs heureux visitèrent quantité de vignobles attaqués, pour confirmer leur découverte et, avant tout, faire la contre-épreuve de leurs premières recherches. Après avoir rigoureusement établi qu’il n’y avait pas de points d’attaque sans insectes, on rechercha si, dans les vignobles encore sains, on en rencontrerait ? La réponse fut décisive, le mal était présent ou absent selon que l’insecte était lui-même présent ou absent, et les degrés de maladie et de santé suivaient rigoureusement l’état phylloxérique.

De prime abord la grande découverte ne fut pas reçue avec les honneurs qu’elle méritait : on appela ironiquement MM. Gaston Bazille, Planchon et Sahut les entomologistes de l’Hérault, aucun d’entre eux ne professant cette science, et le nombre d’ignorants, qui en savaient plus qu’eux, défia l’arithmétique. La liste des inventions et procédés curatifs proposés fut aussi longue et grotesque que celle des causes assignées à un mal dont on ne voulait pas reconnaître le phylloxéra comme auteur. Je suis même forcée d’aller plus loin et de dire qu’après vingt ans de défaites infligées par l’insecte, partout où il a été attaqué de front, il se trouve encore quelqu’un, et un député encore, pour signer dans le Voltaire du 20 octobre la singulière tirade que je trouve transcrite et annotée dans le Petit Paysan de Toulon, avec quelques commentaires :


Nous lisons dans le Voltaire du 20 octobre dernier un article sur le phylloxéra, signé par M. de Janzé, ancien député. Cet article nous a rendu rêveur. C’est à ne pas y croire. M. de Janzé ne croit pas au phylloxéra ! Après cette révélation, il faut tirer l’échelle.

« Le phylloxéra est un pou ronge, dit l’ex-député, qui existe sur les racines des pommiers, des poiriers, des rosiers, sur les bulbes des dahlias et qui ne gêne pas la fructification ou la floraison de ces végétaux. C’est cependant à cet insecte, qu’ils ont appelé phylloxéra, que nos savants officiels ont attribué le dépérissement de nos vignes…

« C’est sur cette erreur scientifique que s’est basée cette réglementation déplorable qui fait un délit de l’importation d’un végétal quelconque pouvant receler le redoutable insecte, prétendu Attila des vignobles…

« C’est encore en vertu de cette erreur qu’on a créé tant de fonctionnaires parasites, émargeant au budget pour une somme de 3 millions par an…

« On voit ce que vaut la légende du phylloxéra, de cet insecte destructeur et insaisissable, se cachant dans une feuille de rose, ou traversant les mers à la nage…

« Il est temps de mettre fin à la déplorable organisation basée sur cette légende, d’autant plus que nos savants viennent de découvrir un nouvel insecte, sur l’existence hypothétique duquel on pourrait greffer autant de parasites qu’on en a créés sous le prétexte du phylloxéra. C’est ainsi que le black-rot, un nouveau destructeur de la vigne, vient de traverser l’Océan pour venir ravager les vignobles et qu’un savant inspecteur général vient de faire sur place des expériences sur ce nouvel insecte…

« La France en a assez. Il faut supprimer les crédits afférents aux parasites fonctionnaires du phylloxéra, et abroger toute la réglementation qu’ils ont imaginée. »

Est-ce assez joli ?

Nous avons cité tous ces passages de la lettre de M. de Janzé pour montrer quel est l’état des esprits dans le monde de nos représentants, et quelle opinion erronée se font les journaux parisiens de la maladie qui a détruit nos vignes.

Nous passerons sur le côté scientifique de la question que l’ex-député paraît ne pas même soupçonner. Nous aurions beau jeu à le blaguer quand il appelle le black-rot un insecte. Confondre un champignon avec un insecte, un végétal avec un animal ! Il y a là de quoi rendre jaloux un cuistre de collège. Mais passons.

Ainsi donc le phylloxéra n’est qu’un pou rouge connu depuis les temps les plus reculés, et c’est sur le dos de ce pou qu’on a bâti la légende de l’insecte dévastateur de nos vignobles.

Entendez-vous bien, Monsieur Planchon, et vous, Monsieur Millardet ?

Quelle confusion pour vous, Messieurs Foëx, Pulliat, Despetit, Molines et toute la légion des travailleurs !

Qu’en pensez-vous, Madame de Fitz-James ?

N’avez-vous pas compris, vous tous qui luttez, qui passez vos veilles, qui prodiguez votre activité et votre argent, qui défendez votre terrain pied à pied, comme de bons soldats, contre l’envahissement de l’ennemi, n’avez-vous pas compris que le fléau que vous avez l’air de combattre n’existe pas ?

M. de Janzé vous le dit.


J’ai parlé plus haut du phylloxéra du chêne, en disant qu’il était gallicole ou plutôt follicole. Il y a encore à dire sur ce détail ; quoiqu’il n’ait pas été donné de suite pratique à une hypothèse qui avait éveillé l’attention de M. Sahut, il est à remarquer que les premières vignes atteintes étaient plantées sur des défrichements de chêne, tant à Roquemaure qu’au château de Lagoy, près de Saint-Martin-de-Crau ; notamment au plan de Dieu, près d’Orange, la plantation était faite sur des défrichements si peu profonds, que pour loger les ceps on dut faire les trous plus profonds que le défoncement, si bien que, pour s’étendre, les racines durent remonter le long des parois du trou. Ce fut là qu’on constata le cas le plus foudroyant. À la première visite en 1868, il n’y avait que très peu de morts sur ces 100 hectares, âgés de trois et quatre ans. En 1869, pas une souche n’était vivante ; outre qu’en cet endroit, la plantation était faite sur un défrichement de chêne, le voisinage de cet arbre était immédiat. On s’était déjà aperçu depuis un temps que je ne puis préciser, que les plantations sur défrichements récents de chesnaies réussissaient mal. Mais de là à rattacher ce fait à l’invasion et à attribuer au phylloxéra un changement en sa personne anatomique en vue de ce déménagement, il y a toute l’épaisseur séparant une vue de l’esprit d’une étude suivie et passée dans la pratique usuelle. En 1869 se place le premier congrès viticole ayant trait à la crise qui prenait une intensité déjà effrayante pour qui savait voir et prévoir. C’est à ce congrès que M. Laliman acquit si justement tous ses droits à une reconnaissance encore très vivante, quoique son titulaire ait pris plaisir à en embrouiller et masquer les motifs par une série de paradoxes, de polémiques et de revendications vraiment triées sur le volet de la contradiction quand même ! Ainsi, il ne veut pas avoir apporté le phylloxéra, mais non seulement il tient et cela à bon droit, à être un des premiers importateurs de la vigne américaine, mais il veut être le seul, ce qu’il est impossible de lui accorder. En dehors des importateurs de Roquemaure, en 1863, nous avions depuis longtemps quelques vignes américaines en France, notamment aux anciennes pépinières du Luxembourg, etc.

Au point de vue de l’extinction réelle, l’espoir fut vite éteint chez les clairvoyants ; on dut chercher les moyens de faire vivre les vignes malgré le phylloxéra, et à côté de lui.

En 1879, le congrès viticole de Nîmes fit faire un pas dans la carrière, et les grandes lignes de défense s’y posèrent. Je ne parle pas des retardataires comme M. de Janzé qui ne connaissent pas du tout la question ; mais, parmi ceux qui s’en occupaient le plus sérieusement, on était loin d’être fixé sur la foi à accorder à la vigne américaine, ni sur la valeur relative des différents moyens de reconstitution. Entre les quatre systèmes en présence se déchaînèrent bien des orages. On dit que quand il n’y a plus de foin au râtelier, les chevaux se battent. Mon expérience est moins exclusive et me montre autant et plus de batailles devant un butin désirable qu’autour de la disette. C’est ce que l’on vit à Nîmes, et la vigne américaine sortit un peu plus forte de la discussion qu’elle n’y était entrée, quoique certains loustics aient trouvé joli de rire et d’éteindre ainsi les falots dont le docteur Despetis voulait si intelligemment et pratiquement éclairer la route des Riparias qui s’ouvrait. Il ne faut pas s’étonner de la ténacité avec laquelle les vieux vignerons se cramponnaient à la facilité de la vigne qui valut à Noé ce moment d’oubli que tous lui pardonnent, mais qu’aucun n’oublie, tant les générations se passent religieusement la joyeuseté du père et la faute du fils. Des quatre modes de défense ou reconstitution, deux sont locaux, exclusivement restreints à certains milieux. Ce sont : 1o les plantations dans les sables ; 2o la submersion. Les insecticides ne sont qu’un palliatif exceptionnellement suffisant. La vigne américaine est le seul moyen qui permette et promette de rentrer dans la vieille viticulture, celle de Noé dont nous parlions tout à l’heure, et encore ! à la condition de ne faire que des produits directs. Mais tous ces moyens sont subordonnés au milieu, et tous, sur ce chapitre, sont d’une délicatesse incomparablement plus grande que la vieille vigne lentement adoptée par les siècles.

Pour les sables, c’est la présence ou l’absence du sel et de l’eau douce qui domine la question, puis ce sable doit être pur, absolument siliceux et très mobile.

La submersion demande naturellement que l’eau soit assez abondante pour pouvoir maintenir pendant quarante jours, 40 centimètres d’eau au-dessus du sol, mais il ne s’agit pas de le faire en amenant une trop grande quantité, car si elle excédait 15 ou 18 000 mètres cubes à l’hectare, elle apporterait une quantité d’air telle, qu’il s’accumulerait autour des racines, les revêtirait d’une quantité de globules leur donnant cette apparence argentée qui prédit l’insuccès. Ces globules fournissent au phylloxéra l’air nécessaire pour échapper à l’asphyxie cherchée et pour laquelle il faut la pression de 40 centimètres de hauteur d’eau. La question de l’écoulement est fort importante, nous avons vu, à propos de sa quantité, le degré d’imperméabilité que le terrain doit posséder pour la conserver le temps nécessaire. Mais là gît la difficulté contraire, quand il s’agit d’écoulement, car il faut que cette eau puisse s’en aller très facilement, tant pour ressécher et assainir la terre que pour pouvoir faire les façons en leur temps. Il faut enfin que l’aération soit suffisante pour ne pas attirer les maladies cryptogamiques. Dans mes précédents écrits, je n’ai pas tenu un compte suffisant de cette circonstance, et en parlant de milieux humides je pensais à des endroits encaissés et étouffés comme Val-Marie, ou à des marécages. Le professeur Husmann nous l’a dit : « Partout où règnent les fièvres ou une forme quelconque de malaria, renoncez à cultiver la vigne. » Mais quand on voit l’admirable végétation des vignes des deltas du Rhône, le vignoble de M. le comte d’Espous, au bord de l’étang de Mauguye, alors que les vignes de coteaux sont dépouillées : on voit que l’eau, dans de bonnes conditions d’aération, stimule la végétation et aide la vigne à se réparer des atteintes cryptogamiques ; 2o que l’humidité chaude et étouffée, à évaporation lente, favorise presque toutes les maladies de ce genre. Je dis « presque toutes », ce qui peut surprendre le lecteur, mais il verra plus loin l’exception faite par M. Labmson Scribner pour l’Uncinula.

Au congrès de Bordeaux de 1881, les insecticides luttaient presque à égalité (dans les esprits s’entend, non dans la pratique) avec la vigne américaine, qui, au contraire, se glissait insidieusement dans les habitudes pour s’y ancrer définitivement, même chez les plus incrédules. On leur reprochait alors, notamment au Jacquez, l’accessibilité aux maladies cryptogamiques, mais on devait voir par la suite que cette difficulté est aussi grande sur la route des sablonneux, des submersionnistes que sur celle des américanistes ou des insecticideurs.

Avant d’aller plus loin, je tiens à établir que, si, en les résumant, j’ai conservé l’ordre chronologique des différents congrès, je ne l’observe pas absolument dans les questions traitées, car les unes n’ont vécu qu’un jour, les autres sont sorties d’erreurs auxquelles il serait oiseux de s’arrêter.

Pour la clarté, je récapitulerai ces différents congrès, avec un résumé très succinct des gains de chacun dans le champ de la vérité, avec la forme ou la physionomie de chacune de ces réunions, car la question morale, je devrais dire la question des caractères, des amours-propres et, trois fois hélas, celle de faire durer des carrières surveillantes et défensives, a pesé et pèse encore lourdement sur la vérité. L’Algérie en est un exemple malheureux. Il est curieux de voir en cela la république française marcher pied à pied sur les pas du descendant de Pierre le Grand. Le gouvernement de celui-ci, par un amusant contraste, croit naïvement suivre les traces de la république helvétique. Celle-ci, la plus sage des trois, car le silence est d’or, ne dit rien, et fait tranquillement ce qu’il est raisonnable de faire, soit de protéger ce qui se peut défendre, en se préparant à la chute finale de telle sorte qu’elle s’opérera sur un lit d’espérances déjà réalisées et visibles, puisque les pépinières, les écoles de greffage y fonctionnent, y sont encouragées aussi bien et mieux qu’en France, mais cela sans le dire ! Je ne vais pas si loin dans la suppression des carrières phylloxériques que M. de Janzé, qui ne fait même pas une exception pour M. Prilleux, le stratégiste du black-rot.

La viticulture ne peut plus se passer de savants ni de médecins, pareille à l’homme du dix-neuvième siècle qui a augmenté ses besoins au point que, lorsqu’il a payé comptant l’absinthe, le tabac, le café-concert, bref toutes les premières nécessités de l’homme parfait de nos jours, il ne reste rien pour le pain de la femme et des enfants, qui ont dû augmenter leurs privations, obtenir le crédit de pitié chez le boulanger et réduire leurs besoins pour faire place à ceux de leur dominateur.

La femme, je veux dire celle qui n’a rien de la Sarah stérile et méchante qui déjoint les ménages, vilipende l’épouse travaillant jour et nuit et qui ne trouve au bout de la vie que la rue froide où la jetteront des fils et des maris qui n’auront plus besoin d’elle : celle-là n’a pas augmenté ses besoins, mais bien ses privations. Ce n’est pas d’elle que s’occupe Louise Michel, et elle fait bien, car, malgré le silence de sa protestation toute de travail et de courage, elle trouvera son heure ; fortifiée dans la lutte d’une vie difficile, elle n’aura qu’à attendre patiemment que ses tourmenteurs, abrutis, énervés, lassés, viennent appuyer leur découragement efféminé sur la tendresse forte et généreuse qui survit et grandit sous l’épreuve et le travail. Mais la vigne du dix-neuvième siècle n’est pas vertueuse et elle aussi a fortement augmenté ses besoins, comparée à celle qui de 1851 à 1872 a fait faire de telles fortunes dans l’Hérault que, si je citais les chiffres, je ne serais pas crue. Par contre, bien menée, ses ressources sont plus grandes ; de même que c’est dans les temps troublés que les habiles financiers font les plus grandes fortunes, qu’à coups d’adresse et de capital ils soutirent honnêtement, avec plus ou moins de formes, aux maladroits et aux prodigues. En ce moment, le succès dans la voie normale est encore un problème pour beaucoup de terrains, mais il reste beaucoup à faire avec le marché aux plants, justement à cause des inconnues qui existent encore sur l’adaptation et sur la forme de multiplication la plus apte à vaincre ces difficultés. Comme plants, nous avons eu, avons et aurons encore une succession de variétés à la mode qui n’a pas cessé de fournir aux intelligents les éléments d’un commerce prodigieusement lucratif. À partir du Jacquez qui a ouvert la marche à 1000 francs pour les mille boutures, passant par le Riparia à 300 francs, et qui par la quantité qu’il en donne faisait rapporter à ses débuts des 10 000 francs à l’hectare, jusqu’à l’Othello, qui vient de finir une phase lucrative, commençant à 1500 francs pour 1000 boutures de second choix chez M. Sabatier. Il cède la place aux hybrides d’Aurelles, au plant des terrains calcaires qui va nous venir d’Amérique et à certaines formes du Rupestris du plus grand avenir. Comme modes de multiplication, nous avons eu et nous avons encore, surtout en Beaujolais, la bouture greffée. Impossible pour les maladroits, elle donne, chez les gens de bonne volonté, au dire de voyageurs très compétents, plus de reprises que de simples boutures n’en ont données dans les grandes administrations marchant à coups de mercenaires.

Vient ensuite la bouture à un œil qui, longtemps et modestement couvée et ensevelie sous un monceau d’objections et de doutes, vient de relever crânement la tête aux deux congrès de Toulouse et de Mâcon. Celle-là sera longtemps un objet de commerce lucratif, car il ne sera pas facile d’arriver du premier coup aux résultats que peuvent donner une longue expérience acquise au milieu des difficultés dues autant aux ignorants entêtements qu’aux difficultés inhérentes à la chose. À l’heure qu’il est, elle est encore fréquemment incomprise, même de gens qui, à en juger par leurs antécédents ou leurs prétentions, devraient au moins en connaître les formes visibles, sinon les aptitudes. Un arboriculteur qui passe pour capable dans sa spécialité, et qui, par une succession de hasards singuliers, en est venu à diriger une petite pépinière du gouvernement et à faire un cours élémentaire dans une école de fondation particulière, s’est dernièrement lancé dans l’arène au sujet de la bouture à un œil, et moi à sa suite, croyant qu’il sortirait un supplément de lumière de la discussion ; je l’ai suivi lorsqu’il a parlé « d’un procédé pratique pour remplacer la bouture à un œil ! » Mais le remplaçant qu’il proposait n’y ressemblait pas du tout. Il a répondu à mes objections, fondées sur dix années d’études et d’observations très suivies, qu’avant de le faire, il avait dû aller voir des boutures à un œil, afin d’en parler en connaissance de cause, et mettre une heure d’examen en face de dix années d’études au milieu d’auteurs ou de praticiens absolument vétérans ! Donc, quand il a parlé la première fois, il n’en savait pas le premier mot, ce que, du reste, le résumé de ses observations de première vue prouvait surabondamment. Il le prouvait si bien, qu’en vertu du principe qu’on n’écrit pas pour ceux qui savent ou devinent, mais pour ceux qui ne savent ni ne devinent, je compte laisser tomber une polémique stérile et roulant sur des truismes de la force de celui-ci : « l’expérience démontre que les végétaux doivent être plantés droits, et la direction oblique est favorable à la végétation », comme si tout le monde n’avait pas vu appliquer cette direction aux bras des espaliers. Je prendrai cet article de M. F*** comme programme de l’explication à la fois élémentaire et complète qui m’est demandée de toutes parts, depuis un article à la fois timide et audacieux publié en décembre dernier dans le Messager agricole de Montpellier et auquel je renvoie les curieux, ne voulant pas entraîner les lecteurs du Correspondant dans des aridités techniques.

Des deux derniers congrès a surgi la réponse à la plupart des difficultés d’adaptation. Après de grandes hésitations, je dirais même de grandes préventions, les vignerons persécutés par la compacité de certains sols et par la composition de certains autres, se sont décidés à regarder et à voir que la forme du racinage de la bouture à un œil lui permettait de vivre dans la couche arable au-dessus d’un sous-sol inhospitalier, sans lui défendre les incursions dans une profondeur fertile si elle se rencontrait et si la nature spéciale du cépage l’y portait. Il est assez bizarre que dix-huit années de bataille avec le terrain, dans l’Hérault principalement, n’aient pas fait penser plus tôt aux difficultés de sous-sol qui, en Champagne et ailleurs, avaient obligé les vignerons, pour trouver dans 10 centimètres autant de racines que dans 80 et plus, de recourir à un provignage perpétuel, créant un réseau radiculaire horizontal de racines s’étendant sur le sous-sol comme, verticalement, le lierre grimpe sur un mur. De reconnaître ce fait, de voir l’analogie de principe reliant la bouture à un œil au provignage, à son application dans les terres peu profondes, il n’y avait qu’un pas qui a été franchi aux deux congrès de 1887.

Sur le chapitre greffage, une vérité grandissante depuis sept ans était la greffe de Cadillac, système obéissant plus complètement aux lois de la physiologie que la greffe ordinaire en ce que sur celle-ci la transformation s’opère sans interruption dans la végétation. Le fait d’abattre la tête d’un végétal constitue, même dans cette inconsciente existence, un choc qui, en paralysant pour un temps la source même de la vie, risque de la supprimer définitivement. De plus, le greffon a besoin de rentrer le plus vite possible en activité, avant que l’inaction ne permette à ses surfaces de s’altérer par la dessiccation. Au lieu de se souder, comme on le dit des blessures, « par première intention », il se désorganise sur ses coupes, rendant impossible pour plus tard l’échange de sève qui, pour bien faire, devrait se produire immédiatement, étant le résultat cherché dans l’opération. Enfin, troisième inconvénient de la greffe à tête abattue, la sève que les racines continuent à produire, ne trouvant pas d’issue là où aboutissaient les vaisseaux qu’elle gorge, s’en crée, sous forme de rejetons très rapidement formés, vu leur voisinage immédiat avec les racines ; admettant que la greffe prenne, ces rudiments de bourgeons constituent une difficulté et exigent une surveillance incessante, pendant un temps dont on ne saurait prévoir la longueur. Résumons ici les triples difficultés de la greffe à tête abattue : 1o suspension de végétation, 2o dessèchement du greffon, 3o production abondante de rejetons qui, en vrais parasites qu’ils sont, poursuivront le greffon pendant toute son existence, vivant de la substance à laquelle il devrait seul avoir droit.

Récapitulons maintenant les avantages de la greffe de Cadillac, 1o la soudure se fait pendant l’automne à l’époque où la sève est active sans être exubérante, 2o le greffon étant de bois jeune, par conséquent moins prompt à entrer en végétation, commence par se souder sagement au lieu de s’emporter sur une situation imparfaitement établie. 3o Enfin et surtout, la transformation s’opère sans faire traverser au porte-greffe la crise dangereuse et souvent mortelle de l’ablation de son système aérien.

La même période de 1881 à 1887 a vu naître en France le mildiou et ses terreurs, et j’ajouterais, la plus illogique des surprises, car, outre qu’il n’est pas bien prouvé que le mildiou n’ait pas déjà existé en France, il était parfaitement connu qu’il causait en Amérique de grands désastres. Cet optimisme qui laissait croire que l’on importerait la vigne américaine, accompagnée de tous ses avantages, mais séparée de tous ses inconvénients, était vraiment imprudent ; mais la punition aurait certes dépassé la faute si, grâce au professeur Millardet, le sulfate de cuivre, logiquement employé, n’était venu barrer le passage au fléau chez les vignerons assez sages ou déjà assez sévèrement punis pour se décider à l’employer à temps (c’est-à-dire non seulement avant qu’il n’y soit, mais avant qu’il ne puisse y être). Un vaste et illogique découragement suivit chez plusieurs cette déception, car cette manie de croire le fléau dangereux pour le voisin et pas pour soi serait une amusante forme de la naïveté qui accompagne la possession dans tous les ordres d’idées, si elle causait moins de mal. Mais les malheureux qui ne voulaient pas croire que le nouveau monde nous réserva encore cette flèche en son carquois, ont été encore plus douloureusement surpris par l’arrivée du black-rot dont l’entrée en scène était au contraire parfaitement prévue par tous ceux qui connaissaient la vigne américaine avant de se fier à ses caprices en même temps qu’à sa généreuse vitalité.

Nous avons vu plus haut que le mildiou, sinon vaincu, serait tenu en échec par le sulfate de cuivre. Le commencement des communications de M. Pierre Viala, le jeune professeur envoyé par le gouvernement pour chercher en Amérique, avec une sagacité déjà bien connue, un supplément de lumière sur le black-rot et le plant des terrains calcaires, de même que le rapport de M. Lambson Scribner, nous font croire que si le black-rot est incoercible une fois sur le fruit, il peut être entravé dans la phase follicole qui précède l’invasion de la grappe. Cette croyance repose sur un remède de bonne femme s’il en fut. Les ménagères américaines et les marchands de fruits protègent effectivement leurs raisins du black-rot en les enfermant dans des sacs en papier. Ce qui équivaut à dire que le fruit n’agit que comme miroir des feuilles et que c’est chez ces dernières qu’il faut poursuivre le crime et le criminel.

Après cette nouvelle digression, revenons aux différents congrès : le premier, qui a ouvert la nouvelle ère viticole a donc été celui de Beaune en 1869, c’est là, comme nous l’avons déjà vu, que M. Laliman a proposé la vigne américaine comme baume aux blessures qu’elle-même avait faites. Après ce congrès, c’est dans les réunions plus modestes, mais non moins actives, de la Société centrale d’agriculture de l’Hérault que l’étude s’est continuée de la façon la plus effective. C’est là qu’a été préparé le voyage d’études de M. Planchon en Amérique, en 1874, si fertile en résultats pratiques. Puis le congrès de Lyon, auquel je n’ai pas assisté ; mais, d’après les récits qui m’en ont été faits, il n’a pas eu une très grande portée pratique et je n’ai remarqué que deux choses ; la première, c’est que, dans cette région, le Vialla semble supérieur aux autres cépages, même au Riparia, puis un incident comique qui a marqué la fin de la réunion.

La salle était empruntée, moyennant bons deniers trébuchants, à la ménagerie ambulante Pezon, très connue des provinciaux. À la dernière séance, on fit quelques difficultés pour écouter M. Prosper de Lafitte, probablement parce que son pessimisme sans issue chatouille l’inquiétude sans la jamais calmer. Cette irritation et sa persistance habituelle retardèrent la conclusion de son discours, de sorte que, pendant qu’il se cramponnait à la tribune qu’on lui disputait, survint, avec la fin de la location, l’heure de l’entrée des singes. Il s’en suivit, m’a-t-on dit, la scène la plus curieuse, l’auditoire riait, M. Pezon tempêtait, son public piétinant à la porte ; les singes étonnés ou amusés, je ne sais lequel, cernaient M. de Lafitte en lui faisant des grimaces ; lui, ferme et noble, parlait toujours, jetant sa parole en défi aux singes et aux hommes !

Passons au congrès de Nîmes, cette ville si austère dans ses classes élevées, si profondément amusante dans ses couches profondes. Je n’y assistais pas non plus. On y constata, chez un noyau assez considérable de propriétaires voisins, un élan très marqué vers une reconstitution heureuse qui, depuis, a marché d’un pas, peut-être plus lent que ce qu’on avait espéré, mais quand même parfaitement sûr. Le privilège assez marqué qu’a eu le département du Gard tient à ce que la plupart des terres y sont siliceuses ; les rares échecs qu’on y a rencontrés ont tenu à des entêtements et imprudences de subalternes, voulant utiliser leur bagage d’expériences surannées. Lors du congrès de Nîmes, on en était encore, comme espèces, au Taylor, à l’Herbemont, au Jacquez surtout, et le Riparia commençait la carrière qui devait avoir une si grande part aux déceptions de l’Hérault. Elles eussent été évitées si, au lieu d’en rire, chacun avait aidé le docteur Despétis à mettre ordre et classification dans l’innombrable tribu des Riparia qui arrivait de tous les points de l’Amérique. En 1881, le congrès international de Bordeaux réunit tous les viticulteurs zélés. Ce fut la première affirmation internationale de la vigne américaine, quoiqu’en réalité on y fut très en retard sur celui de Nîmes de deux ans plus vieux, cela tenait aux éléments parisiens qu’y apportait la note des débutants phylloxéra. Je me rappelle avec étonnement, en pensant à l’aimable orateur du congrès de Mâcon en octobre, d’avoir eu maille à partir avec M. de Laroque, et bien d’autres, parmi lesquels la plupart sont aujourd’hui d’ardents américanistes. Entre les congrès de Bordeaux et de Villefranche, il n’y a eu que la continuation des réunions de Montpellier, toujours aussi suivies. En 1883, il y vint une députation de vignerons du Beaujolais, à laquelle s’étaient joints quelques propriétaires d’Issoudun. Ils furent surtout très frappés de la différence existant entre ce qu’ils voyaient et ce qu’on leur avait raconté. Je me rappelle que l’un d’eux s’amusait à lire à haute voix dans un journal de chez lui une description mensongère des vignobles périssant de l’Hérault pendant qu’il avait leur splendeur sous les yeux.

Nous avons déjà vu que c’est au congrès de Villefranche 1884, que s’est très justement placée la bouture greffée. C’est aussi à Villefranche que, par la voix si autorisée de M. Pulliat, a commencé la carrière publique du Rupestris, que, dans ma très modeste opinion personnelle et particulière, je considérais depuis quelque temps comme l’avenir des terres extra-sèches, quoiqu’il sache s’accommoder de mieux.

En 1886, nouveau congrès de Bordeaux, surtout remarquable par les communications de M. Millardet au sujet du mildiou ; par les savants et patients travaux de ce professeur, il avait trouvé un maître dans le sulfate de cuivre. Chose bizarre, Cadillac est à 2 heures de Bordeaux, et à peine si on a parlé de la greffe qui porte ce nom. Je crois même avoir été seule, avec M. Sahut, à avoir fait le pèlerinage de Loupiac où réside l’âme savante de cet actif petit comice, dans la personne de M. Dezeimeris. Avant d’aborder les deux derniers congrès, il est nécessaire de revenir en arrière pour revoir en détail le chemin parcouru pendant cette période de vingt années.

Il peut sembler oiseux de raconter aujourd’hui ce qu’est la vigne américaine, et c’est pourtant cela que je vais entreprendre dans le but très spécial de débarrasser cette histoire de toutes les légendes, vraies, fausses ou inutiles, qui encombrent un sujet où la vérité est une et l’erreur légion. Je vais donc opérer un élagage sévère, de même que pour maintenir un arbre en vigueur et fertilité on lui ôte tout ce qui ne lui sert plus.

Inutile de rappeler la légende du fils d’Éric le Rouge ni cette grappe chanaanesque, emportée par l’enfant de la Scandinavie. Ce document, qui avait chatouillé mon amour-propre national, me paraît manquer absolument de probabilité. Arrivons de suite à la période écoulée entre 1615 et 1800, où les Américains firent de vains efforts pour acclimater les vignes européennes. Vers 1800, ils entrèrent dans la voie dont nous recueillons aujourd’hui les bénéfices et s’adressèrent à la sélection des variétés indigènes pour capter une viticulture qui les fuyait sur les chemins battus du vieux monde. La colonie de Vevay avait d’abord apprivoisé le Skuylskill, un Labrusca, sous le nom de Cape, tandis qu’un peu plus tard un Français, Nicolas Herbemont, multipliait un pied, accidentellement en sa possession, auquel il donna son nom, et qui, après avoir été soupçonné de nationalité européenne, fut reconnu comme présentant tous les caractères d’une variété sauvage du Missouri. Ce plant est aujourd’hui un des plus beaux joyaux de notre viticulture ; de plus, il a fourni un ancêtre au Jacquez, le plant présentant l’adaptation la plus générale que nous possédions.

De 1800 à 1860, la viticulture américaine a lentement, mais très sciemment marché dans une voie sage et savante. Savante, parce qu’à défaut de tradition, découragé par ses efforts pour conquérir la vigne d’Europe, le Yankee, l’inventeur du time is money, s’était aperçu qu’on avançait beaucoup plus vite quand on savait où on allait, que quand on apprenait les routes à tâtons, en faisant mille pas inutiles. Aussi, appelèrent-ils les savants à leur aide. Autour de 1850 apparurent les meilleurs gains des ardents chercheurs d’espèces qui nous occupent : ce furent le Taylor, Riparia sélectionné par le juge Taylor, et le Norton’s Virginia trouvé par le docteur Norton et vulgarisé par un ardent et savant viticulteur, Longworth. Ce cépage, presque synonyme du Cynthiana, fait merveille paraît-il, dans la Drôme et la région environnante ; en Amérique, il représente la meilleure forme de l’Estivalis du Nord. C’est ici que se place une rechute onéreuse dans la voie européenne. Averti par le passé, on ne s’y lança d’abord qu’à moitié, en recherchant des hybrides entre les meilleures espèces des deux mondes ; mais combien cette planche devait être glissante, et combien trop elle pencha vers les beaux, gros et juteux raisins de France et d’Allemagne ? Aussi, en 1870, et même un peu avant, certaines variétés devenaient-elles subitement « délicates », et même on en venait à les greffer sur des variétés à racines plus rustiques, autrement dit, ces hybrides, trop européens, cessaient de résister au phylloxéra, ennemi alors absolument inconnu des viticulteurs, quoique déjà trouvé mais pas encore mesuré, comme conséquences, par le professeur Riley. Ceci se passait peu de temps avant l’arrivée en Amérique, de M. Planchon. À partir de ce point et de la rencontre des professeurs Planchon et Riley, la France et l’Amérique, aussi effrayées l’une que l’autre, marchèrent de conserve. Parfois elles se font des politesses sous la forme d’imitations rétrospectives, et d’autant plus retardantes que les distances et les lenteurs de traductions, rendues nécessaires par l’ignorance très générale de la langue française, font fleurir des théories françaises au moment où, ayant trouvé mieux, on les quitte en France.

Autre exemple de ces échanges si nuisibles. Dans tous les livres américains, antérieurs à l’échange d’idées et de pratiques que je signale plus haut, on lit que le meilleur plant pour tous les usages est la bouture à un œil. En ce moment, après une longue, illogique et surtout paresseuse hésitation, voilà le mouvement français qui s’engage pendant qu’il s’arrête en Amérique, où le procédé bénéficiait de tous les avantages qui s’attachent au fait d’avoir depuis longtemps passé dans la pratique générale, uniquement parce que ce procédé n’était pas courant en France. Il est probable que son titre de best plant for all purposes tenait au même motif, qui, dans les terrains difficiles, le fera adopter en France : soit un racinage superficiel lui permettant de vivre dans la couche arable sans faire d’emprunt au terrain inférieur.

Nous voilà arrivés à la grande question du moment, le racinage superficiel.

Cette année a fait un progrès aussi grand qu’imprévu dans cette direction que, depuis quelque temps, je signalais avec autant de timidité que d’insistance, si toutefois ces deux mots ne s’effrayent pas de se trouver ensemble. Je les risque, car ils disent exactement ce que je veux dire, soit que j’avançais timidement mon idée, parce que je savais par expérience combien elle rencontrerait d’oppositions, mais que je la maintenais avec insistance parce que plus je l’examinais, plus je voyais en elle une forme rapide et plus physiologiquement raisonnable d’obtenir les avantages conquis jusqu’ici dans les terrains difficiles par les provignages constants.

Les deux congrès d’octobre ont surtout été saisis de cette question des racines superficielles, puis de celle des maladies cryptogamiques, le black-rot et le conyothirium diplodiella ayant semé dans nos rangs une juste et très nouvelle terreur. La greffe de Cadillac a eu une bien plus large part qu’elle n’avait eue à Bordeaux, l’année précédente. Nul n’est prophète dans son pays, c’est le cas de le dire, car je vois chaque jour le secrétaire du modeste petit comice de Garous répondre à des demandes accompagnées d’un timbre-poste lui demandant des modèles de greffes de Cadillac, alors que plus d’un Bordelais n’a jamais vu celles qui prospèrent, depuis sept ans, entre les mains de leurs inventeurs, sur les bords fleuris de la Gironde.

Ce qui était très remarquable et excellent dans les deux congrès, a été le parti pris de travail utile, à l’exclusion de tout esprit de parti dans des choses où cet esprit n’a rien à faire. Chacun est évidemment resté fidèle à ses dieux, et je l’en félicite, mais aussi lesdits dieux ont eu garde de s’immiscer dans des questions où les principes, sauf l’honnêteté, toujours la bienvenue partout, n’avaient que faire. C’est ainsi qu’on a vu le congrès de Toulouse, essentiellement gouvernemental, accueillir avec une faveur méritée les travaux de M. l’abbé Sanderens, professeur de chimie à l’Institut catholique, tandis que des orateurs, pris dans les groupes les plus divers, apportaient, chacun dans sa spécialité leur contingent de lumières.

À ce propos, je me souviens d’avoir entendu de vieux protestants, appartenant à cette vieille roche qui ne voyait dans le supplément de liberté octroyée par la Réforme que l’obligation de faire mieux et de réfléchir davantage, nous vanter cette tolérance heureuse de rechercher le bien où il se trouve ; j’ai cueilli dans un in-quarto manuscrit de la main d’un membre distingué de l’Académie des sciences de Marseille, le texte du discours suivant prononcé vers 1780 : « Nous avons un règlement qui exclut tout membre d’aucun corps religieux, de l’Académie. Ce règlement paraît devoir être adouci, car, Messieurs, peu nous importe qu’un savant soit dans un casque ou dans un froc, pourvu que ses lumières puissent nous être utiles et honorables. Une académie doit être ouverte aux talents, pourquoi en exclure des hommes élevés, parfois des plus grands ? D’ailleurs, dans une ville où les moines sont en possession des observatoires, nous ne pouvons que difficilement nous passer d’eux. Nous trouverons dans leurs nombreuses bibliothèques des secours très utiles. Leurs loisirs et leurs connaissances et toutes ces facilités leur donnent le moyen de faire des observations délicates et difficiles que le défaut d’observatoires, le défaut d’instruments et le défaut de temps nous rendrait peut-être impossible.

« Je sais, Messieurs, que quelques-uns d’entre vous appréhendent un esprit d’intrigue et de domination, dont on les accuse, mais les temps changent et cet esprit se perd. Lors même que les moines paraissaient le plus occupés de s’immiscer dans les affaires générales et particulières, les Mersennes et les Maignans ne remuaient point ; indifférents sur les affaires d’État, trop élevés pour celles des particuliers, ils cultivaient en paix les sciences et enrichissaient le monde de leurs découvertes. Tels étaient ces fameux religieux dans un siècle en proie à la superstition et au fanatisme, sources inépuisables d’intrigues et de cabales, et quand il serait vrai que les mêmes désordres régneraient parmi les moines de ce siècle, et que ceux que nous admettrions dans l’Académie conserveraient cet esprit de domination, convenez que, n’étant point sédentaires, nous serons exposés à les perdre presque en les acquérant. »

M. Delafosse a présidé ce congrès avec toute la dignité que comportait une solennité de cet ordre, et avec cette bienveillance pondérée, motivée et constante, qui fait parler les savants discrets et taire les suffisants bavards.

Le président était admirablement secondé par M. E. Hébrard, président de l’exposition. Quoiqu’il fût depuis plus de trois mois sur la brèche, présidant des jurys, organisant tout par lui-même, son activité et sa bonne humeur ne se sont pas démenties un instant ; constamment aimable, l’esprit toujours présent, il s’intéressait à tout, malgré la fatigue inséparable d’une œuvre aussi complète et aussi longue que celle qu’il a menée à bien. En un mot, il a terminé sa longue mission aussi brillamment qu’il l’avait commencée et a tous les droits, ainsi que M. Delafosse, à la reconnaissance de ceux qui, de près ou de loin, sont intéressés à la question agricole et surtout viticole. Le congrès de Mâcon coïncidait avec les trois derniers jours du congrès de Toulouse, soit les 20, 21 et 22 octobre. J’ai dû quitter la séance du 21, sitôt que j’ai eu donné les explications demandées sur la bouture à un œil, et j’ai même dû laisser sans réponse les dernières questions qui m’ont été adressées, les minutes m’étant comptées pour arriver le lendemain à huit heures du matin à la séance du mildiou de Mâcon. J’étais désolée de reconnaître aussi mal l’aimable réception qui m’était faite à Toulouse, mais j’étais invitée avec tant d’insistance à Mâcon, que je ne pouvais faire autrement que de courir de l’un à l’autre, en remerciant ceux que je quittais en même temps que ceux qui me recevaient. La réunion de Mâcon avait une origine toute différente de celle que je venais de quitter, tout en conservant le même cachet de dévouement et d’abnégation dans un intérêt général. Ce congrès était entièrement dû à l’initiative privée. Longtemps à l’avance, M. le marquis de Barbantane s’était assuré le concours des sommités viticoles de tous les départements, il les avait groupées autour d’un programme bien conçu, et, pour donner plus de solennité et en même temps plus d’attrait à son œuvre, il avait organisé à la suite un bal des plus brillants, et comme fin, un concours hippique. Les matières traitées ont été les mêmes que celles étudiées à Toulouse, sauf que certains points prenaient, en Bourgogne, une actualité plus intense. La question de l’adaptation et les racines superficielles est dans toute son acuité pour les terrains bourguignons, aussi ai-je dû y laisser le Riparia à un œil que j’avais apporté, afin qu’après mon départ il réponde de visu aux questions et même à l’erreur qui veut que la direction des racines soit entièrement dépendante de l’espèce et indépendante du mode d’obtention du plant, alors que c’est l’inverse, la nature conservant en partie seulement ses droits. Le Riparia en question avait justement une couronne bien garnie de racines absolument horizontales et superficielles, et, au-dessous, les restes de deux fortes racines pivotantes brisées à l’arrachage, preuve qu’avec la bouturage à un œil on profite des avantages du terrain profond qu’on a et qu’on se passe de celui qu’on n’a pas.

La greffe de Cadillac, nullement essayée encore à Mâcon, y offre un intérêt très particulier et plus grand que dans la Haute-Garonne, à cause des difficultés qu’offre la greffe en place dans les pays moins chaud et surtout moins lumineux que ceux dans lesquels elle réussit d’une façon si générale. Que dirai-je du discours de M. Gaston Bazille, il a été charmant, éloquent, et a fait comprendre une fois de plus pourquoi le Nord emprunte si souvent des hommes d’État au Midi.

Je ne puis finir sans dire qu’à Mâcon M. Dejardin a été écouté comme un prophète. J’espère que les Nîmois auront fait mentir le proverbe et qu’ils s’en seront souvenus dans son pays.

En somme, l’entrain, l’attention, ont été très vivement surexcités à ce congrès si merveilleusement organisé, et je ne peux mieux faire, pour terminer ce récit, que d’emprunter les paroles avec lesquelles le président a clos une réunion qui était son œuvre et dont il avait tant de raison d’être fier :

« Je remercie les hommes éminents qui ont bien voulu prendre part à nos travaux, qui ont été l’honneur et les lumières du congrès, et je confonds leurs noms avec les trois sentiments qu’ils inspirent : confiance, courage, espérance. »


Lowenhjelm, duchesse de Fitz-James.



  1. L’Ennemi, par M. Gustave Guiches. Librairie Quantin.
  2. Brizeux.