Les Cousins riches/5/1

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 273-281).

CINQUIÈME PARTIE

I

Cécile eut un gros garçon, aux reins larges, à la voix perçante. Quand il fut serré dans ses langes neufs, et qu’on le fit voir ainsi pomponné à sa jeune maman, elle s’écria, n’ayant rien perdu de son entrain :

— Mais, bonté divine ! il ressemble à Chouchou ! J’aurai trop regardé ce mauvais sujet lors de son dernier séjour aux Verdelettes.

— Cette Cécile ! elle est toujours la même ! dit en riant madame Martin d’Oyse.

Mais on observa le bébé. Il avait en effet les yeux bleus, comme Philippe, et, ainsi que les nouveau-nés, le front convexe. Le grand-père hocha la tête. Fanchette, qui se trouvait près du lit, emporta l’enfant et se mit à le manger de baisers.

Élie goûtait un bonheur profond qui confinait au mysticisme. Il ne faisait aucun rêve précis. Il savait qu’il avait un fils, un Martin d’Oyse, voilà tout. Ce petit bonhomme, l’aîné de l’aîné, continuerait bien l’espèce. La famille avait poussé là un beau surgeon, vivace et solide. Encore un qui ferait, le temps venu, sa nuit de noce dans la chambre de Henri IV. Et peut-être que déjà sommeillait en lui l’âme inspirée de Chouchou. S’il avait du génie, le génie littéraire si cher à Élie ! Sait-on jamais, devant le mystère de ces petits enfants ! D’ailleurs les ancêtres répondaient de lui. Pas une tache dans la famille, pas une tare, pas un point douteux. Rien qu’un passé de chevalerie, de noble dilettantisme, d’idées généreuses : un passé tout blanc. Élie savait l’histoire de tous les portraits du salon, il l’apprendrait à son fils, comme son père la lui avait apprise, car la famille est faite des morts plus encore que des vivants.

Le soir, les Alibert firent demander par les domestiques la permission de venir saluer l’accouchée. Celle-ci se portait bien. Elle était rose et charmante. On autorisa la visite. Ils arrivèrent ensemble de leur pas souple et assourdi, avec le même balancement du corps, et vinrent baiser la main de Cécile. Elle leur dit :

— Si vous saviez le beau petit garçon que j’ai !

— Est-ce qu’on peut le voir ? demanda Frédéric par politesse.

La garde, sur un geste de Cécile, tira l’enfant du berceau, bien qu’endormi. Il s’éveilla et ne pleura point.

— Pauvre petit mignon ! prononça la jeune maman dont le cœur s’amollissait d’heure en heure, quel bon caractère il a déjà !

Élie rayonnait et scrutait anxieusement la physionomie des Alibert pour voir si elle exprimerait de l’admiration. Mais ils restèrent impassibles et dirent seulement ensemble, tant la remarque s’imposait :

— Oh ! c’est vraiment le portrait du grand-père Boniface.

Élie ne broncha pas. À peine ses sourcils eurent-ils un réflexe, et sans protester il se mit à considérer avidement son enfant pour s’assurer que les cousins riches venaient de mentir. Mais il était trop tard. Ils avaient, en quatre mots, dressé inexorablement devant lui l’image du vieux marchand de bestiaux, grand, un peu voûté, sec, les yeux bleus bridés, le visage tailladé de rides, le menton rasé, l’air fin et dominateur. Tel Élie l’avait vu à son mariage, tel il le revoyait là, debout au berceau de l’arrière-petit-fils qu’il venait d’avoir et qu’il revendiquait à son tour, autant que les autres ancêtres, ceux de la galerie du salon. Et il fallait bien en convenir, le bébé aux traits informes portait en lui quelque chose d’intraduisible qui l’apparentait à l’aïeul des Alibert.

Ce fut pour Élie un moment de trouble extrême. Son visage se décomposait. Il lui semblait qu’on venait de lui enlever son fils. Le bébé pourtant était là, dans les bras de la garde, ouvrant avec fixité les olives luisantes de ses yeux sans paupières. Il le scrutait cruellement, comme un père jaloux qui cherche dans une ressemblance une origine suspecte. Alors c’était un Alibert, cet enfant ?

Ses associés venaient de lui en donner la révélation brutale. Même si ce jeu puéril de rechercher des ressemblances chez un nouveau-né ne signifiait rien, l’enfant n’en serait pas moins le rejeton du vieux millionnaire enrichi dans le commerce des porcs. Cette race vigoureuse mais lointaine, qui l’épouvantait par sa distance, elle serait celle de son fils, qu’il le voulût ou non. Son fils ne serait pas entièrement à lui.

Quand les Alibert furent partis après avoir transmis à Elle des dépêches du Havre qu’ils venaient de recevoir sur les cours du coton, Cécile congédia la garde et appela de ses bras tendus son mari qui restait soucieux au milieu de la chambre. Il vint s’agenouiller près du lit, baisa sa main distraitement et prononça enfin :

— Vous avez entendu ce qu’ont dit vos cousins : cet enfant ressemblerait à votre grand-père Boniface.

— Si je l’ai entendu ! Et si j’ai vu que vous en aviez la figure longue d’une aune, mon pauvre chéri ! Pourtant, avouez que ce serait bien naturel. Vous n’aviez pas la prétention d’être tout seul à le faire, cet enfant, hein ? J’y ai mis mon sang, le sang des Alibert. Cela vous chiffonne, avouez-le, mon pauvre Élie ?

— Moi, dit Élie, jusqu’à présent, je le voyais surtout très Martin d’Oyse.

Cécile se tut. Au bout d’un instant, Élie, qui s’absorbait dans ses pensées, vit cependant qu’elle ne riait plus, et que de grosses larmes roulaient le long de ses joues, sur ses lourdes tresses d’or. Il sursauta :

— Je vous ai fait de la peine ? Qu’ai-je dit, donc ?

Elle ne répondait pas, s’essuyait les yeux en silence. Élie la regardait, ravagé de voir dans un tel chagrin la joyeuse Cécile, qui ne pleurait jamais. Il voulut caresser son front, le baiser, mais elle le repoussa :

— Comme vous méprisez ma famille ! finit-elle par soupirer. Cela vous a donné un soufflet que mes cousins déclarassent que ce pauvre petit tenait des Alibert. Mais si c’est votre enfant, c’est le mien aussi. Je serais enchantée qu’il ressemblât aux Martin d’Oyse, mais vous n’empêcherez pas que je me sois mise en lui, moi et ma race. On sent bien, vous savez, tout ce qu’on donne de soi à son enfant, tout ce qu’on lui infuse. Eh bien, vous, Élie, vous révoquez ce qu’il y a de moi dans ce bébé. Il est tout diminué à vos yeux d’être ma chair, ma vie, et de pouvoir posséder la nature que j’ai prise dans cette race Alibert, dont j’ai bien droit d’être fière, il me semble. Comment m’aimez-vous donc, Élie ?

Elle affolait Élie, qui se voyait impuissant à la calmer. Il suppliait :

— Vous allez vous faire monter la fièvre. Elle le stupéfiait, le déconcertait comme une femme nouvelle qui serait née en même temps que l’enfant. Qu’il l’aimait ainsi ! Et ce qu’il aimait, c’était Cécile Alibert avec toutes les singularités de sa tribu, avec ce qui le heurtait, le choquait, l’irritait parfois, mais de quoi était cependant faite cette belle et saine créature aux vues directes, aux claires idées, à la conscience simple, à l’énergie pratique. Il le lui dit :

— Ma femme adorée, je chéris tout ce qui est en vous. Je vous aime Alibert et pas autre et j’aimerai dans l’enfant tout ce que vous aurez mis en lui de vous.

— Ce n’est pas vrai, reprenait Cécile dont la sensibilité s’exaspérait. Vous détestez ma famille ignorante des chimères, ma famille terre à terre qui vit de réalités et dont l’activité se nourrit de substance comme un bon feu qui brûle de bonne houille et non de la paille. Vous nous regardez de haut, mes cousins, moi et jusqu’à ce pauvre bébé à qui vous reprochez de n’être pas exclusivement le fils de votre lignée supérieure. Mais allez-vous nier les qualités fortes que je lui aurai transmises malgré vous, à ce fils de poètes, de chevaliers et de littérateurs ?

Il supplia angoissé :

— Tais-toi, tu vas être malade, et ce serait ma faute. Pardonne-moi de t’avoir offensée un jour pareil, le jour où tu m’as fait le don de cet enfant, ma Cécile, et où je te vois encore toute brisée de ce don. C’est toi qui as raison. Tu as communiqué à ce petit être ce dont nous aurions été incapables de le doter, tout ce qui nous manque, oui, Cécile, je te l’avoue, tous les dons qui nous sont refusés : la solidité, l’application, l’amour du concret. Je sais bien que les Martin d’Oyse n’atteignent point la perfection, mais ton fils y arrivera, chérie, puisqu’en lui nos deux races distantes se compléteront.

— Ah ! Ah ! s’écria-t-elle, bien qu’encore à demi sérieuse ; vous y venez donc ! vous y venez, j’en suis bien aise. Les Alibert ont du bon, je ne vous l’ai pas fait dire.

Élie tremblait que cette discussion ne l’eût agitée. Jamais il ne l’avait vue si nerveuse. Il palpait ses mains, ses beaux bras, comptait à son poignet les pulsations de son sang. Il lui semblait qu’elle avait de la température. Il se jugeait coupable, s’humiliait devant elle pour son orgueil de race, vantait les Alibert. À la fin, touchée, la bonne Cécile lui donna le baiser de paix, en riant, et lui prit la tête pour lui dire tout bas, à l’oreille :

— Et puis, sois tranquille, Élie ; ce sera toujours un Martin d’Oyse.