Les Cyclones/02

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LES CYCLONES

(Suite. — Voy. premier article.)

« À 7 h. 1/2, le commandant prit la détermination de sacrifier les mâts supérieurs au mât d’artimon. Trois gabiers se présentent pour en couper les galhaubans. Touchante fraternité ! avant d’affronter la mort ils s’embrassent, puis, la hache à la main, ils s’élancent dans l’obscurité et exécutent l’ordre donné. Un instant après, le mât d’artimon tout entier est emporté, entraînant dans sa chute les embarcations suspendues aux flancs du navire et une partie des bastingages de l’arrière.

« Le bruit du choc des lames contre les murailles, qui se déformaient, s’inclinaient, était épouvantable. Notre masse entière était soulevée par intervalles, puis on sentait le navire, couché sur le flanc, plonger sous l’effort réuni de la mer et des vents. Plus d’une fois le commandant crut que nous avions engagé. Dans les batteries on avait de l’eau jusqu’à mi-jambes ; la mer entrait de tous les côtés. Afin de ne pas épouvanter davantage les passagers, nous disions que l’Amazone avait une coque assez solide pour résister au cyclone ; mais nous ne savions que trop qu’elle était en mauvais état et que notre perte était presque certaine. Personne ne perdait cependant courage ; on avait à cœur de faire son devoir jusqu’au bout. Je dois rendre d’ailleurs cette justice aux passagers : c’est que pendant la tourmente je n’entendis aucun cri de désespoir ou de détresse. Le commandant sur le pont, les officiers disséminés partout pour faire exécuter ses ordres, donnaient l’exemple du sang-froid, et l’équipage montrait un dévouement admirable. Les hommes, passagers, étaient aux pompes ; les femmes s’étaient rassemblées dans les cabines qui n’avaient pas été envahies par la mer et priaient.

« Je me trouvais à quelques mètres du grand mât quand j’entendis dire qu’il avait été emporté comme le mât d’artimon. Je voulus m’assurer de cette chute, dont le fracas avait été assourdi par le bruit de la tourmente, en montant sur le pont. Au haut de l’échelle du grand panneau, je fus assailli par les bourrasques d’une pluie si drue, si serrée, et me fouettant le visage avec une telle force, que j’aurais pu croire à de la grêle si cette pluie n’eût été tiède, presque chaude. Le vent qui la chassait ainsi par rafales, avec cette vitesse terrible, faisait entendre un rugissement continuel. Rien ne saurait exprimer cette rage de destruction. On n’entendait distinctement ni le grondement du tonnerre, ni celui de l’Océan, ni le bruit des débris de mâts s’entre-choquant. Les éclairs sillonnant les nues presque sans intervalles, avec une vivacité extraordinaire, faisaient succéder à la profonde obscurité une lumière éblouissante, éclairant le ciel chargé d’épais nuages et la mer qui bouillonnait et menaçait à chaque instant de nous engloutir. Le grand mât avait été brisé par le vent ; il n’en restait qu’un tronçon. Les mâts supérieurs de misaine étaient aussi tombés, emportant le bout dehors du grand foc. La moitié de la vergue de misaine avait été emportée par sa voile. La foudre tombait presque sans interruption, et des aigrettes lumineuses courraient sur l’extrémité des mâts comme des feux follets.

« À 7 h. 45, le baromètre était descendu à 698mm. Baisse incroyable, et l’une des curieuses observations faites pendant cette nuit terrible. À 7 h. 55, le calme le plus complet succéda sans transition à la tourmente. La pluie cessa, le vent et la mer tombèrent à la fois. Ceux qui ignoraient la marche ordinaire d’un cyclone se félicitaient de voir la fin de la tempête. Mais nous, nous comprenions que nous étions dans le centre ; nous savions que le danger allait devenir plus imminent que jamais.

« On s’empressa de profiter de l’accalmie, qui devait être bien courte, pour dégager le pont, autant que possible, des débris qui l’encombraient. Les matelots travaillaient avec ardeur sous la direction de leurs chefs, éclairés par la pâle lumière que répandait maintenant le ciel étoilé.

Courbe barométrique du cyclone de l’Amazone.

« Le baromètre marquait toujours 692mm ; il était affolé et ses oscillations étaient de plus de 10mm. On entendait au loin un grondement sourd. De légères fraîcheurs, sans direction déterminée, venaient frapper le visage. La mer était tourmentée dans tous les sens. Une brume épaisse la recouvrait, et des nuages grisâtres s’élevaient au-dessus de l’horizon jusqu’à une hauteur de 40 degrés environ, laissant à découvert au-dessus de nos têtes un cercle de ciel pur, d’un bleu transparent, étincelant de la lumière des étoiles. Ce cercle s’étendait davantage sur tribord que sur bâbord, ce qui nous indiquait que la zone centrale de calme de l’ouragan passait sur nous suivant une petite corde de sa circonférence et non suivant un diamètre. Au bout d’un quart d’heure à peine, une brise folle de l’ouest commença à se faire sentir, de légères vapeurs envahirent le zénith ; en un clin d’œil le ciel s’assombrit, et à ce calme d’une majesté indescriptible succédèrent les plus violentes bourrasques. La pluie balaya de nouveau l’espace avec sa prodigieuse vitesse, les explosions électriques retentirent ; ce fut pour nous l’heure suprême ! Nous savions que si le navire pouvait résister à ce premier choc, notre salut était presque assuré, la tempête devant ensuite diminuer rapidement. Mais résisterait-il ?…

« Notre gouvernail ne tarda pas à être emporté. Il n’y avait plus aucune manœuvre à faire ; la machine ne fut utilisée que pour pomper l’eau de la cale. L’équipage était soit aux pompes à bras, soit à faire la chaîne, soit à veiller les voies d’eau pour les aveugler. Nous nous laissions entraîner par l’ouragan. Le vent, aussi terrible que celui qui avait précédé notre entrée dans le centre, imprimait cependant au bâtiment des mouvements moins violents, parce qu’il n’avait plus d’appui sur les mâts de l’arrière dont la chute nous sauva. Le grondement de la tempête était plus sourd. Quant à sa direction, elle était opposée à celle observée dans la première partie du cyclone, ce qui doit être quand on passe dans le centre.

« Le commandant et l’officier de quart étaient encore sur le pont ; mais, pour ne pas être emportés, ils étaient contraints à se cramponner des deux mains, et bientôt ils furent obligés de descendre aussi. Au moment où ils quittaient le pont, une lame monstrueuse s’avançait, dominant le navire d’une dizaine de mètres, et semblant le menacer d’une perte certaine. Cette lame nous prit par le travers, nous enveloppa dans son tourbillon et, passant par-dessus le pont, arracha les bastingages de chaque bord sur une grande longueur, emportant les embarcations suspendues par le travers du grand mât.

« On renaissait toutefois peu à peu à l’espoir ; nous parvenions à étaler l’eau qui entrait dans la cale et le baromètre remontait à vue d’œil, par saccades. À 2 h. 10, il était encore à 698mm, comme dans le centre ; mais à 3 h. 15, il remontait à 705mm ; à 3 h. 40, à 715mm ; à minuit, à 732mm. Dès ce moment, on pouvait se considérer comme sauvé ; et, en effet, le baromètre continua à remonter rapidement ; à 6 h. du matin, il était à 757mm. Pendant cette terrible nuit, on ne s’occupa que de vider l’eau qui entrait à torrents de tous les côtés. À chaque moment, il semblait que le bâtiment allait s’entr’ouvrir sous les chocs furieux de la lame.

« Quand enfin le jour vint nous éclairer, quel affligeant spectacle il offrit à nos regards ! Partout des désastres et un incroyable désordre. De toutes nos embarcations il ne restait plus que la chaloupe à vapeur. Les manœuvres s’entrelaçaient dans tous les sens avec les débris hachés des mâts et des parois. Ces cordages retenaient encore des tronçons de mâts flottants, qui formaient bélier contre les flancs du navire à chaque coup de roulis. On s’empressa de se délivrer de ces dangereuses épaves, on déblaya un peu le pont, et on travailla immédiatement à installer un gouvernail de fortune. Par un bonheur inouï, nous n’avions perdu qu’un seul homme, un Annamite, qui s’était réfugié sous la chaloupe et avait été écrasé par sa chute. Notre situation était grave. Nous n’avions plus de mâts, plus de gouvernail, plus d’embarcations, et les voies d’eau étaient toujours à craindre, avec le fort roulis qui nous secouait par suite de l’absence de mâture. La machine, heureusement, n’avait pas trop souffert, et c’est en elle que nous mettions tout notre espoir. Nous nous trouvions à 180 lieues de Saint-Thomas, terre la plus voisine. Le plus beau soleil brillait sur nos têtes ; on respirait avec joie l’air calme et tiède. » Le 17 octobre, après six jours de nouvelles fatigues et d’inquiétudes, l’Amazone entrait à Porto-Rico, où arrivèrent bientôt la frégate la Magicienne et l’aviso à vapeur le Talisman, de la station des Antilles, qui devaient l’escorter jusqu’à la Martinique. Le 30, elle mouillait de nouveau sur rade de Port-de-France. Les typhons de l’océan Indien et des mers de Chine sont précédés par les mêmes signes et accompagnés par les mêmes phénomènes que les cyclones de l’Atlantique, dont ils ne diffèrent que par quelques particularités peu importantes. Quoique ces ouragans soient surtout fréquents dans la zone torride, ils apparaissent aussi quelquefois dans nos climats tempérés. Après la relation qui précède et qui nous permettra de mieux préciser nos indications, nous avons maintenant à dire quelles règles doivent guider les navigateurs engagés dans le dangereux tourbillon des cyclones, et quelle lumière la science moderne a jetée sur le ténébreux chaos des forces terribles que nous venons de voir à l’œuvre.

F. Zurcher.

La suite prochainement.