Les Croix de bois/Frères d’armes

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I
FRÈRES D’ARMES


Les fleurs, à cette époque de l’année, étaient déjà rares ; pourtant on en avait trouvé pour décorer tous les fusils du renfort et la clique en tête, entre deux haies muettes de curieux, le bataillon, fleuri comme un grand cimetière, avait traversé la ville à la débandade.

Avec des chants, des larmes, des rires, des querelles d’ivrognes, des adieux déchirants, ils s’étaient embarqués. Ils avaient roulé toute la nuit, avaient mangé leurs sardines et vidé les bidons à la lueur d’une misérable bougie, puis, las de brailler, ils s’étaient endormis, tassés les uns contre les autres, tête sur épaule, jambes mêlées.

Le jour les avait réveillés. Penchés aux portières, ils cherchèrent dans les villages, d’où montaient les fumées du petit matin, les traces des derniers combats. On se hélait de wagon à wagon.

— Tu parles d’une guerre, même pas un clocher de démoli !

Puis, les maisons ouvrirent les yeux, les chemins s’animèrent, et retrouvant de la voix pour hurler des galanteries, ils jetèrent leurs fleurs fanées aux femmes qui attendaient, sur le môle des gares, le retour improbable de leurs maris partis. Aux haltes, ils se vidaient et faisaient le plein des bidons. Et vers dix heures, ils débarquaient enfin à Dormans, hébétés et moulus.

Après une pause d’une heure pour la soupe, ils s’en allèrent par la route, – sans clique, sans fleurs, sans mouchoirs agités, – et arrivèrent au village où notre régiment était au repos, tout près des lignes.

Là, on en tint comme une grande foire, leur troupeau fatigué fut partagé en petits groupes – un par compagnie – et les fourriers désignèrent rapidement à chacun une section, une escouade, qu’ils durent chercher de ferme en ferme, comme des chemineaux sans gîte, lisant sur chaque porte les grands numéros blancs tracés à la craie.

Bréval, le caporal, qui sortait de l’épicerie, trouva les trois nôtres comme ils traînaient dans la rue, écrasés sous le sac trop chargé où brillaient insolemment des ustensiles de campement tout neufs.

— Troisième compagnie, cinquième escouade ? C’est moi le cabot. Venez, on est cantonné au bout du patelin.

Quand ils entrèrent dans la cour, ce fut Fouillard, le cuisinier, qui donna l’alerte.

— Hé ! les gars, v’là le renfort.

Et ayant jeté, devant les moellons noirs de sonfoyer rustique, la brassée de papier qu’il venait de remonter de la cave, il examina les nouveaux camarades.

— Tu t’es pas fait voler, dit-il sentencieusement à Bréval. Ils sont beaux comme neufs.

Nous nous étions tous levés et entourions d’un cercle curieux les trois soldats ahuris. Ils nous regardaient et nous les regardions sans rien dire. Ils venaient de l’arrière, ils venaient des villes. La veille encore ils marchaient dans des rues, ils voyaient des femmes, des tramways, des boutiques ; hier encore ils vivaient comme des hommes. Et nous les examinions émerveillés, envieux, comme des voyageurs débarquant des pays fabuleux.

— Alors, les gars, ils ne s’en font pas là-bas ?

— Et ce vieux Paname, questionna Vairon, qu’est-ce qu’on y fout ?

Eux aussi nous dévisageaient, comme s’ils étaient tombés chez les sauvages. Tout devait les étonner à cette première rencontre ; nos visages cuits, nos tenues disparates, le bonnet de fausse loutre du père Hamel, le fichu blanc crasseux que Fouillard se nouait autour du cou, le pantalon de Vairon cuirassé de graisse, la pèlerine de Lagny, l’agent de liaison, qui avait cousu un col d’astrakan sur un capuchon de zouave, ceux-ci en veste de biffin, ceux-là en tunique d’artilleur, tout le monde accoutré à sa façon ; le gros Bouffioux, qui portait sa plaque d’identité à son képi, comme Louis XI portait ses médailles, un mitrailleur avec son épaulière de métal et son gantelet de fer qui le faisaient ressembler à un homme d’armes de Crécy, le petit Belin, coiffé d’un vieux calot de dragonenfoncé jusqu’aux oreilles, et Broucke, « le gars de ch’Nord » qui s’était taillé des molletières dans des rideaux de reps vert.

Seul Sulphart, par dignité, était resté à l’écart, juché sur un tonneau, où il épluchait des patates, avec l’air digne et absorbé qu’il prenait pour accomplir les actes les plus simples de l’existence. Grattant sa barbe de crin roux, il tourna négligemment la tête et regarda avec une indifférence affectée un des trois nouveaux, un jeune à l’air maussade, imberbe ou rasé, on ne savait pas, coiffé d’un beau képi de fantaisie et chargé d’une large musette de moleskine blanche.

— Il est tout bath, avec sa petite casquette à manger du mou, railla d’abord Sulphart à mi-voix.

Puis, comme l’autre déposait son barda, il découvrit la musette. Alors, il éclata.

— Hé vieux ! cria-t-il c’est exprès pour monter aux tranchées que tu t’es fait tailler ta gibecière ? Si des fois t’avais peur que les Boches ne te repèrent pas assez, tu pourrais peut-être emporter un petit drapeau et jouer de la trompette.

Le nouveau s’était redressé, vexé, un pli barrant son petit front têtu. Mais, tout de suite décontenancé par l’attitude railleuse de l’ancien, il détourna la tête et rougit. Le rouquin se contenta de ce succès flatteur. Il descendit de son trône et, pour montrer qu’il ne songeait pas à s’acharner sur un copain irresponsable, il haussa ses critiques jusqu’à l’autorité militaire, dont tous les actes, suivant lui, étaient dictés par la sottise et le désir évident de molester le soldat.

— J’dis pas ça pour toi, tu sais pas encore. Mais les autres enfifrés qui vous font passer les gamellesà la pâte au sabre pour qu’elles reluisent mieux, tu crois qu’on devrait pas tous les fusiller… Ils trouvent qu’on ne se fait pas assez viser comme ça ?… Tu me refileras ta musette, tiens, j’te la noircirai au bouchon, et on passera vos bouteillons, vos galetouses et tout l’truc à la fumée de paille, y a pas meilleur.

Lemoine, qui ne quittait jamais Sulphart d’un pas, haussa lentement les épaules.

— Tu vas pas déjà abrutir ces mecs-là avec tes boniments à la graisse, lui reprocha-t-il de sa voix traînante. Laisse-les au moins débarquer.

Le nouveau à la musette blanche s’était assis sur une brouette. Il semblait épuisé. La sueur, en rigoles noires, avait tracé des accolades de ses tempes au bas de ses joues. Il déroula ses molletières, mais n’osa pas retirer ses chaussures, de beaux brodequins de chasse aux semelles débordantes.

— J’ai le talon tout écorché, me dit-il. Je dois avoir le pied en sang. Je suis tellement chargé.

Lemoine soupesa son sac.

— Ce qu’il est lourd, fit-il. Qu’est-ce que tu as pu foutre là-dedans… Tu y as mis des pavés ?

— Juste ce qu’on m’avait dit.

— C’est les cartouches qui pèsent, intervint le caporal… Ils vous en ont donné combien ?

— Deux cent cinquante… Mais je ne les ai pas dans mon sac.

— Où ça alors ?

— Dans ma musette. Vous comprenez, j’aime mieux ça. Si tout d’un coup on était attaqués.

— Attaqués ?

Les autres le regardèrent, étonnés. Puis, tousensemble partirent à rire, d’un rire énorme qu’ils forçaient encore, étouffant, gesticulant, échangeant de lourdes claques sur les épaules comme des caresses de battoirs.

— Attaqués, qu’il dit… Tu parles d’un mec qui s’en ressent.

— Mais non, il a les foies…

— Attaqués, qu’il dit… Au fou… Lâchez les chiens !

Cette candeur inouïe nous faisait rire jusqu’à la suffocation. Le père Hamel en pleurait. Fouillard lui, ne riait pas. Il haussait les épaules, tout de suite hostile, regardant déjà de travers ce soldat trop propre qui parlait poliment.

— Un gars aux sous qui veut nous en mettre plein la vue, dit-il à Sulphart.

Le rouquin, uniquement préoccupé de parler plus que les autres, considérait le nouveau avec compassion.

— Mais, mon pauvre gars, lui dit-il, tu ne crois pas qu’on se bat comme ça ; c’était bon le premier mois. On ne se bat plus maintenant. Tu ne te battras peut-être jamais.

— Sûrement, approuva Lemoine, tu ne te battras pas, mais t’en baveras tout de même.

— Tu n’tirero jamais un coup de fusil, prophétisa Broucke, le « ch’timi » aux yeux d’enfant.

Le nouveau ne répliqua rien, pensant sans doute que les anciens cherchaient à l’épater. Mais l’oreille tendue, sans entendre Sulphart discourir, il écoutait le canon qui ébranlait le ciel à grands coups de bélier, et il aurait voulu être déjà là-bas, de l’autre côté descoteaux bleus, dans la plaine inconnue où se jouait la guerre au parfum de danger.



Le nouveau s’est présenté à moi :

— Gilbert Demachy… Je faisais mon droit…

Et je me suis fait connaître :

— Jacques Larcher. J’écris…

Dès son arrivée, j’ai compris que Gilbert serait mon ami, je l’ai compris à sa voix, à ses mots, à ses manières. Tout de suite je lui ai dit « vous » et nous avons parlé de Paris. Enfin, je trouvais quelqu’un avec qui m’entretenir de nos livres, de nos théâtres, de nos cafés, des jolies filles parfumées. Rien que les noms que je prononçais me faisaient revivre un instant tout ce bonheur perdu. Je me rappelle que Gilbert, assis sur une brouette, avait posé ses pieds déchaussés sur un journal, en guise de tapis. Nous parlions, fiévreusement :

— Vous vous souvenez… Vous vous souvenez ?… Les copains aidaient les nouveaux à s’installer dans l’écurie où couchait l’escouade et empilaient leurs sacs avec les nôtres dans la mangeoire. Quand ils eurent fini, Gilbert tendit deux billets de cent sous pour offrir à boire.

— C’est ça, plein la vue… grogna Fouillard jaloux. Les autres, reconnaissants, retournèrent à l’écurie pour soigner la place du nouveau. Ils brassèrent sa paille pour la rafraîchir et lui firent un rebord aux pieds. Broucke avait pris respectueusement l’oreiller de caoutchouc de Demachy et s’amusait à le gonfler,comme un jouet, avec une peur secrète de l’user. Ceux qui devaient changer de coin, pour faire de la place, déménageaient, en se volant mutuellement de la paille.

— Toi, gras du ventre, dit Fouillard à Bouffioux, tu coucheras là-haut, dans la soupente. Comme j’couche juste en dessous, tu feras attention de n’pas m’tomber dessus au milieu d’la noïe, les souliers sur la gueule ; j’ai l’sommeil léger.

Sulphart ne lâchait pas le nouveau, qu’il étourdissait de conseils inutiles, de recettes saugrenues, un peu par complaisance naturelle, un peu pour remercier du vin offert, mais surtout pour se faire valoir. Tous étaient joyeux, comme s’ils avaient déjà bu. Vairon, en corps de chemise, se mit à faire l’hercule forain, lançant le boniment d’une voix grasse et canaille qui sentait la barrière. Rangés autour, nous faisions la foule. Jaloux de son succès, Sulphart tira Lemoine par la manche.

— Viens avec moi, on va se marrer.

— Pourquoi foutre que j’irais avec toi ? fit Lemoine, toujours prêt à contredire le rouquin avant de l’imiter.

— Viens toujours.

Tout en protestant, Lemoine le suivit dans l’escalier. La maison du notaire, dont nous occupions modestement l’écurie, était une belle demeure campagnarde avec un haut bonnet d’ardoise, des consoles de stuc et un cadran solaire drôlement peint qui marquait midi sur le coup de dix heures.

Elle attendait son monde au haut d’un large perron, et ses volets fraîchement peints étaient d’un vert de jeune feuillage. Ils étaient restés fermés depuis la guerre. Les propriétaires avaient fui lors de l’avanceallemande, n’ayant eu le temps de rien sauver, et ils n’étaient jamais revenus. Le vaguemestre y avait un moment installé son bureau, mais un obus ayant un matin ajouté un œil-de-bœuf à la façade, il avait jugé prudent de s’en aller à l’autre bout du pays.

On nous avait formellement défendu d’entrer dans la maison, dont toutes les portes étaient verrouillées. L’adjudant Morache, qui aimait nous gâter de ces sortes de promesses, avait tout de suite annoncé douze balles dans la peau pour le contrevenant, sans compter le coup de grâce. Cela avait donné l’idée à Sulphart de visiter la villa. Il la connaissait à présent dans ses moindres recoins, ouvrant les portes avec ménagement, à grands coups de souliers, quand une adroite pesée avec un tronçon de baïonnette ne suffisait pas.

Il conduisit Lemoine au premier, dans une grande chambre aux tentures claires.

— V’là ce qu’il nous faut, dit-il en ouvrant l’armoire.

Et, jetant, en vrac, du linge et des robes sur le tapis, fouillant les tiroirs, vidant les rayons, il fit son choix.

— J’vas m’habiller en poule et toi en homme, tu piges, face d’âne.

Le temps de déchirer quelques corsages dans des essayages malheureux, et ils purent s’admirer dans la glace, transformés en mariés de mardi gras. Quand ils parurent dans la cour, bras dessus, bras dessous, ce fut une courte stupéfaction, puis une clameur les salua.

— Vive la noce ! beugla le premier, Fouillard.

Les autres braillèrent plus fort, et l’escouade hurlant de joie entoura les deux chienlits. Sulphart avait passé sur son pantalon rouge, un joli pantalon de femmegarni de dentelles, qui laissait voir par son ouverture son large derrière garance. Il avait endossé une sorte de matinée blanche, et, sur sa tête hérissée de charbonnier, il avait posé de travers une couronne de mariée, à l’oranger un peu jauni : la couronne de la notairesse qui dormait sous un globe. Lemoine, qui ne riait pas, avait plutôt l’air soucieux d’un militaire en service commandé, s’était contenté d’un jupon écossais, tenue sans façon dont il corrigeait le regrettable laisser-aller par une redingote à revers de satin et un solennel chapeau haut de forme préalablement brossé à rebrousse-poil.

Le petit Broucke, émerveillé, gambadait derrière eux comme à la ducasse.

— J’vo à la noce, criait-il.

Tous, chantant et beuglant, se mirent à danser, accompagnés par Fouillard, qui croyait faire de la musique en cognant avec une poignée de baïonnette sur le fond noir de son chaudron.

— Vive la mariée ! reprenions-nous en chœur.

La maigre figure de Bréval était élargie par un rire bienheureux. Pourtant, il cherchait à nous apaiser.

— Pas si fort, bon Dieu, un officier va nous entendre…

Vairon avait pris Sulphart par la taille et dansait une java, avec des grâces de bal musette, tandis que Lemoine, se croyant à la fête du pays, exécutait des ailes de pigeon en faisant claquer ses talons cloutés.

— Et la fête continue, vive M. le maire ! braillait le cuistot, qui essayait en vain de laver ses mains noires en les frottant sur son front en sueur.

Ils sautillaient l’un derrière l’autre, en farandole,riant comme des gosses. Le nouveau suivait à la queue, tout clopinant, tenant Lagny par son capuchon. Sulphart, la bouche sèche, sortit le premier de la ronde.

— Bon Dieu, on la crève ici… Et l’autre outil qui ne r’vient pas avec le pinard. Pourvu qu’il s’soit pas fait poirer par Morache.

La pensée de cette catastrophe arrêta les danseurs.

— Ça serait pourtant l’moment de boire le coup, se désola Vairon.

— Mais un autre peut aller en acheter, dit Demachy en sortant deux nouveaux billets. J’ai trop ri, je boirais bien.

Respectueux ou jaloux, les camarades regardèrent le nouveau ouvrir son porte-monnaie de cuir fin, et Broucke était si troublé qu’il dit « merci » en prenant l’argent.

Fouillard, qui avait oublié son rata, s’était jeté à quatre pattes devant son feu noirci et soufflait à pleines joues sur les cendres, sans en tirer une étincelle.

— Allez me chercher du papier, demanda-t-il, c’te vache de bois mouillé n’veut pas prendre.

Quelqu’un dégringola à la cave et en remonta une pile de papiers multicolores qu’il jeta près de l’âtre. Des feuillets s’envolèrent, blancs et bleus, presque tous du même format. C’étaient les papiers du notaire. La flamme, en se dressant, les fit voleter, et l’on crut lire un instant, dans le feu même, les belles bâtardes d’étude et les écritures appliquées de paysan.

— Moi, j’trouve ça ballot, fit Lemoine de sa voix bonasse. C’est des trucs qui se gardent… Si on brûlait les papelards de mes vieux pour les terres, j’l’aurais à la caille.

— Ta gueule, toussa Fouillard dans la fumée. C’est déjà toi qu’as pas voulu qu’on brûle la porte et qu’on aille chercher c’te saloperie de bois vert qui n’veut pas prendre. Comme si c’était pas la guerre.

— Sûr que c’est la guerre, approuva le petit Belin qui avait projeté de se faire un gilet avec une redingote et en découpait soigneusement les basques.

— C’est vrai, nous faisons la guerre, répéta le nouveau, en trinquant avec Broucke.

Et regardant Sulphart en pantalon de linon, il se mit à rire.

— Ça ne se dirait pas, dit-il. On s’amuse au moins au front. J’en étais sûr que je m’ennuierais moins qu’à la caserne.

Bréval, dont la face creuse avait repris ses deux plis de tourment en travers des joues, le regarda en hochant la tête :

— Tu ne te figures pas que c’est tous les jours comme ça, non ? tu te tromperais, tu sais.

Le nez dans son quart, Fouillard ricanait. Sulphart, compatissant, haussa simplement les épaules.

— Ça ne sait pas, dit-il.

— Si tu t’étais tapé Charleroi comme moi, lui dit Lagny, à la figure ratatinée de vieille femme, t’aurais pas été si pressé de revenir.

— Et encore, t’as pas fait la retraite, toi, intervint Vairon. J’te jure que c’était pas la pause.

— C’est ça qu’a été le plus dur, approuva Lemoine.

— Et la Marne ? demanda Demachy.

— La Marne, c’était rien, trancha Sulphart. C’est pendant la retraite qu’on en a le plus roté. C’est là qu’on a reconnu les hommes…

Ils étaient tous les mêmes. La retraite, c’était l’opération stratégique dont ils étaient le plus fiers, la seule action à laquelle ils se vantaient immodérément d’avoir participé, c’était le fond de tous leurs récits : la Retraite, la terrible marche forcée, de Charleroi à Montmirail, sans haltes, sans soupe, sans but, les régiments mêlés, zouaves et biffins, chasseurs et génie, les blessés effarés et trébuchants, les traînards hâves que les gendarmes abattaient ; les sacs, les équipements jetés dans les fossés, les batailles d’un jour, toujours acharnées, parfois victorieuses – Guise, où l’Allemand recula – le sommeil de pierre pris sur le talus ou sur la route, malgré les caissons qui passaient, broyant des pieds ; les épiceries pillées, les basses-cours dévastées, le pain moisi qu’on se disputait ; mitrailleurs sans mulets, dragons sans chevaux, Sénégalais sans chefs ; les chemins encombrés de tapissières et de chars à bœufs, où s’entassaient des gosses et des femmes en larmes, les arbis traînant des chèvres, les villages en flammes, les ponts qui sautaient, les copains qu’on abandonnait, sanglants ou fourbus, et toujours, harcelant la tragique colonne, l’aboiement du canon. La Retraite… Dans leurs bouches, cela prenait des airs de Victoire.

— J’te jure que quand tu lisais sur les plaques « Paris, 60 kilomètres » ça te faisait drôle…

— Surtout à ceux de Paname, fit le grand Vairon.

— Et après, termina négligemment Sulphart, comme l’épilogue banal d’un beau récit, après ç’a été la Marne.

— Tu t’souviens des petits melons de Tilloy… Ce qu’on a pu s’en taper ?…

— Eh ben, et les seaux de pinard, quand on est entré dans Gueux.

— J’m’en rappellerai, moi, d’la saucisse de Montmirail… Tu pouvais pas t’déplacer, les obus te pistaient… Ah ! les tantes…

Demachy avait repris sa mine grave et regardait ces hommes avec envie.

— J’aurai bien voulu y être, dit-il… Être d’une victoire.

— Sûr que ç’a été une victoire, concéda Sulphart qui tournait sa couronne entre ses doigts comme une casquette. Si t’y avais été, t’en aurais bavé comme les copains et rien de plus. Demande voir aux gars ce qu’on a sonné aux Boches à Escardes… Seulement, faut pas parler sans savoir… Tous les mecs qu’ont écrit des conn… là-dessus dans les journaux, ils auraient mieux fait de n’pas l’ouvrir. Moi j’y étais, hein, j’sais comment que ça s’est passé. Eh bien, on était resté plus d’quinze jours sans toucher l’prêt, depuis la fin d’août… Alors, après le dernier coup dur, on nous a tout payé d’un coup, on nous a refilé à chacun quinze ronds. C’est ça la vérité. Alors, si tu vois des mecs qui t’parlent de la Marne, t’as qu’à leur dire une chose : la Marne, c’est une combine qu’a rapporté quinze sous aux gars qui l’ont gagnée…



La nuit tombe vite, en novembre. Avec l’ombre, le froid était venu et là-bas, aux tranchées, la fusillade s’était éveillée, à l’heure des hiboux. Nous avionsmangé la soupe dans l’écurie, accroupis sur la paille, d’autres juchés, jambes pendantes, sur les mangeoires.

Les anciens racontaient des histoires compliquées et brutales avec des « et pis alors » et des « tu t’rappelles », nécessaires à la belle ordonnance d’un récit. Mais les nouveaux, qu’ils voulaient épater, n’écoutaient plus : ils dormaient à moitié, l’œil vague et le menton bas.

— Il est l’heure de se coucher, les gars, dit Bréval en délaçant ses chaussures. Les copains ont passé la nuit en chemin de fer.

Chacun passa à sa place avec la docilité des chevaux qui connaissent leur coin. Lemoine hésitait à fouler ce beau tapis de paille fraiche.

— C’est pas malheureux… Du blé qu’a pas été battu…

Soigneusement, comme il faisait toute chose, le petit Belin préparait son lit. Il étendait d’abord sa toile de tente, puis, en guise d’oreiller, il enfonçait sa musette sous la paille. Pour avoir chaud aux pieds, il les glissait dans les manches de sa veste, puis il s’enroulait dans sa large couverture pliée en deux et adroitement, comme un pêcheur lance l’épervier, il jetait sa capote sur ses jambes. Alors on ne voyait plus qu’un petit coin de figure satisfaite, par la lucarne du passe-montagne tricoté : Belin était couché.

Demachy l’avait regardé faire, mais pas avec la même admiration que moi : avec effroi plutôt. Puis il regarda les autres se préparer avec stupeur, une sorte de terreur grandissante. Au troisième qui commença à se déchausser, il se redressa sur son coin de paille.

— Mais on ne va pas tout garder fermé ici, s’écria-t-il, on va au moins laisser la porte ouverte ?

Les autres le regardèrent étonnés.

— Non, t’es en chaleur… grogna Fouillard. La porte ouverte, tu veux donc nous faire crever ?

La pensée de dormir, entassé sur la paille avec ces hommes pas lavés, l’écœurait, l’épouvantait. Il n’osait pas le dire, mais, effrayé, il regardait Fouillard son voisin, qui, ayant déroulé sans hâte ses molletières boueuses, retirait ses gros souliers.

— Mais, c’est très malsain, vous savez, insista-t-il ; surtout qu’il y a de la paille fraîche… Cela fermente… Il y a eu des cas d’asphyxie, souvent… Cela s’est vu…

— T’en fais pas pour l’asphyxie.

Les autres étaient prêts à dormir, bien serrés pour se tenir chaud ; Sulphart cherchait à atteindre sa chaussure, pour abattre la bougie qui pleurait sur le bat-flanc. Accablé, le nouveau ne dit plus rien. À genoux devant la mangeoire, comme s’il priait le dieu des bêtes, il se mit à chercher un flacon dans sa musette.

— Gare la casse ! cria Sulphart.

Et son godillot bien lancé emporta la bougie dans le noir…

— Bonne nuit tout le monde.

Demachy, à tâtons, s’enveloppa maladroitement dans sa couverture, et le visage enfoui dans son mouchoir arrosé d’eau de Cologne, il ne bougea plus. L’odeur se répandit vite dans l’écurie. Le premier, Vairon s’étonna :

— Mais ça pue. Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Ça sent le coiffeur.

— C’est du coup qu’on va être asphyxiés, railla Fouillard qui avait compris.

Et se tournant sur le côté gauche, pour ne pas sentir, il ronchonna :

— Il a tout d’la gonzesse, ce mec-là…

Le nouveau ne répondit rien. Les autres se taisaient, indifférents. Le sommeil, près de nous, allait s’étendre. Dans le noir, pourtant, des voix bavardaient encore.

— Ça fait quinze jours qu’elle ne m’a pas écrit, confiait tout bas Bréval à un copain. Jamais elle n’a été si longtemps… Ça me tourmente, tu sais…

Un des nouveaux interrogeait Vairon, dont je reconnaissais la voix gouapeuse.

— Quand vous allez au repos, vous êtes bien reçus ?

— Heu… Ils n’nous foutent pas de coups de fourche, il n’y a rien à dire…

Sulphart, pour s’endormir, injuriait doucement Lemoine qui avait promis de trouver du rhum, et était rentré les mains vides.

— Tu m’apprendras à dénicher les bons coins, face à piler le riz, marmonnait-il. Tu parles d’un œuf… d’une bille.

Le sommeil les emportait, l’un après l’autre, mêlant leurs respirations lentes ou saccadées, des soupirs égaux d’enfant et des plaintes de mauvais songe.

Dehors, la nuit aux aguets écoutait la tranchée. Elle était tranquille ce soir-là. On n’entendait ni le sourd ébranlement du canon, ni le sec crépitement de la fusillade. Seule, une mitrailleuse tirait, coup par coup, sans colère ; on eût dit une ménagère lunatique qui battait ses tapis. Autour du village, c’était le lourd silence des campagnes frileuses. Mais soudain, sur laroute, un bourdonnement s’éveilla, grossit, roula vers nous, et les murs se mirent à trembler… Les camions.

Ils roulaient pesamment, avec un bruit cahotant de ferraille. Que j’aurais voulu m’endormir avec ce roulement familier dans les oreilles et dans l’esprit ! Les autobus, naguère, passaient ainsi sous mes fenêtres et me tenaient éveillé, tard dans la nuit. Comme je les détestais, en ce temps-là ! Sans rancune, pourtant, ils revenaient me voir dans mon exil. Comme autrefois, ils faisaient tressauter mon demi-sommeil, et je sentais trembler les murs. Ils venaient me bercer.

Est-ce drôle, on n’entend pas leurs durs cahots sur le pavé, ce soir, ni les vitres qui tremblent, ni le passant attardé qui appelle… Leur bruit ne fait plus qu’un ronron dans ma tête qui s’endort… Ils grincent, ils cahotent, ils sont passés… Adieu, Paris…