Les Contemporains/Deuxième série/José-Maria de Heredia

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Société française d’imprimerie et de librairie (Deuxième sériep. 49-65).

JOSÉ-MARIA DE HEREDIA[1]

Une première originalité de M. José-Maria de Heredia, c’est d’être à la fois presque inédit et presque célèbre.

Au temps déjà lointain où j’apprenais l’histoire de la littérature française sur les bancs du collège, un nom m’avait frappé parmi ceux des poètes de la Pléiade : Ponthus de Thyard. Je me figurais que le poète qui portait ce nom harmonieux et fleuri avait dû être quelque cavalier merveilleusement élégant et fier, et qu’il avait dû écrire des vers plus beaux qu’aucun de ses compagnons, des vers d’un tour plus hautain et d’une mythologie plus fastueuse. Lorsque je pus lire ses Erreurs amoureuses, ma déception fut grande : pourtant je continuai d’aimer Ponthus pour le noble esprit qui paraît çà et là dans ses méchants vers et surtout pour la sonorité de son nom.

Ce que Ponthus de Thyard fut pour moi jadis, M. José-Maria de Heredia l’est sans doute encore aujourd’hui pour la plus grande partie du public : un nom éclatant et mystérieux. Mais croyez qu’il ne ménage pas à ses lecteurs le même mécompte. On verra, quand il nous donnera enfin ses Trophées, que ses vers sont aussi beaux que son nom, et l’on reconnaîtra dans ses sonnets le suprême épanouissement, sous la forme littéraire, d’un sang héroïque et aventureux. Et nous lui dirons tous avec Théophile Gautier :

— Heredia, je t’aime parce que tu portes un nom exotique et sonore et parce que tu fais des vers qui se recourbent comme des lambrequins héraldiques.


I

Ce qui distingue et ce qui honore les poètes de la seconde génération romantique et plus encore ceux de la troisième, ceux qu’on a appelés les Parnassiens, il me semble que c’est leur grand effort vers la perfection absolue. Il y a dans Lamartine bien du vague et de l’à peu près, sans compter les innombrables solécismes ; dans Victor Hugo, bien des redondances et des obscurités ; dans Musset, bien des négligences et parfois un trop grand mépris de la technique de son art. Ils avaient du génie, c’est bien, et cela sauve tout. Vigny avait cherché une forme plus serrée ; mais il gardait des gaucheries de primitif. Avec Gautier, Banville et Baudelaire, puis avec Leconte de Lisle, qui fut le vrai maître des Parnassiens, le culte de la forme poétique se fait plus attentif et plus scrupuleux. On dirait que le romantisme se replie sur soi et qu’après s’être épandu il se resserre pour exprimer en des œuvres plus travaillées et plus précises ses sentiments essentiels, affinés et développés par le temps. Je sais que l’exactitude de ces vues trop générales est presque toujours sujette à caution ; mais, de même que la poésie un peu débordante et confuse de la Renaissance païenne s’est comme épurée et calmée au XVIIe siècle (à partir de Malherbe), ne pourrait-on pas dire que la Renaissance romantique, qui apportait, elle aussi, un monde d’idées et de sentiments nouveaux, est arrivée, dans la seconde moitié de ce siècle, à la pleine conscience d’elle-même et, plus réfléchie, s’est éprise d’une perfection plus étroite ? La différence, c’est que nos poètes classiques l’ont évidemment emporté sur ceux de l’âge précédent, au lieu que l’on peut douter encore que les poètes issus du romantisme aient égalé les trois grands initiateurs, Lamartine, Hugo et Musset. Mais enfin, à considérer l’histoire de très haut, nous avons dans les deux cas une poésie neuve, sortie d’un grand mouvement d’idées, qui peu à peu substitue à l’inspiration un art plus conscient et moins spontané.

C’est ainsi qu’à la mélancolie diffuse des Méditations succède la tristesse analytique de la Vie intérieure ; à l’amour selon Musset, l’amour selon Baudelaire ; à la métaphysique rudimentaire de Victor Hugo, la criticisme de Sully Prudhomme et le nihilisme de Leconte de Lisle. Et c’est ainsi surtout que le pittoresque romantique va se précisant dans les Poèmes antiques et les Poèmes barbares et, puisque j’ai à parler de lui, dans les sonnets de José-Maria de Heredia. On l’a souvent remarqué : la littérature a été prise, un peu après 1850, d’un grand désir d’exactitude et de vérité, et les poètes parnassiens obéissaient, sans s’en douter, au même sentiment que Dumas fils dans ses premières pièces, Flaubert dans son premier roman, Taine dans ses premières études critiques.

Mais le souci de perfection et le besoin de beauté qui hantaient les Parnassiens devaient, au moins dans les commencements (car toute école nouvelle est intransigeante), les conduire à préférer la poésie impersonnelle, presque uniquement descriptive et plastique, celle qui demande ses tableaux à l’histoire et à la légende ou qui reproduit les symboles par lesquels l’humanité passée s’est représenté l’univers. Cette poésie est, en effet, la seule où la forme soit vraiment tout, où l’on soit sûr, si on est séduit, de ne pas céder à un autre attrait que celui des belles images évoquées par des mots harmonieux. Les rêveries de Lamartine ou la passion de Musset beaucoup de gens en sont capables, et Musset et Lamartine ne sont poètes que pour les avoir exprimées de la façon que l’on sait. Mais justement il est difficile de distinguer ce qui, dans la beauté totale de quelques-uns de leurs vers, revient au sentiment et ce qui revient à la forme. La valeur morale de certaines émotions, la noblesse de certaines pensées peuvent faire illusion : or ni la tendresse ni l’éloquence ne sont proprement poésie. Pour Dieu ! que le poète se garde d’être trop touchant ou de faire paraître un trop bon cœur ! car cela est à la portée de tout le monde et je me demanderai si c’est à la beauté de ses vers que je suis sensible, ou à la beauté de son âme. C’est donc par un excès de loyauté et de délicatesse artistique que les Parnassiens se déclaraient impassibles, ne voulaient exprimer que la beauté des contours et des couleurs ou les rêves et les sentiments des hommes disparus. Et à ce scrupule de poètes irréprochables se mêlait naturellement un orgueil aristocratique, la fierté et peut-être aussi l’affectation de ne jamais traduire dans la langue des dieux aucune émotion vulgaire, de se confiner dans des impressions exquises, rares, difficiles, inaccessibles à la foule.

II

Or, tandis que d’autres donnaient dans le mysticisme sensuel de Baudelaire ou dans le bouddhisme de Leconte de Lisle, et tandis que presque tous étaient profondément tristes, le sentiment que M. José-Maria de Heredia exprimait de préférence, c’était je ne sais quelle joie héroïque de vivre par l’imagination à travers la nature et l’histoire magnifiées et glorifiées. En cela il se rencontrait avec M. Théodore de Banville ; mais ce qui peut-être le distinguait entre tous, c’était la recherche de l’extrême précision dans l’extrême splendeur. Il joignait à l’ivresse des sons et des couleurs le goût d’une forme dont la brièveté, l’exactitude et la plénitude rappelassent en quelque façon nos écrivains classiques. Il rêvait d’enfermer un monde d’images dans un petit nombre de vers absolument parfaits et de faire tenir les songes d’un dieu dans de petites coupes bien ciselées. Dès lors la forme du sonnet, qui exige la sobriété et commande presque la perfection, qui n’a pas le droit d’être plus ou moins bon, mais qui doit être superbe ou exquis sous peine de n’être pas, s’imposait à M. José-Maria de Heredia. Et, en effet, il n’a guère écrit que des sonnets, et il est assurément, avec le poète des Épreuves et dans un genre très différent, le premier de nos sonnettistes.

Ce tour d’imagination héroïque et ce besoin d’exactitude et de clarté s’expliquent l’un et l’autre par les origines et par l’éducation de M. de Heredia. Il descend de ces conquistadores qu’il aime tant, et dont la vie a été comme un rêve sublime. Il a parmi ses ancêtres un des compagnons de Cortez, un fondateur de ville. Et toute son enfance s’est passée à Cuba, parmi les enchantements de la plus belle flore qui soit au monde : une enfance nue, libre et rêveuse, pareille à celle de Paul et Virginie. Et plus tard c’est à la Havane, dans la cour de l’École de droit et de théologie, sous les orangers d’une fontaine, qu’il lisait ses auteurs favoris, Ronsard, Chateaubriand et Leconte de Lisle. Il tient apparemment de ses origines espagnoles et créoles la grandiloquence de ses vers, la « grandesse » de ses sentiments et l’opulence de sa vision ; mais il a aussi du sang normand dans les veines, et il est permis de croire que c’est par là que lui sont venues ses bonnes habitudes classiques, son goût de l’ordre et de la clarté. Il a d’ailleurs fait ses études dans un vieux collège de prêtres qui étaient d’excellents humanistes à l’ancienne mode, et il a été, par surcroît, élève de l’École des chartes. Ainsi la sublimité d’imagination du descendant des grands aventuriers, contrôlée et contenue par le lettré et par l’érudit, a éclaté avec une véhémence plus travaillée et plus sûre. Il en est résulté des sonnets si pleins qu’ils « valent vraiment de longs poèmes », et si sonores que la voix humaine ne suffit plus pour les clamer et qu’il y faudrait une bouche d’airain.

III

Ces sonnets, qui, comme tous les sonnets, n’ont que quatorze vers, mais qui contiennent autant de choses que s’ils en avaient soixante, sont des combinaisons savantes, subtiles, compliquées, avec des artifices et des dessous qu’on ne soupçonne pas tout d’abord. Chacun d’eux suppose une longue préparation, et que le poète a vécu des mois dans le pays, dans le temps, dans le milieu particulier que ces deux quatrains et ces deux tercets ressuscitent. Chacun d’eux résume à la fois beaucoup de science et beaucoup de rêve. Tel sonnet renferme toute la beauté d’un mythe, tout l’esprit d’une époque, tout le pittoresque d’une civilisation. Le Japon vu par l’extérieur, le Japon-bibelot n’est-il pas tout entier dans ce quadro divertissant :

   LE SAMOURAÏ.

    D’un doigt distrait frôlant la sonore bîva,
    À travers les bambous tressés en fine latte,
    Elle a vu, sur la plage éblouissante et plate,
    S’avancer le vainqueur que son amour rêva.

    C’est lui ; sabres au flanc, l’éventail haut, il va.
    La cordelière rouge et le gland écarlate
    Coupent l’armure sombre, et sur l’épaule éclate
    Le blason de Hizen et de Tokungawa.

    Ce beau guerrier vêtu de lames et de plaques,
    Sous le bronze, la soie et les brillantes laques.
    Semble un crustacé noir, gigantesque et vermeil.

    Il l’a vue. Il sourit dans la barbe du masque
    Et son pas plus hâtif fait reluire au soleil
    Les deux antennes d’or qui tremblent sur son casque.

Et, pour passer du joli au grandiose, ce sonnet si connu des Conquérants n’est-il pas large comme une épopée, et n’éveille-t-il pas une vision complète de la plus grande aventure des temps modernes ?

    Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,
    Fatigués de porter leurs misères hautaines,
    De Palas de Moguer, routiers et capitaines
    Partaient ivres d’un rêve héroïque et brutal.

    Ils allaient conquérir le fabuleux métal
    Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines,
    Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
    Aux bords mystérieux du monde occidental.

    Chaque soir espérant des lendemains épiques,
    L’azur phosphorescent de la mer des Tropiques
    Enchantait leur sommeil d’un mirage doré ;

    Ou, penchés à l’avant des blanches caravelles,
    Ils regardaient monter dans un ciel ignoré
    Du fond de l’Océan des étoiles nouvelles.

Et, prenez-y garde, pas un mot dans ces sonnets n’a été choisi ni placé au hasard. M. de Heredia possède, à un plus haut degré peut-être qu’aucun autre poète, le don de saisir, entre les images, les idées, les sentiments — et le son des mots, la musique des syllabes, de mystérieuses et sûres harmonies. Pour lui, évidemment, chaque sonnet a ses rimes nécessaires, les seules qui conviennent au sujet, et qu’il s’agit de trouver. Lisez, par exemple, le sonnet du Vieil orfèvre :

    Mieux qu’aucun maître inscrit au livre de maîtrise,
    Qu’il ait nom Ruyz, Arphé, Ximeniz, Becerril,
    J’ai serti le rubis, la perle et le béryl,
    Tordu l’anse d’un vase et martelé sa frise.

    Dans l’argent, sur l’émail où le paillon s’irise,
    J’ai peint et j’ai sculpté, mettant l’âme en péril,
    Au lieu du Christ en croix ou du Saint sur le gril,
    Ô honte ! Bacchus ivre ou Danaé surprise.

    J’ai de plus d’un estoc damasquiné le fer
    Et, dans le vain orgueil de ces œuvres d’Enfer,
    Aventuré ma part de l’éternelle Vie.

    Aussi, voyant mon âge incliner vers le soir,
    Je veux, ainsi que fit Fray Juan de Ségovie,
    Mourir en ciselant dans l’or un ostensoir.

Croyez-vous qu’il soit possible de substituer, sans dommage pour le poème, d’autres rimes à celles-là ? Notez d’abord que plusieurs des mots qui sont à la rime sont des mots essentiels du vocabulaire de l’orfèvre et de l’armurier. Mais, en outre, on sent fort bien qu’une rime ouverte, en ère ou en ale si vous voulez, n’eût pas convenu ici, et que l’i devait dominer à la fin des vers, voyelle aiguë comme l’épée menue et fine comme les joyaux. Et sans doute la rime en rie (pierrerie, fleurie, orfèvrerie) n’eût point été malséante ; mais qui ne voit que la sifflante adoucie qui se joint à la voyelle affilée (frise, irise) fait rêver de ciselure, de pointe glissant sur un métal ! Faites ce travail sur tous les sonnets de M. de Heredia, non seulement pour les rimes, mais pour tout l’intérieur du vers : peut-être ne démêlerez-vous pas toujours les raisons de cette harmonie secrète du sens et de la musique des phrases ; mais toujours vous la sentirez.


IV

Les sonnets et poèmes de M. de Heredia (trop peu nombreux : il n’y en a guère plus d’une cinquantaine) se partagent assez naturellement en quatre groupes. Il y a d’abord les sonnets de pure description : quelques paysages de Bretagne, le sonnet japonais que je rappelais tout à l’heure, ou encore cet admirable Récif de corail que je ne puis me tenir de citer :

    Le soleil, sous la mer, mystérieuse aurore,
    Éclaire la forêt des coraux abyssins
    Qui mêle, aux profondeurs de ses tièdes bassins,
    La bête épanouie et la vivante flore.

    Et tout ce que le sel ou l’iode colore,
    Mousse, algue chevelue, anémones, oursins,
    Couvre de pourpre sombre, en somptueux dessins,
    Le fond vermiculé du pâle madrépore.

    De sa splendide écaille éteignant les émaux,
    Un grand poisson navigue à travers les rameaux.
    Dans l’ombre transparente indolemment il rôde.

    Et brusquement, d’un coup de sa nageoire en feu,
    Il fait dans le cristal morne, immobile et bleu,
    Courir un frisson d’or, de nacre et d’émeraude.

Parmi les sonnets de ce premier groupe il en est un bien curieux et bien significatif, où se trahit d’une façon singulière le tour d’imagination propre à M. de Heredia. Les choses n’apparaissent le plus souvent à ce poète érudit et gentilhomme qu’à travers des souvenirs de mythologie, de chevalerie et d’aventures héroïques. Si bien qu’un jour, non content de diviniser la nature, il l’a anoblie et blasonnée. Le sonnet que voici est proprement un paysage météorologico-héraldique. Il est intitulé : Blason céleste.

    J’ai vu parfois, ayant le ciel bleu pour émail,
    Les nuages d’argent et de pourpre et de cuivre,
    À l’Occident, où l’œil s’éblouit à les suivre,
    Peindre d’un grand blason le céleste vitrail.

    Pour cimier, pour support, l’héraldique bétail,
    Licorne, léopard, alérion ou guivre,
    Monstres, géants captifs qu’un coup de vent délivre,
    Exhaussent leur stature et cabrent leur poitrail.

    Certe, aux champs de l’azur, dans ces combats étranges
    que les noirs Séraphins livrèrent aux Archanges,
    Cet écu fut gagné par un baron du ciel.

    Comme ceux qui jadis prirent Constantinople,
    Il porte en bon croisé, qu’il soit George ou Michel,
    Le soleil, besant d’or, sur la mer de sinople.

Le deuxième groupe est celui des sonnets mythologiques. La mythologie, ce sont les forces naturelles personnifiées, et c’est aussi, par conséquent, l’humanité déifiée. Vous trouverez dans les apothéoses de M. de Heredia cette intime union de la Nature et de l’homme-dieu. Vous rappelez-vous le dernier sonnet de Persée et Andromède, quand les deux amants, élancés par les espaces, voient déjà luire les constellations où ils vont se fondre ?

    D’un vol silencieux, le grand cheval ailé,
    Soufflant de ses naseaux des jets d’ardente brume,
    Les emporte dans un frémissement de plume
    À travers la nuit bleue et l’éther étoilé.

    Ils vont. L’Afrique plonge au gouffre flagellé ;
    Puis le désert, l’Asie et le Liban qui fume ;
    Et voici qu’apparaît, toute blanche d’écume,
    La mer mystérieuse où vint sombrer Hellé.

    Et le vent gonfle, ainsi que deux immenses voiles,
    Les ailes qui, volant d’étoiles en étoiles,
    Aux amants enivrés font un tiède berceau ;

    Tandis que, l’œil au ciel et s’étreignant dans l’ombre,
    Ils voient, étincelant du Bélier au Verseau,
    Leurs constellations poindre dans l’azur sombre.

La troisième série est celle des sonnets et des poèmes inspirés par la prodigieuse histoire des conquérants de l’Amérique. Poésie tout proche des sonnets mythologiques, car elle célèbre l’œuvre la plus extraordinaire qu’aient accomplie les hommes à travers les âges, une aventure où ils se sont vraiment montrés « pareils à des dieux », puisqu’ils ont agrandi une planète et créé en quelque sorte un autre monde. Le grand élan héroïque, l’entrée dans l’inconnu, l’étrangeté, l’énormité du drame et l’éblouissement des décors, tout cela devait séduire M. de Heredia. Ces conquistadores, nous les aimons surtout parce qu’ils diffèrent de nous, parce que leur fureur d’action amuse notre doute et notre mollesse ; mais M. de Heredia les aime parce qu’il leur ressemble un peu, parce qu’il sent encore tressaillir en lui quelque chose de leur âme. Il est de leur race, et ce qu’ils ont fait, il l’a rêvé.

C’est pourquoi il a si bien traduit la Véridique histoire de la conquête de la Nouvelle-Espagne, par le capitaine Bernal Diaz del Castillo, l’un des conquérants, et y a mis une préface qui est un très beau morceau d’histoire et qui faisait la joie et l’émerveillement du vieux Flaubert. Et c’est pourquoi il a consacré à ces grands aventuriers, outre quelques-uns de ses plus beaux sonnets, la plus longue pièce qu’il ait écrite : les Conquérants de l’or, sorte de chronique fortement versifiée et miraculeusement rimée et qui, sans sortir du ton d’un récit très simple et sans ornements, coupée seulement, çà et là, de paysages éclatants et courts, prend des proportions d’épopée. Écoutez cette fin, où l’image devient symbole :

    Cependant les soldats restaient silencieux,
    Éblouis par la pompe imposante des cieux.

    Car derrière eux, vers l’ouest, où sans fin se déroule
    Sur des sables lointains la Pacifique houle,
    Dans une brume d’or et de pourpre, linceul
    Rougi du sang d’un dieu, sombrait l’antique Aïeul
    De celui qui régnait sur ces tentes sans nombre.
    En face, la sierra se dressait haute et sombre.
    Mais, quand l’astre royal dans les flots se noya,
    D’un seul coup, la montagne entière flamboya

    De la base au sommet, et les ombres des Andes,
    Gagnant Caxamalca, s’allongèrent plus grandes…
   .......................
    Mais l’ombre couvrit tout de son aile. Et voilà
    Que le dernier sommet des pics étincela,
    Puis s’éteignit.

      Alors, formidable, enflammée
    D’un haut pressentiment, tout entière, l’armée,
    Brandissant ses drapeaux sur l’occident vermeil,
    Salua d’un grand cri la chute du Soleil.

À ce groupe de poèmes se rattachent encore les tierces rimes, plus espagnoles que le Romancero, qu’on a pu lire dernièrement dans la Revue des Deux Mondes.

Une telle poésie est bien la plus fière, la plus hautaine et, si je puis dire, la plus orgueilleuse qui soit. Elle n’est donc pas impassible, quoi qu’on ait prétendu. Elle exprime d’abord l’exaltation d’une âme tendue à jouir superbement de toute la beauté éparse dans le monde et dans l’histoire et de toutes les œuvres où l’humanité a le plus joyeusement épanché son génie. Elle implique une curiosité sympathique et passionnée. Elle contient un mépris du médiocre, un Odi profanum vulgus dont le sentiment peut être une très grande jouissance. Et il y a bien du courage, au fond, dans cette allégresse d’artiste trompant la vie par l’adoration du beau. Et même ces sonnets rutilants et durs comme du métal ne vont pas tous sans larmes secrètes. Quelques-uns font songer à ces statues d’airain qu’on voit pleurer dans Virgile. Car, s’ils célèbrent de belles choses, ces belles choses sont passées, et de là une mélancolie. Considéré du point de vue de M. de Heredia et par ses surfaces brillantes, l’univers est magnifique et glorieux ; mais tout y croule, tout y fuit d’une fuite éternelle. M. de Heredia a senti plus d’une fois la tristesse des splendeurs éteintes et la désolation des ruines. Ces tableaux où se plaît son rêve enchanté, il les évoque souvent parce qu’ils sont beaux, mais quelquefois aussi parce qu’ils ne sont plus. Rappelez-vous l’adorable sonnet Sur un marbre brisé, où la bonne Nature enveloppe de feuilles et de fleurs la vieille statue éclopée :

La mousse fut pieuse en fermant ses yeux mornes…

Lisez les « sonnets épigraphiques » : le Dieu Hêtre, Nymphis Augustis sacrum, le Vœu. Comme ce sonnet de l’Exilée est touchant, encore qu’il soit splendide ! Pourquoi ? Parce qu’il nous parle de l’exil d’une femme et surtout parce qu’il a été composé sur une ruine, une pierre mutilée où se déchiffre une moitié d’inscription (MONTIBV… CARRIDEO… SABINVLA V.S.L.M.), et qu’il nous parle ainsi de cet autre exil d’où rien ni personne n’est jamais revenu et qui s’appelle le passé :

    Dans ce vallon sauvage où César t’exila,
    Sur la roche moussue, au chemin d’Ardiège,
    Penchant ton front qu’argente une précoce neige,
    Chaque soir, à pas lents, tu viens t’accouder là.

    Tu revois ta jeunesse et ta chère villa
    Et le Flamine rouge avec son blanc cortège.
    Et lorsque le regret du sol latin t’assiège,
    Tu regardes le ciel, triste Sabinula…

V

M. José-Maria de Heredia est donc, pour conclure, un excellent ouvrier en vers, un des plus scrupuleux qu’on ait vus, et qui apporte dans son respect de la forme quelque chose de la délicatesse de conscience et du point d’honneur d’un gentilhomme. Et M. de Heredia est aussi (car l’un ne va jamais sans l’autre) un excellent poète, quoique un peu trop retranché dans sa vision d’un univers décoratif. Sa poésie, qui n’a pas l’étendue de celle de son maître Leconte de Lisle, en a l’intensité avec quelque chose de fier et de triomphant qui est bien à lui. Il est, dès maintenant, le sonnettiste par excellence du « Parnasse » contemporain. Je ne lui demande qu’une chose : Qu’il continue de feuilleter le soir, avant de s’endormir, des catalogues d’épées, d’armures et de meubles anciens, rien de mieux ; mais qu’il s’accoude plus souvent sur la roche moussue où rêve Sabinula.


  1. Le Parnasse contemporain, 1866, 1869, 1876 (Lemerre). — Revue des Deux Mondes, 15 mai et 1er novembre 1888. — Véridique histoire de la conquête de la Nouvelle-Espagne, par le capitaine Bernal Diaz del Castillo, traduction, 4 volumes (Lemerre). — Sonnets inédits.