Les Décorés/Maurice Rollinat

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Les Décorés : Ceux qui ne le sont pasH. Simonis Empis, éditeur (p. 159-163).

MAURICE ROLLINAT


Je vis Rollinat pour la première fois chez Alphonse Daudet. Quelques jours auparavant, un article d’Albert Wolff, paru dans le Figaro, avait brusquement transformé l’obscur et petit employé de mairie en « homme du jour ». Si on l’avait trop longtemps ignoré, par contre, on en parlait maintenant avec un emballement agaçant. Sans le connaître, il m’était antipathique, ce monsieur à succès.

Quelqu’un s’assit au piano et préluda.

Un habit de la Belle-Jardinière, une chemise ravinée, une cravate de travers, des cheveux touffus et rebelles, des yeux d’une profondeur attendrie, une figure franche et bonne, la bouche crispée par un rictus amer, le nez pincé de quelqu’un qui a souffert, l’aspect naïf d’un paysan endimanché, avec un je ne sais quoi d’inspiré dans le front qui était magnifique. — Qui est-ce ? — Rollinat.

Ah ! ce ne fut pas long ! Mon parti pris imbécile chavira, emporté comme une paille par une avalanche. En cinq minutes, ce diable d’homme m’avait retourné, pris, accaparé, envoûté, et je trouvais les éloges d’Albert Wolff terriblement tièdes. Ah ! dame, pas d’erreur, ceux qui n’ont pas écouté Rollinat chanter les Yeux morts, la Cloche fêlée, la Mort des Amants, la Chanson de la perdrix grise, ou l’Âme des fougères, ceux-là n’ont rien entendu de leur vie. Une existence manquée à recommencer.

Rollinat n’est ni musicien, ni poète, ni prosateur, ni remueur d’idées par métier, comme tant d’autres ; il incarne en lui l’entité : art, d’une impeccable façon. Et l’émotion extraordinaire, indéfinissable, quasi magnétique qu’il procure, vient justement de la passion ardente dont il est constamment consumé et à laquelle les auditeurs les moins bienveillants sont incapables de résister.

Sa musique présente d’ailleurs une homogénéité symptomatique avec sa poésie, regorgeante d’élan, de couleur, de sincérité, d’étrangeté, de profondeur, de passion, de tristesse et de terreur.

Rebelle aux emprisonnements d’école, Rollinat aime à la fois George Sand et Edgar Poë, Walter Scott et Daudet, Baudelaire et Pierre Dupont. Mais sa vraie maîtresse est la nature pour laquelle il réserve les tendresses de son âme de campagnard épris d’air, de lumière, de ciel et de verdure. Il sait lui parler et la comprendre ; elle le console et panse son cœur blessé.

Les poétaillons qui peinent à aligner des mots les uns à côté des autres, en oubliant de placer une pensée sous ce travail de prisonnier, n’ont pas su museler leur exaspération en face de ce simple dépensant fastueusement son imagination dans les Brandes, les Névroses, l’Abîme et la Nature. Ces constipés ont tellement jappé, que Rollinat, ahuri, s’est sauvé de Paris et s’est enfoui dans un trou de la Creuse.

Loin du papotage boulevardier dont la méchanceté lâche l’épouvante encore plus que les feux follets de son Berri, il vit seul là-bas, au milieu de cultivateurs, avec un piano, des livres, des chiens, des pipes, un fusil et des lignes. Les jours de fête, il tient l’orgue à l’église et déjeune avec le curé, un excellent et charmant homme qui l’adore.

De plus en plus, il se désintéresse de notre vie si niaisement agitée, et la prise d’une belle truite le passionne autrement qu’un changement de ministère.

Si le cabaretier ou quelque lettré de son village lui apporte — par hasard — mon bout de croquis au moment où il sera en train d’amorcer un brochet :

— Chut, — dira-t-il sûrement — taisez-vous donc, je crois que ça mord !