Les Conséquences politiques de la paix/07a

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Nouvelle librairie nationale (p. 136-140).

APPENDICE AU CHAPITRE vii

L’ALLEMAGNE ET LA POLOGNE

Un écrivain anonyme, en qui nous croyons reconnaître un célèbre historien polonais, a publié dans la revue la Pologne de juillet 1920, une étude dont les grandes lignes méritent d’être recueillies à cette place à titre de document et de conclusion :

Le partage de la Pologne n’est pas un but éloigné et vague de la politique allemande. Il est bien défini et regardé comme pouvant être réalisé dans un temps très rapproché. En observant la politique allemande et les événements en Europe Orientale, on peut se rendre exactement compte du plan allemand. D’après ce plan, la politique allemande doit procéder par trois étapes : 1o le rétablissement des anciennes frontières à l’est ; 2o l’établissement d’une hégémonie allemande dans l’est de l’Europe ; 3o la revanche du côté de l’ouest et l’hégémonie allemande sur le Continent européen.

L’exécution de ce programme est conditionnée par le rétablissement de la Prusse dans ses anciennes frontières, ce qui-implique un nouveau partage de la Pologne…

La réussite d’un partage de la Pologne — malgré et contre les droits des nationalités à disposer d’elles-mêmes, principe proclamé si hautement à Versailles et accepté par les Allemands, qui ont compris bien vite quels profils ils pourraient en tirer en Europe orientale, — se base sur les trois ordres de faits suivants : 1o le rétablissement d’une situation politique qui, au dix-huitième siècle, a : abouti aux partages de la Pologne et a maintenu une Pologne divisée au dix-neuvième siècle ; 2o la situation intérieure de la Pologne et les tendances de la politique polonaise, et
3o la neutralité des puissances occidentales telle qu’elle a existé pendant les partages au dix-huitième siècle et telle qu’elle a persisté devant les partages accomplis au dix-neuvième siècle.

La politique de Frédéric le Grand et de ses successeurs a été couronnée d’un succès éclatant parce qu’elle a réussi à gagner la Russie et l’Autriche et parce qu’elle a su éluder les ambitions de Catherine II opposée au partage de la Pologne, parce que désireuse de l’annexer tout entière et d’apaiser les scrupules de Marie-Thérèse, qui céda en pleurant sur les droits violés et les malheurs de la Pologne outragée. Les successeurs de la politique du grand roi jouent le même jeu ; ils voudraient rétablir un cercle de convoitises autour du nouvel État polonais ; ils voudraient être de nouveau à trois pour exécuter la Pologne.

Ils ont déjà gagné les bolchéviks qui sont devenus les champions de l’idée de la réunion de « la terre russe » qui a été la grande idée de Pierre le Grand et de tous ses successeurs. Ils affichent sur leurs drapeaux les mêmes principes humanitaires que les armées des tsars. Suwarow a massacré les habitants du faubourg de Varsovie, Prag, pour prendre la défense « des protestants opprimés » par la Pologne catholique ; les armées rouges de Braunstein-Trotzky massacrent les populations polonaises pour délivrer le prolétariat de l’oppression de la bourgeoisie polonaise, « réactionnaire et impérialiste ». Les mots ont changé, mais pas le fond.

L’Autriche-Hongrie n’existe pas, mais la politique allemande considère que les facteurs politiques, économiques et géographiques qui ont formé l’Empire des Habsbourg n’ont pas disparu et qu’il existe un ensemble d’intérêts qui, sous une forme ou sous une autre, ressusciteront l’ancien Empire. Ils se souviennent bien qu’il fut un temps où les empereurs ont occupé le trône royal de Bohême et ils comptent sur la possibilité de la reconstruction de l’Autriche par les Tchéco-Slovaques. Ils espèrent que l’alliance qui a uni au dix-huitième siècle le roi de Prusse aux empereurs de toutes les Russies et aux empereurs de Vienne
pourra bien renaître au vingtième siècle entre trois républiques, qui – pense-t-on à Berlin – sont sujettes aux mêmes lois historiques et géographiques que les anciennes monarchies.

De cette conception générale se déduisent les deux conclusions pratiques suivantes : 1o la nécessité d’une entente avec le gouvernement bolchéviste, et 2o une action tendant à aggraver le conflit polono-tchèque au sujet de Teschen.

En ce qui concerne la situation intérieure de la Pologne, le plan allemand est bien simple. Il faut profiter de toutes les difficultés qui se posent devant les organisateurs d’un État nouveau : difficultés politiques, sociales et économiques. Il faut envenimer la lutte des partis, il faut soutenir la hausse des prix, encourage la lutte des classes et organiser la lutte des nationalités contre l’État polonais. Les juifs, les Lituaniens, les Ruthènes, les Allemands, voilà autant d’éléments propices pour une activité de la propagande allemande. Maintenant que les mystères de la propagande allemande ont été dévoilés en France, il est facile de s’imaginer ce que peuvent faire les agents allemands dans un pays qui possède une administration inexpérimentée et une situation économique extrêmement compliquée. La Pologne fourmille d’agents allemands qui ont une influence réelle et trop peu appréciée sur l’état intérieur de ce pays. Et enfin, il faut bien le dire, la politique allemande espère pouvoir jouer sur les erreurs traditionnelles de la politique polonaise ; elle espère pouvoir engager la Pologne dans les affaires ukraniennes et russes de telle façon qu’elle ait les mains liées dans la politique occidentale ; elle espère enfin que le romantisme polonais rompra l’équilibre qui, dans une politique rationnelle, doit subsister entre les moyens dont on dispose et les buts qu’on se propose.

La politique allemande escompte aussi la neutralité des Alliés, résultant de divergences de vue sur l’application du traité de Versailles. Pour gagner une neutralité bienveillante des Alliés, les Allemands agitent le spectre du bolchévisme et tâchent de faire admettre par les

vainvainqueurs le principe de la solidarité économique de toutes les nations européennes.

La politique allemande fait tout son possible pour dé­montrer que l’Allemagne seule est capable de sauver l’Europe du bolchévisme russe ; ils soutiennent donc en secret le gouvernement de Moscou et l’armée rouge contre les Polonais pour prouver par les faits que la Pologne est in­capable de tenir tête aux soldats de Trotzky. D’autre part, ils démontrent qu’il faut donner à l’Allemagne la possibilité de développer son industrie et son agriculture pour vaincre le danger bolchéviste intérieur. Ils demandent donc les conditions nécessaires à la reconstitution de leur vie économique – l’allégement des charges imposées par les réparations, et le charbon de la Haute-Silésie. La propa­gande allemande est très habile à lancer dans le monde des formules qui servent ses intérêts. Pendant la guerre, c’était « une paix sans annexion ni indemnités », maintenant c’est « une Allemagne organisatrice de l’Est » et « la col­laboration économique des vainqueurs et des vaincus ». Nous savons qu’un groupe important en Angleterre, dont M. Keynes est le porte-parole, a déjà été complètement acquis par le programme allemand ; si ces idées devaient être acceptées par la diplomatie alliée, l’Allemagne serait rétablie dans sa situation d’avant-guerre…

Les diplomates de la Wilhelmstrasse ont à présent une politique polonaise nette et bien définie, comme ils ont eu seuls une politique polonaise pendant la guerre, parce qu’ils considèrent le problème polonais comme étant le plus important pour l’avenir de l’Allemagne. Mais pour le résoudre sur la base des considérations ci-dessus indi­quées, il faut que la Pologne subisse un désastre mili­taire. C’est à quoi a travaillé la politique allemande depuis des mois.

Quiconque a bien observé les événements a pu constater les faits suivants : 1o une préparation de l’offensive des armées bolchévistes contre la Pologne ; 2o des efforts pour présenter les Polonais comme des agresseurs et des impé­rialistes devant l’opinion européenne ; 3o des tentatives pour empêcher les Polonais de se procurer les armes et

les munitions nécessaires ; 4o des tentatives pour acheter en Angleterre et en Amérique du matériel de chemin de fer et d’autres produits nécessaires pour la conduite de la guerre contre la Pologne (mission Krassine) ; 5o des tenta­tives, heureusement échouées, pour fomenter un mouve­ment révolutionnaire en Pologne sous l’apparence de grèves économiques et pour commencer une action pacifiste. On voit bien les procédés classiques allemands : après avoir tout fait pour discréditer la victime et après avoir feint d’être attaqué, déclencher une offensive avec un but bien défini.

Les Allemands se garderont d’intervenir militairement eux-mêmes ; mais ils ont pour cette action un élément tout prêt, le gouvernement actuel de la Lituanie.

… Il suffit de regarder une carte de l’Europe orientale pour voir que stratégiquement la Lituanie ethnogra­phique joue par rapport à la Pologne le même rôle que l’Irlande par rapport à la Grande-Bretagne, et que de là peut, dans un moment opportun, partir un coup décisif contre les voies de communication de l’armée polonaise. L’expérience séculaire a appris aux Polonais que celui qui tient Lwów et Wilno a la route libre vers le centre même de la Pologne.

La Pologne envahie par les hordes bolchévistes, c’est la Prusse restaurée, c’est la position de l’Allemagne à l’est reconquise, c’est la première étape, et la plus difficile, sur le chemin de la revanche.

Voilà un document à lire et à méditer aujourd’hui. Il faudrait pouvoir le relire quand un siècle aura passé.