Les Contes drolatiques/III/La belle Impéria mariée

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LA BELLE IMPÉRIA MARIÉE



I.

comment se print madame impéria dans les filets que elle avoyt accoustumé tendre a ses pigeons d’amour.


La belle madame Impéria, laquelle ouvre glorieusement ces dicts Contes, pour ce que elle ha esté la gloire de son temps, feut contraincte à venir en la ville de Rome, après la tenue du Concile. veu que le cardinal de Raguse l’aymoyti à en perdre sa barette et voulut la guarder près de luy. Ce braguard estoyt tant magnificque, que il la guerdonna du beau palais que elle eut en ceste dicte ville de Rome. Vers ce temps elle éprouva le malheur d’estre engrossée par cettuy cardinal. Comme ung chascun sçayt, ceste grossesse fina par une belle fille de laquelle le Pape dit, en gaussant, que besoing estoyt la nommer Théodore, comme si vous disiez Guerdon de Dieu. La fille feut nommée ainsy et feut belle par admiration. Le cardinal laissa son héritaige à madame Théodore, que la belle Impéria establit en son hostel, veu que elle s’enfuit de ceste ville de Rome comme d’ung endroict pernicieux où se faisoyent enfans, où elle avoyt failly guaster sa taille amoureuse et ses inclytes perfections, lignes de corps, courbeures du dos, plans délicieux, mignonneries serpentines, qui la boutoyent au-dessus des aultres femmes de la chrestienté autant que le sainct Père est au-dessus des aultres chrestiens. Ains tous ses amans sceurent que par l’ayde de onze docteurs de Padoue, de sept maistres myres de Pavie et de cinq chirurgians venus de toutes parts, qui l’assistèrent en ses couches, elle feut saulvée de tout dommaige. Aulcuns dirent que elle y avoyt gaigné en superfinesse et blancheur de tainct. Ung illustre de l’Eschole de Salerne escripvit à ce proupos ung livre, pour demonstrer l’opportunité d’une couche pour la frescheur, santé, conservation et beaulté des dames. En ce livre trez docte, il feut clair pour les lecteurs que ce qui estoyt plus bel à veoir en madame Impéria estoyt ce que il n’estoyt licite qu’à ses amans resguarder ; cas rare, veu que elle ne se despouilloyt point pour les princes d’Allemaigne ; que elle appelloyt ses margraves, burgraves, électeurs et ducs, comme ung capitaine faict de ses souldards.

Ung chascun sçayt encores que, advenue en l’aage de dix-huict ans, la belle Théodore, pour rachepter la folle vie de sa mère, voulut soy mettre en religion en laissant tous ses biens au couvent des Clairistes. En ceste visée, s’adonna à ung cardinal qui la disposoyt à faire ses dévotions. Ce maulvais bergier trouva son ouaille si magnificquement belle, que il tenta la forcer. La Théodore se tua lors d’ung coup de stylet, pour ne point estre contaminée par ce dessus dict prebstre. Ceste adventure, consignée ez histoires du temps, effraya moult la dicte ville de Rome et feut ung deuil pour tous, tant estoyt aymée la fille de madame Impéria.

Alors ceste noble courtizane affligée retourna en ceste ville de Rome pour y plourer sa paouvre fille ; elle dévalloyt en la trente-neufviesme année de son aage, qui feut, suyvant les autheurs, la saison la plus verde de sa magnificque beaulté, pour ce que tout en elle se treuvoyt lors en poinct de perfection, comme en ung fruict meur. La douleur la feit trez auguste et trez aspre pour ceulx qui luy parloyent d’amour à ceste fin de seicher ses larmes. Le Pape luy-mesme vint en son palais luy bailler aulcunes paroles d’admonition. Ains elle demoura dedans le deuil, disant que elle s’adonneroyt à Dieu, veu que elle n’avoyt oncques esté satisfaicte d’aulcun homme, encores que elle en eust veu moult, pour ce que tous, voire ung petit prebstre que elle avoyt adoré comme chaase, l’avoyent truphée, tandis que Dieu ne la trupheroyt poinct. Ceste résolution feit trembler ung chascun, car elle estoyt la ioye d’ung nombre infiny de seigneurs. Aussy s’abordoyt-on dedans les rues de Rome, se disant : « Où en est madame Impéria ? va-t-elle desnuer le monde d’amour ? » Aulcuns ambassadeurs en escripvirent à leurs maistres. L’empereur des Romains feut moult marry, pour ce que il avoyt baudouiné, comme ung fol, durant unze semaines, avecques madame Impéria, ne l’avoyt laissée que pour aller en guerre, et l’aymoyt encores comme son plus prétieux membre, qui, pour luy, maulgré l’advis de ses courtizans, estoyt l’œil, pour ce que, suyvant son dire, il estreingnoyt toute sa chière Impéria. En ceste extresmité, le Pape feit venir ung médecin hespaignol et le conduisit à la belle Impéria, lequel prouva fort habilement, par raisons déduictes et aornées de citations grecques et latines, que la beaulté s’amoindrissoyt par tels pleurs et marrisson, et que par la porte des chagrins se glissoyent les rides. Ceste proposition, confirmée par les docteurs en controverse du Sacré Collège, eut pour effect de faire ouvrir le palais dès la vesprée de ce iour. Les ieunes cardinaulx, les envoyez des pays estranges, ceulx qui avoyent de grans biens et les principaulx de ceste dicte ville de Rome vindrent, encombrèrent les salles et menèrent une maistresse feste ; le menu populaire alluma feux de ioye ; par ainsy, tout célébra le retourner de la Royne des plaisirs à son ouvraige, car elle estoyt en cettuy temps la souveraine des amours. Les manouvriers en tout art l’aymoyent moult, pour ce que elle despendoyt de notables sommes pour édifier une ecclise en ladicte ville, où se voyoyt le tumbeau de la Théodore, lequel feut destruict au sac de Rome, lorsque mourut le traistre connestable de Bourbon, pour ce que ceste saincte fille y feut mise en ung cercueil d’argent massif et doré, que voulurent avoir les damnez souldards. Ceste basilicque cousta, dict-on, plus que la pyramide bastie iadis par la dame Rhodopa, courtizane ægyptiacque, dix-huict cents ans avant la venue de nostre divin Saulveur, laquelle tesmoingne de l’anticquité de ce plaisant mestier, combien chier payoyent la ioye les saiges Ægyptiacques, et combien tout s’en va diminuant, veu que pour ung teston vous avez une chemisée de chair blanche en la rue du Petit-Heuleu, à Paris. Est-ce pas une abomination ?

Oncques ne apparut si belle madame Impéria que durant ceste prime feste après son deuil. Tous les princes, cardinaulx et aultres disoyent que elle estoyt digne des hommaiges de la terre entière, laquelle se treuvoyt représentée auprès d’elle par ung seigneur de chascun des pays cogneus, et, par ainsy, feust amplement demonstré que la beaulté estoyt en tous lieux la royne de toutes chouses. L’envoyé du roy de France, lequel estoyt ung cadet de la maison de l’Isle-Adam, vint, sur le tard, encores que il n’eust oncques veu madame Impéria, et feust trez curieux de la veoir. Ce estoyt ung ioly ieune chevalier, qui avoyt plu moult au roy de France, en la Court duquel il avoyt une mye que il aymoyt avecques une tendresse infinie, laquelle estoyt une fille de monsieur de Montmorency, seigneur de qui les domaines avoisinoyent ceulx de la maison de l’Isle-Adam. A cettuy cadet desnué de tout poinct le Roy avoyt baillé aulcunes missions en la duchié de Milan, desquelles il s’estoyt tant prudemment acquitté, que pour ce venoyt d’estre envoyé à Rome à ceste fin d’advancer les négociations maieures dont les historiens ont amplement escript en leurs livres. Ores, s’il n’avoyt rien à luy, le paouvre mignon l’Isle-Adam se fioyt sur ung si bon commencement. Il estoyt miesvre de taille, ains torné droict comme une columne, brun avecques des yeulx noirs qui soleilloyent et une vraye barbe de vieulx légat à qui l’on ne pouvoyt rien vendre ; ains, par-dessus sa finesse, il avoyt ung air d’enfant naïf qui le faisoyt aymable et gentil comme petite fille rieuse. Dès que cettuy gentilhomme se pourmena chez elle, et qu’elle le veit, madame Impéria se sentit mordue par une phantaisie supérieure qui lui pinça véhémentement son luth, et y feit rendre ung son que elle n’avoyt point entendu de long temps. Aussi feut-elle tant enivrée d’amour vraye à la veue de ceste frescheur de ieunesse, que, n’estoyt son impériale maiesté, elle eust été baiser ces bonnes ioues qui reluysoyent comme petites pommes. Ores, sçaichez cecy : que les femmes dictes preudes et dames à cottes armoriées ignorent de tout poynct la nature de l’homme, pour ce que elles se tiennent à ung seul, comme la royne de France, qui cuydoit tous les hommes estre punays, le Roy l’estant ; ains une haulte courtizane comme estoyt madame Impéria cognoyssoyt l’homme à fund, pour ce que elle en avoyt manié un grant numbre. En son réduict, ung chacun n’estoyt pas plus honteux que ung chien qui roussecaille sa mère, et se monstroyt comme il estoyt, se disant que il ne la verroyt point ung long temps. Ayant souvent déplouré cette subiection, par aulcunes foys elle disoyt que elle estoyt plus tost ung souffre-plaisir que ung souffre-douleur. Là estoyt l’envers de sa vie. Faictes estat que besoing estoyt souvent à ung amoureux de la charge d’ung mulet en escuz pour s’annuicter en son lict, encores que le braguard feust réduict à se couper la gorge pour ung reffuz. Doncques, pour elle, la feste feut d’esprouver phantaisie de ieunesse pareille à celle que elle eut pour ce petit prebstre, dont le Conte est en teste de ces Dixains ; mais, pour ce que son aage estoyt plus advancé que dans ce ioly temps, l’amour feut aussy plus asprement estably en elle, et veit bien que il estoyt de la nature du feu, veu que il ne tarda point à se faire sentir ; de faict, elle souffrit en sa peau comme chat qu’on escorche, et tant, que elle eut envie de saulter à ce gentilhomme et l’emporter en son lict comme faict ung milan d’une proye ; ains se contint en ses iuppes, et à grant poine. Alors que il vint la saluer, elle s’acresta, se harnacha de sa maiesté la plus escarlatte, comme font celles qui ont ung engonnage d’amour au cueur. Ceste gravité à l’encontre de ce ieune ambassadeur estoyt tant griefve, que aulcuns cuydèrent que elle avoyt une occupation pour luy : équivocquant sur ce mot, suyvant la fasson de ce temps. L’Isle-Adam, se sçaichant bien aymé de sa mye, se soulcyoyt peu de madame Impéria grave ou fallotte, et se rigolla comme chiesvre desliée. La courtizane, en hault despit de ce, muta ses flustes : de maussade, se feit sade et sadinette ; vint à luy, agresla sa voix, aguiza son resguard, dodelina de la teste, le frosla de sa manche, luy dit Monseigneur, l’estreignit de paroles byssines, ioua des doigts en sa main et fina par luy soubrire trez accortement. Luy, ne songiant point que si petit compaignon luy allast, veu que il estoyt desnué de deniers et ne sçavoyt point que sa beaulté valoyt pour elle tous les threzors du monde, ne donna point dans ces filets et demoura sur ses ergots, le poing en la hanche. Ceste mescognoissance de sa phantaisie irrita le cueur de Madame, qui par ceste estincelle feut mis en feu. Si vous doubtez de cecy, ce est pour ce que vous ne sçavez ce que estoyt du mestier de madame Impéria, laquelle, par force de le faire, pouvoyt lors estre accomparée à une cheminée en laquelle il se estoyt allumé numbre infiny de feux ioyeulx qui l’avoyent encombrée de suyes ; en cet estat, une allumette suffit à tout bruslerl à où cent fagots ont fumé à l’aise. Doncques elle flamboyt en elle-mesme du hault en bas d’une manière horrible, et ne pouvoyt estre estaincte que par l’eaue de l’amour. Le cadet de l’Isle-Adam yssit sans rien veoir de ceste ardeur. Madame désespérée de sa departie, perdit le sens, de la teste aux talons, et si bien que elle l’envoya querir par les galleries, en le conviant à couchier avecques elle. Comptez que en aulcun temps de sa vie elle ne avoyt eu ceste couardise, ne pour roy, ne pour pape, ne pour empereur, veu que le hault prix de son corps venoyt du servaige où elle tenoyt l’homme, que tant plus elle abaissoyt, tant plus elle s’élevoyt. Il feut lors dict à ce desdaingneux par la prime meschine, qui estoyt finaude, que vérisimilement il auroyt une belle entrée de lict, car sans doubte aulcun Madame le resgualleroyt de ses plus mignonnes inventions d’amour. L’Isle-Adam retourna dedans les salles, trez heureux de ce cas fortuit. Alors que l’envoyé de France se remonstra, comme ung chascun avoyt veu blesmir Madame de sa departie, ce feut ung train de ioye œcumenicque pour ce que ung chascun feut aise de luy veoir reprendre sa belle vie d’amour. Ung cardinal angloys, qui avoyt humé plus d’ung pot ventru et vouloyt taster de la belle Impéria, vint à l’Isle-Adam, et luy dit à l’aureille : « Quenouillez-la dru, à ceste fin que oncques elle ne nous eschappe. » L’histoire de ceste nuictée feut dicte au Pape à son lever, lequel respondit : Lætamini, gentes, quoniam surrexit Dominus. Citation que les vieulx cardinaux abominèrent comme profanation des textes sacrez. Ce que voyant, le Pape les rabbroua moult et print occasion de les semondre en leur disant que, s’ils estoyent bons chrestiens, ils estoyent maulvais politicques. De faict, il comptoyt sur la belle Impéria pour apprivoiser l’Empereur, et dans ceste vizée il la seringuoyt de flatteries.

Le palais estainct, les flacons d’or à terre, les gens yvres sommeillant au rez des tapis, Madame rentra dedans la salle où elle couchioyt, en tenant par la main son chier amy esleu, bien aise et advouant du depuys que elle eut phantaisie si roide, que elle avoyt failly se couchier à terre comme beste de somme, en luy disant de l’escraser, si faire se pouvoyt. L’Isle-Adam deffeit ses vestemens et se couchia comme chez luy ; ce que voyant, Madame saulta l’estrade en piaffant sur ses iuppes à peine deffaictes, et vint au déduict avecques une brutalité de laquelle s’estomirèrent ses femmes, qui la sçavoyent autant preude femme au lict que pas une. Cet estonnement gaigna tout le pays, veu que les deux amans demourèrent dedans ce lict durant neuf iours, beuvant, mangiant et faisant cricquon cricquette d’une fasson magistrale et superlatifve. Madame disoyt à ses femmes avoir mis la main sur ung phenice d’amour, veu que il renaissoyt à tous coups. Il ne feut bruit dedans Rome et l’Italie que de ceste victoire remportée sur Impéria, qui se iactoyt de ne le céder à aulcun homme, et crachioyt sur tous, voire sur les ducs : car pour ce qui est des dessusdicts burgraves et margraves, elle leur bailloyt la queue de sa robbe à tenir, et disoyt que, si elle ne marchioyt sur eulx, ils marcheroyent sur elle. Madame advouoyt à ses meschines que, au rebours des aultres hommes que elle avoyt supportez, tant plus elle mignottoyt cettuy enfant d’amour, tant plus elle souloyt le mignotter, et ne sçauroyt oncques se passer de luy, ne de ses beaulx yeulx qui l’aveugloyent, ne de sa branche de corail de laquelle avoyt tousiours faim et soif. Elle dit encores que s’il avoyt tel dezir, elle luy lairroyt sugcer son sang, mangier ses tettins, qui estoyent les plus beaulx du monde, et couper ses cheveulx, desquels elle n’avoyt donné que ung seul à son bon Empereur des Romains qui le guardoyt en son col comme prétieuse relicque ; finablement, elle advoua que de ceste nuictée seulement commençoyt sa vraye vie, pour ce que ce Villiers de l’Isle-Adam la faisoyt esmeue au déduict et luy mouvoyt le sang par trois voltes au cueur durant une frostée de mouches. Ces dires estant cogneus feirent ung chascun moult marry. Dès sa prime sortie, madame Impéria dit aux dames de Rome que elle mourroyt de male mort, si elle estoyt laissée par cettuy gentilhomme, et se fairoyt picquer comme la royne Cléopastra par ung scorpion ou aspic ; en fin de tout, elle déclaira trez apertement que elle disoyt ung éterne adieu à ses folles imaginations et monstreroyt au monde entier ce que estoyt de la vertu, en abandonnant son bel empire pour cettuy Villiers de l’Isle-Adam, duquel elle aymoyt mieulx estre la servante que régner sur la chrestienté. Le cardinal angloys remonstra au Pape que ce estoyt une infame dépravation que ceste amour vraye pour ung seul au cueur d’une femme qui estoyt la ioye de tous, et que il debvoyt frapper de quatre nullitez par ung bref in partibus ce mariaige qui mulctoyt le beau monde. Ains l’amour de ceste paouvre fille, qui lors confessoyt les misères de sa vie, estoyt chouse si iolie et remuoyt tant la fressure au plus maulvais garson, que elle feit taire tous les dires, et ung chascun luy pardonna son heur. Ung iour de quaresme, la bonne Impéria feit ieuner ses gens, leur commanda de soy confesser et revenir à Dieu ; puis elle-mesme alla se gecter au rez des pieds du Pape, et y feit tel repentir d’amour, que elle obtint de luy remission de tous ses pechez, cuydant que l’absolution de mon dict Pape communicqueroyt à son ame le pucelaige que elle se doubtoyt de ne pouvoir offrir à son amy. Besoing est de croire que la piscine ecclésiasticque eut aulcune vertu, veu que le paouvre cadet feut enveloppé de rets si bien engluez, que il se cuydoyt ez cieulx, et laissa les négociations du roy de France, laissa son amour pour la demoiselle de Montmorency, finablement laissa tout pour marier madame Impéria, à ceste fin de vivre et mourir avecques elle. Voilà quel feut l’effect des savantes manières de ceste grant dame de plaisir, une fois que sa science torna au prouffict d’ung amour de bon aloy. Madame Impéria feit ses adieux à ses mignons et pigeons par une feste royale donnée pour ses nopces, qui feurent merveilleuses et auxquelles vindrent les princes italians. Elle avoyt, ce dict-on, ung million d’escuz d’or. Veu l’énormité de ceste somme, ung chascun, loing de blasmer l’Isle-Adam, luy feit force complimens, pour ce que il feut apertement demonstré que ne madame Impéria, ne son ieune espoux, ne songioyent ne l’ung ne l’aultre à ces grans biens, tant la chousette estoyt leur unicque pensier. Le Pape bénit leur mariaige et dit que ce estoyt bel à veoir ceste fin d’une vierge folle, laquelle faisoyt retour à Dieu par voye de mariaige. Ains, pendant ceste extresme nuict où il feut licite à tous veoir la royne de beaulté qui alloyt devenir simple chastelaine au pays de France, il y eut bon numbre de gens qui déplourèrent les nuictées de bons rires, les médianoches, festes masquées, iolys tours, et ces heures molles où chascun luy vuydoyt son cueur ; enfin, eurent regret de toutes les aises qui se trouvoyent chez ceste superfine créature, laquelle parut plus alleschante qu’en aulcun printemps de sa vie, veu que son extresme ardeur chordiale la faisoyt reluire comme soleil. Moult se lamentoyent sur ce qu’elle avoyt la tristifiante phantaisie de finer en femme de bien : à ceulx-ci madame de l’Isle-Adam disoyt en iocquetant que, après vingt-quatre années employées à faire le bien public, elle avoyt bien gaingné de soy reposer ; aulcuns luy remonstrèrent que, pour loing que feust le soleil, ung chascun s’y chauffioyt, tandis que elle ne se monstreroyt plus à eulx : à ceulx-là elle respondit que elle auroyt encore des soubrires pour les seigneurs qui viendroyent veoir comment elle ioueroyt le roole de femme de bien. A ce, l’envoyé angloys dit que elle estoyt capable de tout, mesmes de pousser la vertu au poynct supresme. Elle laissa ung présent à ung chascun de ses amys, de notables sommes aux paouvres et souffreteux de Rome ; puis feit abandon au couvent où debvoyt estre sa fille et à l’ecclise que elle battissoyt des deniers que elle avoyt héritez de la Théodore et qui venoyent dudict cardinal de Raguse.

Alors que les deux espoux s’arroutèrent, ils feurent accompaignez iusques à ung grant bout de chemin par des chevaliers en deuil et voire par le peuple, qui leur feit mille souhbaits de bon heur, pour ce que madame Impéria n’avoyt de rigueur que pour les grans et se monstroyt universellement doulce aux paouvres. Ceste belle royne des amours feust festée ainsy sur son passaige en toutes les villes d’Italie où le bruit de sa conversion se estoyt respandu, et où ung chacun estoyt curieux de veoir ces deux espoux si amans, cas rare. Plusieurs princes receurent à leur Court ce ioly couple, disant que besoing estoyt de faire honneur à ceste femme qui avoyt le couraige de renoncer à son empire sur tous pour devenir femme de bien. Ains il y eut ung maulvais garson, qui estoyt monseigneur le duc de Ferrare, lequel dit au cadet de l’Isle-Adam que sa grant fortune ne luy coustoyt pas chier. À ceste prime offense madame Impéria monstra combien elle avoyt le cueur hault, veu que elle abandonna tous les escuz venant de ses pigeons d’amour pour l’aornement du duome de Sancta Maria del Fiore en la ville de Florence, ce qui feit rire aux despens du sire d’Este, lequel se iactoyt de bastir une ecclise maulgré la miesvrerie de ses revenus ; et comptez que il feut moult blasmé de ce mot par son frère le cardinal. La belle Impéria ne conserva que ses biens à elle et ceulx que l’Empereur luy avoyt accordez par pure amitié depuis sa departie, lesquels estoyent considérables. Le cadet de l’Isle-Adam eut une rencontre avecques ce duc, en laquelle il le blessa. Par ainsy, madame de l’Isle-Adam ne son mary ne purent estre reprouchez en aulcune manière. Ce traict de chevallerie la feit glorieusement accueillir par tous les lieux de son passaige, et surtout en Piedmont, où les festes feurent trez guallantes. Les vers, comme sonnets, epithalames et odes, que composèrent lors les poètes, ont esté mis en aulcuns recueils ; ains toute poésie estoyt pietre auprès d’elle, qui, suyvant ung mot de messer Boccacio, estoyt la poésie mesme.

Le prix en ce tournoy de festes et guallanteries feut au bon Empereur des Romains, lequel, saichant la sottie du duc de Ferrare, despescha ung envoyé à sa mye, enchargié de lettres manuscriptes latines, en lesquelles il luy disoyt l’aymer tant pour elle-mesme, que il estoyt tout ioyeulx de la sçavoir heureuse, ains triste que tout son heur ne vinst pas de luy ; que il perdoyt le droict de la guerdonner, ains que, si le roy de France luy faisoyt fresche mine, il tiendroyt à honneur d’acquérir ung Villiers au sainct Empire, et luy donneroyt telles principautez que il vouldroyt choisir en ses domaines. La belle Impéria feit response que elle sçavoit l’Empereur trez grant, ains que, deust-elle souffrir en France mille affronts, elle délibéroyt y finer ses iours.





II

COMMENT FINA CETTUY MARIAIGE.


Dans le doubte d’estre ou non accueillie, point ne voulut aller à la Court la dame de l’Isle-Adam, ains vesquit ez champs, où son dict sieur espoux luy feit ung bel establissement en acheptant la seigneurie de Beaumont-le-Vicomte, ce qui donna lieu à l’équivocque sur ce nom relatée par nostre bien aymé Rabelais dans son trez-magnificque livre. Le cadet acquit encores la seigneurie de Nointel, la forest de Carenelle, Sainct-Martin et aultres lieux voisins de l’Isle-Adam, où demouroyt son frère Villiers. Ces dicts acquests le feirent le plus puissant seigneur en l’Isle-de-France et vicomté de Paris. Il eut cure de bastir ung merveilleux chastel lez Beaumont, qui feut ruyné pieçà par l’Angloys, et l’aorna des meubles, bobans, tapis estranges, bahuts, tableaulx, statues et curiositez de sa femme, laquelle estoyt bonne cognoisseuse, ce qui accomparaigea cettuy manoir aux plus magnificques chasteaulx cogneus. Les deux espoux menèrent une vie tant enviée de tous, que il n’estoyt bruit en la ville de Paris et en la Court que de cettuy mariaige, de l’heur du sire de Beaumont et pardessus tout de la parfaicte, léale, gracieuse et religieuse vie de sa femme, que, par coustume prinse, aulcuns nommoyent tousiours madame Impéria ; laquelle ne estoyt plus ne fière ne trenchante comme acier, ains avoyt les vertus et qualitez d’une femme de bien, à en remonstrer à une royne. Elle estoyt bien aymée de l’Ecclise pour sa grand religion, veu que elle n’avoyt oncques oublié Dieu, ayant, comme elle disoyt iadis, moult margaudé avecques les gens d’Ecclise, abbez, évesques, cardinaulx, lesquels luy bailloyent eaue benoiste en sa cocquille, et entre deux courtines luy ramentevoyent son salut éternel. Les louanges faictes de ceste dame eurent tel effect, que le Roy vint en Beauvoisis pour avoir subiect de veoir ceste merveille, et feit au sire la graace de couchier à Beaumont, y demoura trois iours et y mena une chasse royale avecques la Royne et toute la Court. Comptez que il feut esmerveiglé, comme aussy la Royne, les dames et la Court, des fassons de ceste belle, qui feut proclamée dame de courtoisie et de beaulté. Le Roy en prime abord, puis la Royne, et ung chascun soula complimenter l’Isle-Adam d’avoir esleu pareille femme. La modestie de la chastelaine feit plus que n’eust faict la fierté, veu que elle feut conviée à aller en la Court et partout, tant estoyt impérieux son grant cueur, tant estoyt tyrannicque son violent amour pour son espoux ! Comptez que ses appas, mussez soubz les drapeaux de la vertu, n’en feurent que plus gentils. Le Roy bailla la charge vacquante de sa lieutenance en l’Isle-de-France et prévosté de Paris à son ancien envoyé, luy donnant le tiltre de vicomte de Beaumont, ce qui l’establit gouverneur de toute la province, et le mit sur ung grand pied à la Court. Ains de ce séiour vint une playe au cueur de madame de Beaumont, pour ce que ung maulvais ialoux de cet heur sans meslange luy demanda en manière de ieu si Beaumont luy avoyt parlé de ses primes amours avecques la demoiselle de Montmorency, laquelle avoyt lors vingt-deux ans, veu que elle en avoyt seize lors du mariaige faict à Rome, laquelle damoiselle l’aymoyt tant, que elle demouroyt pucelle, n’entendoyt à aulcun mariaige et se mouroyt de desespoir en ses cottes, ne pouvant perdre souvenir de son amant emblé, et vouloyt soy mettre au couvent de Chelles. Madame Impéria, depuis six années que duroyt son heur, n’avoyt oncques ouy ce nom, et recogneut à ce que elle estoyt bien aymée. Faictes estat que cettuy temps avoyt esté consumé comme ung seul iour, que tous deux se cuydoyent mariez de la veille, que chascune des nuicts estoyt une nuict de nopces, et que si, pour aller veoir à ung soing dehors, le vicomte s’esloingnoyt de sa femme, il estoyt mélancholicque, ne pouvant la perdre de veue, ne elle non plus luy. Le Roy qui aymoyt moult le vicomte, luy dit aussy ung mot qui luy demoura comme espine au cueur, en luy disant : « Tu ne has poinct d’enfans ? » A quoi Beaumont respondit en homme sur la playe duquel on boutoyt le doigt : « Monseigneur, mon frère en ha ; par ainsy, nostre lignaige est affermy. » Ores, il advint que les deux enfans de son frère moururent de male mort, l’ung à ung tournoy par chute de cheval, et l’aultre de maladie. Monsieur de l’Isle-Adam conceut telle douleur de ces deux morts, que il périt de ce, tant il aymoyt ses deux fils. Par ainsy, le vicomté de Beaumont, les acquests de Carenelle, de Sainct-Martin, de Nointel et les domaines à l’entour feurent réunis à la seigneurie de l’Isle-Adam, aux forests voisines, et le cadet devint chief de maison. En cettuy temps, Madame comptoyt quarante-cinq ans d’aage, et estoyt tousiours idoyne à faire enfans, tant bonne estoyt sa membreure ; ains elle ne concepvoyt point. Alors que elle veit le lignaige de l’Isle-Adam finé, elle se iacta de produire une lignée. Ores, comme depuis sept années escheues elle n’avoyt oncques eu le plus legier soupçon d’enfantement, elle cuyda, d’après l’advis d’un saige physician que elle manda de Paris et feit venir capiettement, que ceste non-fécundation provenoyt de ce que tous deux elle et son espoux, tousiours plus amans que espoux, prenoyent tant de ioye au déduict, que l’engendreure en estoyt empeschiée. Adoncques durant ung temps, elle s’appliqua, la bonne femme, à demourer calme comme une galline sous le cocq, pour ce que le physician luy avoyt remonstré que, dans l’estat de nature, oncques ne failloyent les bestes à produire, veu que les femelles ne usoyent d’aulcuns artifices, ne mignotteries, ne lesbinaiges et mille fassons avecques lesquelles les femmes accommodoyent les olives de Poissy ; et pour ce feit-elle, estoyent à bon tiltre dictes bestes ; ains elle feit promesse de ne plus iouer avecques sa chière branche coralline, et mettre en oubly toutes les confictureries que elle avoyt enginiées. Las ! encores que elle se tinst saigement estendue comme ceste Allemande, laquelle feust cause par sa coite alleure que son espoux la chevaulchia morte, et alla, le paouvre baron, demander l’absolution de ce cas au Pape, qui rendit son célèbre bref où il prioyt les dames de Franconie de se légierement mouvoir au déduict, pour que ce péché n’advinst plus, madame de l’Isle-Adam ne conceut point, et cheut en grant mélancholie. Puis, elle commença ià d’observer combien estoyt songeur pair momens l’Isle-Adam, que elle espia lorsque il cuydoyt n’estre point veu et qui plouroyt de ne avoir aulcun fruict de son amour. Bientost les deux espoux meslèrent leurs pleurs, veu que tout estoyt commun en ce beau mariaige, et que, ne se laissant point, force estoyt que le pensier de l’ung feust le pensier de l’aultre. Quand Madame voyoyt l’enfant d’ung paouvre, elle se mouroyt de douleur et en avoyt pour ung iour à se reconforter. Voyant ceste grant poine, l’Isle-Adam ordonna que tous enfans se tinssent esloingnez de sa femme, et luy dit les plus doulces paroles, comme que les enfans souvent tornoyent à mal ; à quoy elle respondit que ung enfant faict par eulx, qui s’aymoyent tant, seroyt le plus bel enfant du monde ; il dit que leurs fieulx pouvoyent périr comme ceulx à son paouvre frère, à quoy elle respondit que elle ne les lairroyt point s’esloingner de sa iuppe plus qu’une galline faict de ses poussins, tousiours à la ronde de son œil ; enfin avoyt response à tout. Madame feit venir une femme soupçonnée de magie et qui passoyt pour avoir observé ces mystères, laquelle luy dit que elle avoyt veu souvent femmes qui ne concepvoyent point, maulgré leurs études à bien faire la ioye, concepvoir en la manière des bestes, laquelle estoyt la plus simple. Lors Madame se mit en debvoir de faire à l’imitation du bestial, et de ce n’obtint aulcune enfleure de ventre, lequel demouroyt ferme et blanc comme marbre. Elle revint à la science physicale des maistres docteurs de Paris et envoya querir ung célèbre médicin arabe, lequel estoyt venu lors en France y produire une nouvelle science. Adoncques cettuy médicin, élevé en l’eschole d’ung sieur Averroës, luy dit ceste cruelle sentence : que pour avoir receu trop d’hommes en sa nauf, et s’estre adonnée à leurs phantaisies comme elle avoyt coustume en faisant le ioly mestier d’amour, elle avoyt à tout iamays ruyné certaines grappes où Dame Nature avoyt accroché aulcuns œufs, lesquels, fécundez par les masles, estoyent couvez à couvert et desquels esclosoyent en l’accouchement les petits de toute femelle portant mamelles, ce qui estoyt prouvé par la coëffe traisnée par aulcuns enfans. Ceste argumentation parut si mamallement sotte, beste, niaise, à contre-sens des Livres saincts, où est establie la maiesté de l’homme faict à l’imaige de Dieu, et tout au rebours des systèmes suyvis de la raison et bonne doctrine, que les docteurs de Paris en feirent mille bourdes. Le médecin arabe laissa l’Eschole où oncques ne feut question du sieur Averroës, son maistre. Les myres dirent à Madame, qui estoyt venue souricquoisement à Paris, que elle allast son train, veu que elle avoyt eu, durant sa vie d’amour, la belle Théodore, du cardinal de Raguse ; que le droict de faire enfans demouroyt aux femmes tant que duroyt la marée du sang, et que elle eust cure de multiplier les cas d’enfantement. Cet advis luy parut tant saige, que elle multiplia ses victoires, ains ce feut multiplier ses deffaictes, veu que elle n’obtint que fleurs sans fruict. La paouvre affligée escripvit lors au Pape, qui l’aymoyt moult, et luy manda ses douloirs. Le bon Pape luy respondit, par une gracieuse homélie escripte de sa main, que là où la science humaine et les chouses terrestres faisoyent deffault, besoing estoyt de soy tourner vers le ciel et implourer la graace de Dieu. Lors feut conclud par elle d’aller pieds nus, en compaignie de son espoux, devers Nostre-Dame de Liesse, célèbre par son intervention en pareil cas, et feit vœu d’y bastir une magnificque cathédrale en merciement d’ung enfant. Ains elle se meurdrit et guasta ses iolys pieds, puis ne conceut aultre chouse que le plus violent chagrin, et qui feut tel, que aulcuns de ses beaulx cheveulx tombèrent et aulcuns blanchirent. Finablement, les facultez de faire enfans luy feurent retirées, d’où vindrent aulcunes espaisses vapeurs yssues des hypochondres, lesquelles luy iaunirent le tainct. Elle comptoyt lors quarante-neuf années, et habitoyt son chastel de l’Isle-Adam, où elle maigrissoyt comme lépreux en l’Hostel-Dieu. La paouvrette se désespéroyt d’autant plus que l’Isle-Adam estoyt tousiours amoureux et bon comme pain pour elle, qui failloyt à son debvoir pour avoir iadis esté trop congnée par les hommes, et ne estoyt plus, suivant son desdaingneux dire, que ung chauldron à cuire andouilles. « Ha ! feit-elle par une vesprée où ces pensiers tourmentoyent le cueur, maulgré l’Ecclise, maulgré le Roy, maulgré tout, madame de l’Isle-Adam est tousiours la maulvaise Impéria. » De faict, elle tomboyt en masles raiges quand elle voyoyt ce florissant gentilhomme avoir tout à soubhait, grans biens, faveur royale, amour sans pair, femme sans secunde, plaisirs comme aulcune n’en donnoyt, et faillir par le poynct le plus chier à ung chief de haulte maison, à sçavoir, la lignée. En ce pensier elle soubhaitoyt mourir en songiant combien il avoyt esté noble et grant à l’encontre d’elle et combien elle manquoyt à son debvoir en ne luy baillant point enfans, et ne pouvant désormais luy en bailler. Elle mussa sa douleur au plus profond de son cueur, et conceut une dévotion digne de son grant amour. Pour mettre à fin ceste héroïque visée, elle se feit encores plus amoureuse, print des soins extresmes de ses beaultez, et usa de préceptes savans pour maintenir en estat sa corporence, qui gectoyt ung esclat incredible.

Vers ce temps le sieur de Montmorency vainquit la répulsion de sa fille pour le mariaige, et il feut moult parlé de son alliance avecques ung sieur de Chastillon. Madame Impéria, laquelle estoyt voisine de trois lieues de Montmorency, envoya ung iour son mary chasser en forest, et se déporta vers le chastel où

Gustave Doré Contes drolatiques page 608


demeuroyt lors la damoiselle de Montmorency. Venue au plessis, elle s’y pourmena, disant à ung serviteur d’informer la damoiselle que une dame avoyt ung advis trez-pressant pour elle, et que elle vinst luy bailler audience. Trez-obturbée par le discours qui luy feut faict des beaultez, courtoisie et suite de la dame incogneue, la damoiselle de Montmorency alla en grant erre ez jardins, et feit la rencontre de sa rivale, que elle ne cognoissoyt point.

— Ma mye, feit la paouvre femme pleurant de veoir la damoiselle autant belle que elle estoyt, ie sçays que l’on vous contrainct à marier monsieur de Chastillon, encores que vous aymez monsieur de l’Isle-Adam ; ayez fiance en la prophétie que ie vous fais icy, que celluy que vous avez aymé, et qui ne vous ha failly que par des embusches en lesquelles ung ange seroyt tombé, sera délivré de sa vieille femme paravant que les feuilles soyent cheues. Par ainsy, vostre constante amour aura sa couronne de fleurs. Doncques, ayez le cueur de vous reffuser au dict mariaige qui se moyenne, et vous iouyrez de vostre bien-aymé. Donnez-moy vostre foy de bien aymer l’Isle-Adam, qui est le plus gracieux des hommes, de ne iamais luy faire poine, et luy dire de vous descouvrir tous les secrets d’amour inventez par madame Impéria, veu que, en les praticquant, vous ieune, il vous sera facile d’oblitérer la remembrance d’icelle en son esperit.

La damoiselle de Montmorency cheut en ung tel estonnement, que elle ne sceut faire aulcune response, et laissa ceste royne de beaultez s’esloingner, et la print pour une phée, iusques à ce que ung manouvrier luy dit que ceste phée estoyt madame de l’Isle-Adam. Encores que ceste adventure feust inexplicable, ceste damoiselle de Montmorency dit à son père que elle ne respondroyt sur l’alliance prouposée qu’après l’automne, tant il est de la nature de l’Amour de se marier à l’Espérance, maulgré les absurdes happelourdes que luy baille à gobber comme gasteaux de miel ceste fallacieuse et gracieuse compaigne. Durant le mois où se cueillent les vignes, madame Impéria ne voulut point que l’Isle-Adam la laissast et usa de ses plus flambantes ioyes, en telle sorte que vous eussiez cuydé que elle le vouloyt ruyner, veu que, à part luy, l’Isle-Adam crut que il avoyt affaire à une femme neufve par chaque nuictée. Au resveigler, la bonne femme le requestoyt de guarder mémoire de ceste amour faicte en toute perfection. Puis, pour sçavoir le vrai du cueur de son amy, luy disoyt : « Paouvre l’Isle-Adam, nous ne avons pas faict saige de marier ung iouvencel comme toy, qui prenoyst vingt-trois ans, avecques une vieille qui couroyt sus à quarante. » Luy respondoyt que son heur estoyt tel, que il faisoyt mille envieux, que à son aage elle ne avoyt point sa pareille parmy les damoiselles, et que, si iamais elle vieillissoyt, il aymeroyt ses rides, cuydant que dans la tumbe elle seroyt iolie et son squelette aymable.

A telles responses qui luy faisoyent venir l’eaue ez yeulx, elle respondit malicieusement, ung matin, que la damoiselle de Montmorency estoyt bien belle et trez-fidelle. Ce mot feit dire à l’Isle-Adam que elle le mettoyt à mal, en luy recordant le seul tort que il avoyt eu en sa vie, en faulsant la parole donnée à sa première mye, de laquelle elle avoyt estainct l’amour en son cueur. Ceste candide parole feit que elle le saisit et le serra trez-estroictement, esmeue de ceste leaulté de discours là où plusieurs auroyent blezé.

— Chier amy, feit-elle, vécy plusieurs iours que ie suis affectée d’une rétraction au cueur, de laquelle ie feus dès le ieune aage menassée de mourir, arrest que ha confirmé le physician arabe. Si ie meurs, ie veulx que tu fasses le plus liant serment de chevalier de prendre la damoiselle de Montmorency pour femme. I’ay telles seuretez de mourir, que ie laisse mes biens à ta maison soubz la condition de cettuy mariaige.

En entendant cecy, l’Isle-Adam blesmit et se sentit foible au seul pensier d’une séparation éterne avecques sa bonne femme. — Oui, chier threzor d’amour, feit-elle, ie suis punie par Dieu là où se feirent mes pechez, pour ce que les grans plaisirs que ie esprouve me dilatent le cueur et ont, suivant le myre arabe, amoindry les vaisseaux, qui, par ung temps de Senegal, creveront ; ains i’ay tousiours prié Dieu de m’oster ainsy la vie en l’aage où ie suis, pour ce que ie ne veulx point veoir mes beaultez ruynées par le temps.

Ceste grant et noble femme veit lors combien elle estoyt aymée. Vécy comme elle obtint le plus grant sacrifice d’amour qui oncques eust esté faict sur ceste terre. Elle seule sçavoyt quels attraicts estoyent dans les baudouineries, balanogaudisseries et pourlescheries du lict coniugal, qui estoyent telles, que le paouvre l’Isle-Adam auroyt mieulx aymé mourir que de se laisser sevrer des friandises amoureuses que elle confisoyt. A cet adveu faict par elle que dans une raige d’amour son cueur se briseroyt, le chevalier se gecta à ses genoilz, et luy dit que pour la conserver il ne la requerroyt iamais d’amour, que il vivroyt heureux de la veoir et la sentir à ses costez, se contenteroyt de baiser ses coëffes et de se froster à ses iuppes. Lors elle respondit, en fondant en eaue, que elle préféroyt mourir plus tost que perdre ung seul bouton de son buisson d’esglantines, que elle periroyt comme elle avoyt vescu, veu que pour heur elle sçavoyt comment faire à ceste fin que ung homme la chevaulchast quand tel estoyt son vouloir, sans que besoing luy feust de dire ung mot.

Cy est urgent de faire sçavoir que elle avoyt eu du dessus dict cardinal de Raguse ung prétieux guerdon, que ce braguard nommoyt bref in articulo mortis. Pardonnez ces trois mots latins qui proviennent du cardinal. Ce estoyt ung flaccon de verre mince, faict à Venise, gros comme une febve, contenant poison si subtil, qu’en le brisant entre ses dents la mort advenoyt soubdain sans nulle douleur, et il avoyt eu ce dict bouccon de la signora Tophana, la bonne faiseuse de poisons en la ville de Rome. Ores, cettuy verre estoyt soubz ung chaston de bague, préservé de tout obiect contundant par aulcunes placques d’or. La paouvre Impéria mit aulcunes foys le verre en sa bouche, sans se résouldre à y mordre, tant elle prenoyt plaisir à la venue que elle cuydoyt estre la darrenière. Lors elle se plut à repasser toutes ses fassons de chouser paravant de mordre au verre, puis elle se dit que, alors que elle sentiroyt la plus parfaicte de toutes les ioyes, elle creveroyt le bouccon.

La paouvre créature laissa la vie en la nuict du prime iour d’octobre. Lors feut entendue grant clameur ez forests et nuées, comme si les amours eussent crié : Le grand Noc est mort ! à l’imitation des dieux payens, lesquels à l’advènement du Saulveur des hommes s’enfuyrent ez cieulx, disant : Le grant Pan est crevé ! Parole qui feut ouye par aulcuns naviguant en la mer eubéenne, et conservée par ung Père de l’Ecclise.

Madame Impéria décéda sans estre guastée, tant Dieu avoyt eu cure de faire ung modèle irréprouchable de femme. Elle avoyt, dict-on, une magnificque couloration de tainct causée par le voisinaige des aësles flambantes du Plaisir qui plouroyt et gizoyt près d’elle. Son espoux mena ung deuil incomparable, ne se doubtant point que elle estoyt morte pour le libérer d’une femme brehaigne, veu que le myre qui l’embaulma ne dit mot sur la cause de ceste mort. Ceste belle œuvre se descouvrit, six années après le mariaige du sire avecques la damoiselle de Montmorency, pour ce que ceste nice luy raconta la visite de Madame Impéria. Le paouvre gentilhomme traisna dès lors des iours mélancholieux et fina par mourir, ne pouvant forbannir la remembrance des ioyes d’amour que il n’estoyt au pouvoir d’une nigaulde luy restituer : par ainsy, donna la preuve d’une vérité qui se disoyt en ce temps, que ceste femme ne mouroyt iamais dans ung cueur où elle avoyt régné.

Cecy nous apprend que la vertu n’est bien cogneue que par celles qui ont practicqué le vice, pour ce que, parmi les plus preudes femmes, peu eussent ainsy laissé la vie, en quelque hault bout de religion que vous les boutiez.