Les Cours souveraines dans l'ancienne France

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Les Cours souveraines dans l'ancienne France
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 5 (p. 746-766).
LES
COURS SOUVERAINES
DANS L’ANCIENNE FRANCE

LA CHAMBRE DES COMPTES DE PARIS.

Chambre des Comptes de Paris. — Pièces justificatives pour servir à l’histoire des premiers présidens (1506-1791), publiées par M. Arthur de Boislisle. Nogent-le-Rotrou, 1873.

L’histoire des cours souveraines dans l’ancienne France touche à un grave problème qui pèsera longtemps encore sur les consciences françaises, et qui, parmi nos trop nombreuses vicissitudes, ne se présente que trop souvent avec un intérêt sans cesse renouvelé à notre sérieux examen. La France pouvait-elle éviter la tourmente révolutionnaire ? Pouvions-nous entrer en possession, sans des ébranlemens si durables et des excès si funestes, de ce que contenait d’honorable et d’heureux l’essor de 1789 ? S’est-il fait en ce sens, dans les temps qui ont précédé, des tentatives intelligentes et généreuses ? Les cours souveraines, parlemens, chambres des comptes, cours des aides, auraient-elles pu, chefs et organes des classes moyennes, former avec l’ancienne noblesse une alliance sensée, lui survivre au besoin, et opposer aux velléités d’absolutisme royal une puissante barrière, à l’abri de laquelle la vieille France eût vu s’édifier et nous eût transmis une constitution, fidèle expression de son génie, protectrice de tous les intérêts, perfectible et capable de résister sans rompre aux ardeurs intempestives et aux entraînemens passionnés ? Quelque union a-t-elle jamais existé entre ces cours souveraines et les états-généraux, de manière à faire entrer ces dernières assemblées dans le jeu régulier de nos institutions, ou bien était-il donc inévitable qu’elles demeurassent à l’état de moyens héroïques, de remèdes violens et par là redoutables ? S’il est vrai qu’une juste appréciation du passé soit de nature à fournir parfois une utile direction pour l’avenir, les études sur la constitution de l’ancienne France, sur ses phases successives, sur ses divers organes, sont du nombre de celles qu’il faut appeler de tous nos vœux. À ce titre, l’opinion a favorablement accueilli l’important ouvrage que vient de publier M. Arthur de Boislisle, attaché au service des archives et des publications historiques du ministère des finances, ouvrage auquel l’Institut a décerné une de ses plus hautes récompenses. L’auteur n’y a pas ménagé ses peines, car il s’agit d’un volume in-quarto de plus de 900 pages. Près de 800 nous donnent, depuis le règne de Louis XII, la série des documens, pour la plupart inédits, conservés sur l’ancienne chambre des comptes ; une vaste introduction met une partie de ces documens en œuvre, et restitue ces annales ignorées. Presque en même temps M. de Boislisle a fait paraître un autre volume in-quarto : la Correspondance inédite des contrôleurs-généraux des finances avec les intendans des provinces. Ce n’est encore qu’un tome premier, de 700 pages, qui va seulement de 1683 à 1699. On s’attend bien à ce que l’histoire de l’administration financière, étudiée en un tel détail, fournisse de précieuses lumières sur quelques-uns des principaux ressorts de la constitution française.

M. de Boislisle a puisé dans les archives de notre ministère des finances les élémens de la correspondance des contrôleurs-généraux ; il a emprunté ceux de son ouvrage sur la chambre des comptes aux archives des premiers présidens, que lui a ouvertes M. le marquis de Nicolay. Le souvenir de cette cour souveraine demeure en effet, comme on sait, inséparable de celui de cette famille. La première présidence avait passé pendant deux siècles par trente-six titulaires quand, le 22 juillet 1506, elle fut donnée à Jean Nicolay, professeur de droit, membre du parlement de Toulouse. Depuis lors jusqu’en 1791, pendant près de trois siècles, il n’y eut plus que neuf premiers présidens, tous de la même famille et se succédant héréditairement de père en fils, tant était devenue grande et respectée l’autorité morale de ces magistrats. Jean Nicolay ne siégea que douze ans ; mais Aymard, le second, resta président trente-cinq années, de 1518 à 1553 ; Antoine Ier demeura trente-quatre ans, Jean II trente-sept ans, Antoine II trente-deux ans, Nicolas trente ans, Jean-Aymard quarante-huit ans, Aymard-Jean trente-neuf ans, Aymard-Charles-Marie dix-neuf ans : curieux exemple d’une longue hérédité qui n’était pas très rare dans les annales de l’ancienne magistrature. Il y a bien tel de ces présidens sur qui Tallemant des Réaux paraît avoir d’assez étranges souvenirs ; mais Tallemant est, comme on sait, une méchante langue, et l’histoire de ces neuf générations successives offrirait beaucoup de belles actions, soit quand l’aïeul du dernier de ces chefs de l’ancienne chambre, combattant au siège de Valenciennes, refusait de quitter l’assaut et d’aller s’assurer une survivance que Louis XIV venait de lui accorder en apprenant la mort de son frère, soit quand ce dernier président courait au-devant des sacrifices de revenus et de privilèges que demandait l’assemblée nationale, et, après la suppression de la chambre, refusait d’émigrer, puis succombait innocent sur l’échafaud révolutionnaire, ainsi que son fils et son frère. On raconte qu’après la seconde restauration le prince de Condé ne cessait d’appeler le marquis de Barbé-Marbois, placé à la tête de la nouvelle cour des comptes, « mon cher M. de Nicolay, » parce qu’il ne concevait pas qu’un autre qu’un Nicolay pût occuper cette place. Or, dès le milieu du XVIIe siècle, après la destruction d’une première bibliothèque ou archive due aux soins de leurs aïeux immédiats, les premiers présidens en formaient une autre contenant une foule de documens, recueils autographes, traités originaux, transcriptions de registres, actes de tout genre, sources authentiques et jusqu’à présent inconnues où M. de Boislisle a fait un choix des plus heureux. M. de Boislisle a intitulé son livre Chambre des comptes de Paris ; pièces justificatives pour servir à l’histoire des premiers présidens, 1506-1791. C’est un titre qui est trop modeste et pourrait même tromper le lecteur. Nous n’avons pas uniquement ici, loin de là, des informations biographiques ; des 973 pièces qui nous sont offertes, il n’y en a pas une qui ne doive servir à qui voudra reconstituer l’histoire de l’ancienne chambre des comptes pendant ces trois derniers siècles, et un très grand nombre, d’intérêt tout à fait général et qui paraissent pour la première fois, seront désormais indispensables à l’historien. L’introduction que M. de Boislisle a placée en tête de son livre est elle-même une œuvre considérable. Il a montré d’abord, avec une abondante érudition du meilleur aloi, quels documens originaux doit rechercher un annaliste de l’ancienne chambre des comptes, lesquels d’entre ces documens ont existé, puis ont péri, lesquels subsistent en dehors même de ce que le nouvel éditeur publie aujourd’hui. Il s’est appliqué ensuite à restituer jusque dans le détail la constitution de la seconde cour souveraine, le mécanisme de son action, sa procédure, son cérémonial, ses rivalités avec les autres corps, son mode de recrutement. Il décrit les divers édifices occupés par la chambre autour de la Sainte-Chapelle ; il nous y introduit en s’aidant lui-même des anciennes estampes et des renseignemens que lui apportent les écrits contemporains. Nous voyons siéger les maîtres, les correcteurs et les auditeurs ; on nous dit leur costume ; nous entendons leurs formules grâce aux actes originaux ; nous suivons ces magistrats au-delà des audiences, non-seulement aux cérémonies, processions ou audiences royales, mais jusque dans l’intérieur de la chambre, à la buvette, jusque dans leur vie privée, à leurs propres foyers. M. de Boislisle nous raconte quel riche hôtel chacun des présidens habite, quelle est sa fortune, quel est le luxe de sa maison, quelle place en un mot tient dans la société parisienne cette noblesse de robe, si haut placée dans l’état. Si d’ailleurs M. de Boislisle n’a pas voulu retracer lui-même le rôle politique d’une si forte magistrature, les documens qu’il a publiés rendent cette étude facile, et par lui s’ajoute une page importante à l’histoire des institutions de l’ancienne France. Mettez en regard de ces deux publications l’Histoire des états-généraux considérés au point de vue de leur influence sur le gouvernement de la France de 1355 à 1614, que M. Picot a donnée et qu’il s’apprête à continuer jusqu’en 1789, voilà une série de graves études en réponse aux questions précédentes. Alexis de Tocqueville eût applaudi de grand cœur à de si sérieux efforts, et c’est ce que feront tous ceux à qui paraît excessive, ingrate et funeste la doctrine, essentiellement révolutionnaire, qui oublie ce que nous devons de respect, de sympathie, de gratitude, au majestueux passé de la France.


I.

M. de Boislisle n’étonnera personne en déclarant tout d’abord qu’il lui est impossible de retrouver quand et comment la chambre des comptes s’est détachée de cet ancien conseil ou de cette ancienne cour qui primitivement suivait la personne royale en tous lieux et suffisait seul à une administration fort peu étendue. Comment préciser le jour où ce double rameau de l’organisation monarchique, destiné à former plus tard le parlement et la chambre des comptes, s’est séparé du tronc commun, et ensuite le jour où il s’est divisé lui-même en deux branches ? On lit, il est vrai, dans de vieux ouvrages que, dès le temps de Louis le Jeune et de Philippe-Auguste, il y avait une chambre des comptes, un président, des maîtres, le tout « ambulatif » et suivant le roi dans ses déplacemens ; mais nous ne pouvons reconnaître là en aucune façon l’institution ultérieure. De fait, le XIIe siècle n’admettait pas une telle séparation des pouvoirs, et le mécanisme de l’autorité monarchique y était encore à l’état rudimentaire ; le roi n’avait autour de lui que cette cour primitive, curia regis, aux attributions à la fois religieuses, politiques et militaires, sans époques fixes ni lieux certains de réunion. Il en fut de la sorte aussi longtemps que la royauté n’eut pas assez de force pour s’élever au-dessus de la société féodale, pour se créer une capitale et un centre de gouvernement. C’est seulement à l’époque de saint Louis qu’on voit le conseil se partager en deux sections : la justice à l’une, — c’est la future cour de parlement, — à l’autre les finances et le contrôle administratif, — c’est la future chambre des comptes. Peu à peu la seconde section se transforme en un corps distinct, stable et permanent, celui des gens du roi, chargés de la comptabilité royale, ou, comme on dit bientôt, les « maîtres de la cour de France. » Ils tiennent à époques fixes des sessions à Paris, d’abord dans les bâtimens du Temple, tout auprès du trésor royal, puis dans la Cité. Leur office est de vérifier chaque année les comptes des communes et des magistrats royaux, tels que les baillis, les prévôts et les sénéchaux. Bientôt ils cessent absolument de suivre le roi et sa chancellerie ; les premières années du XIVe siècle voient apparaître la dénomination de chambre des comptes, et ce nom de chambre va seul rappeler désormais soit les affinités avec l’ancien conseil, soit le lieu secret où, dans le palais des souverains, se traitaient les affaires de finance. Il y a des raisons de croire que le parlement n’a revêtu qu’un peu plus tard les caractères essentiels d’un corps organisé, perpétuel, sédentaire ; s’il en était ainsi, la chambre des comptes aurait eu le droit de lui contester le titre, qu’il revendiqua, d’être la cour la plus ancienne du royaume. On peut bien penser que c’est là un des points sur lesquels les discussions issues des rivalités se sont donné carrière, et M. de Boislisle n’a pas manqué d’indiquer les plus curieuses pièces de ce procès. Étienne Pasquier, l’illustre avocat-général, décidait ainsi la querelle. « Cette chambre, disait-il, a toujours été collatérale de grandeur à la cour de parlement. Et furent ces deux grands corps et collèges introduits de toute ancienneté par la France comme les deux bras de la justice, dont la cour de parlement était estimée le bras dextre, et cette chambre le senestre. Si la cour de parlement a fait que la chambre des comptes ne fût la première compagnie de France, aussi la chambre des comptes a été cause que la cour de parlement ne fût la seule première[1]. »

Fixée à Paris pendant ce règne important de Philippe le Bel qui vit s’établir aussi les états-généraux, la chambre des comptes, comme le parlement, avait été destinée d’abord à suffire pour l’administration financière de toute la monarchie ; mais, à mesure que celle-ci prit une plus grande extension, la nécessité s’imposant d’ailleurs de conserver les cours de finance ou les juridictions féodales qui existaient dans les provinces successivement annexées, il fallut créer ou admettre des chambres des comptes provinciales. En même temps que le parlement se trouva peu à peu démembré par l’établissement de treize autres sièges, la chambre des comptes de Paris se vit réduite à n’avoir plus dans son ressort que quinze ou dix-huit généralités. Cela ne devait empêcher ni l’une ni l’autre de ces deux cours de conserver une suprême autorité morale, qui allait se montrer dans leur histoire.

Philippe le Bel avait entrepris de reconstruire le palais de la Cité avec l’intention de l’entourer d’une solide enceinte, à l’abri de laquelle seraient réunis tous les principaux trésors et instrumens de la royauté : les reliques et les chartes dans la Sainte-Chapelle, puis le trésor royal, la cour de parlement et la chambre des comptes. La Cité n’était pas encore elle-même formée tout entière telle que nous la connaissons aujourd’hui ; un des îlots qui devaient plus tard y être rattachés s’appelait l’île aux Juifs, et sur l’emplacement de cet îlot s’ouvrit plus tard cette rue de Jérusalem ou de Galilée que nous avons vue subsister jusqu’à nos jours. C’est de ce côté, vers le sud-ouest, que fut construite, après qu’on eut quitté le Temple, la première chambre des comptes, remplacée dans les premières années du XVIe siècle par un bel édifice destiné à durer jusqu’au violent incendie de 1737, et à devenir pendant deux siècles et demi la scène où s’est développée une importante période de l’histoire de la seconde cour souveraine. Cet édifice était probablement l’œuvre intéressante d’un moine italien, le célèbre dominicain véronais fra Giocondo, le même qui fut chargé de plusieurs autres travaux dans Paris, et dont le P. Marchese a de nos jours écrit l’histoire. C’était un beau spécimen du style de la renaissance conservant quelque chose du genre gothique. Les bâtimens s’étendaient sur une ligne perpendiculaire à l’axe de la Sainte-Chapelle, et parallèlement à son portail, en allant vers le fleuve. La façade en était tournée vers la cour intérieure du palais ; on entrait par un escalier extérieur appuyé au côté sud de la Chapelle et recouvert d’une légère arcade surmontée de clochetons ; c’était cette fameuse montée devant laquelle, dans le chapitre de Rabelais consacré à la chambre des comptes, Pantagruel tombe en grande admiration. Cet escalier donnait accès vers deux corps de logis de différente hauteur, avec les toits élevés en forme de pignon et les murs extérieurs recouverts de sculptures allégoriques, et se terminant par une élégante tourelle avant de se rejoindre aux vieilles constructions du bord de la rivière. Telle est, dans ses principaux traits, la description de l’ancien édifice du XVIe siècle, telle que l’auteur a pu la restituer à l’aide de quelques plans et de quelques textes, notamment d’après une estampe de la fin du XVIIe siècle qu’il a reproduite en tête de sa notice préliminaire. M. de Boislisle a d’ailleurs fait revivre avec une rare précision l’aspect intérieur de l’ancienne chambre, du grand et du petit « bureau, » des salles du parquet. Il nous en dit la tenture et l’ameublement ; voici les sabliers de coquilles d’œuf pour marquer l’heure, les sacs pour mettre les acquits, les peaux de parchemin pour lier les paquets d’actes de foi et hommage, les jetons de cuivre pour faire les calculs sur l’abaque, avec des devises composées par des poètes à gages. Tout cela est d’un grand intérêt pour l’archéologue ou même pour celui qui entreprend l’étude détaillée des procès contemporains ; nous aimons mieux toutefois suivre l’ingénieux érudit dans sa peinture attachante de la physionomie extérieure que donnaient à cette partie de la Cité les usages de la chambre des comptes et les vieilles mœurs de la population parisienne.

On n’a qu’à jeter un coup d’œil sur l’estampe insérée dans le volume de M. de Boislisle pour apercevoir, tout autour de l’abside de la Sainte-Chapelle et jusqu’à l’entrée des escaliers extérieurs de la chambre des comptes, une série continue d’échoppes appuyées contre la base du monument. Il en est de même autour des maisons à pignons et à tourelles qui forment la pittoresque enceinte de la cour du palais, et qui se relient à angle droit par le pavillon de l’horloge aux bâtimens situés sur la rive du fleuve. C’était là, comme on sait, un ancien usage, hérité des temps les plus inertes du moyen âge ; tous les édifices publics servaient de supports à d’étroites et obscures constructions où s’abritaient, sans air et sans espace, sous la pluie des gargouilles et dans la fange du chemin, des milliers de pauvres gens. Ainsi en Italie et en Grèce, aux époques les plus malheureuses et les plus sombres, alors qu’on était devenu trop inhabile ou trop misérable pour élever au peuple des demeures suffisantes, les faibles se réfugiaient parmi les ruines des monumens antiques ; ils s’y attachaient, y appuyaient quelque mauvais mur de terre et vivaient là, protégés contre les barbares, contre les ennemis intérieurs, contre les rigueurs du froid, par les glorieux débris des âges précédens. Le sentiment religieux avait fait en outre rechercher des populations, pendant le moyen âge, le voisinage immédiat des églises, et notre temps a vu encore un bon nombre de ces masures encombrant les abords des temples, qu’un goût plus éclairé des arts et une meilleure administration commandent de respecter aujourd’hui. Les petits marchands ne se contentaient pas, dans l’ancien Paris, d’envahir le pourtour des monumens publics ; ils pénétraient jusque dans l’intérieur, s’établissaient dans les escaliers et dans les corridors. Il en était ainsi à Versailles, où des libraires éhontés venaient exposer et vendre jusqu’aux portes des appartemens royaux les pamphlets et les mauvais livres. Il n’en était pas autrement dans Paris même, au Palais de Justice, où, notre génération en a le souvenir, les cordonniers et autres gens de métier envahissaient jusqu’aux abords des grandes salles. La cour de la Sainte-Chapelle offrait de la sorte le plus singulier fouillis de constructions parasites, qui encombraient, empestaient et assourdissaient les alentours. Horlogers, tailleurs, marchands de tableaux, merciers, savetiers, brodeurs, libraires, pullulaient dans tous les coins, le long des murs de la Chapelle basse, sur les perrons de l’escalier qui conduisait à l’église supérieure, et jusque devant le grand portail. Plusieurs de ces échoppes, celle par exemple de Barbin le libraire ou celle du perruquier du Lutrin Didier dit l’Amour, ont eu leur illustration. La chambre, de temps à autre, faisait effort pour nettoyer la place ; mais les ordres du roi, quelque indulgence, l’empire de l’habitude, la faisaient consentir à de nouveaux établissemens. Tout au moins essayait-elle de bannir les métiers trop bruyans ; mais elle était impuissante ou peu s’en faut, soit à éloigner les cabarets, auxquels la foule des plaideurs, des gens d’affaires, des laquais, offrait une clientèle assurée, soit à contenir la bavarde et querelleuse multitude des badauds, vagabonds, joueurs de dés et coupeurs de bourses. Quand la montée devenait trop encombrée de telles gens et que le bruit paraissait excessif à messieurs des comptes, ils députaient leurs huissiers et sergens pour aller imposer silence, ou bien ils demandaient l’intervention du prévôt de la maréchaussée, ou ils recouraient à l’autorité suprême du bailli du palais ; mais les uns et les autres avaient d’ordinaire peu de succès, et sortaient de la bagarre en loques et moulus de coups. La prison au pain et à l’eau, la fustigation, le carcan, infligés aux coupables, étaient de fort impuissans moyens de correction. Ajoutons qu’outre le personnel de ses membres la chambre avait sous sa dépendance immédiate tout un petit peuple de sujets souvent indisciplinés : c’étaient les clercs de ses vingt-neuf procureurs, qui formaient ce qu’on appelait l’Empire de Galilée, corporation analogue à la Basoche des clercs du palais, et ayant pour principal objet de procurer aux jeunes aspirans les moyens de s’instruire, une bibliothèque, des conférences, des conseils spéciaux. Ils donnaient des fêtes publiques, « danses morisques, momeries et autres triomphes, » particulièrement au jour des Rois et pour la Saint-Charlemagne : il en résultait, bien entendu, de grosses dépenses et de mauvaises aventures qui forçaient beaucoup trop souvent les magistrats d’intervenir.

Au désordre extérieur correspondait en quelque sorte la complexité singulière des attributions de la chambre des comptes : elles étaient à la fois judiciaires, administratives et politiques. La liste serait longue des actes d’intérêt privé qu’elle devait recevoir et enregistrer, anoblissemens, affranchissemens, actes de foi et hommage, dons, pensions, gratifications, concessions de privilèges, etc. En qualité de cour souveraine des finances, elle recevait toutes les lois relatives aux comptables, que d’ailleurs elle jugeait en dernier ressort. Elle avait l’enregistrement de tous les actes concernant le domaine, particulièrement s’ils entraînaient une modification quelconque du territoire ; elle connaissait, aussi bien que le parlement, des édits et testamens royaux, des contrats de mariage intéressant la famille royale, des lettres d’apanages, des traités de paix et d’alliance. Elle revendiquait le droit de fournir des commissaires pour la délimitation des frontières nouvelles ou pour les annexions de provinces et de villes. Elle avait, pour toute la France, la juridiction des régales ainsi que le contrôle des relations féodales entre l’épiscopat et le roi. Au nombre de ses attributions concernant le domaine étaient la conservation des joyaux et meubles de la couronne, l’administration du collège de Navarre, celle du temporel de la Sainte-Chapelle et surtout la garde des reliques vénérées qu’elle contenait, ainsi que celle du trésor des chartes, conservé dans les étages supérieurs de la sacristie.

De là les multiples ingérences de la chambre des comptes et les nombreux conflits dans lesquels on la voyait engagée ; de là aussi la grande importance de son rôle dans l’état et la haute situation qui était faite à ses membres. Elle se recrutait à l’origine par le système de l’élection, c’est-à-dire par la nomination royale de candidats présentés par la chambre elle-même ; mais peu à peu l’usage des survivances et des résignations moyennant finance s’introduisit ; il était entièrement accepté dès l’époque de Louis XI et de Charles VIII. Les charges coûtaient fort cher et ne rapportaient pas beaucoup, bien qu’on ajoutât aux gages, qui n’étaient, à vrai dire, que les intérêts des sommes avancées, une foule de droits bizarres difficiles à interpréter pour nous aujourd’hui. Outre les épices, qui montaient à un chiffre considérable, il y avait un droit particulier de franc-salé, le droit de bûche, le droit d’écurie, le droit de chapeau de bièvre, c’est-à-dire de loutre, les droits de roses, de dragées, de bougies, de Champagne, de Logres, de stipes et nobis, de pieds-forts… « Tous les hiéroglyphiques d’Egypte n’approchaient jamais de ce jargon, » dit Rabelais, ce qui n’empêche pas M. de Boislisle de donner sur chacun de ces termes de très curieuses explications. Non moins précieux que ces diverses sortes de revenus étaient certains privilèges, tels que l’exemption des impôts et des droits seigneuriaux ; Anne d’Autriche y ajouta la noblesse. La vénalité des charges, devenues héréditaires, donnait ainsi naissance à une classe nouvelle, à une sorte d’aristocratie qu’on put d’abord accuser, comme fait Rabelais, d’ignorance et d’incapacité, par allusion au temps où elle se composait de seigneurs et de courtisans plus que de juristes, mais qui réunit ensuite un grand nombre d’hommes graves et instruits, animés par l’esprit de corps à se transmettre certaines vertus, telles que le respect du devoir, le dévoûment au roi et à la patrie, la tradition de l’honneur et des bonnes mœurs.

Si la chambre des comptes occupait une si grande place, a-t-elle mis à profit son ascendant pour exercer une influence utile sur les affaires publiques ? Son action est-elle restée bornée à la sphère purement judiciaire et administrative, ou bien, comme les autres cours souveraines, comme la première de toutes, le parlement, a-t-elle eu quelque rôle politique ? Aperçoit-on sa trace quand on parcourt l’histoire générale des destinées de la France et de l’ancienne royauté ? À ces questions encore, le livre de M. de Boislisle, par les nombreux documens qu’il a recueillis, offre d’intéressantes réponses que nous essaierons seulement d’indiquer.


II.

Formées d’un démembrement de l’ancienne cour du roi, les cours souveraines conservèrent toujours en vertu de cette origine quelque partie de l’autorité générale dont cette cour disposait. La chambre des comptes en particulier, de qui dépendaient la conservation du domaine et l’administration financière, fut assurée par là d’une influence réelle dans l’état. Aussi bien que le parlement, elle prit une part directe, pendant les premiers temps de son existence comme cour spéciale, aux affaires communes, collaborant aux travaux du conseil et à la rédaction des ordonnances, rédigeant et signant au nom du roi les « lettres royaux » et réglant le taux des monnaies. Philippe le Valois lui conféra dans une circonstance exceptionnelle presque l’autorité d’un conseil de régence ; longtemps encore après cette époque, le conseil secret, qui comptait les plus grands personnages du royaume, se tenait dans la chambre des comptes. Jusqu’au temps de Louis XII, les souverains eux-mêmes y venaient quelquefois délibérer sur les affaires importantes. Après que ce roi eut attiré à lui tous les principaux attributs de la souveraineté, les cours ne conservèrent plus de leurs pouvoirs primitifs que l’enregistrement des actes royaux. Ce ne fut pas seulement une formalité de conservation et de publication, car il fut admis que l’enregistrement pourrait être précédé d’observations, de représentations, de remontrances. L’enregistrement devenait ainsi une réelle vérification, faute de laquelle les lois eussent été, selon la doctrine des principaux jurisconsultes et celle des états-généraux, considérées comme « inutiles, caduques et sans exécution. »

Voici de quelle manière ce droit d’enregistrement s’exerçait. Les édits émanés de l’initiative royale étaient apportés au bureau de la chambre, primitivement au moins, par des princes ou des seigneurs de l’entourage du roi ; plus tard, ils étaient envoyés au procureur-général par celui des secrétaires d’état qui les avait préparés. Si nulle objection n’était soulevée, la chambre prononçait l’enregistrement, et le greffier le consommait par une inscription au bas de l’acte, qui, une fois transcrit sur les registres de la chambre, était renvoyé au chancelier ou bien au secrétaire d’état, et pouvait être imprimé dès lors et publié. L’édit royal paraissait-il au contraire donner lieu à quelques difficultés, le premier président nommait pour un plus ample examen des commissaires, avec lesquels il travaillait lui-même. Si la chambre, sur leur rapport, concluait à la nécessité des remontrances, le premier président en préparait le texte ; on les examinait en assemblée générale, et, après les avoir transcrites au Plumitif ou journal de la chambre, on nommait une députation pour aller les présenter au roi, en grande pompe, avec une longue suite de carrosses à quatre et à six chevaux, la maréchaussée servant d’escorte, et les honneurs étant partout rendus sur le passage par les municipalités et les officiers royaux. Le roi recevait assis, mais se découvrait à l’entrée des députés ; la harangue du premier président était suivie d’une courte réponse du prince, et les magistrats faisaient la révérence en se retirant, tandis que le président nommait chacun d’eux tour à tour. Le lendemain, le chef de la députation rendait compte de sa mission à la chambre, et son rapport donnait les discours, que l’on transcrivait à la suite des pièces précédentes. La réponse définitive du roi se faisait attendre d’ordinaire ; quelquefois il faisait des concessions, mais le plus souvent il refusait de rien changer à son édit. De son côté, la compagnie pouvait persévérer soit en renouvelant ses représentations, soit en traînant les choses en longueur ; mais finalement le roi, s’il voulait couper court, lui envoyait par un prince du sang ou par quelque seigneur de sa cour des lettres de jussion, qui étaient reçues en séance solennelle et avec l’appareil d’un lit de justice. La chambre se croyait alors obligée, sous peine de désobéissance et de trahison, à consentir l’enregistrement ; elle prenait acte de cette contrainte en appliquant la célèbre formule : « de l’exprès commandement du roi. »

Faut-il conclure de là que les remontrances des cours souveraines étaient chose absolument vaine, que la royauté n’avait pas lieu d’y prêter attention, et que cela ne gênait en rien ses tendances vers l’absolutisme ? Ce serait une erreur. Les membres du parlement et de la chambre des comptes purent être tentés en certains cas, sous l’influence d’intérêts de corps ou de pensées ambitieuses, d’abuser du droit de remontrances ; il est possible qu’à de certaines époques une opposition tracassière se soit ainsi formée ; mais presque toujours ce furent de graves paroles qu’apportèrent aux rois les chefs de la magistrature. On doit penser que la voix de la justice fut plus d’une fois écoutée ; il arriva, nous en avons les preuves, qu’après avoir entendu les remontrances les souverains firent des concessions. Ce qui donnait aux magistrats le courage de parler, ce qui imposait aux rois de ne pas franchir certaines limites, c’était la conscience qu’avaient les uns et les autres d’un sentiment général qui animait la nation. S’il est vrai que ce qu’on a appelé la puissance de l’opinion soit un élément tout moderne, éclos au XVIIIe siècle, il y avait du moins autrefois dans un grand pays tel que la France un ensemble d’idées communes, enfantées par le génie national, transmises par la tradition, qui constituaient l’esprit public. Là était la plus forte barrière contre l’absolutisme royal ; on applaudissait les cours souveraines de bien satisfaire à ce que l’on considérait comme leur strict devoir envers les peuples et envers les rois eux-mêmes. Le cérémonial qui les obligeait à se rendre en grand appareil à la résidence royale pour présenter les remontrances n’était pas inutile : le peuple était averti par là et comprenait qu’il y avait quelque part un examen des affaires de l’état. On voit dans le recueil de M. de Boislisle que les remontrances étaient souvent préparées par le corps de ville, le parlement, la chambre des comptes et la cour des aides réunis dans une même résistance : c’était là sans doute une ligue imposante et dont l’action risquait d’être efficace. Les remontrances d’ailleurs ne manquaient pas d’échos dans le pays ; les cours souveraines, pour peu qu’un débat important se prolongeât, les faisaient publier clandestinement. La chambre des comptes par exemple, voulant maintenir sa popularité, laissa parfois imprimer sous main le texte même de ses remontrances, avec des titres significatifs, comme : de la multiplicité des impôts et de la misère des peuples. Aussitôt que paraissait le placard, le procureur-général de la chambre s’empressait de venir le dénoncer, et protestait contre une publicité qu’on ne pouvait donner sans témérité ni sans indécence, disait-il, à des documens que la chambre réservait pour le prince et pour ses propres registres. L’imprimé était frappé de suppression avec grand fracas, et continuait néanmoins à circuler partout ; il était rare que la police s’en mêlât sérieusement. Dans les temps troublés, les argumens des magistrats étaient répétés et développés par les prédicateurs dans leurs sermons, par les écrivains dans leurs ouvrages populaires : les raisonnemens de Jean Bodin en 1576, dans son livre de la République ne sont quelquefois que la reproduction textuelle des remontrances présentées par la chambre des comptes en 1573. De tels témoignages démontrent que les cours souveraines furent en plus d’une rencontre les fidèles interprètes du sentiment général : il y avait là une force réelle qu’il eût été imprudent de braver.

Toutefois ces cours devaient restreindre leur action aux matières administratives. L’assemblée politique, c’étaient les états-généraux ; vraie représentation nationale dès l’origine, ils recevaient les doléances des divers ordres et avaient pour mission de contrôler, de diriger même en certains cas le gouvernement. Ils avaient fait au XIVe siècle des efforts répétés pour se rendre annuels, en même temps que pour procurer aux remontrances des cours souveraines une autorité que la royauté ne pût décliner ; mais, ces efforts ayant échoué, les rois avaient conservé un droit de convocation qui les rendit maîtres des assemblées d’états. Quand ils ne les convoquèrent plus, les cours souveraines s’imaginèrent qu’elles allaient pouvoir suppléer à cette grande institution en revendiquant pour elles-mêmes l’exercice de droits politiques dont elles avaient eu jadis quelque partie ; mais elles s’aperçurent bientôt qu’elles seraient impuissantes à lutter contre l’œuvre séculaire de l’unité monarchique, et se virent enveloppées dans la défaite commune. Elles firent un dernier effort au lendemain de l’avant-dernière assemblée d’états-généraux ; l’insuccès de la Fronde abaissa les barrières qui contenaient encore la royauté. L’ordonnance de décembre 1665, les poursuites dirigées contre les magistrats, la fréquence abusive des lettres de jussion, la révocation des privilèges de noblesse accordés en lô44, la transformation des cours souveraines en cours suprêmes, l’ordonnance d’avril 1667 et la déclaration du 24 février 1673, calculées pour laisser une apparence de droit de représentation « après l’enregistrement, » ruinèrent, au moins pour un demi-siècle, les perspectives de libertés parlementaires. On vit quelque espoir renaître, il est vrai, au lendemain de la mort du grand roi : le régent s’empressa de rendre au parlement, puis à la chambre des comptes le droit de remontrances ; mais ce fut en définitive pour donner naissance uniquement à une opposition impuissante, souvent indiscrète et brouillonne, qui contribua pour sa part non pas à contenir et à diriger la monarchie, mais à la précipiter au contraire sur la pente de ses propres fautes.

Il serait fort intéressant de suivre dans le recueil de M. de Boislisle la diversité des rapports échangés, selon la différence des temps et des caractères, entre les principaux rois de France et les cours souveraines : ce serait prendre un aspect particulier du long débat auquel étaient attachées les destinées de l’ancienne constitution française. Les documens ne sont pas nombreux sur le règne de Louis XII, duquel date le premier des Nicolay ; ce roi se contenta de profiter de l’ambition des classes riches en favorisant volontiers le commerce des charges. François Ier, malgré des suggestions opposées, semble avoir rarement usé des jussions. Le langage de Henri II est impérieux au contraire, et ses actes ne sont pas exempts de violence. Le faible et capricieux Henri III multiplie les créations d’offices, reçoit avec impatience et dépit les remontrances, dit à haute voix : « Je le veux ! » et ne sait ajouter que quelques vaines menaces. Henri IV, plus habile, discute et riposte, montre sous quelles dures nécessités il a dû se résoudre, cède quelquefois, et gagne toujours les cœurs par sa noble sincérité. Son règne est représenté dans le livre de M. de Boislisle par cent dix pièces, dont cinq seulement ne sont pas inédites. Voyons par ces documens, jusqu’à ce jour inconnus, quel était le tempérament constitutionnel du Béarnais, et en quelle mesure il prépara l’œuvre de Richelieu et de Louis XIV.

Il faut tenir compte, pour la première moitié de son règne, des cruelles extrémités auxquelles il était réduit et de la suprême nécessité de son succès. Entre les ligueurs prêts à triompher et les Espagnols campés au cœur du royaume, il ne voyait d’autre ressource pour obtenir promptement un argent indispensable que les aliénations du domaine ou les créations d’offices. La chambre des comptes enregistrait, mais non sans hasarder de temps à autre des remontrances, non sans multiplier des retards qui causaient au roi de vives impatiences. Ce sont autant d’occasions pour M. de Boislisle de nous faire connaître les pages des registres de la chambre, Mémorial, Plumitifs, Créances, où sont fidèlement reproduites les réponses de Henri IV. L’accent personnel n’y manque jamais, et c’est ce qui ajoute à l’importance historique de ces souvenirs un intérêt moral et presque un attrait littéraire.

Une première fois, quand la chambre était encore à Tours et avant la reddition de Paris, le 16 mars 1593, la compagnie députa vers le roi pour lui remontrer les inconvéniens d’un récent édit d’aliénation du domaine et les raisons qui le rendaient inacceptable à des officiers chargés de faire observer les lois. Sa majesté, dit le Mémorial, après avoir écouté avec patience, répondit qu’elle reconnaissait qu’avec beaucoup de bonnes et suffisantes raisons ils lui avaient fait leurs remontrances, qu’elle était bien aise d’avoir entendu l’importance de ce fait, qu’elle louait et approuvait beaucoup leurs saintes intentions ; mais, de deux grands maux, le sage avait coutume de subir le moindre : telle était la nécessité en ce moment qu’il devenait plus utile d’abandonner une partie que de perdre le tout. Si par faute de gens de guerre ou pour être abandonné des Suisses, qui l’avaient bien et fidèlement servi jusque-là, le roi venait à succomber dans une bataille, il ne perdait pas seulement deux ou trois baronnies, il perdait la monarchie entière. Les dettes n’étaient pas venues de ses défauts ni de son mauvais ménage ; au contraire, il avait trouvé, lors de son avènement, l’état engagé de toutes parts, plein de tumultes, de feu et d’armes ; il y avait employé sa personne et ses moyens, il avait consenti même l’aliénation de ses patrimoines, secours encore insuffisant, s’il ne touchait maintenant au domaine. — Comme les députés lui opposaient de nouvelles objections, il prononça enfin, dit le procès-verbal, que « la nécessité et l’état présent de ses affaires exigeaient que l’édit eût lieu, qu’il entendait que, sans plus retourner, la vérification se fit sans difficulté, que c’était chose résolue, qu’il n’en voulait plus ouïr parler. Lors lui fut dit qu’ils en feraient leur rapport à la chambre de son exprès commandement. » Dans une pareille occasion, peu de temps après, il adressait au premier président cette énergique épître, que M. de Boislisle a fort heureusement exhumée.


« Monsieur le président, je vous ai assez clairement fait entendre l’état de ma nécessité et conjuré autant que j’ai pu d’y pourvoir par la vérification de mes édits… Comme si le mal ne vous touchait point en ma personne, en ma réputation et en la ruine de ce royaume, je ne sens aucun fruit de ma plainte. Je puis dire avec vérité que vos compagnies m’ôtent la victoire de la main, perdent ma réputation et ruinent mon état pour faire triompher l’Espagnol. Otez-moi donc cette juste douleur, et donnez-y tel ordre que je ne sois point contraint de venir aux extrémités auxquelles il semble que par force on me veuille précipiter, car je suis résolu de me faire plutôt obéir par ceux qui me doivent obéissance que de me perdre et mon état, et n’y a point de rigueur si grande au monde qui ne soit pleine de justice devant Dieu et devant les hommes quand il s’agit de conserver la personne de votre roi et son état… »


Si le lecteur craignait, parce que cette lettre est contre-signée d’un secrétaire dans l’original, conservé chez M. de Nicolay, de ne pas rencontrer ici l’accent personnel d’Henri IV, il n’aurait qu’à lire ensuite le post-scriptum, qui est autographe et dont l’expression se retrouve la même, à la fois énergique et bienveillante, resplendissante de bon sens et de simplicité forte.


« Si le sujet de mes édits était pour employer à quelques folles dépenses, la rigueur et la longueur dont vous usez aurait quelque apparence de justice ; mais étant pour le bien du royaume, vouloir plutôt donner l’état et la couronne à l’Espagnol que de secourir et par ce moyen garder votre roi et l’état de périr, cela est sans excuse et contre toute raison et justice. Obéissez donc, et conservez en ce faisant votre roi, son royaume et ses bonnes grâces tout ensemble. »


Même au lendemain de l’entrée dans Paris, le temps ne semblait pas venu encore des scrupules administratifs. Il fallait à tout prix acheter la victoire ; cependant les chefs ligueurs se faisaient payer cher les provinces ou les places qu’ils détenaient encore ; à des nécessités extraordinaires, il fallait des ressources anormales. Aussi voit-on quelques mois après le débat se renouveler entre le roi et la chambre des comptes. Il ne s’agissait plus cette fois de quelque aliénation du domaine, il s’agissait d’une création de plusieurs offices de receveurs provinciaux. Dans ses remontrances, le premier président soutint avec raison que, pour un secours médiocre et temporaire, le trésor royal se chargeait par de tels actes d’engagemens très onéreux pour un long temps. Plus il y a d’officiers dans une charge, disait-il encore, plus il y a d’yeux ouverts à leur profit personnel et à ceux de leurs amis, plus il y a de mauvais serviteurs dissipant le bien de leur maître, poison familier qui résout et consomme peu à peu les finances, nerf de l’état. — Ce propos terminé, le Mémorial de la chambre des comptes rapporte ainsi la réponse d’Henri IV :


« Messieurs, je reçois de bonne part vos remontrances. Je sais bien que tous édits nouveaux sont toujours odieux ; je l’ai fait avec autant de regret que vous en avez, et, sans la nécessité de mes affaires, vous ne seriez en peine de m’en venir faire des remontrances, que je reçois bien ; mais quand vous avez su ma volonté, vous deviez passer outre, et ne vous arrêter aux formalités que pourriez faire en autre temps. J’ai, depuis quelques années, fait vivre ma gendarmerie presque miraculeusement, sans argent, à la foule et ruine toutefois de mon peuple, qui n’a plus aucun moyen… Vous m’avez dit la charge qu’apporte cet édit, mais vous ne m’apportez point de remède. Si vous me faisiez offre de 2,000 ou 3,000 écus chacun, ou me donniez avis de prendre vos gages ou ceux des trésoriers de France, ce serait un moyen pour ne pas faire des édits ; mais vous voulez être bien payés, et pensez avoir beaucoup fait quand vous m’avez fait des remontrances pleines de beaux discours et de belles paroles, et puis vous allez vous chauffer et faire tout à votre commodité, car, si seulement il y a vacation, vous ne la voulez perdre, quelque affaire pressée que ce soit, et dites : « Nous avons accoutumé vaquer toujours ce jour-là. » Il vous est aisé d’en parler ; mais personne ne peut donner si bon ordre à la conservation de cet état que moi, qui y ai tout intérêt… »


Encore une fois, on ne saurait trop remercier M. le marquis de Nicolay et M. de Boislisle de nous avoir rendu de telles pages, empreintes d’un si vivant cachet d’authenticité, et qui par eux sont désormais acquises à la science historique. Voilà bien Henri IV, avec sa verve de pratique bon sens, avec sa bonhomie railleuse, qui frappe juste et ne permet pas la réplique. On est fort tenté d’être avec lui quand il force la main à sa chambre des comptes pour obtenir de pouvoir mener à bonne fin, malgré de dangereux obstacles, sa grande et salutaire entreprise ; d’autant plus qu’on ne saurait dire absolument qu’il refusât tout contrôle. Il reconnaissait, peut-être du bout des lèvres, que c’était le devoir des cours souveraines d’agir de la sorte ; c’était à elles, disait-il, de « serrer le bondon ; » même il se repentait à certaines heures de ses brusqueries, et en parlait avec une sérieuse bonté : « Vous ne savez pas mes affaires, et le tourment et le travail que j’ai en l’esprit, qui me cause quelquefois d’user de rudes paroles. » Il lui arrivait de céder quelquefois, c’est-à-dire tout au moins de rabattre quelque chose de ses premières résolutions, de manière à faire absoudre les exigences qu’en des momens suprêmes il avait maintenues contre d’honorables scrupules.

En général cependant, il faut bien le dire, le sentiment que les remontrances de ses cours souveraines avaient le don d’exciter en lui était l’impatience. Il l’exprimait volontiers par des paroles irritées, disant qu’il voulait être obéi, qu’il ne serait pas un roi d’Yvetot, qu’il les ôterait de leurs chaises et les rembourserait pour en choisir d’autres plus dociles, — ou bien il employait l’ironie : un jour qu’un conseiller déclarait que lui et sa compagnie avaient juré, non-seulement sur l’honneur, mais sur la vie, de suivre et de faire respecter les ordonnances, « en a-t-on vu mourir beaucoup dans la compagnie, lui dit le roi, de ceux-là qui y contrevenaient ? » — ou bien au contraire il avait recours à quelqu’un de ces billets aimables par lesquels il savait séduire : « Monsieur le président, écrivait-il, je vous prie vous rendre aussi soigneux et affectionné de favoriser mes bâtimens et quelques moyens que j’y ai affectés, comme je me le suis toujours promis et que je désire l’avancement d’iceux. Si à mon retour je trouve que par votre moyen l’on avance besogne, je vous en saurai fort bon gré. Faites-le, je vous prie. En aucune autre chose ne puis-je rechercher votre affection où les effets me soient plus agréables. Vous êtes témoin de ma passion : si vous m’aimez, favorisez-la. Je vous en prie, et de croire que j’aurai mémoire de ce que vous ferez pour mon service. Dieu vous ait, monsieur le président, en sa garde. »

Là où le lecteur se range sans arrière-pensée avec Henri IV, c’est lorsque, supérieur à son temps, animé d’une résolution sereine, il soutient contre les objections attardées de la chambre des comptes son célèbre édit de Nantes, qui reconnaît aux protestans la liberté de culte et leur ouvre l’accès des charges publiques. Il a cette fois une telle conscience de son bon droit qu’il ne ressent, en présence des retards et des remontrances, nulle inquiétude, nul réel sentiment d’irritation : loin de là, il fait aux députés un accueil fort dégagé ; mais du même coup ses réponses ne souffrent pas contradiction, car elles exposent dans toute leur grandeur ses vues politiques. Le récit de cette entrevue, emprunté aux Créances de la chambre, c’est-à-dire au compte-rendu des audiences solennelles, est assurément une des plus curieuses pages du recueil de M. de Boislisle.

C’était vers la fin de mars 1599. Les députés de la chambre des comptes, chargés de porter les remontrances, vinrent pour trouver le roi dans ses « déserts de Fontainebleau, » comme il se plaisait à dire. Partis la veille de Paris, ils arrivèrent un dimanche à sept heures du matin. Ils se rendirent immédiatement au château ; mais sa majesté venait de partir pour entendre la messe à Saint-Mathurin, d’où elle ne devait être de retour que vers cinq heures du soir. Ils allèrent donc à la fin du jour sur son passage ; le roi leur dit qu’ils étaient les bienvenus, mais qu’il avait un grand mal de tête et ne pourrait les entendre que le lendemain, s’il n’était empêché par une médecine qu’il avait à prendre. Et il leur demanda s’ils avaient vu les agrémens de sa maison, et autres propos de bonne réception. Le lendemain, sur les huit heures du matin, ils se présentèrent de nouveau, et virent qu’on refusait l’entrée des appartemens du roi aux princes et seigneurs « pour la douleur de sa médecine, » et il leur fut dit qu’ils ne pourraient parler à sa majesté que sur l’après-dînée. C’est pourquoi étant revenus vers le midi, ils trouvèrent que le roi était encore incommodé, et il leur fut dit qu’ils auraient de la peine à lui parler plus tôt que sur le soir. Cependant Beringhen, le valet de chambre, fit entendre quelque temps après au roi comment ils attendaient toujours, et leur obtint d’entrer. Le roi était couché sur son lit ; après l’avoir salué, le président lui fit sa harangue : sa cour souveraine, dit-il, n’avait pu jeter les yeux sur l’édit favorable aux protestans qu’avec une extrême tristesse, les soupirs au cœur et les larmes aux yeux ; le moyen de rétablir la paix avec les hommes était de la commencer avec le Seigneur ; admettre ceux de la religion prétendue réformée aux recettes générales et particulières, c’était remettre aux mains du parti tous les deniers de France, autant de trésors assemblés pour fournir aux dépenses de la guerre civile, pour se rendre maîtres des places ou bien acheter les consciences. Les admettre en particulier aux offices de la chambre des comptes, c’était y introduire la division, puisque ce qui a coutume de lier étroitement les hommes, c’est-à-dire la communauté de religion, ferait défaut.

Après avoir écouté en silence, le roi répondit que, si les honorables membres de sa chambre des comptes avaient pleuré en lisant son édit, ils avaient eu, pensait-il, le temps de sécher leurs larmes. Il ne fallait plus parler de partis en France ; le roi empêcherait bien qu’à l’avenir il y en eût ; tout dévoué à la religion catholique, apostolique et romaine, y voulant vivre et mourir, et étant prince de foi, comme il l’avait montré, il entendait être seul chef de son peuple. C’était son envie d’achever en France deux mariages, le premier de sa sœur unique, le second de ses sujets les uns avec les autres : ses deux projets seraient accomplis dès qu’on aurait vérifié son édit de Nantes, ce qu’il attendait qu’on fît au plus vite. « Sur ce, le roi se serait levé, et, se levant, leur aurait donné congé, à cause des inquiétudes que sa majesté recevait de sa médecine. »

En résumé, s’il y eut des occasions où la conduite d’Henri IV et son langage durent sembler passablement arbitraires, par exemple lorsqu’il imposa en mars 1604 à la chambre des comptes un certain Moisset-Montauban, traitant mal famé qui s’était élevé par l’intrigue, il faut reconnaître que, dans la plupart des cas, ses démêlés avec les cours souveraines s’expliquèrent par les fâcheuses extrémités où il se trouvait, auxquelles ce qui restait de vague et d’indéterminé dans la constitution de l’ancienne France ou bien l’inexpérience administrative ne présentait que d’insuffisantes ressources. Quant à la conduite et au langage que tenaient les cours souveraines pendant ce XVIe siècle, qui est comme l’âge héroïque de l’ancienne magistrature française, on peut bien y trouver quelque chose d’intempestif en mainte circonstance, mais elles remplissaient après tout un devoir, elles ne pouvaient être accusées alors de ce qu’on leur reprocha plus tard, c’est-à-dire d’une opposition tracassière et vaniteuse, plus préoccupée des intérêts de corps que des grands intérêts de l’état. L’esprit public les inspirait et les soutenait : leurs chefs s’appelaient les Molé, les Achille de Harlay, les de Thou, les Séguier, les L’Hospital, les Étienne Pasquier, les Nicolay. La chambre des comptes en particulier, que les trois derniers noms avaient alors honorée, eut un beau rôle sous le règne difficile d’Henri IV ; un des membres les plus distingués de notre cour actuelle des comptes l’a bien défini. « Les magistrats restés à Paris durant les troubles, comme ceux de Tours, ne cessèrent pas d’être royalistes. À part quelques meneurs, qui se firent un triste renom, la chambre parisienne soutint l’honneur de la magistrature. Elle n’usa de son intervention forcée dans les affaires de la ligue que pour faire entendre à la population les accens d’une courageuse fidélité. Ni espagnole ni lorraine, mais française et catholique, elle se donna pour mission de ramener le peuple vers la seule voie de salut qui restât à la France. Elle brava les violences des seize, les déclamations des fanatiques ou le ressentiment des princes, pour défendre les intérêts de la royauté ; alliée constante des politiques, elle ne craignit jamais de répéter que l’espoir de la patrie était dans la conversion du Béarnais, que tous brûlaient de proclamer roi de France[2]. »

Nous avons dit l’affaiblissement des cours souveraines sous les règnes qui suivirent. Ce serait un utile et attachant, mais très long travail que d’étudier dans le livre de M. de Boislisle comment se sont modifiés sous Louis XIII et Louis XIV les rapports entre les cours et la royauté, — comment, sous Louis XV, elles ont cru revivre, mais n’ont fait, tout en laissant alors à la chambre des comptes un rôle plus réservé, que contribuer peut-être au désordre qui se précipitait ; on les verrait enfin sous Louis XVI partager les illusions communes, puis succomber avec dignité. La loi du 25 août 1791 supprimait les chambres des comptes ; lorsque le chef du département écrivit au premier président qu’on allait procéder aux mesures d’exécution, celui-ci lui répondit en ces termes : « Nous vous devons des remercîmens, monsieur, de nous définir le terme prochain de notre existence civile. Les portes de la chambre des comptes seront ouvertes. Les préposés des nouvelles administrations peuvent dès aujourd’hui aller consommer notre anéantissement et se promener sur les derniers débris de la magistrature. Nous irons gémir sur les ruines de la religion et de la monarchie, et nous attendrir sur les malheurs de la famille royale. Ceux qui les ont loyalement servies conserveront éternellement le droit de les respecter et de les chérir. » Ce dernier des chefs suprêmes de la chambre honora par sa propre fin le souvenir des cours souveraines. Aymard-Charles-Marie de Nicolay avait refusé en 1789 le mandat de député aux états-généraux afin de pouvoir se vouer entièrement, dans un temps si grave, aux intérêts qui lui étaient confiés. Il refusa aussi d’émigrer, même après la loi de 1791, et s’empressa de marquer son bon vouloir par d’importantes offrandes patriotiques. Il n’en fut pas moins arrêté par ordre du comité de sûreté générale vers la fin de 1793, et monta sur l’échafaud en juillet 1794, deux jours avant son fils aîné, qui avait été emprisonné comme otage, et trois mois après son frère Aymard-Charles-François de Nicolay, ancien premier-président du grand-conseil. — Du sinistre souvenir de l’année 1793, celui de l’année 1871 est désormais inséparable : l’infâme commune, renouvelée, a mis à mort comme otage un des chefs de la nouvelle magistrature et détruit par l’incendie, outre l’édifice de la moderne Cour des comptes, ce que cette cour avait pu sauver des anciennes archives d’un corps judiciaire si intimement mêlé aux destinées de notre pays. C’est ce qui donne à la publication de M. de Boislisle un précieux à-propos. La vérité historique importe beaucoup au triomphe de la moralité parmi les hommes ; il faut se réjouir de ce que, grâce aux efforts de la science, il soit après tout si difficile d’étouffer sa voix.

Quant au problème principal que soulèvent de tels souvenirs, il est évident que la constitution de l’ancienne France, telle que l’avaient faite le temps et les mœurs, doit nous apparaître comme un édifice par certains côtés incomplet et même illogique. Les cours souveraines, pouvoir essentiellement administratif et judiciaire, devaient être impuissantes à contenir la royauté dans l’exercice de son pouvoir politique. Il s’est rencontré de savans juristes pour soutenir qu’avec ces seules cours il eût été possible de créer une sorte de régime parlementaire capable de garantir la liberté ; mais le bon sens public ne s’y est pas trompé. Le vrai régime parlementaire ne saurait se passer de l’élément représentatif ; or la magistrature, émanée du pouvoir royal, ne suffisait pas à représenter la nation. Il eût fallu organiser et fortifier les états-généraux au lieu de les laisser s’oublier eux-mêmes dans un long sommeil suivi d’un réveil redoutable. Toutefois le temps et les mœurs, disions-nous, avaient fait cette constitution ; ils y mêlèrent pendant une longue période ce tempérament et cet équilibre qui naissent de l’expérience, des concessions mutuelles, de la solidité et de la longanimité de l’esprit public. Ces conditions permirent au génie de la France de se développer même au travers des agitations politiques et civiles, mais elles n’empêchèrent pas l’autorité monarchique de devenir envahissante et de creuser ainsi les abîmes.


A. GEFFROY.

  1. A. de Boislisle, p. 173.
  2. La Chambre des comptes de Paris au seizième siècle. — Discours de M. le procureur-général Petitjean ; audience solennelle de rentrée de la cour des comptes, 4 novembre 1873. Paris, Imprimerie nationale, in-8o.