Les Crises commerciales et monétaires/01

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Les Crises commerciales et monétaires
Revue des Deux Mondes (p. 207-233).
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LES
CRISES COMMERCIALES
ET MONETAIRES

I.
LE MONEY-MARKET EN ANGLETERRE DEPUIS CINQUANTE ANS.

I. Geschichte der Handelskrisen, von Max Wirth, Frankfurt-am-Main. — II. Les Crises commerciales, par le Dr Clément Juglar. — III. The Economist — IV. Die Gesehichte der Preise, von Th. Tooke und W. Newmarch, deutsch und mit Zusätzen versehen von Dr C. W. Asher, Dresden.

Depuis la fin du siècle dernier, il se produit de temps en temps dans l’ordre économique un phénomène nouveau et redoutable, qui a donné lieu en Angleterre à des débats approfondis dès l’origine, mais qui, jusqu’à ces dernières années, n’avait pas provoqué d’études spéciales de la part des théoriciens du continent, sans doute parce que de ce côté-ci du détroit on avait eu beaucoup moins à souffrir du fléau. Je veux parler des crises monétaires et commerciales. Ces crises sont les tempêtes du monde des affaires. Elles font penser à ces ouragans terribles, à ces cyclones qui, dans les régions tropicales, se déchaînent à l’improviste, arrachant les arbres, brisant les navires, abattant les maisons, et semant de débris la terre et les eaux. Semblables à ces terribles convulsions des élémens, les crises exercent leurs ravages dans la sphère des échanges ; elles renversent les maisons de commerce les mieux assises, elles jettent à bas les banques les plus solides, elles appauvrissent les riches, tuent les pauvres, et couvrent le sol de ruines. Les tempêtes du monde financier et celles du monde physique naissent et se propagent à peu près de la même manière. À la suite d’une série de beaux jours, la terre s’échauffe, l’atmosphère se charge d’électricité, les forces de la nature se tendent comme pour la lutte ; bientôt le ciel se couvre, l’orage se prépare, approche et se déchaîne enfin, ravageant des contrées entières dans son vol destructeur. Ainsi dans le domaine économique vient d’abord une période où tout favorise les entreprises les plus diverses ; la confiance est illimitée, l’or coule à flots ; les fonds publics, les valeurs haussent de prix ; l’intérêt baisse ; l’aisance, la prospérité pénètrent partout. Soudain un point noir paraît dans le ciel serein, la nuée sombre grandit, s’étend et menace ; la défiance se propage, le crédit se resserre, les bourses se ferment, l’argent disparaît, enfin la crise éclate, et passe d’un pays à l’autre, laissant partout des traces désastreuses de son passage.

L’étude purement théorique de ces grands bouleversemens économiques offrirait déjà un très vif intérêt ; mais ils commandent l’attention à un titre plus pressant, car ils atteignent et frappent plus ou moins toutes les classes de la société : les industries, pour qui les débouchés se ferment ; l’agriculture, qui vend mal ses produits ; les grandes compagnies, dont le chiffre d’affaires se restreint ; les spéculateurs, qui voient avec effroi s’affaisser les meilleures valeurs ; les artistes, que la commande délaisse ; les plus puissans états même, dont les impôts rendent moins, et jusqu’à l’humble ouvrière, qui s’aperçoit que l’argent devient rare sans qu’elle puisse deviner la raison de cette gêne dont chacun se plaint. Jadis les crises locales demeuraient circonscrites dans un cercle étroit ; aujourd’hui celles même qui sont produites par des causes locales ne tardent point à se généraliser. Les relations des peuples entre eux sont devenues si fréquentes, si intimes, que si, dans la circulation des valeurs qui enserre le globe entier de ses mille réseaux, il se produit quelque engorgement, quelque embarras, aussitôt le coup se répercute, et dans certaines circonstances donne naissance à une crise universelle. Il devient donc de plus en plus urgent d’étudier de près les lois qui président au développement de ces terribles phénomènes, afin d’arriver à connaître les causes qui les occasionnent et les symptômes qui les annoncent. Par l’examen persévérant des faits, les sciences naturelles ont réussi à découvrir la marche des grands courans qui sillonnent la profondeur des océans et la direction habituelle des vents qui soufflent à leur surface. Le baromètre et le télégraphe électrique leur permettent d’annoncer quelque temps à l’avance l’approche des ouragans, et le navigateur prudent, dûment averti, cargue ses voiles, reste au port, s’affermit sur ses ancres, et échappe ainsi au naufrage. Il serait désirable que la science économique pût rendre le même service à tous ceux qui s’occupent de la production ou de l’échange. Si elle parvenait à déterminer aussi les signes précurseurs des tourmentes financières, ceux qui sont engagés dans des transactions commerciales ou industrielles prendraient leurs précautions, et éviteraient souvent bien des pertes, bien des désastres.

Sans négliger les faits que nous offrent la France, les États-Unis et l’Allemagne » nous étudierons les crises monétaires principalement en Angleterre, parce que c’est là qu’elles se manifestent avec le plus d’intensité et de régularité. Grâce aux documens officiels, aux enquêtes parlementaire et aux recherches des hommes spéciaux, c’est là encore qu’on peut le mieux en saisir les caractères distinctifs. Nous tracerons d’abord l’historique des crises principales ; nous essaierons plus tard de découvrir la loi qui préside à la naissance et au développement du phénomène, en cherchant à tirer de cette étude les enseignemens qu’elle peut offrir pour la pratique aussi bien que pour la théorie.


I

Quand on aborde l’examen des crises commerciales en Angleterre, il est un fait qui frappe aussitôt, c’est le retour régulier et presque périodique de ces désastreuses perturbations. Les crises sérieuses ont éclaté en 1810,1815,1818, 1825, 1837, 1847,1857, revenant ainsi au moins une fois tous les dix ans. Nous ne dirons que quelques mots des trois premières crises, celles de 1810, 1815 et 1818, parce qu’elles se produisirent sous l’empire de circonstances très particulières, et notamment sous le régime d’un papier-monnaie à cours forcé. Nous y reconnaîtrons néanmoins sans peine les caractères essentiels du phénomène que nous avons à étudier. Dès le début de cette lutte gigantesque que l’Angleterre soutint pendant vingt-deux ans contre la France, en 1797 déjà, le parlement avait autorisé la Banque à suspendre le remboursement de ses billets. Comme cet établissement eut la sagesse de limiter ses émissions, — jusqu’en 1810 elles flottèrent entre 15 et 17 millions de livres sterling, — la valeur de ses banknotes se soutint et se releva souvent au niveau de l’or après une dépréciation momentanée. On ne peut point dire que cette circulation toute fiduciaire ait arrêté les progrès de la richesse publique, car celle-ci prit un si prodigieux essor, grâce à l’emploi de la vapeur et des machines nouvelles, que l’Angleterre put faire face à des dépenses de guerre, couvertes par l’impôt et l’emprunt, qu’on estime à 45 milliards de francs. Ce n’est point non plus le billet de banque à cours forcé qui produisit la crise de 1810 ; elle fut amenée par certaines causes que nous retrouverons dans toutes celles qui suivirent.

L’affranchissement des colonies espagnoles et portugaises à la suite de l’invasion de l’Espagne par les armées françaises semblait devoir ouvrir un marché illimité au commerce anglais. Celui-ci aussitôt inonda l’Amérique du Sud de produits de tout genre avec un empressement désordonné qui a fait époque dans les annales des exportations britanniques. En quelques semaines, on importa plus de marchandises à Rio-Janeiro et à Buenos-Ayres qu’on n’en avait demandé dans l’espace de vingt ans. On alla jusqu’à envoyer une cargaison de patins à des pays qui ignoraient ce que c’est que la neige et la glace, et la colonie de Sydney reçut assez de sel d’Epsom pour faire purger tous les habitans pendant cinquante ans une fois par semaine. En même temps que le commerce se livrait à ces spéculations peu réfléchies, un grand nombre de sociétés par actions se fondaient. — Une liste insérée dans le Monthly Magazine du 12 janvier 1808 en indique quarante-deux, — chiffre considérable pour l’époque, — et de 1808 à 1810 le nombre des country-banks s’éleva de six cents à sept cent vingt. Tandis que d’un côté ce développement rapide du commerce et de l’industrie absorbait les capitaux, de l’autre les subventions aux puissances continentales et les importations extraordinaires de blé, de coton, de laine, de soie, etc.[1], qu’il fallait payer aussitôt, enlevèrent l’or qui restait dans la circulation, et ainsi l’intermédiaire des échanges devenait plus rare au moment même où on en avait le plus grand besoin. La réserve métallique de la Banque tomba de 6 millions de livres sterling à 3 millions ; mais comme elle n’était pas tenue au remboursement, elle porta sa circulation en billets de 17 à 24 millions. Néanmoins le crédit se contracta, la défiance entrava le cours régulier des affaires, et les banqueroutes éclatèrent. Les négocians qui avaient fait des expéditions mal entendues vers l’Amérique furent les premiers frappés. Bientôt un grand nombre de maisons très solides furent entraînées. Un journal financier de l’époque assure que la moitié des commerçans suspendirent leurs paiemens, et beaucoup de country-banks en firent autant. Le 11 avril 1811, le parlement décida qu’on ferait une avance de 6 millions sterling, en bons de l’Échiquier, aux négocians qui en seraient dignes ; mais déjà le fort de la crise était passé, et le succès des armées anglaises en Espagne comme l’ouverture du marché russe amenèrent une nouvelle période de prospérité.

Les crises de 1815 et 1818 furent moins graves. Celle de 1815 fut produite surtout par un excès de spéculation, auquel avaient donné lieu les espérances exagérées basées sur le retour de la paix. Cette fois les banques locales furent les principales victimes ; deux cent quarante d’entre elles succombèrent. 1816 fut encore une année difficile, mais l’année 1817 s’ouvrit sous les plus favorables auspices. Les affaires reprirent leur essor, la confiance reparut ; l’or était abondant, et la réserve métallique de la Banque s’éleva à 11,668,260 liv. sterl., chiffre énorme qui n’avait jamais été atteint, et qui permit même de reprendre momentanément les paiemens en espèces. Malheureusement cette situation favorable ne dura pas longtemps. L’abondance de l’argent en Angleterre y avait naturellement fait baisser le taux de l’intérêt. Les emprunts émis par la France, l’Autriche et la Russie offraient au contraire des placemens très avantageux, qui séduisirent les capitalistes anglais. Pendant l’automne de 1817 et durant toute l’année 1818, il se fit de grandes importations de céréales et d’autres marchandises à des prix élevés[2]. Il en résulta la nécessité de faire à l’étranger de fortes remises. Le change devint défavorable, et comme conséquence inévitable l’or s’écoula rapidement. La réserve métallique de la Banque, qui dépassait. Il millions de livres sterling au 31 août 1817, tomba à 8 millions en mai, à 6 en avril et à 5 en novembre. Les suites ordinaires d’une diminution dans la quantité des instrumens de l’échange ne tardèrent point à se déclarer : contraction du crédit, avilissement de toutes les valeurs, pertes sur les marchandises importées, faillites, crise. La Banque avait dû suspendre ses remboursemens en argent, tout volontaires du reste. Quand la situation se fut de nouveau détendue en 1819, le parlement, sous l’inspiration de Robert Peel, vota le bill pour la reprise des paiemens en espèces, qui eut lieu effectivement en mai 1821, quand la réserve métallique atteignit le chiffre, inouï jusqu’alors, de 11,900,000 livres sterling.

Après ce coup d’œil rapide jeté sur les crises relativement peu graves de 1810, 1815 et 1818, nous allons maintenant étudier de plus près celle de 1825, qui nous offrira des caractères presque semblables, mais sur une plus large échelle. Le souvenir de cette grande convulsion économique s’est conservé en Angleterre comme celui du tremblement de terre de Lisbonne en Portugal ou des éruptions du Vésuve à Naples, et ceux qui y ont assisté n’en parlent encore qu’en frémissant. Les romans mêmes font intervenir les catastrophes de la terrible année dans la trame de leurs fictions[3]. Le grand incendie de Londres ne laissa pas après lui une plus profonde impression. À partir de 1822 s’ouvrit une ère de prospérité sans exemple. Le commerce et l’industrie prirent un prodigieux essor. La consommation des filatures de coton s’éleva en peu d’années de 250,000 à 1 million de balles. L’argent était si abondant que la réserve métallique de la Banque se maintint presque constamment, en 1823 et 1824, aux environs de 12 millions de livres sterling. Le gouvernement profita de cette situation favorable du marché monétaire pour convertir successivement les anciens emprunts 5 pour 100 en 4 1/2 et le 4 pour 100 en 3 1/2. Les consolidés 3 pour 100 suivaient une marche ascendante continue. En avril 1823, ils étaient à 73, en octobre à 83, en janvier 1824 à 86, et en novembre ils avaient atteint le taux inouï de 96. Il y avait surabondance, pléthore du capital, qui avait cessé de trouver dans le pays un placement rémunérateur. C’est alors qu’on commença de jeter les yeux au dehors pour chercher un emploi plus avantageux. Les emprunts des états européens contractés dans les années précédentes avaient donné de beaux revenus et des bénéfices considérables par suite de la hausse de toutes les valeurs. Séduits par ces résultats brillans, les capitalistes se montrèrent disposés à prêter leur argent à tous les états besoigneux des deux mondes. Les jeunes républiques de l’Amérique du Sud, nouvellement reconnues, se jetèrent avec avidité sur ces trésors inépuisables qui leur arrivaient des sombres pays du fer et du charbon. De 1821 à 1824, l’Angleterre souscrivit à des emprunts étrangers pour un capital de 48,480,000 livres sterling, soit 1 milliard 200 millions de francs. Sur la liste, nous voyons figurer le Mexique pour 6,400,000 livres sterling, la Colombie pour 6,700,000, le Chili pour 1,000,000, Buenos-Ayres pour 1,000,000, Guatemala pour 1,400,000, le Pérou pour 1,300,000, Guadalaxara pour 600,000. Nul état, si inconnu, si dépourvu fût-il, ne frappait en vain à la porte du grand banquier de l’univers.

Ces larges écoulemens ne semblaient toutefois pas suffire à absorber le flot montant de la richesse nationale. De toutes parts surgirent des sociétés par actions. Vinrent d’abord les compagnies pour l’exploitation des mines de métaux précieux en Amérique. Les récits des voyageurs les plus compétens, ceux de Humboldt entre autres, touchant la merveilleuse richesse des gites argentifères du Mexique et du Pérou, enflammaient les imaginations. Par suite des luttes de l’indépendance, les mines avaient été assez délaissées ; mais si les filons fameux de la Valenciana et de la Veta-Grande avaient donné de si fabuleux produits avec le travail primitif des Indiens, que de trésors ne livreraient-ils pas à l’industrie britannique, munie de ses machines perfectionnées et des forces illimitées de la vapeur ! Les noms sonores de ces districts lointains exerçaient une fascination irrésistible. On croyait que les merveilles du Potosi seraient dépassées, et on s’attendait à voir couler des hauteurs de Zacatecas et de Guanaxato des fleuves ininterrompus de métaux précieux. Les actions des compagnies minières étaient disputées avec fureur, et par suite montaient avec un élan vertigineux. Celles de l’Anglo-Mexican, du Brasilian et du Columbian, sur lesquelles 10 livres étaient versées, se cotaient en décembre 1824 au-delà de 100 livres, et en janvier 1825 elles atteignaient respectivement 158, 166 et 182. Le Real del Monte, avec 70 livres versées, en valait 1,350. En même temps se fondaient d’innombrables sociétés industrielles. Parmi les principales, on comptait 20 sociétés pour établir des chemins de fer, 22 banques et maisons d’assurances, 11 compagnies pour le gaz, 9 pour des canaux, 27 pour des manufactures, beaucoup d’autres enfin pour fonder des brasseries, construire des bateaux à vapeur, bâtir des docks, etc. En tout, les souscriptions connues dépassèrent 100 millions de livres ou 2 milliards 1/2 de francs. Dans la session de 1825, le parlement reçut 438 demandes de concession et en accorda 286. Les entreprises les plus inconsidérées trouvaient des actionnaires confians. On vit s’établir ainsi une société pour percer l’isthme de Panama, dont on ne connaissait pas encore la configuration, une autre pour pêcher des perles sur les côtes de la Colombie, une autre enfin pour convertir en beurre le fait des vaches des pampas de Buenos-Ayres et pour y multiplier les poulets, afin d’en envoyer les œufs au marché de Londres. La confiance était sans bornes, parce que tout le monde gagnait et que toutes les valeurs faisaient prime. Il suffisait de souscrire à n’importe quoi et de posséder le moindre titre mobilier pour réaliser des bénéfices. La fable du roi Midas se réalisait, et nul ne songeait à s’en plaindre : tout ce qu’on touchait se changeait en or. Toutes les classes se lancèrent dans l’arène de la spéculation ; chacun prenait part à ce steeple-chase universel, qui avait pour but la fortune acquise sans effort. Comme il ne fallait verser d’abord que 5 ou 10 pour 100 des sommes souscrites, il semblait facile de gagner beaucoup en exposant très peu. C’était un entraînement de plus auquel bien peu résistèrent. « On vit alors, dit l’Annual Register de 1824, des hommes de tout rang et de tout caractère, les prudens et les audacieux, les novices et les roués, les gens les plus simples comme les plus habiles, les plus méfians comme les plus confians, des ducs, des lords, des avocats, des médecins, des théologiens, des philosophes, des poètes, des ouvriers et de petits employés, des femmes, des veuves, des jeunes filles, exposer une partie de leur avoir en des entreprises dont ils connaissaient à peine le nom, et dont ils ignoraient certainement le but. »

L’argent facilement acquis se dépense facilement aussi, dit-on. Tant de fortunes si rapidement accrues, tant de bénéfices, sans perte aucune, répartis entre tant de mains, amenèrent un accroissement correspondant dans la demande de toutes les marchandises, et comme l’offre ne pouvait immédiatement y faire face, le prix de toutes choses s’éleva. Le coton monta de 8 pence la livre en 1824 à 17 pence en 1825. Le tabac, le sucre, le café, les épices, la soie, se vendirent de 30 à 100 pour 100 plus cher d’une année à l’autre. Il en résulta des bénéfices énormes pour tous les détenteurs, et la fièvre de la spéculation se tourna bientôt aussi de ce côté. Les négocians ne se contentèrent pas de spéculer sur les produits existans dans le pays ; déterminés par les hauts prix, ils envoyèrent des ordres considérables à l’étranger. Par suite, en 1825, les importations des principales marchandises furent à peu près doublées. Elles s’élevèrent, pour le coton, de 149 millions de livres en 1824 à 228 millions en 1825, pour la laine de 22 millions à 43, pour le lin de 742,000 livres à 1,055,233.

L’Angleterre offrit alors un prodigieux spectacle. Cette petite île, à peine sortie d’une longue guerre, où elle avait dépensé plus de 45 milliards, malgré sa dette de 23 milliards, malgré les impôts énormes qui semblaient devoir l’accabler, se croyait assez riche pour contracter en moins de deux ans jusqu’à 4 milliards d’engagemens. Relativement à un si gigantesque mouvement d’affaires, il semble que l’instrument des échanges, numéraire et billets, devait être très insuffisant. La Banque n’avait pas augmenté sa circulation fiduciaire ; le montant de ses notes n’avait guère dépassé la moyenne, ordinaire alors, de 20 millions de livres. Les banques provinciales, jouissant depuis 1822 de l’autorisation d’émettre des billets au-dessous de 5 livres, avaient, il est vrai, porté leurs émissions de 4 millions à 11 millions. Ce papier, lancé dans la circulation, put contribuer à la hausse des prix ; il ne détermina pas cependant la crise, comme on l’a prétendu, car la plupart des opérations se faisaient à terme et à crédit, et n’entraînaient pas de paiemens immédiats. Les spéculateurs achetaient au moyen de la puissance d’acquisition que représentait leur avoir tout entier ; c’était donc comme si toutes les fortunes, monnayées par le crédit, étaient venues se faire concurrence sur le marché, ce qui avait amené cette hausse extraordinaire de toutes les valeurs et de toutes les marchandises. La hausse se soutint aussi longtemps que l’argent fut abondant, et que par suite la confiance générale se maintint : elle atteignit son apogée dans les premiers mois de 1825 ; mais déjà le numéraire commençait à s’écouler. Les emprunts et les compagnies minières de l’Amérique emportèrent à l’étranger des quantités énormes d’or et d’argent. Les exportations anglaises ne suffisaient pas à couvrir les importations extraordinaires faites par la spéculation. Le change devint défavorable : il fallut sans cesse, pour couvrir la différence, faire des remises en métaux précieux, et à partir du mois de mars la réserve de la Banque diminua rapidement. Au 31 août 1824, elle était de 11,700,000 liv. sterl. ; au mois d’avril, elle n’est plus que de 6 millions et demi ; en juillet, elle tombe à 4 millions, en octobre à 3 ; en décembre, il ne restait plus qu’un million. On était à la veille de la suspension des paiemens en espèces. La Banque n’en était pas encore arrivée alors à suivre la marche qu’elle adopte maintenant en pareilles circonstances, et qui consiste à retenir l’or par la contraction de l’escompte ainsi que par la hausse du taux de l’intérêt. Elle n’éleva ce taux de 4 à 5 que le 17 décembre, quand la crise sévissait déjà dans toute son intensité. Loin de restreindre l’escompte et la circulation fiduciaire, elle l’étendit au contraire pour venir en aide au commerce, et afin que ses billets prissent, comme moyens d’échange, la place du métal disparu ; elle ne considérait pas que c’était aider à le chasser encore plus vite ou tout au moins à l’empêcher de revenir. Elle s’avançait ainsi dans une impasse au bout de laquelle il n’y avait qu’un moyen de salut, la suspension des paiemens en numéraire et le cours forcé. Du commencement à la fin de décembre, elle double ses escomptes en portant l’émission de ses notes de 17 à 26 millions. Elle lança dans la circulation tous ses billets et jusqu’à un vieux paquet de banknotes d’une livre oublié dans une armoire. D’autre part, la caisse était presque à sec ; lord Ashburton prétendit même qu’à un certain jour de ce terrible mois de décembre il n’y restait plus rien. La Banque ne fut sauvée que par des expédiens. Le 27 décembre, elle reçut de la maison Rothschild 300,000 livres en or, et bientôt il lui arriva de Hollande et de France des envois de métaux précieux qui reconstituèrent sa réserve.

Quoique la Banque n’eût ni contracté l’escompte ni élevé le taux de l’intérêt, la crise n’en avait pas moins éclaté, occasionnant partout de terribles désastres. À mesure que l’argent devenait plus rare, le crédit se restreignait. Tous ceux qui avaient pris des engagemens à terme, soit pour des marchandises, soit pour des valeurs ou des entreprises, étaient obligés de vendre, et comme leur nombre était très grand, il y avait un immense excès dans l’offre. Tout le monde, se présentait au marché comme vendeur, personne comme acheteur. Il en résulta un avilissement extrême des prix. Les négocians obligés de réaliser ne pouvaient le faire qu’à 30 ou 40 pour 100 de perte. L’argent avait disparu du marché, ceux qui en possédaient ne voulant s’en séparer à aucun prix, ni pour le prêter, ni pour acheter. L’inquiétude et la défiance dégénérèrent en panique : l’on se rua sur les banques ; il y eut ce que les Anglais appellent énergiquement un run, un assaut général. Comme elles sont tenues de faire face à des engagemens à vue, ce sont elles qui succombent d’abord. Dans le seul mois de décembre, soixante-dix suspendirent leurs paiemens. La chute du London Bank, Pôle et Co, (17 décembre) entraîna celle d’un grand nombre de banques provinciales avec qui elle avait des relations. Les détaillans, les petits fermiers, qui avaient reçu des notes d’une livre, se trouvaient à leur tour dans l’impossibilité de payer leurs propriétaires. C’était un enchaînement de pertes retombant des uns suivies autres et répandant dans toutes les classes de la société la gêne, la ruine et le désespoir. Un écrivain de talent, économiste distingué, miss Martineau, a peint en quelques traits la physionomie du pays pendant ces terribles momens. « Sur la place publique, dans les villages, dit-elle, la foule se rassemblait atterrée, et l’on entendait ce cri sinistre : la banque du district a suspendu ses paiemens ! Ici on voyait les hommes roulant dans leurs mains crispées un billet de banque désormais inutile, là des femmes pleurant et gémissant. Les échanges étaient complètement suspendus ; on ne pouvait plus ni vendre ni acheter. L’argent s’était écoulé hors du pays ou demeurait caché au fond des coffres-forts, et on considérait tout billet avec une telle terreur qu’on eût cru qu’il allait brûler les doigts de celui qui l’aurait accepté. Plutôt que de recevoir du papier, les cultivateurs fuyaient les marchés. La confiance et la gaîté avaient disparu. Plus de luxe, plus de fêtes, plus de brillantes toilettes, plus d’équipages ; chacun se réduisait à ce qui est strictement nécessaire pour vivre. On assiégeait les bureaux de poste pour avoir des nouvelles, et chaque jour apportait son contingent de faillites. L’imagination agrandissant encore le mal, on se croyait à la veille d’une catastrophe générale où toutes les fortunes auraient disparu, englouties comme dans un abîme. » Ce tableau ne paraîtra pas exagéré lorsqu’on songe que la crise atteignit toutes les classes, les négocians par l’avilissement de tous les prix, — les spéculateurs, et qui n’avait pas spéculé ? par la baisse de toutes les valeurs et par la ruine de tant d’entreprises mal conçues, — les industriels par la fermeture des débouchés, les campagnes par la suspension des country-banks. Les ouvriers sans ouvrage, réduits à vivre de l’aumône publique, se jetèrent sur les usines et brisèrent les machines, qu’ils accusaient d’avoir causé tout le mal en inondant les marchés de produits surabondans. Dans presque tous les comtés, il y eut des désordres, des émeutes, des luttes à main armée.

La crise dura encore tout le mois de janvier 1826, perdant toutefois chaque jour de sa violence. Les faillites furent encore nombreuses ; , mais quand on apprit que l’or commençait à refluer vers les caisses de la Banque, un rayon d’espoir releva les courages abattus. Le gouvernement autorisa la Banque à faire des avances sur marchandises jusqu’à concurrence de trois millions de livres sterling. L’annonce seule de la faculté offerte aux négocians de se procurer des ressources suffit pour faire renaître la confiance et pour rendre la mesure à peu près inutile, car les prêts ne dépassèrent point 400,000 livres sterling. Quand cette violente tourmente eut nettoyé le monde commercial des élémens impurs que l’excès du crédit et de la spéculation y avait accumulés, le ciel s’éclaircit peu à peu. On entendait bien encore de temps à autre le craquement sinistre d’une banqueroute retardée à force d’efforts et de sacrifices, mais c’étaient comme les derniers grondemens d’un orage qui s’éloigne et que suivra bientôt le retour du beau temps. Vers la fin de l’année 1826, le commerce et l’industrie avaient déjà replis le train ordinaire de leurs affaires. La réserve métallique de la Banque d’Angleterre dépassant 7 millions, l’escompte fut réduit à 4 pour 100. Dès le mois de janvier, le parlement s’était occupé des causes de la crise, et le comité d’investigation qu’elle nomma l’attribua en grande partie aux émissions exagérées des banques provinciales dans un moment où il aurait fallu les restreindre, afin de modérer la fièvre de la spéculation et arrêter la fuite de l’or. Pour éviter autant que possible le retour d’une semblable calamité, et surtout pour y soustraire les classes moyennes et inférieures, on interdit, sauf pour l’Ecosse, la circulation des billets de moins de 5 livres.

Pendant la même année, la place de New-York avait subi une convulsion analogue à celle qui avait causé tant de ravages en Angleterre. Au printemps, l’argent était abondant, le crédit illimité, par suite essor des entreprises nouvelles, immenses achats de marchandises par spéculation, de coton principalement. Au mois de juillet, l’argent disparaît. Le niveau métallique s’abaisse outre mesure dans les caisses des banques, l’instrument des échanges se raréfie, et le crédit se contracte. Tous les prix tombent, l’escompte s’élève à 30, à 36 pour 100. Au mois d’août commencent les faillites, qui se succèdent jusqu’à liquidation complète des opérations mal engagées et des maisons trop peu solides pour résister à l’épreuve.

Pendant dix ans, le marché anglais ne subit point de secousses qui méritent d’être signalées. L’année 1836 s’ouvrit avec tous les symptômes d’une grande prospérité. Les prix montaient, l’escompte était facile, nul symptôme alarmant n’entravait l’élan des affaires. Beaucoup de compagnies de chemins de fer se fondèrent au printemps. On vit s’établir aussi 42 nouvelles banques avec au moins 200 succursales, ce qui portait le chiffre total de ces établissemens de crédit à 670, comptant près de 37,000 actionnaires. Tout à coup l’or commence à s’écouler à flots vers l’Amérique, où le président Jackson s’efforçait d’étendre la circulation métallique. Quoique la Banque restreigne ses escomptes et en élève le taux, sa réserve tombe à 4 millions. Aussitôt le crédit se contracte ; le money-market, le marché monétaire, présente les signes précurseurs des catastrophes. Le 14 novembre 1836, l’importante banque irlandaise, Agricultural and commercial Bank, tombe avec ses 30 succursales. On se rappelle les désastres de la terrible année 1825, et partout on demande le remboursement des billets aux banques provinciales. La Banque d’Angleterre vint au secours des plus menacées. En même temps elle repoussa à l’escompte les traites des maisons américaines qui lui soutiraient son encaisse. Il en résulta de mars à juillet 1837 d’importantes faillites parmi les maisons engagées dans le commerce avec les États-Unis. Comme la plupart des industries n’étaient point surchargées d’engagemens, les désastres s’arrêtèrent là. À l’automne, les affaires avaient repris leur marche accoutumée. En 1839 éclata une nouvelle crise financière, causée cette fois par les fluctuations du commerce international avec le continent. Pendant plus d’une année, c’est-à-dire depuis le milieu de 1838 jusqu’en novembre 1839, le change fut constamment contraire à l’Angleterre, ce qui signifie qu’il était avantageux d’exporter des métaux précieux de Londres vers le continent. Ce drainage ininterrompu du métal, qui finit par conduire la Banque à la veille d’une nouvelle suspension, était dû à différentes causes : l’importation d’une grande quantité de céréales à des prix élevés qui emportèrent environ 10 millions liv. st., — les besoins de numéraire de la Russie et de la Suède, qui firent venir beaucoup d’argent de Londres par la voie de Hambourg, — le bas prix des valeurs en France et en Belgique, suite de la crise de 1838, qui attira les capitaux anglais. On reproche aussi à la Banque d’avoir méconnu les nécessités du moment en laissant son escompte à 3 1/2 pour 100 jusqu’en mai, lorsque déjà la réserve était tombée à 5 millions. Elle descendit même un moment à 2 millions 1/2 contre une circulation en billets de 17 millions 1/2. La direction vit enfin l’abîme vers lequel elle marchait ; le taux de l’escompte fut porté de 5 à 6, et dans son effroi elle eut recours à des expédiens désespérés, indignes, a-t-on dit, du plus puissant établissement du monde. Elle accepta l’assistance de douze des principaux banquiers de Paris qui, par l’entremise de la maison Baring de Londres, lui ouvrirent un crédit de 2 millions de livres sterling. Grâce à l’élévation du taux de l’escompte, l’argent commença de refluer vers l’Angleterre, et la crise se dissipa peu à peu. Le nombre des faillites avait été considérable ; l’industrie souffrit beaucoup, et la classe ouvrière, privée de travail, ouvrit l’oreille aux théories chartistes. En somme néanmoins, il y eut en 1839 une gêne très forte du money-market plutôt qu’une véritable tourmente économique. D’autres pays eurent à subir des épreuves plus terribles que l’Angleterre. En Amérique, la crise, qui durait depuis 1836, arriva à son apogée en 1839 par la suspension et la liquidation définitive de la Banque des États-Unis. Dans la seule année 1839, 959 banques avaient spendu. De 1837 à 1839, les statistiques officielles constatèrent 33,000 faillites et une perte de 440 millions de dollars. En Belgique, en 1838, la banque principale suspendit, et toutes les valeurs baissèrent énormément. Les actions industrielles étaient tombées à vil prix, et il y eut des pertes considérables. En 1839, la crise atteignit Hambourg. L’escompte s’éleva, chose inouïe alors, à 7 pour 100 ; beaucoup de maisons faillirent ; la place fut profondément ébranlée et couverte de ruines. La France même, quoiqu’on ne pût lui reprocher d’abuser du crédit et de la circulation fiduciaire, n’échappa point à l’ébranlement général. De janvier à juillet 1839, on constata à Paris plus de 600 faillites importantes, parmi lesquelles 93 de sociétés par actions, qui occasionnèrent une perte de 148 millions de francs.


II

Ces embarras si fréquens et si graves de la circulation appelèrent de nouveau, vers cette époque, l’attention du parlement anglais. Un certain groupe d’économistes et d’hommes pratiques très versés dans les questions financières attribuaient alors ces perturbations sans cesse renaissantes à l’emploi exagéré des billets de banque qui expulsaient du pays le véritable intermédiaire des échanges, l’or et l’argent. Les écrits de Mac-Culloch, de W. Clay, du colonel Torrens, de M. Loyd et de M. Norman entraînèrent l’opinion, et Robert Peel put faire voter le fameux act de 1844, qui a donné lieu depuis à tant de débats. Par cette loi, la Banque d’Angleterre était autorisée à émettre 14 millions de billets, et les banques de province 8 millions. Au-delà de ces 22 millions (550 millions de francs), toute émission nouvelle devait être couverte par une contre-valeur en métaux précieux. De cette façon, l’intermédiaire des échanges, composé de billets et de numéraire, ne pouvait s’étendre que dans la mesure où il se serait accru, s’il avait été composé uniquement de métaux précieux. On espérait combattre ainsi la hausse des prix, produire, assurait-on, par une trop forte émission de monnaie de papier, laquelle avait pour conséquence l’exportation du métal et par suite les crises. L’act de 1844 était bien conçu en vue du but qu’on voulait atteindre, qui était de maintenir de plus fortes réserves métalliques ; mais il était insuffisant pour arrêter le retour périodique des crises, puisque dès 1847 il en éclatait une aussi grave au moins que les précédentes, et qui cette fois atteignit la France presqu’aussi rudement que l’Angleterre.

En Angleterre, la période d’expansion et de prospérité croissante commença vers 1843. En 1844, le capital s’accumule et cherche un emploi. L’or afflue à la Banque, son encaisse dépasse 15 millions ; l’escompte officiel est abaissé à 2 1/2, et dans Lombard-street le papier irréprochable est accepté à 2 0/0, à 1 1/2 même, affirme-t-on. Jamais l’intérêt n’était tombé si bas. On voyait approcher le moment où le prêt serait gratuit et ne rapporterait plus aucun avantage au prêteur. Les consolidés montaient d’une manière continue : en 1845, ils atteignirent le pair ; comme en 1825, tous les symptômes d’une surabondance de capital se manifestaient. Dans les canaux de la circulation, il y avait pléthore : il fallait un écoulement à cette richesse qui cherchait un placement. En ce moment, les résultats avantageux que produisait depuis quelque temps l’exploitation des chemins de fer construits dans les dix dernières années commencèrent à fixer l’attention publique. Les faiseurs de projets apparurent ; les compagnies se constituèrent, faisant appel aux capitaux, et ceux-ci répondirent avec empressement. Déjà en 1844 le parlement accorda la concession de 800 milles qui devaient coûter 400 millions de francs ; mais l’année suivante cela dégénéra en fureur, en manie. Les prospectus pullulèrent avec cartes et documens à l’appui ; le nombre des lithographes devint tellement insuffisant qu’on en fit venir d’un coup 400 de Belgique. 678 nouvelles demandes de concession furent soumises au parlement, qui en vota 136. En 1846, on concéda encore 260 nouveaux chemins, et 148 en 1847. L’Economist calcula que la construction des voies votées durant ces quatre dernières années devait entraîner une mise dehors totale d’environ 5 milliards 1/2 de francs et un versement annuel de près de 900 millions. Sur tous ces nouveau, titres, la spéculation était active ; on se les arrachait, et les primes s’élevaient en conséquence. Comme on estimait alors l’épargne annuelle de l’Angleterre à 1 milliard de francs, elle aurait pu à la rigueur faire face à l’énorme dépense qu’exigeait la construction de son propre réseau ; mais en même temps les capitalistes anglais souscrivirent pour de fortes sommes aux chemins du continent, notamment à ceux de la Belgique et de la France, ce qui acheva d’absorber le capital disponible, et en outre des circonstances désastreuses vinrent peser sur une situation déjà si tendue. La maladie des pommes de terre, qui éclata en 1845 comme un choléra de la végétation, ruina, affama l’Irlande, que l’Angleterre dut nourrir avec un sacrifice de plus de 160 millions de francs, tandis que le prix des grains s’élevait par suite de l’insuffisance de la récolte. En 1846, le blé resta cher, et, la récolte ayant manqué en France, il monta au commencement de 1847 au taux de disette de 102 shillings le quarter. Sous la pression d’une demande aussi intense, les grains affluèrent d’Amérique et de Russie. New-York seul en expédia pour près de 200 millions de francs, et on estima que l’importation totale des denrées alimentaires atteignit 1 milliard de francs. Les exportations de marchandises anglaises ne s’étaient pas accrues en proportion de ces énormes importations ; il fallut donc payer la différence en métal. Le change avec les marchés qui avaient fourni le blé, les États-Unis et la Russie, devint défavorable, et l’or commença de s’écouler hors du pays. L’encaisse de la Banque descendit, de 15 millions en décembre 1846, à 9 millions en avril 1847. La Banque, après une sécurité trop longtemps prolongée, s’alarma enfin, et éleva coup sur coup l’escompte à 3 1/3 le 14 janvier, et à 4 le 21. Cette mesure, où se trahissait l’inquiétude, la communiqua au monde commercial. Toutes les valeurs baissèrent rapidement, les consolidés tombèrent à 88. Malgré les signes précurseurs de la tempête, on espéra un moment y échapper. Le ciel sembla s’éclaircir, un peu de métal reflua vers la Banque. En mai, une somme importante déjà embarquée pour l’Amérique fut remise à terre. L’encaisse se releva à 10 millions 1/2 sterling. On croyait si bien le danger passé que le discours du trône à la clôture du parlement, le 23 juillet, ne mentionna point les difficultés qui menaçaient le monde des affaires. Et pourtant dès la fin du même mois on vit avec effroi recommencer l’exportation des métaux précieux pour la Russie, pour les États-Unis, pour la France même, où sévissait déjà la crise. En août, la Banque, pour retenir sa réserve qui fuit, relève l’escompte à 5, puis à 5 1/2 ; elle restreint ses avances, elle n’accepte plus que les billets à un mois, et en septembre elle annonce qu’elle cesse de faire des avancés sur dépôt de fonds publics. Ces mesures de salut, commandées par la situation et auxquelles elle aurait dû avoir recours plus tôt ; déterminèrent enfin l’explosion de la crise, si longtemps, mais en vain retardée. Les premières maisons qui succombèrent furent celles qui étaient engagées dans le commerce des grains. Par suite de la bonne récolte de l’année, le prix du blé tomba en juillet à 74 shillings le quarter, et à 49 shillings en septembre. Tous les négocians qui avaient acheté dans les hauts prix perdirent énormément. Les faillites ne tardèrent pas à éclater avec des passifs formidables de plusieurs millions sterling. Les pertes retombant de l’un sur l’autre, une foule de négocians succombèrent : chaque jour, on apprenait une suspension nouvelle. Une terreur panique avait frappé les esprits ; on se rappelait la terrible année 1825, et chacun se croyait à la veille de sa ruine. L’alarme fut au comble lorsqu’on annonça que les deux principales banques de Liverpool avaient suspendu leurs paiemens (18 et 26 octobre). Pendant les cinq jours suivans, plusieurs grands établissemens de crédit faillirent aussi à Manchester, à Newcastle et dans tout l’ouest. Les consolidés tombèrent à 79. La Banque éleva l’escompte à 8 pour 400, et à ce taux même elle refusait beaucoup d’excellent papier. Sur le marché libre, l’escompte monta à 12 et 13 pour 100. Toutes les actions de chemins de fer, si recherchées peu de temps auparavant, étaient invendables, même les meilleures. Le contre-coup de cette convulsion financière frappa cruellement la classe ouvrière : déjà depuis un an le manque et le haut prix du coton avaient beaucoup réduit la demande de travail. En ce moment critique, beaucoup d’usinés se fermèrent, et les entrepreneurs de chemins de fer, faute d’argent, renvoyèrent un grand nombre de leurs ouvriers. Plus de cent mille travailleurs furent soutenus par l’aumône officielle en vertu de la loi des pauvres. Le désespoir était dans tous les cœurs.

Au plus fort de la crise, en octobre, une députation du commerce demanda avec la plus vive instance au ministère la suspension de l’act de 1844, qui forçait la Banque de restreindre ses émissions dans la mesure où son encaisse diminuait, et qui enlevait ainsi à la circulation une partie de l’agent des échanges au moment où on en avait le plus pressant besoin. Le ministère céda : Robert Peel lui-même n’osa point conseiller la résistance. La Banque fut autorisée à dépasser le maximum légal de son émission ; mais soit que l’autorisation seule eût suffi pour dissiper un peu l’effroi général, soit que la crise fût naturellement arrivée à son terme, ou que le taux de 8 pour 100 de l’escompte eût produit son effet, l’or commença de refluer vers les caisses de la Banque, et peu à peu la confiance revint. Quand on lit le relevé des désastres causés par l’ouragan économique, on trouva que plus de 400 maisons avaient succombé avec un passif d’environ 600 millions de francs[4].

En France, des causes semblables avaient produit des effets identiques : en 1843 et 1844, surabondance de capitaux, hausse des valeurs, expansion du crédit. De vastes entreprises de chemins de fer se fondent, qui exigent, pendant plusieurs années des versemens réguliers et considérables. Mauvaise récolte en 1846, importation de grains sans exportation correspondante de produits français, d’où écoulement rapide du numéraire. Du 1er juillet 1846 au 1er janvier 1847, l’encaisse de la Banque tombe de 252 millions à 80 ; au 15 janvier, il n’est plus que de 59 millions. Le taux de l’intérêt est porté de 4 à 5 pour 100 ; mais, plutôt que de restreindre ses escomptes, la Banque a recours aux expédiens : elle fait affiner l’argent de 15 millions de pièces démonétisées, elle obtient de la province 4 ou 5 millions, elle en emprunte 25 à des banquiers anglais et en accepte 50 de l’empereur de Russie en échange de rentes françaises qu’elle lui vend. Ces embarras financiers avaient traîné à leur suite leurs conséquences ordinaires : faillites, pertes, chômages, misères et ruines de toute sorte. Hambourg et l’Allemagne centrale, Francfort, le Wurtemberg, Bade, ressentirent aussi les effets de l’ouragan qui s’était abattu sur l’Angleterre et sur la France.

Si l’on compare les deux grandes crises de 1825 et de 1847, on voit aussitôt qu’elles sont déterminées l’une et l’autre par la même cause, l’exportation du numéraire, d’où résulte une contraction de l’instrument des échanges, constitué chez les peuples avancés à la fois de monnaie métallique et de monnaie de papier ; mais cette exportation, ce drainage, comme disent les Anglais, fut amené en 1825 par des placemens inconsidérés dans les emprunts et les mines de l’Amérique, tandis qu’en 1847, elle était due en grande partie aux conséquences d’une mauvaise récolte, de sorte que s’il faut attribuer, pour la première de ces crises, la faute entière à l’imprudence des hommes, on peut s’en prendre pour la seconde à l’inclémence des saisons et aux rigueurs de la nature. En 1825, la perturbation économique fut de plus courte durée : il n’y eut qu’une seule panique, mais elle occasionna plus de ravages. En 1847, le fléau sévit plus longtemps : il y eut deux paniques, une en avril et une en octobre ; les suites en furent toutefois moins désastreuses. La Banque, en 1825, ne fit rien pour conjurer le danger ; en 1847, elle prit quelques mesures tardives sans un meilleur résultat. Malgré ces différences, les commencemens, l’explosion et la terminaison de la tourmente financière présentent aux deux époques les mêmes caractères généraux.

Nous arrivons maintenant à la dernière crise dont nous ayons à parler, celle de 1857. Elle fut plus grave que la précédente, parce qu’elle s’étendit sur le monde entier. Ayant pris naissance en Amérique, le cyclone financier dévasta successivement l’Angleterre, la France, l’Allemagne, tout le nord de l’Europe, y compris les états Scandinaves, et le contre-coup s’en fit sentir jusqu’à l’autre côté de l’équateur, à Java et au Brésil. À mesure que les moyens de communication étaient devenus plus faciles, plus économiques, la chaîne du crédit réciproque avait lié plus étroitement les unes aux autres les grandes places de commerce. Une union plus intime rattachait tous les intérêts, et un profond ébranlement à l’une des extrémités devait nécessairement se communiquer à l’autre, comme on verra bientôt l’étincelle électrique faire vibrer du même coup les deux hémisphères.

La révolution de février, malgré les embarras locaux qui en furent la suite, n’amena pas de crise véritable, parce que les événemens de cette époque n’eurent guère d’action sur les échanges internationaux. Quand le monde des affaires se fut remis de la secousse, les flots d’or de l’Australie et de la Californie ne tardèrent pas à lui imprimer un prodigieux essor. Pendant les neuf années de 1848 à 1856, on estime que ces deux pays seuls envoyèrent en Europe plus de 4 milliards de francs. En 1856 seulement, l’Angleterre reçut en métaux précieux, or et argent, une valeur de 25,643,600 livres sterling. Ces 4 milliards, répandus en si peu de temps dans la circulation européenne, eurent pour effet immédiat de stimuler extraordinairement la production et l’esprit d’entreprise. Ce fut, comme d’habitude, l’Angleterre qui donna le branle au mouvement d’expansion. Pendant l’année 1852, l’intérêt tomba de nouveau à 2 et même à 1 1/2, et les consolidés atteignirent le pair. Aussitôt de nouvelles compagnies se formèrent pour absorber le capital surabondant. Cette même année, dans l’espace de cinq mois, on en vit s’établir 153, exigeant des versemens pour une somme de plus d’un milliard de francs. La construction de nouvelles lignes de chemins de fer absorba, de 1852 à 1857, encore au moins 5 milliards. Les autres industries se développèrent dans la même proportion. La production du fer, de la houille, des étoffes de laine et de coton, augmentait avec une rapidité prodigieuse. Le commerce porta le mouvement de ses affaires, importations et exportations réunies, de 3 milliards en 1848 à 7 milliards de francs en 1856. Ce merveilleux accroissement de richesse dans toutes les branches permit à l’Angleterre de faire face, sans difficultés apparentes, à la dépense de 2,300,000 livres sterling qu’exigea la guerre avec la Russie. Les arrivées mensuelles de l’or des placers comblaient les vides que faisaient de temps en temps les remises à effectuer en Orient. Cependant dès la fin de 1855 il fallut protéger, par un escompte élevé à 7 pour 100, un encaisse réduit à 11 millions de livres sterling s et l’année d’après, à la même époque, la réserve métallique étant tombée à 9 millions, l’intérêt fut de nouveau porté à 7 pour 100.

En France, pendant la même période 1848-1856, proportionnellement l’expansion n’avait pas été moindre. Les entreprises de chemins de fer seules absorbèrent annuellement, de 1852 à 1854, 250 millions, puis en 1855 500 millions, et en 1856 520 millions de francs. Lorsque l’administration décida, par mesure de prudence, en 1856, que momentanément on n’accorderait plus de concessions, l’achèvement des voies déjà concédées exigeait encore une mise dehors de 1,260 millions. Les emprunts de l’état, souscrits avec un si furieux entrain, et ceux des villes absorbèrent encore, de 1854 à 1856, environ 1 milliard 1/2. Nous n’insisterons pas sur la physionomie de ces années, encore assez peu éloignées de nous pour qu’on n’en ait pas perdu le souvenir. C’était le temps heureux de la hausse générale et des bénéfices assurés. Les autres marchés du monde présentaient un spectacle à peu près pareil. L’Allemagne, elle aussi, jusque-là prudente et sage, se lança dans le tourbillon. Les primes merveilleuses touchées par les fondateurs et les premiers actionnaires du crédit mobilier français avaient monté toutes les têtes au-delà du Rhin. Chaque ville voulut avoir sa banque ou son crédit mobilier. De 1854 à 1857, on en fonda pour un capital d’environ 800 millions de francs. Partout on s’arrachait, on se disputait les titres des institutions nouvelles. À Francfort, on avait réservé le droit de souscrire à ceux qui étaient bourgeois de la ville. Tous souscrivirent, et on payait chèrement les portefaix bourgeois qui, grâce à un coup d’épaule, pouvaient arriver avant les autres au guichet. À Vienne, la foule des souscripteurs passa toute la nuit devant les bureaux, et quand approcha l’heure de l’ouverture des portes, plus d’un faillit périr étouffé dans la presse. Même fièvre vertigineuse dans toutes les villes, grandes et petites, à Cobourg, à Leipzig, à Dessau, à Géra, à Buckebourg, à Hanovre, à Meiningen. On s’occupait peu du mérite réel de l’institution qui se fondait ; le but unique était de toucher des primes qui paraissaient infaillibles. On s’inscrivait pour dix, pour cent fois autant d’actions qu’il y en avait de disponibles, afin que cette apparence d’empressement du public fît aussitôt monter la valeur. Les souscriptions pour la banque de Hanovre montèrent à la somme fabuleuse de 1,100 millions de thalers, soit plus de 4 milliards de francs. Une institution de crédit fondée à Hambourg vit son capital souscrit au centuple, et pourtant elle semblait si peu sérieuse qu’elle ne put trouver de directeur. D’autre part la construction des chemins de fer, opération sérieuse celle-là, en trois ans absorba plus d’un milliard de francs.

De l’autre côté de l’Atlantique, les États-Unis avaient présenté bien plus que l’Europe le spectacle d’un essor inouï de la production et de la spéculation. Chez ce peuple riche des ressources illimitées d’un sol vierge, plus riche encore de l’activité dévorante et de la vive intelligence de ses citoyens, la création des capitaux s’opère avec une rapidité qui tient du prodige. Le travail est deux fois plus productif qu’en Europe, et nul n’est oisif. L’Américain est le premier wealth maker (créateur de richesse) du monde. La vie semble n’avoir qu’un but à ses yeux, poursuivre la fortune, et nul ne sait mieux que lui s’aider du secours de la machine qui décuple les forces de l’homme. Lorsqu’on étudie les chiffres qui peuvent servir à mesurer le progrès économique des États-Unis à cette époque, on s’étonne de la puissance qu’ils révèlent, et l’on comprend mieux les gigantesques sacrifices d’argent que la fédération parvient à faire maintenant pour la guerre. En 1856, l’Union avait déjà construit 24,000 milles de chemins de fer, et 50,000 de télégraphes, trois fois autant que l’Angleterre et six fois autant que la France. Le tonnage de sa marine marchande avait à peu près atteint celui de la Grande-Bretagne. Le congrès avait concédé, dans la seule année 1856, 40 millions d’acres, c’est-à-dire un territoire grand comme le tiers de la France. Le mouvement dans les ports et sur les chemins de fer s’était accru d’un tiers. Le nombre des banques, de 700 en 1846, s’était élevé en 1856 à 1,416, avec un capital de 376 millions de dollars. La dette de l’état avait été réduite à la somme insignifiante de 35 millions de dollars, et le produit des impôts laissait un excédant disponible, Ainsi, tandis que les nations européennes dévoraient une partie de leurs épargnes en arméniens énormes ou sur les champs de bataille, l’heureuse Amérique, jouissant d’une paix profonde, consacrait les siennes à féconder toutes les branches de l’activité nationale, l’agriculture et l’industrie, le commerce et la navigation.

En ces temps fortunés, le monde civilisé présentait donc l’image d’une prospérité sans exemple. L’univers était devenu semblable à une ruche ou plutôt à un immense atelier, et chaque peuple s’appliquait à livrer à l’échange général le produit que ses aptitudes ou son climat lui permettaient de créer avec le plus d’avantage. La vapeur, entraînant le navire sur les mers et le wagon sur les voies ferrées, établissait entre tous les marchés des communications journalières. L’or, qui coulait à flots, et les instrumens de crédit, bien plus puissans que l’or, donnaient à la circulation des richesses des facilités et par suite une rapidité extrêmes. Le transport des marchandises, la masse des produits, le total de la consommation, tous les élémens de la fortune des nations se comptaient par des chiffres si énormes, que, comme ceux qu’emploie l’astronomie, ils stupéfient l’esprit, qui ne peut plus les saisir. Cette vie exubérante, cette fièvre de production, étaient certes un beau spectacle pour ceux qui croient que le salut des sociétés est dans l’accumulation des capitaux. Or c’est au milieu de cette expansion des forces productives et dans le pays même qui y avait pris la plus large part qu’éclata tout à coup l’orage qui devait occasionner tant de désastres.

Ce qui prépara la crise aux États-Unis, ce fut l’emploi exagéré du crédit, et notamment les avances énormes faites par les banques[5], au moyen de leurs dépôts, aux entreprises industrielles, aux chemins de fer surtout ; mais ce qui détermina l’explosion, ce furent les perturbations du commerce extérieur. Dans un pays qui s’enrichit, on voit augmenter la consommation de toutes choses, de celles principalement qui répondent à des besoins de luxe. Or ces choses-là, c’était l’Europe qui les fournissait à l’Amérique. On calcule qu’en 1857 la toilette seule des dames exigea une importation de marchandises européennes d’une valeur de 200 millions de francs. Stimulés par l’aspect de la prospérité croissante de la nation, les négocians avaient à l’envi agrandi leurs commandes. En 1856, le blé avait été cher en Europe, et l’Union avait payé ses créanciers avec ses exportations de céréales. En 1857, une bonne récolte dispensa l’ancien monde de se faire nourrir par le nouveau, et celui-ci se trouva dans l’embarras quand il lui fallut solder ses importations. Des remises en or étaient le seul moyen de rétablir la balance. Le mal n’était pas encore très grand, seulement il en résulta une certaine inquiétude. Or toute défiance restreint le crédit, qui n’est que la confiance. L’argent et le crédit se raréfiant ensemble, les moyens d’échange devinrent insuffisans. Les prix baissèrent, d’abord ceux des marchandises, puis ceux de toutes les valeurs. Les déposans commencèrent à retirer quelque argent des banques. Ce fut l’origine de la débâcle. Le 24 août, l’Ohio life and trust company suspendit avec un passif de 5 millions de dollars, qui, liquidation faite, ne laissa pourtant qu’une perte insignifiante. Bientôt suivit la suspension du Mechanic banking association, un des plus anciens établissemens de l’état. Au commencement de septembre, il y eut une éclaircie : on espéra que la crise s’arrêterait. Dans les grands ouragans, après une première bourrasque, il s’établit de même un instant de repos qui précède le déchaînement final des élémens. Les banques en profitèrent pour restreindre peu à peu leurs escomptes afin de se mettre à couvert ; mais ces mesures de prudence augmentèrent les alarmes. En quelques semaines, toutes les valeurs, même les meilleures, baissèrent de 30 à 50 pour 100. Un sinistre maritime, auquel on aurait attaché peu d’importance en temps ordinaire, porta la panique à son comble. Le money-market attendait avec impatience un steamer chargé d’or qui devait rendre, espérait-on, quelque facilité à la circulation embarrassée. Malheureusement le Central-America, ce galion californien si anxieusement désiré, fit naufrage, et dès lors ce fut un sauve-qui-peut général. À la fin de septembre, les banques de Maryland et de Pensylvanie suspendirent, entraînant avec elles cent neuf maisons des plus importantes de Baltimore, de Boston et de Philadelphie. Au 3 septembre, cent soixante-quinze banques avaient arrêté le remboursement des dépôts. L’escompte était à 30 ou 40 pour 100. Les fabriques commençaient à se fermer, et les ouvriers étaient renvoyés en foule. Les banques de New-York avaient encore un encaisse de 13 millions de dollars, et elles tenaient bravement tête à l’orage, restreignant chaque jour leurs avances ; mais ces restrictions élevaient de plus en plus le taux de l’intérêt : il monta à 60 ou 70 pour 100, ou plutôt tout crédit était mort, tout échange suspendu. Les commerçans, poussés au désespoir et rendant les banques responsables de l’extrémité où ils étaient réduits, organisèrent un run sur celles qui se tenaient encore debout. Le 13 octobre fut un jour terrible : on assista alors aux émeutes du monde financier, à la prise d’assaut des bastilles du capital. Les banques payèrent pendant quelques heures à bureau ouvert ; le soir cependant, sur les trente-trois qui restaient, trente-deux suspendirent aussi. Dans tout l’état, puis dans tout le nord, enfin dans l’Union entière, tout s’écroula comme sous le coup irrésistible d’une trombe. Presque aucun établissement, aucune maison, ne resta debout. Tout paiement en argent avait cessé, toute, remise était impossible ; nul ne pouvait plus ni vendre ni obtenir de crédit. Il n’y avait plus ni prêteurs ni acheteurs. Quand on fit le relevé des désastres, on trouva qu’au Canada et dans l’Union il y avait 5,123 faillites, avec un passif de 299 millions de dollars, plus d’un milliard 1/2 de francs, dont la moitié environ était définitivement perdue. Chose inouïe, à l’exemple des banques, quatorze grandes compagnies de chemins de fer, écrasées par leur dette flottante, suspendirent aussi avec un passif de 189 millions de dollars. Le contre-coup des catastrophes de New-York se fit sentir jusqu’aux bords du Pacifique. En Californie, les banques furent de même décimées par un run tout spontané ; toutefois, après avoir fermé leurs portes pendant quelques jours, elles reprirent leurs paiemens.

Dans le reste de l’Union, si la crise fut exceptionnelle par sa généralité, sa soudaineté et son intensité, elle ne fut pas du moins de longue durée. La baisse extrême des meilleures valeurs et la fabuleuse élévation de l’escompte (60 pour 100) attirèrent l’attention des spéculateurs européens. Les ordres d’achats arrivèrent, et par suite les remises en métal. L’or reflua si rapidement que déjà, au commencement de décembre, la réserve des banques de New-York s’éleva, à 26 millions de dollars, et qu’elles purent reprendre leurs paiemens en espèces. Au 1er janvier, toutes les banques de l’Union en avaient fait autant, sauf celles de Pensylvanie, à qui on accorda un délai jusqu’au 1er avril.

Le cyclone financier qui avait ravagé toute la surface de l’Union en octobre n’atteignit l’Angleterre qu’en novembre. On estime que les capitalistes anglais avaient placé 1 milliard 1/2 de francs dans les entreprises américaines, dans les chemins de fer principalement. La baisse de toutes les valeurs aux États-Unis les atteignit fortement ; mais cette circonstance n’amena point l’explosion de la crise, occasionnée plutôt par l’emploi excessif du crédit. D’immenses affaires, faites avec peu d’argent comptant et avec énormément d’avances accordées par les banques[6], voilà ce qui rendit la convulsion possible, ce qui en prépara les élémens. La cause déterminante fut, comme toujours, une contraction de l’intermédiaire des échanges. L’insurrection de l’Inde et les hostilités avec la Chine avaient exigé l’envoi de beaucoup de numéraire dans l’extrême Orient. En même temps les besoins de la place et la baisse des prix appelaient l’or à New-York. L’argent s’écoulait vers l’est[7], suivant son cours habituel, et l’or, par exception, refluait vers l’ouest. Un certain vide se fit ; l’encaisse de la Banque tomba à 9 millions au 17 octobre. L’escompte fut élevé à 7 pour 100, puis à 8 la semaine d’après. Cependant nul ne prévoyait encore la gravité de la situation, et le Times continuait à rassurer le public, quand tout à coup, le 27 octobre, l’importante banque de Liverpool suspendit ses paiemens. Ce fut comme un coup de tonnerre qui annonça le déchaînement de la tempête. Les faillites commencèrent à Liverpool et à Glasgow. Le 30 octobre, 50,000 livres sont enlevées par une banque d’Ecosse, 80,000 livres par les banques d’Irlande, et la compagnie des Indes fait un grand envoi d’argent vers l’Orient. L’encaisse métallique de la Banque d’Angleterre continue à baisser : il tombe à 6 millions 1/2. Le 5 novembre, l’escompte est porté à 9, et le 10 enfin au taux inconnu jusque-là de 10 pour 100. Dès lors la panique devient générale,- les prix sont écrasés ; marchandises et valeurs perdent 20 ou 30 pour 100. Dans les principaux centres industriels, on voit succomber les plus puissantes maisons, avec des passifs qui se comptent par millions. Même les fameuses banques d’Ecosse, qui avaient tenu tête à toutes les crises précédentes, et qui étaient citées pour leur solidité, ne purent cette fois résister au choc. Le 9 novembre, la Western-Bank, avec ses quatre-vingt-treize succursales, suspendit ses paiemens. Cette catastrophe inattendue jeta partout la consternation, et atteignit directement les classes inférieures. Les petits bourgeois, les ouvriers même, déposaient leurs économies dans ces établissemens de crédit, et leurs banknotes d’une livre étaient dans toutes les mains. Dès lors on se rua sur les banques pour retirer les dépôts et obtenir de l’or. On comprend le désespoir de tous ceux qui étaient repoussés, et qui revenaient les mains vides ou avec un chiffon de papier que nul ne voulait recevoir. En cette extrémité, on vit ce que peuvent l’initiative individuelle et les habitudes de publicité d’un pays libre. Le 17 novembre se réunit à Glasgow un meeting composé des membres de l’aristocratie et de la bourgeoisie riche, et tous les assistans s’engagèrent à accepter au pair le papier des banques en tout paiement. Cette énergique résolution ramena la confiance ; le billet circula de nouveau, et comme les actionnaires des banques, la plupart riches propriétaires, étaient tenus sur tous leurs biens, en vertu de la clause de responsabilité illimitée, le passif fut entièrement couvert.

À Londres, par suite de l’épuisement de sa réserve métallique, la Banque était arrivée au moment où, pour obéir à l’act de 1844 » elle allait être réduite à une complète impuissance. Comme en 1847, les instances du commerce déterminèrent le ministère à autoriser la suspension de l’act (12 novembre), et cette fois les émissions dépassèrent la limite légale d’environ 25 millions de francs. Le total des escomptes s’éleva de 14,803,000 livres sterl. le 10 novembre à 21,600,000 livres sterl. le 21 du même mois. Comme en 1847, cette mesure de salut public parut amener une détente dans la situation ; malheureusement elle arriva trop tard pour sauver les districts industriels des cruelles épreuves qu’ils eurent à traverser pendant ce terrible hiver.

L’ébranlement général et la suspension complète des affaires amenèrent une baisse considérable sur tous les prix. La fonte tomba de 83 à 48 shillings la tonne, les cotons filés et tissés perdirent de 18 à 24 pour 100, et il en fut de même pour la plupart des marchandises. Les pertes de tous les fabricans furent énormes. Il fallut restreindre la production et renvoyer les ouvriers. L’industrie sidérurgique principalement souffrit beaucoup. Plus de 120 hauts-fourneaux furent mis hors feu, et par suite 40,000 ouvriers se trouvèrent sans ouvrage. À Manchester, à Birmingham, on ne travailla qu’à short time, c’est-à-dire 36 heures par semaine. La diminution forcée des salaires traîna après elle son triste cortège de misères : coalitions, émeutes, extension rapide du paupérisme. De septembre 1857 à février 1858, on compta 207 grandes faillites avec un passif d’environ 1 milliard 1/2. En Angleterre, beaucoup moins de maisons s’écroulèrent qu’en Amérique, mais relativement les pertes définitives furent plus grandes. Tandis que là-bas l’Union se releva bientôt avec toute la vigueur et l’élasticité de la jeunesse, comme un vaillant navire qui, la tempête passée, se redresse sur la vague et reprend sa course rapide, ici la mère-patrie, semblable à un puissant trois-ponts dont les lames ont emporté les agrès et fatigué la carène, ne se remit que lentement de la secousse qui avait ruiné son crédit et ébranlé ses industries. Pendant tout le printemps de 1858, le travail languit. Ce ne fut que vers la fin de l’année que les affaires reprirent leur activité accoutumée.

Après avoir ainsi dévasté l’Angleterre, la crise s’abattit sur le continent. La France, qui reçut le premier choc, résista admirablement. Son immense circulation métallique, la plus grande du monde, les allures prudentes du commerce, les usages des banques, qui ne favorisent point les crédits à long terme, telles sont les causes principales qui lui permirent de tenir tête à l’orage sans de trop grands désastres. Néanmoins l’encaisse métallique de la Banque diminua rapidement : à la fin de novembre, il était descendu à 73 millions pour 554 millions de billets[8]. Le taux de l’escompte à Paris fut porté successivement, comme à Londres, à 7 1/2 en octobre, à 8, 9 et enfin à 10 pour 100 en novembre. Jamais on ne l’avait vu aussi haut, car longtemps la Banque s’était fait un point d’honneur de le maintenir toujours au taux uniforme de 4 pour 100. Il y eut un moment de terreur. Quelques maisons fortement engagées avec l’Amérique succombèrent. Des adresses furent même envoyées d’Orléans et du Havre réclamant le cours forcé des billets. Beaucoup d’industries souffrirent, l’activité fut partout fortement déprimée ; mais il ne se produisit rien de comparable à ce qui s’était vu de l’autre côté du détroit. À la fin de décembre, l’encaisse s’étant relevé à 90 millions, l’escompte fut ramené à 5 pour 100.

L’Allemagne, Hambourg et les trois états Scandinaves furent bien plus maltraités. Hambourg est, comme on sait, l’un des principaux ports du monde. C’est par l’Elbe que se font en très grande partie les échanges de l’Europe centrale avec l’Angleterre, le Nord et les pays d’outre-mer. La valeur de ses exportations et de ses importations était montée en 1856 à 1,268,305,810 marks banco[9]. Dans les dix premiers mois de 1857, la spéculation avait accumulé dans les magasins des quantités énormes de denrées coloniales achetées à des prix d’un tiers plus élevés que d’ordinaire. Hambourg était non-seulement une très importante place de commerce, c’était aussi une vaste banque qui se chargeait de la négociation et du recouvrement de toutes les traites du nord Scandinave. Pour faire face à ces immenses opérations, beaucoup de capitalistes et de commissionnaires avaient recours au dangereux expédient du crédit fictif fondé sur du papier de complaisance. La situation du marché était donc déjà critique. Le terrain était miné, et un ébranlement un peu sérieux devait suffire pour causer les plus graves catastrophes. La crise éclata quand elle diminuait déjà d’intensité à Londres, après la suspension de l’act de 1844. La faillite d’une maison établie en Angleterre, et qui faisait de grandes affaires avec tout le Nord, produisit le premier choc ; la secousse fut terrible. En moins d’une semaine, la situation sembla désespérée : on ne comptait plus les banqueroutes ; tout le monde était devenu insolvable. On essaya de tous les moyens pour rétablir le crédit ébranlé, sans pouvoir y réussir ; association pour l’escompte, prêts en bons d’état sur marchandises, nomination d’administrateurs pour les maisons embarrassées, rien ne parvint à calmer la panique. Pendant quinze jours, on eût dit une ville prise d’assaut. Enfin le salut arriva d’où certes on n’aurait pas dû l’attendre, de l’Autriche, réduite elle-même depuis si longtemps à l’extrémité du papier-monnaie ; mais précisément parce qu’elle n’était pas tenue au remboursement de ses billets à cours forcé, elle pouvait se passer de son métal, et elle prêta à Hambourg 10 millions de marks banco, qu’elle envoya par un train spécial aussi richement chargé qu’un galion du Mexique. Cet argent fut employé à faire des avances aux principales maisons qui allaient succomber, et dès ce moment la confiance revint un peu. Déjà, à la fin de décembre, l’escompte était ramené au taux habituel. Quand on fit le relevé des désastres occasionnés par la crise, on trouva 145 faillites avec un passif de près d’un demi-milliard de francs, dont une grande partie, il est vrai, fut payée plus tard. Par le contre-coup, tout le nord Scandinave fut secoué et ravagé, et maintenant encore on ne s’y rappelle qu’en frémissant la terrible année 1857. À Copenhague, à Stockholm, à Christiania, dans le Slesvig-Holstein, les banqueroutes furent relativement aussi nombreuses qu’à Hambourg. Dans le Danemark seul, on en compta 200, dont 77 pour Copenhague. La plupart des villes de l’Allemagne, Leipzig, Stettin, Berlin, Magdebourg, Stuttgart, Cologne, et les villes du nord de l’Italie en relations habituelles avec l’Allemagne, Turin, Milan, Venise, eurent aussi à traverser de rudes épreuves. Partout éclataient les faillites, suivies de pertes, de ruines et de suicides. Les conséquences de l’ébranlement des grands marchés de Londres et de Hambourg se firent sentir jusque dans l’autre hémisphère. Dans l’Amérique du Sud, à Rio de Janeiro, à Buenos-Ayres, à Valparaiso, à Guayaquil, et jusque dans les îles de la Sonde, à Batavia et à Singapore, beaucoup de maisons succombèrent avec des passifs plus ou moins considérables.

La crise de 1857 fut surtout remarquable par sa généralité, car il n’y eut pour ainsi dire aucune partie du globe qui y échappa. Elle montre combien le lien commercial qui réunit tous les peuples est devenu intime par suite de la facilité des échanges et des communications, par suite aussi de l’extension du crédit, qui ne craint plus de s’aventurer jusqu’aux antipodes. Elle prouve manifestement que désormais, pour le bien et pour le mal, dans la prospérité et dans l’adversité, les nations deviennent réellement solidaires. Saint Paul, dans une sublime image, a dit que tous les hommes ne forment qu’un corps, et les philanthropes se sont toujours plu à parler de la grande famille humaine. Ces expressions cessent d’être, dans l’ordre économique du moins, de pures métaphores ; elles commencent à traduire tout simplement la réalité. Qu’à l’autre bout du monde un engorgement se produise pour la circulation, que de l’autre côté de l’Atlantique la guerre civile éclate, et les peuples européens ne tardent pas à ressentir le contre-coup de ces accidens locaux. Ils s’en aperçoivent à des signes que nul ne peut méconnaître et dont tout le monde pâtit : la rareté de l’argent et la baisse de toutes les valeurs. Dans l’exposé que nous venons de faire des principales crises, nous n’avons peut-être pas évité une certaine monotonie ; mais cette monotonie même porte une instruction précieuse avec elle, car le retour constant des mêmes circonstances prouve que nous sommes ici en présence d’un de ces enchaînemens de cause à effet que l’on a appelés lois économiques, lois bien différentes toutefois des lois physiques, attendu qu’étant le résultat de faits humains, elles restent soumises au libre arbitre de l’homme, qui peut les modifier, les corriger par plus de science ou plus de sagesse. Il reste à découvrir maintenant la loi qu’on croit entrevoir sous les incidens divers de l’histoire des crises ; mais ce côté du sujet mérite d’être étudié à part.


EMILE DE LAVELEYE.

  1. Les importations de céréales et les subventions aux puissances du continent absorbèrent seules en 1810 plus d’un demi-milliard de francs. Le froment avait atteint le prix de famine de 118 shillings le quarter. Les importations comparées de 1808 et de 1810 s’élevèrent pour le coton de 43 millions de livres à 130 millions, pour la laine de 2 à 10 millions, pour la soie de 637,102 à 1,342,475.
  2. Le chiffre des importations pour la consommation intérieure monta de 11,306,934 livres sterling en 1816 à 23,010,773 en 1818.
  3. Dans un roman intitulé A Gentleman, qui a obtenu naguère un légitime succès en Angleterre, la physionomie de la crise de 1825 est admirablement décrite. La détresse des industriels, la misère des ouvriers, les riots, les émeutes, les runs sur les banques, tout cela est peint sur le vif. Le héros, John Halifax, sauve la banque locale en y apportant un sac rempli d’or au moment où la Coule réclame le remboursement.
  4. Le journal satirique de Londres, le Punch, symbolisa parfaitement dans une de ses caricatures la cause du mal. Une dame s’informe dans un magasin du prix d’une étoffe. Le commis répond : « une cuiller et demie d’argent. — Donnez-moi donc mon panier d’argenterie, » dit la dame à son domestique. Par la disparition de l’agent ordinaire de la circulation, le numéraire, on était réduit au troc comme les tribus de sauvages.
  5. Au 22 août 1857, à la veille de la crise, la somme de ces avances avait presque dépassé l’ensemble de toutes les valeurs réunies, réserve métallique, billets et dépôts. Les dépôts seuls dans les banques de New-York dépassaient 400 millions de francs en 1856, et étaient encore de près de 300 millions en 1857.
  6. On a enregistré à ce sujet quelques faits vraiment incroyables. Ainsi la Wolverhampton-Bank avait avancé à deux maisons 40 millions de francs. La firm G… et Co avait en capital lui appartenant 250,000 francs : elle suspendit avec un passif de 14 millions. La firm B… était parvenue, grâce au crédit, à faire en trois ans pour 75 millions d’affaires avec un avoir de 200,000 francs. La maison M…, qui n’avait jamais eu 30,000 francs à elle, laissa un passif de 9 millions. Le chancelier de l’échiquier, sir Charles Wood, fit connaître au parlement que le Royal-Bank de Liverpool, avec un capital versé de 600,000 livres sterling, en prêta 500,000 à une seule maison.
  7. En 1857, l’Angleterre envoya dans l’extrême Orient une valeur de 419,882,000 fr. en argent.
  8. Les comptes-rendus de la Banque de France nous apprennent qu’en 1855, 1856 et 1857 elle acheta pour 1 milliard 377 millions de francs de lingots, pour lesquels elle dut payer 15 millions 893,000 francs de primes.
  9. Le mark banco vaut 1 franc 87 centimes.