Les Conséquences politiques de la paix/09

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Nouvelle librairie nationale (p. 155-176).


CHAPITRE IX

HYPOTHÈSES ET PROBABILITÉS


Il y a eu un moment, pendant les mois qui ont suivi l’armistice, où le désordre a été tel, que les hommes ont pu croire que l’Europe entière allait sombrer. De partout montaient la famine et la révolution. Pour le dictateur américain des vivres, M. Hoover, il y avait cent millions d’êtres humains de trop sur notre vieux continent, et l’Amérique, inquiète pour sa propre subsistance, finissait par se résigner à les laisser mourir. De funestes pressentiments assiégeaient les esprits. L’historien Ferrero évoquait la fin du monde antique. Jamais, aux heures les plus sombres de la guerre, il n’y avait eu cette désolation. La Bourse baissait à Londres et à Paris quand Spartacus triomphait en Allemagne. Un soir, dans un journal qui est un rendez-vous parisien, quelqu’un lut une dépêche : le château royal de Berlin venait d’être pris, le drapeau rouge y était arboré. On entendit un gémissement. C’était un diplomate ami de la France qui n’avait pu résister à ce coup.

À la guerre des nations, terrible mais organisée, il semblait qu’une autre guerre allait succéder, plus atroce, pour achever de détruire ce qui restait de l’ancienne société : la guerre sociale, la guerre pour le pain. Il n’y avait pas eu de peur pendant la vraie guerre. Il y eut de la terreur dans les quelques mois qui l’ont suivie, et cette terreur a donné de mauvais conseils. Elle a fait désirer que l’Allemagne se consolidât pour résister à la contagion du bolchévisme. L’Allemagne a résisté. Elle s’est consolidée. Et c’est alors qu’a commencé sa résistance : nous ne nous en trouvons pas mieux.

La révolution allemande a été d’un type inconnu jusqu’à ce jour et elle n’a pas ressemblé à ce qu’elle devait être selon la prophétie de Henri Heine. Le système monarchique ayant été renversé dans les conditions que nous avons vues, non pas par conviction mais par opportunité, cette brusque décompression, jointe à l’effet démoralisant de la défaite, avait fini par soulever une révolution véritable et un sérieux commencement d’anarchie. On put se demander si les Allemands, habitués à être gouvernés, seraient capables de se gouverner eux-mêmes. Rétablir l’ordre fut une tâche difficile. Les moyens par lesquels l’Allemagne y a réussi ont attesté une méthode, une politique. La répression régulière et légale, celle de l’émeute des rues, fut accompagnée d’une répression extraordinaire, terroriste, qui visa les têtes et supprima les chefs. Un à un, Liebkrnecht, Rosa Luxembourg, Eisner, Haase furent assassinés. Çà et là, d’autres hommes d’action de l’extrême-gauche disparurent. Erzberger, considéré comme un élément dissolvant, reçut lui-même une balle qui l’avertit et découragea ses imitateurs. Ainsi l’Allemagne a réagi lentement mais sûrement. Le coup d’État de Kapp et de Lüttwitz, au mois de mars 1920, était maladroit et prématuré. L’échec n’a pas empêché les partis de droite de mener une campagne efficace et, trois mois plus tard, après les élections du 6 juin, de rentrer au gouvernement.

La monarchie des Hohenzollern a laissé l’Allemagne vaincue. Mais elle a laissé aussi un État, une administration, des cadres civils et militaires, des élites intellectuelles et industrielles, des traditions politiques, tout un capital grâce auquel l’Allemagne, pour commencer, est venue à bout de son anarchie intérieure. Si des rechutes restent possibles, la méthode qui a réussi à rétablir l’ordre est toujours bonne. Pour l’appliquer, le gouvernement dispose de moyens plus puissants qu’hier. Surtout l’esprit public s’est ressaisi. L’Allemagne n’a pas désespéré longtemps et le suicide d’un Ballin après le désastre, devant le port de Hambourg vide de ses vaisseaux, n’a été qu’un cas de pessimisme isolé. Il importe relativement peu, à cet égard, que l’Empire allemand retourne à la monarchie ou qu’il devienne, comme l’a appelé le président Ebert, « la plus grande République du monde après celle des États-Unis », s’il doit prendre la forme d’une vaste entreprise conduite, dans l’esprit des Hohenzollern, par des capitaines d’industrie dont le type est annoncé par Hugo Stinnes. En tout cas, l’Allemagne n’a même pas attendu que sa réorganisation intérieure fût terminée pour passer à l’action extérieure et à l’offensive contre le traité de Versailles.

La répression de l’anarchie, le rétablissement de l’ordre élémentaire, ce n’est qu’une première étape. Mais il ne faut pas oublier que, dans de pareilles circonstances, la première est la plus difficile. Elle est aussi la plus importante. En 1871, pendant la Commune, beaucoup de Français ont presque désespéré. Finis Franciae, murmurait Renan, abîme au-dessous de l’abîme. Et il ajoutait, avec une exagération qui attestait son trouble, car il n’a pas manqué, au cours des siècles, de dates où l’avenir de la France a paru bien plus gravement compromis ; « Le 18 mars 1871 est, depuis mille ans, le moment où la conscience française a été le plus bas. Nous doutâmes un moment si elle se reformerait ». La France est venue à bout de la Commune beaucoup plus vite que l’Allemagne n’est venue à bout de Spartacus et d’un communisme qui avait cent têtes. Il n’y a pourtant pas de signe que l’Allemagne, dans les esprits où elle se conçoit comme une grande force nationale, ait renoncé à l’avenir. Ce qu’il y a peut-être de plus étonnant dans sa vitalité, c’est que l’idée des énormes erreurs d’appréciation et de calcul qu’elle a commises dans tous les domaines, le militaire aussi bien que le politique, avant la guerre et pendant la guerre, ne l’a pas amenée à douter d’elle-même, de ses capacités, de ses aptitudes, doute qui n’aurait pas manqué d’accabler un peuple doué d’esprit critique. La France a mis longtemps à se relever du coup que la défaite de 1870 avait porté à son moral et à sa confiance. Une longue timidité avait suivi le désastre. Rien de pareil ne s’observe chez les Allemands. L’expérience les a à peine instruits et on les sent prêts à recommencer leurs fautes, même leurs fautes militaires, dans la conviction que ce n’est pas leur intelligence qui les a trahis, mais les événements, et que, dans d’autres circonstances, ce qui n’a échoué que par hasard réussira.

Après un ébranlement aussi profond, la consolidation relativement rapide de l’Allemagne est un fait qui appelle l’attention la plus soutenue. L’Allemagne a paru à plusieurs reprises sombrer sans recours dans le chaos. L’unité qui avait survécu par miracle à la défaite semblait devoir se rompre par la guerre civile. Les sinistres prédictions qu’avaient prodiguées Bismarck et Bülow pour le cas où tomberait la monarchie fédératrice des Hohenzollern semblaient sur le point de se réaliser. Il n’est pas encore dit que Bismarck et Bülow n aient pas eu raison. De son temps, le premier chancelier\ de l’Empire estimait que l’unité allemande ne pouvait se passer du lien dynastique. Le quatrième chancelier, dont les observations sont plus récentes, annonçait un particularisrne politique qui répéterait l’ancien particularisme territorial et qui en précéderait le retour, « L’ergotage et la petitesse, l’acharnement et l’animosité qui existaient autrefois dans les querelles des peuples et des États allemands, se sont transmis à notre vie de parti », écrivait le prince de Bülow dans sa Politique allemande. Il notait en outre une tendance propre à l’esprit allemand, celle qui consiste à « internationaliser les idées de parti », c’est-à-dire à prolonger ces idées au delà de la frontière, en sorte que les catholiques allemands, pour ne prendre qu’eux, seraient de véritables « ultramontains ». Ces remarques du prince de Bülow ne doivent certainement pas être négligées. Dans le cas où l’Allemagne traverserait de nouvelles crises intérieures, où elle serait véritablement impuissante, après une accalmie et un semblant de mieux, à rétablir chez elle un ordre durable et à remplacer l’autorité ancienne par une autorité nouvelle, il est clair que les luttes de partis s’aggraveraient dans des proportions considérables. Des scissions telles qu’en prévoyaient les deux chanceliers seraient possibles. Nous en ayons un exemple par la répulsion violente que manifeste la Bavière à l’égard du socialisme réputé comme un produit de Berlin. Ainsi, en Allemagne, l’antagonisme des idées et des mœurs prend, par la force des choses, un caractère territorial. Il prendrait même aisément un caractère international, au sens où l’entendait le prince de Bülow. Car un conservateur bavarois se sentirait plus d’affinités avec une France conservatrice qu’avec une Prusse socialisante. Le particularisme, entretenu jadis par les querelles de religion, le serait encore, toujours d’après le jugement que le prince de Bülow portait sur les Allemands en temps calme, par « la lutte des états sociaux et des classes ».

En d’autres termes, l’unité de l’Allemagne tiendrait à l’identité des sentiments et des idées politiques entre les groupes principaux des populations qui composent l’Empire. Dans une Allemagne ordonnée, les Bavarois conservateurs sont satisfaits, fidèles, aussi nationalistes et pangermanistes que les vieux Prussiens d’outre-Elbe. Dans une Allemagne anarchique ou socialiste, la Bavière conservatrice deviendrait un corps étranger qui obéirait vite à ses tendances particulières. Dans cette mesure, les observations pessimistes des deux chanceliers gardent leur prix.

Mais si l’Allemagne continue à se consolider, ce sera encore par le gouvernement de Berlin et elle se retrouvera peu à peu dans un état sensiblement pareil à celui où elle était en 1914. Des deux images qu’elle a devant les yeux, celle de l’Empire puissant et prospère et celle du chaos qui a suivi la révolution, il y a gros à parier que la première sera la plus forte. Pour la réaliser, l’administration et la tradition prussiennes seront aussi les mieux désignées. C’est pourquoi il est très peu vraisemblable que la Bavière, comme quelques personnes sont portées à le penser, puisse un jour prendre la tête d’une réorganisation de l’Allemagne. Elle n’a aucun des moyens qu’il faudrait pour une si lourde tâche. Il est même improbable qu’elle arrive seulement à diriger une fédération partielle des pays du Sud. Ce n’est pas que l’ambition lui ait manqué, au cours de son histoire, d’occuper la première place dans les pays germaniques. Elle n’y a jamais réussi. Le caractère de ses habitants, sa situation géographique, l’absence d’institutions civiles et militaires assez originales et assez vigoureuses pour un si grand rôle, la laissent dépourvue des aptitudes nécessaires à l’exercice d’une hégémonie. L’Allemagne améliorée par l’influence modératrice de l’élément bavarois est une chimère. L’élément bavarois ne peut être bienfaisant que s’il agit dans un sens particulariste, et nous avons vu à quelles conditions le particularisme pourrait se développer. D’ailleurs, et c’est un principe absolu, qu’elle ait sa capitale au Sud vu qu’elle l’ait au Nord, une grande Allemagne ne vaut pas mieux pour nous. La maison d’Autriche, contre laquelle la France a lutté pendant deux siècles, avait son siège principal à Vienne. S’il était possible que Munich succédât à Vienne et à Berlin, qu’y gagnerions-nous ? Seule une Bavière autonome et réfractaire à la Prusse serait digne d’attention et d’intérêt.

Cependant les pays germaniques et leur périphérie, tout en aspirant à l’ordre, n’ont pas retrouvé une stabilité incontestable. Des crises leur sont encore réservées et peut-être des crises d’un genre nouveau. Nous avons vu les effets que serait capable de produire en Allemagne un état révolutionnaire prolongé ou aggravé. Selon toutes les apparences, cet état de révolution inguérissable favoriserait le séparatisme. Au point de vue territorial, au point de vue des groupements de pays et d’États, que produirait une réaction ?

Il ne serait guère concevable que la réaction, si elle l’emportait définitivement à Berlin, fût limitée à l’Allemagne. Il ne le serait pas davantage qu’elle le fût à l’ordre social. En dépit des troubles qui renaissent et qui renaîtront encore sur divers points du vieux monde, en dépit de la durée du bolchévisme russe, la révolution est en train de perdre la partie, et jamais elle ne l’avait eue si belle. L’ancienne société, que l’on avait crue détruite, a montré une force de résistance presque étonnante. En beaucoup d’endroits, en France surtout, c’est à peine si elle a été ébranlée. Nous venons d’assister à une lutte émouvante. La victoire finale est à peine douteuse. La réaction qui se laissait pressentir à l’aube de la période guerrière, en 1919 et 1913, a d’abord subi une éclipse par le triomphe des puissances libérales, par l’écroulement de trois grandes monarchies et par le principe de la démocratie universelle qui domine les traités de paix. Le chaos s’en est rapidement suivi et le vieux monde civilisé s’est vu tout près de la ruine. Alors la contre-révolution a commencé, et, si l’on s’en rapporte aux précédents, il n’est guère possible qu’elle n’affecte pas, un jour ou l’autre, la carte même de l’Europe.

L’instinct de conservation, ayant été le plus fort, s’exercera aussi dans le domaine de la politique générale. Les peuples et les gouvernements, après avoir restauré l’ordre à l’intérieur, seront poussés à chercher de la stabilité à l’extérieur et la confusion qui résulte d’une distribution arbitraire des États dans l’Europe centrale et orientale sera ressentie comme une anarchie internationale aussi malfaisante que l’autre et propre à engendrer l’autre. L’application intégrale du principe des nationalités est une expérience qui n’a pas donné des résultats favorables. En multipliant les États faibles et rivaux, elle a multiplié aussi la guerre civile et la guerre étrangère. Pour en finir avec ces deux fléaux, une réorganisation s’imposera. Après avoir restauré un ordre social beaucoup plus semblable à celui d’autrefois qu’on ne l’aurait cru, l’Europe tendra encore à revenir sur la création d’États qui ne sont pas viables ou qui seraient une cause de troubles incessants par leur impuissance à se défendre et à se gouverner eux-mêmes.

Cette contre-révolution diplomatique sera la conséquence nécessaire de l’autre. Elle se fera par les mêmes moyens, c’est-à-dire non sans déchirements et sans douleurs, et c’est dans les parties les plus transformées et les moins stables de l’Europe qu’elle se produira d’abord. Un historien célèbre a pu annoncer, trente ans à l’avance, que la question d’Autriche se pose­rait à la suite de la question d’Orient. Il a fallu cependant, pour détruire l’Empire austro­-hongrois, une crise sans pareille, des batailles où la plupart des peuples ont été engagés. La reconstruction d’un édifice politique quelconque à la place des ruines que l’ancien a laissées sera probablement une des tâches du prochain avenir. Il y a très peu de chances pour qu’elle s’accomplisse autrement que par l’effet d’une autre crise et par un autre recours à la force.

Beaucoup de combinaisons différentes de celles que les traités ont établies peuvent se concevoir dans l’Europe du Centre et de l’Est. Il y a seulement deux cas de moindre vraisemblance. D’abord celui où ce qui a été fait dure­rait beaucoup plus que les conditions dans lesquelles les nouveaux États ont été créés et leurs frontières dessinées. Dès que les Alliés n’auront plus la volonté ou la capacité de s’op­poser à des changements, dès qu’ils ne seront plus d’accord pour exercer leur surveillance et leur tutelle sur des peuples trop divers, il ne faudra pas donner longtemps avant que ces peuples reçoivent un nouveau statut. L’autre cas, aussi peu vraisemblable, est celui où ces peuples, de leur propre mouvement, dans leur pleine liberté, avec l’assentiment de tous, consti­tueraient quelque chose qui ressemblerait à l’ancienne Autriche. Si quelques millions d’Allemands et même les Slovaques n’avaient pas été introduits d’autorité dans l’État tchèque, ils n’y fussent pas venus de leur gré. S’ils doivent en sortir, ils n’en sortiront aussi que par le jeu d’une force extérieure. C’est pour­ quoi, inversement, les héritiers de l’Empire d’Autriche, quel que puisse être leur intérêt à vivre ensemble, ne se réuniront pas d’un commun accord. On a cru longtemps à une fédération balkanique qui n’est jamais venue. Une fédération danubienne qui se formerait toute seule, simplement parce que ce serait la solution la plus raisonnable, participe de la même chimère. Qui dit fédération dit fédéra­teur. Le Danube, jusqu’ici, n’en a connu qu’un : c’était le Habsbourg. Lorsque l’Empereur avait été chassé de Vienne en 1848, l’Empire se serait déjà désagrégé s’il n’y avait eu l’armée, Win­dischgrætz et Radetzki, dans le camp duquel, selon le vers fameux, était l’Autriche. Un autre Habsbourg est tombé en 1918. Celui-là ne gar­dait ni armée ni capitaines. On ne doit pas retenir sérieusement l’hypothèse où Charles Ier ni quelque autre membre de sa famille, rap­pelé soudain au trône, reconstituerait l’Autriche par la seule vertu du principe de légitimité. Ce principe, à lui seul, est aussi impuissant à relever un Empire que le serait l’idéal du fédéralisme républicain. Quel que soit l’avantage qu’elles auraient à être rassemblées, les populations de l’ancien Empire vivront en état d’hostilité, au moins de méfiance, formant entre elles des coalitions changeantes, jusqu’au jour où se présentera et s’imposera le véritable fédérateur, qui sera l’élément le plus robuste et le plus capable de rassembler les autres en les dominant.

La France a été maintes fois accusée, depuis l’armistice, de chercher à mettre sur pied une confédération danubienne. C’était son droit et son devoir. L’équilibre et la tranquillité de l’Europe le demandent. Mais que la France puisse y réussir par la persuasion diploma­tique, c’est extrêmement peu croyable. Pas plus que de la dissociation en Allemagne, on ne fera en Autriche de la concentration sur commande. L’occasion sera fournie par les événements et par le jeu des forces naturelles. Il s’agira de connaître ces forces, de distinguer­ entre elles et de les diriger dans un sens qui soit le bon. Car il n’est nullement dit que la grande puissance danubienne qui viendrait à se reconstituer serait nécessairement dans nos intérêts. Il faudrait encore prendre garde que sa naissance ne fût pas propre à alarmer des peuples capables de s’y opposer et de s’y opposer d’une manière efficace.

En partant de ces principes, on est conduit à conclure que, s’il doit y avoir fédération, l’élément fédérateur sera la nationalité, non pas forcément la plus nombreuse, mais la plus robuste et la plus douée d’esprit militaire. Deux seulement, la Yougo-Slavie et la Hongrie sont dans ce cas. Et il semble que la seconde, malgré son désastre, réunisse des conditions qui manquent à l’autre. Les Hongrois ont un sens national vigoureux, une volonté âpre. Ils offrent, sur les voisins qui se sont agrandis à leurs dépens, l’avantage, moins paradoxal qu’il n’en a l’air, de n’avoir pas à assimiler des populations nouvelles. Leur unité est pure. Ils peuvent inquiéter les quatre États petits ou moyens qui les encerclent, mais aucune grande puissance n’a de raison directe et personnelle de s’opposer à leur relèvement et à leurs pro­grès. Au contraire, le royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes, même s’il était d’un acier assez bien trempé pour conduire à l’extérieur des desseins d’une certaine envergure, serait aussitôt en butte à l’hostilité de l’Italie qui se hâterait de monter contre lui toutes les coalitions possibles. En outre, autant que l’on peut apprécier des chances aussi incertaines, la Hongrie a pour elle d’être entrée des premières dans le courant de cette réaction européenne qui, si elle doit définitivement l’emporter, ne l’emportera pas sans quelques nouvelles luttes. Que le courant contre-révolu­tionnaire grossisse ou que la révolution ait des retours offensifs, qu’une Europe blanche se heurte à une Europe rouge, la Hongrie, telle qu’elle est orientée, semble en bonne posture pour cristalliser les éléments conservateurs de son voisinage, même les éléments germa­niques. On a pu concevoir ainsi une ébauche de fédération qui rayonnerait jusqu’en Bavière.

Et, bien entendu, il n’est pas du tout sûr que même si les choses doivent se passer d’une manière à peu près semblable à celle que l’on imagine parfois, elles doivent tourner toutes seules et fatalement dans le sens de nos intérêts. Au lieu de détacher et de rassembler des territoires pour son compte, la Hongrie pourra fort bien les rassembler pour le compte de l’Allemagne, être aspirée elle-même et subir l’attraction d’une Allemagne réorganisée et vigoureuse. À cet égard, et au point de vue où nous nous plaçons en ce moment-ci, tout dépendra sans doute de la vitesse du mouvement de restauration politique dans les pays susceptibles d’exercer une influence et de pren­dre une initiative. Une Allemagne rapidement retournée à l’ordre dans toutes ses parties en aurait aussi le bénéfice à l’extérieur. Non seulement cette Allemagne retiendrait, au lieu de les perdre, ses éléments conservateurs du Sud, mais encore elle attirerait et elle absorberait les éléments hétérogènes également avides d’ordre, de conservation et de revanche. Comme il y a cinquante ans, Berlin serait pour les Hongrois l’itinéraire forcé. L’Autriche-Hongrie se reconstituerait alors en tout ou en partie, mais au profit de l’Empire allemand et comme une dépendance de cet Empire. Sans compter, ce qui tombe sous le sens, que, le jour où la réunion de la République autrichienne serait un fait accompli, le jour où l’Allemagne de Berlin serait installée à Vienne, elle serait à la veille de l’être à Budapest, et elle aurait enfin constitué le fameux Mitteleuropa. Tout dépend du point d’où sera parti le mouvement.

L’avenir de l’Europe centrale reste à la merci d’une nouvelle bataille de Sadowa, ou de l’équi­valent politique et moral d’un autre Sadowa. Cette partie du continent est trop pulvérisée, trop mal agencée pour qu’elle ne se concentre pas un jour. Raison de plus pour la France de surveiller de près les points où pourront com­mencer les concentrations futures. Raison de plus pour elle de n’être absente nulle part. Le rôle que peut remplir la Hongrie, toute réduite qu’elle est, et justement parce qu’elle est réduite, et aussi parce qu’elle occupe sur le Danube une position médiane d’une qualité exceptionnelle, commande de ne pas la négliger, soit qu’elle tourne mal, soit qu’elle tourne bien, car elle semble appelée à compter dans l’avenir. En fait de prévision et d’action politique, il faut s’en tenir au précepte qu’a laissé un homme du dix-huitième siècle qui passait à tort pour léger : « Tout calculer et ne pas tout craindre ». Il faut se redire aussi avec Frédéric II qu’« il y a une sorte de fatalité, ou, à défaut de fatalité, des causes secondes qui tournent souvent les événements d’une manière que l’on ne peut ni concevoir ni prévoir ». À quoi Frédéric ajoutait : « Lorsqu’il se présente des circonstances favorables, il se fait une sorte d’éclaircie subite dont profitent les habiles ». C’est de ces circonstances favorables qu’il importe de se mettre à même de profiter.

On a répété pendant plus de trente ans que la question d’Orient engendrerait une guerre générale. Tous les prophètes avaient parlé en conformité. Cet avertissement n’a servi de rien. Une image célèbre disait encore : « Les Balkans et la flèche de Strasbourg dominent la politique de l’Europe ». Désormais, la figure doit être changée. On pourrait dire que la politique de l’Europe est dominée aujourd’hui par la coupole de Sainte-Sophie et par les hauts fourneaux silésiens. On pourrait employer d’autres métaphores. En même temps que se modifiaient les données usuelles de la politique, l’aire s’en est considérablement étendue vers l’Est. De toutes parts sont ouverts de vastes trous. Et plus on avance vers l’Orient, plus ils sont pro­fonds. Il ne faut pas craindre le vertige pour y regarder.

Le système européen qui a duré tant bien que mal, depuis 1871 jusqu’à la guerre, reposait sur l’hexarchie, le directoire des six grandes puissances (France, Angleterre, Italie, Allema­gne, Autriche, Russie), dont le « concert » préalable était requis pour régler les difficultés orientales. Si ces puissances ne s’étaient mises d’accord entre elles, n’importe quelle affaire de Macédoine eût été insoluble ou bien elle eût pris les proportions les plus graves et les « hexarques » se fussent entre-choqués. Le con­cert européen était une assurance contre ces risques. C’était en même temps une vague survivance de l’ancienne chrétienté, une sorte de syndicat de la civilisation européenne en face de l’Islam. À quoi s’ajoutait un principe qui avait été autrefois un dogme : celui de l’intégrité de l’Empire ottoman. Quelle que fût la décrépitude de cet Empire, on en revenait toujours à la nécessité d’y toucher le moins possible, d’abord pour éviter d’entrer dans l’ère tumultueuse des partages, c’est-à-dire des compétitions, et en­suite par le sentiment que l’ancienne Turquie représentait la forme la plus modérée et la plus européenne de l’Islam. On n’aurait rien gagné quand les vieux diplomates turcs, les vizirs pru­dents et subtils avec lesquels on avait l’habitude de causer seraient remplacés par des fana­tiques. La révolution jeune-turque avait donné l’avant-goût de ce que produirait en Orient le réveil du nationalisme par le libéralisme. Et surtout Constantinople, « cette funeste Constantinople », est une ville qui excite tant de convoitises que le mieux était qu’elle restât turque pour que personne ne pût s’en emparer.

Il est vrai que, d’après les accords conclus entre les principaux alliés pendant la guerre, Constantinople devait revenir à la Russie. Que fût-il arrivé si la Russie était restée fidèle à l’En­tente jusqu’à la fin et si, victorieuse avec nous, elle avait réclamé son lot ? Elle ne l’eût sans doute pas eu davantage que nous n’avons eu le nôtre sur le Rhin, et l’on se fût tiré d’affaire en recourant à l’expédient ordinaire et en maintenant l’intégrité de la Turquie par raison d’État européenne. Les Turcs ont peut-être perdu plus qu’ils ne pensent à l’effondrement de l’Empire russe. En Orient aussi il y avait un équilibre classique, qui neutralisait les convoitises, et que rien n’a encore remplacé.

Après de longues hésitations, étendant la main pour la retirer ensuite, l’Angleterre n’a pas osé se saisir de Constantinople. Elle l’a mise seulement à portée des Grecs, ses hommes de paille. La ville reste au sultan ou plutôt le sultan reste dans la ville. Mais quelle est son autorité ? Où sont les Turcs qui lui obéissent ? Les Grecs le cernent jusque dans la banlieue de sa capitale. Une commission internationale, la Commission des Détroits, est plus souveraine que lui. Des forces d’occupation, avec un com­mandement interallié, resteront en permanence sur le Bosphore. Théoriquement, Constanti­nople ne doit être à personne. Il faudra bien qu’un jour elle soit à quelqu’un. Le système qui consiste à internationaliser les points sensibles de la carte remplace un équilibre naturel qui a disparu, par un équilibre artificiel. C’est une solution provisoire. C’est une transition. Tout ce que les Alliés ont pu faire à Constan­tinople, c’est de reculer un dangereux procès.

À l’un des lieux les plus importants du monde, il y a un vide, une place énorme pour l’inconnu. Sur l’avenir de Constantinople et de l’Asie Mi­neure, il est impossible de porter le moindre pronostic. Une seule chose est sûre. La Grèce, pour être en mesure de conserver les vastes territoires qu’elle reçoit et dont la défense sera ardue, devra devenir beaucoup plus forte qu’elle ne l’est, tellement forte qu’il ne lui soit pas plus difficile de prendre Constantinople que de garder Smyrne. La Grèce sera l’Empire de Byzance ou bien elle reperdra la Thrace et l’Ionie.

En somme, l’Asie Mineure a été cassée et morcelée comme l’Europe centrale et orientale. La ressemblance est si curieuse que l’Arménie y tient la même place que la Pologne, serrée comme elle entre deux ennemis qui n’ont qu’à se rejoindre pour l’écraser. Mais si l’avenir est déjà obscur dans l’Europe du Centre et de l’Est, pour l’Asie Mineure on cherche en vain des points de repère. Le chaos en est pire puisque les nationalités s’y trouvent mêlées aux mandats des puissances européennes, les Croisades à la Société des Nations, les restes du protectorat chrétien de la France au trafic du pétrole et à la protection des routes de l’Inde, tout cela au contact d’une force, celle de l’Islam, dont la direc­tion et le développement échappent à tout cal­cul, et avec la menace que représentera toujours la Russie survenant pour réclamer sa part.

À ces frontières de deux mondes et de deux civilisations, la paix atteint une déliquescence complète, si complète que personne n’a voulu servir de protecteur à l’orpheline Arménie. Méfiance, abstention qui ne résolvent rien. Une cause d’incertitude est ajoutée à d’autres causes. Au cas d’un nouvel accident européen, il y a en Asie Mineure la matière d’un immense incendie. Hinc movet Euphrates, illinc Germania bellum. Vraie du temps de Virgile, vraie en 1914, cette correspondance peut l’être encore. De l’Euphrate au Rhin, le rapport est presque constant et la France se trouve lourdement engagée en Asie Mineure, pour garder au moins en Syrie une parcelle de son antique héritage, tandis qu’il lui reste, pour une longue période, à régler ses comptes avec les Allemands.

Un peu comme l’Empire austro-hongrois, l’Empire turc avait duré surtout par la difficulté qu’éprouvait l’Europe à se passer de lui et à le remplacer. Ces vieilles constructions offraient l’avantage d’être connues. De plus elles neutra­lisaient les conflits des races et des religions. Les services qu’elles avaient rendus autrefois seront regrettés. Si la Turquie, comme l’Autriche, était devenue malfaisante, le principe du mal était dans une grande Allemagne. Et comme le principe du mal subsiste, il faudra voir encore ce que l’influence d’un puissant État germanique produira aux lieux où ces édifices politiques s’élevaient autrefois. Ce qui est sûr, c’est que, pour la France, qui avait partout une situation acquise par le temps, que ses in­térêts par conséquent devaient rendre conser­vatrice, qui a toujours perdu aux boulever­sements depuis que sa fortune nationale est faite, pour un vieux pays comme le nôtre, les démolitions ne valent rien. À chacune nous laissons quelque chose de notre capital. Avec une régularité frappante, depuis le milieu du siècle dernier, chaque fois qu’un aspect de l’ancienne Europe a changé, (et c’était toujours parce que nous l’avions voulu ou permis), la France a été la première à pâtir. En Orient surtout, où nous occupions sans frais une place privilégiée, il était prudent de ne toucher à rien ou de limiter les dégâts à la plus petite surface possible. Les Turcs ne posséderont que quelques provinces d’Asie Mineure. Notre influence ne s’y étendra plus que sur une faible zone. Nous aurons peu de profit et beaucoup de charges. Qu’y gagnera le monde ? À ce point dangereux du contact de l’Europe avec l’Asie, le vide appellera peut-être d’autres conquérants. Alors on regrettera ceux que les siècles avaient apprivoisés.