Les Conquêtes du commandant Belormeau/05

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Éditions de la « Mode Nationale » (p. 69-83).
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V


Le commandant Belormeau avait été également reçu chez Michel Stenneverck, le filateur. Il trouva dans la maison de celui-ci plus de luxe que chez son frère, mais une moins grande liberté d’allures ; il aurait été tenté de s’en plaindre, s’il n’eût deviné, chez Valentine, un terrain extrêmement propice à ses entreprises sentimentales.

La jeune fille avait-elle négligé de suivre le conseil de Minna ? N’avait-elle point prié Dieu d’éclairer sa route et la Vierge Marie de la garder de tout danger ? Avait-elle refusé d’entendre le cri d’alarme de son ange gardien ?

Il faut le croire, car son âme traversait une de ces heures troubles et mauvaises qui passent, parfois, sur la jeunesse, comme des nuées d’orage sur le ciel de mai.

Tendre, émotive à l’excès, mal défendue par une éducation trop douce, absolument inexpérimentée des choses de la vie, Valentine devait être la proie qui se jette, d’elle-même, dans les rets du chasseur.

À l’appel romanesque de son cœur, en quête d’une émotion inconnue, la venue du commandant Belor­meau semblait répondre. Elle était tentée d’y voir une solution préparée par la Providence, et, il faut avouer, que le bel officier avait tout ce qu’il fallait pour achever de troubler ce cœur de jeune fille. Le danger devint d’autant plus grand que le commandant, avec sa facilité accoutumée, s’éprit lui-même de Valentine ; elle revêtait, à ses yeux, le charme par excellence ; elle l’admirait sans réserve et l’encens qui montait de ce cœur candide, lui était infiniment agréable.

Il ne la voyait guère sans témoins ; toujours la mère ou l’aïeul étaient en tiers ; il ne pouvait, comme avec Minna, mettre directement, la conversation sur le thème qui l’occupait, mais ses yeux parlaient pour lui et tenaient à Valentine, un bien éloquent langage.

Partout, elle rencontrait ce regard d’homme ; il la suivait, par la pièce, quand elle servait le café dans les tasses de porcelaine transparente, et quand elle sortait, il était bien rare qu’elle ne trouvât pas le commandant sur son chemin.

La jeune fille éprouvait un trouble grandissant.

Quoique les lèvres du commandant Belormeau fussent demeurées muettes, elle croyait à son amour, aussi fermement que si elle en avait reçu l’aveu.

Dans la naïveté de son cœur, Valentine n’avait jamais pensé que ce sentiment pût être un passe-temps sans conséquence, un plaisir d’un instant. Pour elle, un grand amour, ne pouvait trouver, son aboutissement logique que dans le mariage ; elle vivait donc dans l’attente fiévreuse du jour, où le commandant demanderait sa main.

Être sa femme !… Vivre de sa vie dans le monde brillant qu’il lui ferait connaître ! Cette évocation la grisait délicieusement. Cependant, la pensée de Philippe, qu’elle avait cru pouvoir chasser comme un souvenir importun, l’obsédait au milieu de ses rêves et prenait, dans sa conscience, la douloureuse acuité d’un remords.

Valentine se gardait bien de laisser deviner ce qui se passait en elle. Dans sa mère, son grand-père, sa cousine, elle devinait d’instinctifs ennemis de son nouveau bonheur ; quant à Dieu, qui eût dû être son premier et intime confident, un malaise inexpliqué l’en éloignait.

Il lui semblait qu’il représentait la cause de Philippe, comme étant celle du devoir et qu’il lui demanderait, si elle remettait son âme entre ses mains, le sacrifice du sentiment passionné qui l’avait subitement envahie.

La jeune fille ne se sentait pas prête à l’accomplir.

L’entourage de Valentine ne semblait rien deviner de ce qui l’agitait.

Ses parents, par une aberration qui se retrouve chez beaucoup d’autres, ne faisaient pas de rapprochement entre l’homme mûr, de condition si différente de la leur, qu’était l’officier d’artillerie et la toute jeune fille qu’ils continuaient à considérer comme une enfant.

Grand-père Frantz, en dépit de sa perspicacité, agissait de même. Il eut dressé l’oreille à un propos équivoque ; il se fut alarmé d’assiduités trop grandes ; le siège silencieux que le commandant entreprenait autour du cœur de Valentine échappa à ses vieux yeux.

Il n’y avait que deux êtres qui eussent saisi, au vol, dès le début les espoirs de l’officier :

Philippe qui, très fier et doutant de lui-même, s’effaçait devant le rival sans essayer de le combattre et Nanniche qui, femme et femme jalouse, avait flairé le roman avant même que le premier chapitre ne fût écrit.

Si le fiancé, timide et attristé, se retirait sous sa tente, Nanniche ne l’imitait point.

Elle multipliait les entrées dans la salle ; venait, avec un louable empressement, demander des ordres ou faire, à ses maîtresses, les communications les plus inattendues.

Le commandant ne semblait pas la voir et Valentine, certes, ne la voyait point.

Ah ! qu’elle planait loin de Nanniche !

Mme Michel, plus portée à surveiller sa servante que sa fille ayant eu, jusqu’à ce jour, de bonnes raisons pour cela, détournait souvent ses yeux soup­çonneux, du beau couple qui s’entretenait près de la fenêtre, pour suivre la ronde silhouette de la nièce de Catherine.

C’était toujours à son beau-père qu’elle faisait part de ses observations.

— Avez-vous remarqué, mon père, comme Annette est insupportable ; dès que nous avons un visiteur, il lui faut trouver un prétexte pour entrer.

— Surtout quand le visiteur est le commandant Belormeau.

— Cela ne vous a pas échappé, mon père ? Cette fille est d’une effronterie.

— Que voulez-vous, ma bru, un chien regarde bien un évêque, comme on dit chez nous ; pourquoi Nan­niche ne regarderait-elle pas un officier si bien équipé ?

Mme Michel lissa, de son doigt, son front soucieux.

— L’attitude du commandant est absolument correcte, reprit-elle ; pourtant, je me demande si au cours de ses allées et venues, dans la maison, il ne se laisse pas un peu arrêter par Nanniche.

— Vous vous faites des imaginations, ma bru ; un homme de ce rang n’a guère de familiarités avec une servante.

— Je le pense ; pourtant… ne trouvez-vous pas, lorsque le commandant nous visite, qu’il s’écoule toujours un temps assez long entre son coup de sonnette, et son entrée dans le parloir.

— Si Nanniche lui tient conversation, dans le couloir…

— Elle en serait bien capable, mon père…, puis il y a encore autre chose… Le soir, quand le commandant se retire, je puis me rendre à la cuisine, Nanniche est introuvable.

— Vous la soupçonnez de lui faire la conduite ?…

— À lui, à d’autres, je ne sais… Avant-hier, j’ai regardé par la fenêtre du fruitier, le point rouge d’un cigare brillait sous les marronniers ; qui était-ce ? le commandant, son ordonnance, un autre ?…

— Interrogez Nanniche.

— Cela me servirait bien ! Pauvre Catherine ! qui eût pensé que son legs nous embarrasserait si fort !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’amour, en prenant possession du cœur de Valentine, s’était fait suivre de son habituel cortège de tourments ; elle gardait, au milieu de l’enchantement de la passion, un manque de foi, une absence de certitude qui la faisaient souffrir, quoiqu’elle refusât de se l’avouer.

Elle s’étonnait que le commandant n’eût pas déjà dit le mot décisif qui devait changer son rêve en une lumineuse réalité.

Ce mot, n’avait-il pas la liberté de le prononcer ?

Elle connaissait peu les choses du monde militaire…, l’officier devait-il s’assurer de l’agrément de ses chefs, avant d’engager sa vie ? Peut-être attendait-il une autorisation nécessaire ?

La jeune fille vivait dans la crainte anxieuse d’un brusque départ ; à grand-père Frantz qui l’interrogeait à ce sujet, le commandant n’avait-il pas répondu qu’un soldat doit toujours être prêt à plier sa tente ; qu’il ne savait jamais, le matin, s’il coucherait le soir à Wattignies et que ses batteries devraient être sur la route deux heures après l’ordre de ses chefs.

La pensée d’une séparation imminente la glaçait d’effroi ; parfois, la nuit, elle s’éveillait, le cœur battant, ayant cru entendre une rumeur insolite ; dans le ronflement du vent dans sa cheminée, elle croyait distinguer le bruit des caissons s’éloignant dans l’ombre ; à l’aube, son inquiétude la jetait hors de son lit et elle courait, pieds nus, à sa fenêtre, s’assurer que le détachement n’était point parti. Jalousement, Valentine cachait, à tous les yeux, cette perpétuelle anxiété qui faisait parfois monter à son front une rougeur de malaise ; seule, Nanniche, par inadvertance, par un secret instinct déplaisant, mettait, à chaque instant, le doigt sur la plaie.

Quand elle entrait, le matin, dans la chambre de sa jeune maîtresse, pour lui porter son café et ses rôties, elle avait toujours à lui faire quelque communication de ce genre :

— Pour le coup, demoiselle, on dit que les artilleurs vont partir.

— On l’a dit tant de fois, répondait Valentine, d’un air détaché.

— Oh ! cette fois, il doit y avoir du vrai ; le fourrier a réglé l’avoine et le foin des chevaux.

Ou bien Nanniche, en soufflant le feu, soupirait.

— C’est pas les artilleurs qui s’en vont ; c’est le commandant Belormeau qui a son changement.

— Son changement ? ne pouvait s’empêcher de demander Valentine, oppressée.

— Oui, son ordonnance l’a dit chez le boulanger ; paraît qu’il a de l’avancement.

— J’espère qu’il nous en fera part, reprit, ce matin-là, Valentine, tournée vers sa table à toilette pour ne pas laisser voir l’altération de ses traits.

— Oh ! c’est pas sûr ! Les militaires, ils sont là, aujourd’hui ; ils seront ailleurs demain ; ils sont tôt partis, demoiselle, et ils ont vite fait d’oublier ce qu’ils laissent.

Valentine, piquait au hasard, des épingles dans sa chevelure et feignait de n’écouter que d’une oreille, par condescendance. Quoiqu’elle se répétât que les informations de Nanniche n’étaient jamais bonnes, elles contribuaient à la maintenir dans un énervement pénible.

Sur ces entrefaites, Minna, comme sœur Anne, ne voyant rien venir, résolut d’aller faire ses confidences à grand-père Frantz.

Elle vint, un matin, de bonne heure, afin de le trouver, seul, dans sa chambre.

Valentine, toujours indolente, n’était pas encore sortie de la sienne ; Minna entra l’embrasser, en passant.

Les intimes causeries étaient, pour l’instant, suspendues entre les deux jeunes filles.

Minna, blessée dans son cœur et dans son amour-propre, gardait son tourment pour elle seule et Valentine eût redouté, pour ses rêveries romanesques, le clair bon sens et la logique de sa cousine.

Elles s’embrassèrent un peu distraitement ; échangèrent quelques phrases banales : puis Minna alla frapper à la porte de son aïeul.

Le vieillard, nouvellement levé, était encore en bonnet de coton. Assis près de la cheminée, dans son fauteuil de paille, il fumait sa première pipe.

Il eut un sourire attendri pour Minna, l’enfant de sa prédilection qui lui ressemblait, disait-on, par plus d’un côté.

— Bonjour, Minette, qu’est-ce qui me vaut une visite aussi matinale ?

— Grand-père, je voudrais vous conter mes petites affaires, dit-elle, en tendant à l’aïeul sa joue fraîche que la bise avait faite plus rose.

— Asseyez-vous, demoiselle Minette, et contez cela.

Elle prit une chaise basse, dégrafa son manteau fourré, dénoua les brides de son chapeau et rêveusement regarda la flamme.

— On dirait que cela peine à venir ? dit grand-père. S’agit-il d’affaires d’intérêt ? As-tu compromis ton pécule ?

Elle sourit faiblement.

— Non, grand-père, il s’agit de mon pauvre cœur.

— Qu’est-ce qu’il a, ce pauvre petit cœur que j’ai toujours vu gai comme une alouette ?

— Du chagrin, grand-père.

Et Minna, tout simplement, raconta ce qui s’était passé entre elle et son fiancé.

— Franchement, Minna, demanda l’aïeul, as-tu été très coquette ?

— Non, grand-père, pas très, un peu seulement et si j’avais su que Pierre prît cela au sérieux ?…

— Ma Minette, dit grand-père, en hochant la tête ce qui faisait trembler la mèche de son bonnet, quand on possède un cœur d’honnête homme, il ne faut jamais jouer avec, même légèrement. Tu vois où cela mène ? Je ne veux pas te gronder aujourd’hui, tu es assez punie, ma petite. Tu as bien fait de venir me dire cela ; nous le rattraperons, ce méchant garçon et il aura affaire à maître Stenneverck. Envoie-moi ton père ; je vais parler à Michel ; s’ils veulent m’en croire, nous vous fiancerons, Valentine et toi pour la Noël. Le commandant Belormeau est un aimable homme qui n’a pas, je pense, de mauvaises intentions, mais ces militaires sont toujours, peu ou prou, occupés des femmes et ne jouissent pas d’une réputation de sainteté. Certaines gens pourraient trouver à redire au bon accueil que nous lui faisons. Quand, vous serez officiellement fiancées, mes petites, il n’y aura plus rien à redire et Pierre et Philippe seront rassurés, j’imagine ?…

Grand-père Frantz eut donc avec ses fils un sérieux entretien, à la suite duquel, les communications étant difficiles à cause de la neige, ceux-ci écrivirent, l’un à Philippe, l’autre à Pierre Artevelle, pour leur dire que tout bien pesé et bien examiné, ils consentaient, si c’était toujours leur désir, à fêter les fiançailles le jour de Noël.

Les deux cousins, nous l’avons dit, dirigeaient une vaste exploitation agricole ; entre eux, beaucoup de terres étaient restées indivises, mais ils avaient leur habitation respective.

Par ce temps d’hiver, avec la neige épaisse qui obstruait les chemins, ces logis de garçons manquaient de confort et de charme ; et peut-être leurs propriétaires pensaient-ils que la présence d’une femme aimée et, plus tard, celles de bébés joyeux transformeraient heureusement la maison.

Pierre fumait sa pipe et rôtissait ses bottes, au milieu de ses chiens ; il avait le sourcil froncé et ne s’était point déridé depuis trois semaines.

Cœur excellent, esprit loyal, il avait, quelquefois d’invincibles et inexplicables entêtements ; or, il avait mis dans sa blonde tête de Flamand qu’il ne ferait sa paix avec Minna que lorsque le commandant serait parti pour d’autres lieux.

Pierre songeait, justement, à sa rancune quand il reçut le message de François Stenneverck.

Très étonné, le jeune homme en prit connaissance, en devenant rouge jusqu’aux oreilles ; puis bousculant ses chiens qui n’y étaient pour rien, il sauta sur sa plume et écrivit :

« Cher M. Stenneverck, je vous suis bien reconnaissant et je vous reste attaché comme un fils ; mais je sais que Minna ne m’aime pas ; je ne saurais donc donner suite à nos projets et je lui rends sa liberté.

« Croyez que je n’oublierai jamais les bontés dont vous m’avez comblé, vous et Mme Stenneverck. »

Sans relire cette missive qui avait toujours le mérite d’être énergique et courte, Pierre la cacheta et la remit au domestique du brasseur ; puis il revint au coin de son feu avec une irrésistible envie de pleurer, comme un gamin, mais bien résolu à se faire couper la tête plutôt que de rien changer à sa résolution.

À la même heure, Philippe se tenait également près du poêle de faïence qui ronronnait doucement, il était triste et il rêvait. Le jeune homme se rendait parfaitement compte qu’il perdait, chaque jour, du terrain dans le cœur de Valentine. Il se rendait compte, également, qu’il n’avait pas su la conquérir. Malhabile et surtout timide, il n’essayait pas même de lutter contre les influences pernicieuses qu’il devinait autour de la jeune fille, trop convaincu de son impuissance qui le faisait cruellement souffrir.

La lettre de Michel Stenneverck le surprit et le réconforta, soudain, car si les parents fixaient l’époque des fiançailles, c’est que Valentine y avait consenti.

Certes, il savait bien qu’elle n’avait pas d’amour pour lui, mais il l’aimait assez pour être heureux de la posséder quand même et pour garder l’espoir de la conquérir.

Il écrivit donc et sa plume tremblait un peu entre ses doigts.

« Cher monsieur, j’ose à peine croire à la bonne nouvelle que m’apporte votre lettre, tant je la supposais plus lointaine. Vous savez avec quelle joie j’entre dans votre famille et j’espère ne jamais vous faire repentir de m’avoir confié Valentine.

« J’attends avec une douce impatience le moment de me présenter, à vous, avec l’anneau des fiançailles que vous m’autorisez à apporter.

« Votre bien affectionné, Philippe. »

François Stenneverck, sanguin et assez violent, fit un beau tapage en recevant la réponse de Pierre Artevelle.

Il fit comparaître Minna et la somma rudement d’avoir à s’expliquer sur les motifs de la rupture.

— Mon père, dit-elle, je ne m’explique, pas plus que vous, la conduite de Pierre à mon endroit.

— Il prétend que tu ne l’aimes pas ?

— Il sait fort bien le contraire, dit tout simplement Minna.

— Alors, qu’est-ce que cela signifie.

— Pierre a pris ombrage de la venue du commandant Belormeau, dans notre maison.

— As-tu donc été coquette, avec cet officier, Minna ?

— Pas plus je pense qu’une honnête fille n’a le droit de l’être et pas assez, je le proteste, pour motiver la décision de Pierre.

— Ah ! les jeunes filles ! fit le brasseur, tout prêt à déverser sa colère sur celui des deux coupables qu’il avait sous la main ; avoue donc que tu as été sensible aux hommages du beau commandant.

Minna regarda son père, de son petit air sage et fier.

— Père, quand est-ce que je vous ai donné le droit de douter de moi ?

Il se radoucit aussitôt.

— Jamais, Minnette ! C’est pour toi que je suis si fâché, ma pauvre petite… Alors, cela durait depuis quand, cette fâcherie ?

— Depuis trois semaines ; je ne croyais pas que cela fût sérieux.

— Et tu avais tort… Ce Pierre nous met dans une situation absolument fâcheuse ; comment pourrions-nous éviter les commentaires, puisque, vraisemblablement, Philippe et Valentine seront fiancés au jour convenu, ?…

— Je n’y puis rien, fit, tristement, Minna.

Valentine, de son côté, avait reçu, avec une morne stupeur, l’annonce de la décision de son père, concernant la date de ses fiançailles.

Elle avait toujours repoussé la pensée de cet engagement. Le voyant se dresser, devant elle, inexorable et tout proche, il lui fallait absolument prendre une décision.

Impossible d’accepter l’engagement de Philippe, alors que son cœur était tout plein d’un autre et qu’elle avait le ferme dessein de garder sa liberté… Se taire, pour gagner du temps et ménager son père, elle ne le pouvait. Sa conduite eût été trop déloyale, vis-à-vis de Philippe qui ne le méritait pas.

Elle devait se prononcer, et le plus tôt serait le mieux.

Mais le mot décisif qu’elle attendait du commandant Belormeau n’avait pas été dit ; ce mot magique eût aplani les difficultés de la situation.

La jeune fille se rendait bien compte que, si le commandant l’eût demandée en mariage, ses parents, avec regret, peut-être à cause de Philippe, mais sans hésitation, à cause de sa joie à elle, eussent accueilli sa recherche. C’était une tout autre affaire que de leur opposer l’aveu d’un sentiment dont elle ne pouvait affirmer la réciprocité, puisque la preuve ardemment souhaitée lui manquait encore.

Nerveuse et timide, la jeune fille redoutait le mécontentement de son père qui n’admettrait jamais qu’elle eût laissé venir les choses à ce point, si elle était résolue à ne pas épouser Philippe Artevelle.

Indécise, troublée, elle se disait chaque soir : « Je parlerai demain » ; chaque matin : « Je prendrai une décision aujourd’hui ». Et les jours passaient.

Sans vouloir se l’avouer, tout au fond de son cœur, elle gardait le tenace espoir que le commandant ferait une démarche avant le moment redouté. Celui-ci approchait ; une semaine à peine séparait de la fête de Noël. Plus d’excuse pour tergiverser.

Le commandant, venu dîner la veille, ne s’était pas montré moins tendre. Obsédée par sa préoccupation, elle avait, à diverses reprises, levé sur lui ses yeux sombres pleins d’un mystérieux et muet appel.

Très expert en manœuvres, c’était, au reste, son métier qui le voulait, le commandant s’était arrangé pour pouvoir échanger quelques mots avec Valentine.

— Je suis inquiet, dit-il, avec sollicitude, qu’avez-vous ? Vous souffrez ?

Elle répondit simplement :

— Mes parents veulent me fiancer, le jour de Noël.

Il eut une exclamation de surprise douloureuse ; puis, étendant la main, dans un geste de supplication, il murmura :

— Oh ! non, non, n’est-ce pas ?

Un flot de joie inonda le cœur de Valentine ; elle ne pouvait se tromper au sentiment qu’avait trahi l’émotion du commandant. Il connaissait, maintenant, le danger qui la pressait et il saurait le conjurer.

Un obstacle existât-il à la prompte réalisation de leur union qu’il le ferait connaître. Pleine d’une confiance renouvelée, elle attendit encore.

Mais rien ne vint, pas même le commandant, retenu par les préparatifs d’une revue.

Déjà la veillée de Noël était commencée. Autrefois, prétexte d’une joyeuse réunion de famille chez l’un ou l’autre des frères Stenneverck, cette année, les parents de Minna, gravement ennuyés de la défection de Pierre, avaient trouvé une raison de rester chez eux.

Grand-père Frantz, enrhumé, renonçait à la messe de minuit et, lesté d’un grog bouillant, avait dû gagner son lit. Michel Stenneverck, soucieux d’une affaire, était encore dans son bureau. Un moment, Valentine et sa mère se trouvèrent seules.

Les deux femmes demeuraient silencieuses. La bise qui gémissait doucement aux fenêtres closes, les crépitements des bûches dans l’âtre et le balancier de l’horloge de cuivre étaient les seuls bruits familiers qui se fissent entendre dans la vaste pièce.

À plusieurs reprises, Mme Michel avait levé un regard inquiet sur le visage fiévreux de sa fille.

L’heure allait bientôt sonner de se rendre à l’église.

Dans la famille Stenneverck, tous, parents, enfants, serviteurs, assistaient à la messe de minuit. Nanniche, même, se montrait tolérable pour la circonstance.

Oui, l’heure allait sonner de s’agenouiller devant la crèche. Valentine y porterait-elle son cœur troublé, sa conscience lourde de son secret ?

Son silence, — elle ne pouvait se faire plus long temps illusion, — était coupable, devenait cruel pour le pauvre Philippe qu’elle laissait échafauder ses rêves de bonheur.

Soudain, avec un grand sanglot qui déchira le silence, elle s’abattit sur l’épaule de sa mère.

— Qu’as-tu, qu’as-tu, ma petite fille ? s’écria celle-ci, effrayée.

La jeune fille fit signe qu’elle ne pouvait répondre, suffoquée par ses larmes, et la mère laissa passer le premier flot.

— Qu’as-tu, Valentine ? répéta la pauvre femme.

— Maman, je ne puis pas ; je ne veux pas épouser Philippe.

— Qu’est-ce que tu dis ? Je comprends mal… Tu ne veux pas épouser Philippe ?

— Non, maman ; je ne l’aime pas.

— Et, malheureuse enfant ! tu attends à aujourd’hui pour nous le dire ! Comment apprendre cela à ton père ?

Les pas de celui-ci, justement, se faisaient entendre dans le couloir ; il ouvrit la porte et demeura muet d’étonnement devant le désordre de Valentine qui, les cheveux dénoués, les traits crispés, essuyait d’intarissables larmes.

— Qu’y a-t-il ? demanda le filateur.

La jeune fille enfouit son visage entre ses mains.

— Qu’y a-t-il ? répéta impérieusement Michel Stenneverck.

— Mon pauvre ami, elle me dit qu’elle ne peut pas se résigner à épouser Philippe.

— Se résigner, fit sévèrement le père… Qui donc t’a contrainte, Valentine ?… Réponds-moi ?… Qui donc t’a mise dans l’obligation d’attendre la veille de tes fiançailles pour nous faire une semblable révélation ?

Pour toute réponse, elle sanglota plus fort.

— C’est mal, Valentine, reprit Michel, c’est coupable d’agir, ainsi, avec un honnête homme et qui t’aime… Mais, réponds-moi donc, fit-il, avec rudesse. Pourquoi n’as-tu pas parlé plus tôt ?

— Père, balbutia-t-elle, je croyais, autrefois, que… que je l’aimais.

— Et c’est d’aujourd’hui, seulement, que tu t’es aperçue que cela n’était pas ?

— Non, évidemment ; mais je redoutais votre mécontentement que je trouve légitime…, père, il faut me pardonner. De nouveau, une crise de larmes la secoua nerveusement.

Déjà, Mme Michel, inquiète pour cette frêle santé, ne songeait qu’à abréger l’épreuve et jetait, à son mari, des regards suppliants ; mais celui-ci était plus colère encore qu’il ne le montrait. La pensée de la communication qu’il aurait à faire, dès le lendemain, à Philippe Artevelle, n’était point de nature à l’adoucir.

— Sois au moins franche, reprit le père, avec une dureté inaccoutumée… En aimes-tu un autre ?

Un oui, étouffé, à peine perceptible, s’échappa des lèvres de Valentine.

— T’aime-t-il ? !

— Je… le crois.

— Qui est-ce ?

— Père, pas maintenant, pas ce soir… vous le saurez bientôt.

— Oh ! folle ! folle ! s’écria Michel Stenneverck, qui sortit en fermant brusquement la porte.