Les Découvertes maritimes de la grande Armada

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Les Découvertes maritimes de la grande Armada
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 6 (p. 387-424).
LES
DECOUVERTES MARITIMES
ET LA GRANDE ARMADA


I

Après avoir fait connaître ce que la navigation dut aux progrès des sciences mathématiques pendant le XVe et le XVIe siècle[1], il me reste à exposer à quelles sources les marins de cette mémorable époque puisèrent leurs inspirations et l’audace de leurs entreprises. L’ardeur des découvertes maritimes n’est pas chose nouvelle en ce monde. L’antiquité avait eu la Colchide et le jardin des Hespérides ; le moyen âge eut les trésors de l’Inde et le pays des épices ; mais ici l’analogie s’arrête. Hercule ne franchissait la redoutable enceinte gardée par le dragon que pour y aller ravir les fruits qui tentèrent Atalante. Argo, « la nef à voix humaine, » ne courait, sous la conduite de Jason, qu’à la conquête de la toison d’or ; les intrépides navigateurs qui montaient les caravelles espagnoles et portugaises se promettaient, en même temps que l’acquisition de grandes richesses temporelles, un résultat plus important encore à leurs yeux : la conversion des idolâtres et l’extermination des infidèles. Dès les premières années du XIIIe siècle, quand la chrétienté aux abois cherchait de tous côtés des alliés contre les belliqueux sectateurs de l’islamisme, il courait en Europe les bruits les plus étranges sur la puissance et les merveilleuses richesses de deux potentats, dont l’un était chrétien, et dont l’autre aspirait, disait-on, à le devenir. Le premier de ces potentats s’appelait le prêtre Jean[2], le second était le grand-khan de Tartarie. On n’avait qu’une idée très vague du lieu où résidait le prêtre Jean, bien qu’on s’attendît généralement à le rencontrer en Ethiopie. Quant au prince tartare, on savait déjà par les récits de trois religieux envoyés de 1246 à 1253 pour travailler à sa conversion qu’il habitait les confins les plus reculés de l’Asie. En 1295, on vit revenir en Europe un voyageur qui avait été pendant seize ans son conseiller privé. La relation de ce « grand traverseur de voyes périlleuses, » publiée en 1307, ne pouvait manquer d’attirer l’attention des cosmographes. Marco Polo, citoyen de Venise et ancien gouverneur, pour Koubilaï-Khan, de la ville chinoise de Yang-tcheou, confirmait avec une autorité incontestable les rapports des trois missionnaires. Descendus des hauts plateaux, berceau de leur race et domaine héréditaire de leur famille, les petits-fils de Gengis-Khan avaient fondé au Cathay, — partie septentrionale de la Chine, — une dynastie mongole. De la ville de Kambalù[3], siège de leur empire, on n’atteignait pas, sans avoir voyagé vers l’occident pendant plusieurs mois, les contrées mentionnées par Ptolémée. L’extrémité orientale du continent asiatique devait donc être reportée bien au-delà des embouchures de l’Indus et du Gange. En rapprochant ces renseignemens de ceux que le moyen âge recevait journellement des marchands persans et arabes, Toscanelli se crut en droit de conclure qu’il ne restait plus à connaître qu’un tiers environ de la circonférence de la terre. Pour combler cette dernière lacune, il suffirait, pensait-il, de parcourir en ligne directe de Lisbonne à la province de Mangi, — côte méridionale de la Chine, — la distance de 1,333 lieues. Lorsque Colomb eut conçu le dessein de naviguer, non, plus au sud comme les Portugais, mais droit vers l’occident, il s’en ouvrit au savant géomètre. La réponse de Toscanelli porte l’empreinte d’une conviction profonde. « L’expédition que vous voulez entreprendre, écrit-il à Colomb, n’est pas si difficile que bien des gens s’obstinent à le croire. La traversée de l’Europe aux Indes des épices est sûre, en suivant les chemins que je vous ai désignés. Vous en seriez persuadé, si, comme moi, vous aviez eu occasion de fréquenter un grand nombre de personnes qui ont été dans ces pays. » . Dans son premier voyage accompli en moins de huit mois, Colomb avait bien, suivant les prévisions de Toscanelli, rencontré la terre après une traversée facile et courte, mais il n’avait pu, conformément au désir des monarques catholiques, « faire scruter les dispositions du grand-khan de Tartarie en faveur de la religion chrétienne. » Il se flatta d’être plus heureux dans une seconde campagne. Sorti de Cadix le 27 septembre 1493 avec dix-sept navires, il rentrait en Espagne le 11 juin 1496 sans avoir mieux réussi que la première fois à remettre aux mains du potentat mongol les lettres d’Isabelle et de Ferdinand. Il estimait cependant n’avoir pas été à plus de 100 lieues de là grande cité de Quinsai[4]. Cuba ne pouvait être que l’extrémité de l’Asie ; quatre-vingts personnes l’avaient affirmé sous serment le 12 juin 1494. « Qui avait en effet jamais entendu parler d’une île de 335 lieues de long, d’une île dont il est impossible d’atteindre la fin ? » Le 30 mai 1498, nouvelle expédition ; Colomb cette fois touche enfin à un continent, mais non pas au continent qu’il cherchait. La côte basse aperçue le 1er août par le 10e degré de latitude était un des puissans deltas du Nouveau-Monde, — celui que forment, en se déversant à la mer, les nombreuses branches de l’Orénoque. Colomb avait trouvé de l’or à Haïti ; sur cette côte, il put se procurer des perles. « De l’or et des perles, écrivit-il, la porte est déjà ouverte ; les épices et les pierres précieuses auront leur tour. » Pendant ce temps, les Portugais doublaient le cap de Bonne-Espérance, et la flotte d’Emmanuel cinglait vers Calicut.

Le 29 août 1499 fut l’éclatante revanche du 5 mars 1493. Ce jour-là, ce n’était plus Colomb, c’était Vasco de Gama qui revenait des Indes, non pas de ces Indes occidentales, « terre de déception et de vanité, tombeau de la noblesse de Castille, » mais des Indes, où, suivant le rapport de tous les voyageurs, « devait naître le poivre, se récolter la cannelle et la rhubarbe. » Au mois de juillet 1501, l’expédition de Cabrai rapportait dans le Tage des chargemens dont un seul était évalué à plus de 100,000 ducats. Drogues, épices, porcelaine, diamans, rubis de 7 carats, rien n’y manquait de ce qui pouvait éblouir les yeux de l’Europe. C’est du Portugal que l’Égypte et l’Italie vont désormais recevoir les épices. « Ainsi va le monde ! » s’écriait avec une résignation philosophique Améric Vespuce. Le Portugal était en effet entré dans une veine heureuse ; au Prince parfait, mort en 1485, avait succédé le Roi fortuné. Lisbonne allait voir, comme Rome, le vit jadis au temps des empereurs, des rhinocéros et des éléphans combattre dans ses cirques ; son roi ne lui apparaîtrait plus, aux jours des entrées solennelles, qu’entouré de la pompe des souverains asiatiques.

Le gouvernement portugais avait défendu, sous peine de mort, l’exportation de toute carte marine qui indiquerait la route de Calicut. Le secret de cette découverte ne fut pas cependant si bien gardé que le reste du monde n’en apprît quelque chose. Voici ce qui commençait à transpirer en Europe dès l’année 1502 : « Le cap de Bonne-Espérance, figuré jusqu’alors sur la côte d’Ethiopie, était en réalité situé 10 degrés au sud du tropique du Capricorne, par 35 degrés environ de latitude australe. Au-delà de ce cap se trouvaient le commencement de l’Asie, l’Arabie-Heureuse et les états du prêtre Jean. L’Afrique était séparée de l’Asie par le Nil. Pour se rendre dans l’Inde, il fallait laisser ce fleuve à sa gauche. Sur la côte, qui s’étend du Cap à la Mer-Rouge, s’élevaient des villes riches et commerçantes ; les Arabes y avaient établi depuis longtemps des comptoirs. » L’itinéraire, on en conviendra, était encore bien vague ; ce qui ne l’était pas, ce fut ce renseignement important, qu’Améric Vespuce obtenait à la même époque de l’indiscrétion d’un marin portugais : l’Inde elle-même n’était pas la patrie des épices, elle n’en était que l’entrepôt. Chaque année arrivaient sur la côte de Malabar des navires d’une énorme grandeur, des jonques, ainsi nommées parce que le jonc remplaçait le chanvre dans la confection de leurs voiles, le fer dans la construction de leur coque. Plus loin que Sumatra et Ceylan, plus loin même que la Chersonèse-d’Or, existaient les Moluques, ces îles que Ptolémée avait groupées autour de la Taprobane. Quant aux états du grand-khan, à cet immense empire dans lequel, au témoignage de Marco Polo et de Nicolo di Conti, « les provinces étaient des royaumes, les fleuves des avenues bordées de deux cents villes, le gouvernement l’apanage des hommes les plus lettrés, » on ne les entrevoyait qu’à demi voilés par les brames d’un horizon qui semblait reculer sans cesse devant les caravelles venues du cap de Bonne-Espérance. En fallait-il davantage pour exciter le grand navigateur qui avait découvert les Lucayes, Haïti, Cuba, la Jamaïque, les Antilles, les bouches de l’Orénoque, à ne pas se lasser a de chercher l’Orient par l’Occident ? » La lice était ouverte. On verrait bien qui pourrait arriver le premier au Cathay et à la patrie des épices, — al nacimiento de la especeria.

Vicente-Yanez Pinzon venait de débarquer au cap Saint-Augustin, d’explorer l’immense estuaire du fleuve qui devait porter un jour le nom de rivière des Amazones ; il avait traversé le golfe de Paria, pénétré dans celui du Mexique. Un autre Espagnol, Rodrigo de Bastidas, s’était avancé jusqu’au havre où fut fondé plus tard l’établissement de Nombre-de-Dios. « Tous, jusqu’aux tailleurs, demandaient à aller découvrir de nouvelles terres. » Colomb se sentit piqué au jeu. A l’âge de soixante-six ans, la vue fatiguée par ses longues veilles, le corps déjà rongé par la goutte, il entreprit, le 9 mai 1502, son quatrième et malheureusement son dernier voyage. Il revit les Antilles, Haïti, la côte méridionale de Cuba, et vint atterrir sur le cap Honduras. Là, il lui fallut quarante jours de lutte pour franchir une distance de 70 lieues. Quand il eut doublé le cap Gracias-a-Dios, longé la côte des Mosquitos, Costa-Ricca, Veragua, jeté l’ancre dans le havre spacieux de Porto-Bello, il finit par s’arrêter à la pointe qu’avait déjà reconnue deux ans auparavant Rodrigo de Bastidas. « Ses ancres étaient perdues, ses gens découragés, ses vaisseaux percés par les tarets d’autant de trous qu’un rayon de miel. » Le 7 novembre 1504, l’immortel découvreur rentrait au port de San-Lucar. Il n’avait pas trouvé le chemin des Moluques ; il croyait s’être avancé « jusqu’à dix journées de chemin du Gange. »

Améric Vespuce, Juan de La Cosa, s’y trompèrent comme Christophe Colomb ; pour eux, le Nouveau-Monde resta jusqu’à la découverte de l’Océan-Pacifique « le commencement de l’Asie. » L’assurance imperturbable de Colomb ne fut donc pas un effet « de sa finesse génoise. » Les cosmographes lui avaient inculqué une erreur ; sa foi robuste s’y opiniâtra. Si le Seigneur lui avait départi « de la science des astres ce qui pouvait suffire, » s’il lui avait accordé de surcroît « le talent de dessiner des sphères, d’y placer avec dextérité les villes, les rivières, les montagnes, » il lui avait par bonheur refusé cet esprit supérieur de critique qui eût pu ébranler sa confiance dans les calculs de Toscanelli. Colomb n’était ni un homme de science, ni un homme du monde, — non doto en letras y kombre mundanil ; — il était dans toute la force du terme un marin, — lego marinero. Améric Vespuce, Sébastien, Cabot, étaient des astronomes qui s’éprirent de la navigation à un âge assez avancé. Colomb en 1492 avait déjà passé vingt-trois années sur mer ; il avait vu « le Levant, l’Occident et le Nord, visité l’Angleterre et l’Islande, accompli maint voyage de Lisbonne à la côte de Guinée. » C’est avec ce bagage qu’à l’âge de cinquante-six ans il se lança dans la carrière aventureuse des découvertes. « Vigoureux, de grande taille, dur à la fatigue, » il ne comptait laisser à personne le soin de veiller pour lui. « Il faudra, écrit-il en partant de Palos, que j’oublie pendant ce voyage comment on dort. » Aussi, malgré ses cinquante-six ans, sera-t-il le premier, dans la nuit du 11 au 12 octobre 1492, à discerner la terre. Le 13 septembre, il avait constaté le changement de déclinaison de l’aiguille aimantée.

S’il nous restait encore des voyages de découvertes à faire, ce n’est pas à d’autres qu’à ces habiles et hardis navigateurs du XVIe siècle qu’il nous faudrait demander des leçons. J’ajouterai même qu’il ne sera pas inutile de prendre conseil de leurs sages pratiques, de leur pénétrante clairvoyance, chaque fois qu’on se trouvera conduit par les hasards de lointaines croisières dans des parages d’où une exploration rapide n’a pu rapporter que des renseignemens incomplets. J’en ai fait l’épreuve à une époque où le contour des côtes septentrionales de la Chine semblait avoir été tracé par des hydrographes contemporains de Marco Polo. Ce que Colomb craignait par-dessus tout, c’était l’indiscipline et la foi chancelante de ses compagnons, et cependant, malgré les impatiences qui l’entourent, il ne consent jamais à négliger aucune des précautions que lui suggère le souvenir des épreuves passées. Vers ce monde inconnu qui peut à chaque instant se dresser sur sa route, le marin génois s’avance avec une résolution indomptable, mais il s’avance aussi à pas comptés. On le voit supputer anxieusement le chemin parcouru, mettre en panne chaque nuit dès qu’il croit à certains indices avoir flairé la terre. L’océan a ses oiseaux de grand vol qu’il ne faut pas s’émouvoir de rencontrer flottant en quelque sorte dans l’air et prenant leur repos au sein de la tempête ; d’autres oiseaux au contraire ne sauraient se montrer autour du navire sans éveiller immédiatement l’attention du marin. A qui sait mesurer la portée de leur aile, l’apparition de ces compagnons de route évidemment impropres aux voyages de long cours indiquera sur-le-champ le voisinage, assuré de la côte. L’augure n’est pas le même, qu’il s’agisse de l’albatros, du damier, du pétrel, du quebrantahuesos, ou du goéland et du mouton du Cap. Tous ces pronostics dont se composait jadis la science si compliquée de la navigation, Colomb en avait la connaissance complète. Un moins bon marin aurait pu sans doute découvrir comme lui le Nouveau-Monde ; il est très probable qu’il ne serait pas revenu nous le dire. Les récifs des Lucayes, aussi impitoyables que ceux de Vanikoro, garderaient encore aujourd’hui ce secret dans leurs profondeurs.

A trente ans, Colomb avait les cheveux blancs ; à soixante-deux, « ses yeux étaient tellement enflammés que la plupart des choses il ne pouvait plus les noter que d’après les rapports des pilotes. » Ses remarques sur les phénomènes de tout genre que chaque jour continue de faire éclater sous ses pas n’en gardent pas moins l’empreinte d’un esprit attentif, d’un esprit adonné de bonne heure à l’observation et qui sait, suivant une expression heureuse, s’étonner à propos. Assez d’autres avant moi ont jugé ce grand homme ; je ne veux apprécier ici que le marin. L’homme de mer chez Colomb se peut admirer sans réserve. Au milieu de cette génération qui produisit tant de navigateurs de premier ordre, Colomb seul reste un maître : les Pinzon, les Solis, les Cabot, les Améric Vespuce, ne sont que des disciples. Si nous le comparons aux marins de nos jours, à Cook lui-même, à Vancouver, à Wallis, à La Pérouse, à Bougainville, à d’Entrecasteaux, on dirait un géant de cent coudées. Voilà pourtant l’homme qui à soixante-dix ans s’éteignit dans l’oubli et dans l’indifférence publique. Quand il fallut en 1520, quatorze années seulement après sa mort, désigner par une appellation unique toutes « ces terres cachées » dont il avait le premier enseigné au vieux monde le chemin, ce ne fut pas son nom qui vint naturellement s’offrir à l’esprit des cosmographes ; on lui préféra, sans mauvais dessein et sans qu’aucune brigue paraisse y avoir eu part, le nom plus connu d’un piloto mayor, d’un astronome « expert, au dire de Sébastien Cabot, dans la détermination des latitudes. »


II

Au XVe siècle, la chrétienté ne reconnaissait dans ses différends qu’un arbitre, le chef spirituel qui siégeait à Rome. Une bulle du pape Nicolas V avait en 1454 concédé à l’infant dom Henrique « les mers, terres et mines » qui pourraient être acquises le long des côtes de Guinée. En 1493, Alexandre VI traçait d’un pôle à l’autre une ligne imaginaire qu’il faisait passer à travers les Açores et les îles du Cap-Vert. À l’est de ce méridien était le domaine réservé au Portugal, à l’ouest le chemin ouvert aux entreprises de la Castille. En 1494, on reporta d’un commun accord la ligne de démarcation de 370 lieues vers l’occident. Ce fut ainsi que le Brésil échappa aux mains de l’Espagne. Le Portugal pouvait en effet se mouvoir du 48e degré de longitude ouest au 132e degré de longitude est,[5]. Fernambouc et Rio-Janeiro, les Moluques et les Philippines, la moitié même de la Nouvelle-Guinée, entraient dans la part qui lui était faite, mais on l’ignorait alors ; on ne soupçonnait, même pas l’existence des contrées que la convention de Tordesillas venait tacitement d’adjuger. Le point essentiel était de séparer les dominations, d’indiquer aux deux nations rivales la voie que leurs navigateurs devraient suivre pour arriver, sans se contrarier dans leur route, au rendez-vous commun qui leur était assigné. On réglerait plus tard les questions de détail. Pour le moment, on ne songeait en Espagne, comme en Portugal, qu’à toucher le but le plus tôt possible, et ce but n’était autre que la région lointaine des îles orientales et du Cathay.

Quand la sève est en travail, un rameau arraché ne semble donner que plus de force aux autres. Colomb était mort le 20 mai 1506. En 1508, Vicente-Yanez Pinzon et Juan Diaz de Solis avaient déjà reconnu les côtes du Nouveau-Monde de l’équateur au 40e degré de latitude australe. En 1513, Balboa, débarqué dans le golfe du Darien, atteignait le sommet de la cordillère qui sépare les deux mers. Du haut d’un arbre sur le tronc duquel on avait pratiqué des entailles, il aperçut d’un côté l’Océan-Atlantique d’où il venait, de l’autre la Mer du Sud, où quelques jours plus tard il entrait l’épée à la main, de l’eau jusqu’aux genoux. A dater de ce jour, il ne fut plus question d’arriver par la terre de Veragua aux états du grand-khan, « de revenir de Cuba par terre en prenant la route de l’Ethiopie, de Jérusalem et du port de Jafla. » On comprit qu’entre les terres découvertes par Colomb et celles décrites par Marco Polo il devait y avoir toute l’étendue d’un immense océan. Des communications s’étaient établies à travers l’isthme ; un entrepôt avait même été fondé à Panama. On voulait y construire des navires qui de là se rendraient aux îles orientales. Il fallut ajourner l’exécution de ce dessein. Dans l’isthme du Darien, « il y avait plus d’or que de santé et de nourriture ; l’insalubrité de l’air était comme inscrite sur la figure de ceux qui en revenaient. » Le Nouveau-Monde en somme menaçait de dépeupler l’Espagne ; il ne l’enrichissait pas. Une colonie avait été fondée à Haïti ; au bout de sept années, on n’en avait pas encore exporté plus de 2,000 marcs d’or. Qu’elle passât au milieu ou à 21 degrés dans l’ouest des îles du Cap-Vert, la ligne de démarcation tracée par le pape Alexandre VI semblait toujours laisser aux Portugais le meilleur lot. L’Espagne avait la charge ingrate de faire mettre en valeur par une race indolente, pour laquelle tout travail était une nouveauté des plus dures, les vastes territoires qui lui étaient échus ; le Portugal trouvait au contraire un sol en plein rapport. Pour dériver les eaux de ce Pactole vers Lisbonne, un honnête négoce eût à la rigueur pu suffire. La place par malheur était déjà occupée, et la nécessité de chasser les Arabes obligea bientôt les Portugais à subjuguer les Hindous. Contre leur gré peut-être et à coup sûr contre leur intérêt, ils durent accepter dès l’année 1502 tous les embarras de la conquête.

En 1521, au moment où Jean III montait sur le trône, l’Océan indien, du cap de Bonne-Espérance aux rivages de la Chine, ne reconnaissait qu’un maître. Ce que le Portugal n’occupait pas directement par ses troupes était, grâce aux divisions habilement exploitées des princes indigènes, soumis à son influence. Quel chemin prodigieux ont fait ces navigateurs qui, cent ans auparavant, n’osaient pas franchir le cap Noun ! Fernand Perez d’Andrade a laissé derrière lui la Taprobane et la Chersonèse-d’Or, tout ce monde que Gama et Albuquerque ont retrouvé, mais que connaissaient déjà les anciens, et qu’exploitaient depuis plus de cinq cents ans les Arabes. Il franchit le détroit qui sépare la péninsule malaise de l’île de Sumatra, côtoie en passant le royaume de Cambodge, se rend à Chiampa, à Patane ; dans un second voyage, il atteint Canton. Marco Polo, Mandeville, Nicolo di Conti, avaient visité les états du grand-khan ; lui, Perez d’Andrade, il réalise le rêve de Colomb. Il arrive au Cathay par mer. Presqu’à la même époque, dom Rodrigo de Lima retrouve en Abyssinie le prêtre Jean, ce souverain chrétien qui avait partagé si longtemps avec le grand-khan la sollicitude de l’Europe. En 1524, le gouverneur de Malacca envoie le capitaine Antonio de Brito aux Moluques. On touche enfin à la terre des épices ! En moins de trente ans, les Portugais sont arrivés au terme de leur domaine, ils ont parcouru les 180 degrés qui leur avaient été alloués.

Les années qui suivirent furent employées par les successeurs d’Albuquerque à consolider leur puissance sur les côtes, à pénétrer de toutes parts plus avant dans les terres. Aux Moluques, à Ceylan, ils ont définitivement pris pied. Sur la côte d’Afrique, leur empire s’étend de Sofala au port de Mélinde ; l’île de Mozambique en est devenue le centre. Francisco Barreto y ajoute en 1556 le royaume de Monomotapa. Chassés des rives du Che-kiang, les Portugais s’établissent au pied du rocher de Macao. Nous voici parvenus au terme d’un grand règne ; Jean III va rejoindre dans la tombe en 1557 Emmanuel, qui avait ébauché la conquête de l’Inde, Jean il le seigneur de Guinée, Alphonse V l’Africain, Edouard le protecteur des lettres, Jean le Grand le fondateur de la dynastie, et cet admirable prince Henrique, ce noble président de l’académie de Sagres, sans lequel peut-être tout l’épanouissement du vieux monde n’aurait jamais eu lieu.

Durant cette période si glorieuse pour les sujets du roi Jean, que faisaient les sujets de l’empereur Charles-Quint ? — les Espagnols ? Ils conquéraient le Mexique, le Pérou, le Chili, et, qui plus est, ils arrivaient aussi de leur côté aux Moluques. Des calculs inexacts avaient donné à penser que ces îles n’étaient pas en dehors des limites de la concession faite par Alexandre VI à l’Espagne. On ne parvenait pas à trouver de détroit qui permît de traverser par mer le nouveau continent ; on songea naturellement à le tourner par le sud, comme les Portugais avaient tourné l’Afrique. Un ancien compagnon d’Albuquerque, Fernando Magalhaens, s’offrit à Charles-Quint, alors âgé de dix-neuf ans et à l’aurore même de son règne, pour tenter cette périlleuse entreprise. Charles-Quint accueillit avec distinction le transfuge. Le 20 septembre 1519, cinq navires espagnols partaient de San-Lucar, sous les ordres du capitaine portugais, qui devait les conduire en effet bien près des Moluques, mais qui n’était pas destiné à les ramener en Europe. Ils allèrent lentement, s’arrêtant des mois entiers pour se ravitailler, pour se radouber, pour se refaire ; ils allèrent jusqu’au 52e degré de latitude, affrontant des climats de jour en jour plus âpres. Là, tout à coup, le 21 octobre 1520, la côte leur manqua brusquement ; ils avaient rencontré la brèche que l’on cherchait en vain depuis le commencement du siècle. Le détroit auquel Magellan a donné son nom s’ouvrait devant eux.

Ce détroit avait 110 lieues de long. Les Espagnols employèrent trente-sept jours à le franchir. Quand l’Océan-Pacifique les reçut enfin, de cinq navires qu’ils avaient au départ, il ne leur en restait plus que trois. L’un s’était perdu, l’autre s’était égaré ou séparé volontairement de la flotte. Magellan put heureusement, à l’issue même du détroit, remonter avec une grande rapidité vers le nord. Bientôt il lui sembla qu’il avait retrouvé un second « golfe des Dames. » C’est ainsi qu’on appelait alors dans l’Atlantique la paisible région des vents alizés. La température était douce, et le vent, qui soufflait d’une haleine égale et légère, ne cessait pas un instant d’être favorable. Remarquée pour la première fois dans le coin du ciel qu’elle occupe sous ces latitudes, la croix du sud remplaçait l’étoile polaire. Que manquait-il donc aux heureux navigateurs ? Il leur manquait de l’eau et des vivres. Pour tromper leur faim, ils étaient obligés de mâcher le cuir qui sert à garantir des effets du frottement les cordages ; pour apaiser leur soif, ils n’avaient de ressource que l’eau salée. Ils étaient cependant bien loin d’être fixés sur la distance qu’il leur faudrait parcourir avant d’atteindre ainsi les îles orientales ou le Cathay. L’incertitude était sans doute moins grande qu’au temps du premier voyage de Christophe Colomb ; elle était plus cruelle peut-être, car elle agissait sur des corps épuisés et sur des esprits affaiblis : 20 hommes moururent avant que trois îles, en apparence fertiles, élevassent leurs sommets boisés à l’horizon. Ces îles étaient habitées ; sous Philippe IV, on les appela, en l’honneur de la mère de Charles II, les Mariannes. De cet archipel à la côte la plus voisine, il y avait encore près de 400 lieues. C’était peu de chose pour des navigateurs qui venaient d’en faire plus de 3,000. Le 7 avril de l’année 1521, l’escadre mouillait dans le port de Zebù ; elle avait reconnu un second archipel, mais cette fois un archipel immense, un archipel dont l’ensemble l’eût à peine cédé en étendue à un continent. L’Espagne le possède encore aujourd’hui. Ce fut longtemps l’archipel de Saint-Lazare ; en 1568, il devint l’archipel des Philippines. Un esclave natif de Sumatra, embarqué sur l’escadre, put servir aux Espagnols d’interprète. La chaîne était donc renouée ; par l’est aussi bien que par l’ouest, on était arrivé au pays des Malais.

Mieux encore qu’à son teint et à son langage, les Espagnols auraient pu reconnaître à sa fierté native la race belliqueuse et farouche que les Portugais avaient rencontrée les premiers dans les états du sultan d’Achem. Matan est une île voisine de Zebù. Magellan voulut la plier à ses exigences ; il y perdit la vie. Après un long combat, ses compagnons le virent succomber sous les coups des indigènes : 8 Espagnols avaient eu le sort de leur chef ; 22 étaient blessés. Ils revinrent à Zebù, croyant y trouver des secours ; malheureusement leur prestige était évanoui, ils ne rencontrèrent que la trahison. Fugitive et désorganisée, l’escadre dut aller chercher un refuge à l’île de Bohol. Les équipages étaient tellement réduits qu’il fallut brûler un des vaisseaux[6] pour garder le moyen de manœuvrer les deux autres. On erra ainsi pendant de longs mois de Mindanao à Soulou, de Soulou à Palawan, de Palawan à Bornéo. Enfin le 8 novembre 1521, on finit par aller, jeter l’ancre à Tidore ; 47 Européens survivaient seuls de toute l’expédition.

Tidore est une des Moluques ; Ternate est en face. Ces deux cônes volcaniques forment pour ainsi dire les deux rives d’une même rade. Les autres îles se nomment Motir, Batchian et Makian. Comme Tidore et Ternate, elles sont échelonnées sur la côte occidentale de la grande île de Gilolo. Les Espagnols purent en moins d’un mois se procurer un complet chargement d’épices, mais, au moment du départ, une voie d’eau se déclara à bord de la Trinidad. Il fallut laisser ce bâtiment à Tidore. Sébastien del Cano partit sur la Vittoria et se dirigea vers le cap de Bonne-Espérance ; 21 hommes succombèrent encore dans cette traversée ; 18 seulement rentrèrent à San-Lucar le 6 septembre 1522, après une absence de trois ans et un voyage de 14,000 lieues.

Le tour du monde était pour la première fois accompli ; Sébastien del Cano avait démontré pratiquement la sphéricité de la terre. Dans ce long parcours où les Espagnols, marchant de l’est à l’ouest, ne cessèrent pas un instant de fuir devant le soleil, chaque midi nouveau constaté par eux les mettait en retard de quelques minutes sur l’horloge de leurs compatriotes. Quand ils débarquèrent en Espagne, ils remarquèrent, non sans quelque étonnement, qu’ils n’étaient plus d’accord avec le calendrier national. A force de s’arriérer d’une heure au fur et à mesure que leur longitude s’accroissait de 15 degrés, ils avaient fini par se trouver arriérés d’un jour.

En 1526 et en 1527, les Espagnols retournèrent à Tidore ; ils y retournèrent même par deux voies différentes. Don Garcia Jofre de Loaysa, ayant sous ses ordres Sébastien del Cano, partit de la Corogne[7] ; Alvaro de Saavedra équipa ses navires sur les bords de l’Océan-Pacifique. Au même moment, dom Jorge de Meneses arrivait de Malacca pour gouverner les Moluques au nom du Portugal. Les hostilités ne pouvaient tarder à s’ouvrir. Les Portugais exerçaient une suprématie absolue à Ternate ; les Espagnols appuyèrent les prétentions du sultan de Tidore. En 1529, l’empereur Charles-Quint vida le différend ; il céda au Portugal ses droits sur les Moluques pour la somme de 350,000 ducats. Cette cession impliquait-elle un renoncement absolu à tout établissement sur les autres groupes de la zone qu’une astronomie incertaine laissait en litige ? Le vice-roi du Mexique ne le pensa pas. En 1542, Ruy Lopez de Villalobos conduisait par ses ordres une expédition espagnole aux Philippines ; en 1565, Miguel Lopez de Legaspi accomplissait la conquête de Luçon.

Il était facile de se rendre des côtes occidentales de la Nouvelle-Espagne aux grands archipels de l’Asie ; il n’y avait pas encore de route connue pour en revenir. Pendant que la Vittoria avec Sébastien del Cano prenait le chemin du cap de Bonne-Espérance, la Trinidad, laissée en arrière, essayait de remonter de l’ouest à l’est l’Océan-Pacifique. Il lui fallut, après avoir maintes fois côtoyé le naufrage, revenir découragée sur ses pas et rentrer dans le cercle où l’attendaient les navires portugais. Alvaro de Saavedra n’eut pas en 1527 un meilleur succès. Il se vit à son tour rejeté par les vents et par les courans contraires vers les Moluques. Ce fut un moine, le célèbre Fray Andrès de Urdaneta, qui eut la gloire d’enseigner à ses compatriotes la route qui devait, pendant près de deux siècles, ramener les galions de Manille au Mexique. Urdaneta avait fait partie de la seconde expédition de Sébastien del Cano ; il accompagnait Legaspi en qualité d’astronome et de cosmographe. L’impossibilité de lutter contre les vents alizés était constatée ; elle l’était du moins pour des galions et pour des caravelles. Urdaneta alla chercher des vents favorables jusqu’au 40e degré de latitude nord. Parti de Zebù le 1er juin, il arrivait à Acapulco le 3 octobre. Plusieurs voyages entrepris par le détroit de Magellan avaient eu, depuis l’année 1520, une fâcheuse issue. Les communications entre l’Espagne et ses colonies asiatiques prirent définitivement un autre cours : elles s’établirent à travers le continent américain, et le détroit de Magellan ne revit plus de caravelles espagnoles. On croyait cette porte à jamais fermée, et on la laissait à dessein se rouiller sur ses gonds. Des ennemis envieux se chargèrent de la rouvrir. En 1578, le passage qui avait livré à Magellan l’accès des Moluques amenait les Anglais au cœur de la domination espagnole.


III

Le pape avait laissé à l’Espagne le chemin de l’ouest, celui de l’est au Portugal ; on ne songeait pas encore au chemin du nord. En 1496, avant même que les Portugais eussent touché le rivage de Calicut, Henri VII délivrait des lettres patentes à Jean Cabot et à ses trois fils pour qu’ils allassent chercher vers l’occident un passage au Cathay ; il ne leur imposait pour conditions que de se maintenir au nord des dernières découvertes espagnoles. En 1498, en 1517, Sébastien Cabot renouvelait à deux reprises différentes cette tentative. Ce fut ainsi qu’on eut pour la première fois connaissance de l’île de Terre-Neuve et de toute la côte qui s’étend de la baie d’Hudson à la Virginie. En 1526, Sébastien Cabot entrait dans la Plata ; il y arrivait après Juan de Solis, mais il poussait jusqu’au Paraguay. C’était se mettre en contradiction flagrante avec la décision du suprême arbitre que de venir, quand on s’avouait sujet de Henri VIII, chercher fortune en de pareils parages. Tout au plus cette audace eût-elle été permise lorsqu’en 1533 Henri VIII eut rompu avec le saint-siège. Nous voyons cependant sous le règne d’Edouard VI, vingt ans après la proclamation du schisme, — en 1553, — les Anglais revenir au dessein plus avouable d’Henri VII, — preuve manifeste, à mon sens, du respect général qu’inspiraient encore ces sentences si longtemps tenues pour l’indiscutable base du droit européen. Le chevalier Hughes Willoughby et Richard Chancellor dépassèrent alors avec trois vaisseaux les îles danoises et l’extrémité de la Norvège. Le premier mourut sur les côtes de Laponie, le second n’arriva pas aux états du grand-khan ; il se rendit par terre à la cour du grand-duc de Moscovie. En 1556, Etienne Burrough atteignait la Nouvelle-Zemble, et cherchait vainement le détroit de Weygats ; Arthur Pet et Charles Jackmann trouvaient ce passage en 1580 ; ils ne réussissaient pas à le franchir. Rebutés par tant d’essais infructueux, les Anglais tournèrent leurs visées ailleurs. Martin Forbisher partit, le 12 juin 1576, de Gravesend pour aller, à l’exemple de Sébastien Cabot, chercher par le nord-ouest un chemin vers la Chine. Qu’on s’y rendît par le nord-ouest ou par le nord-est, le plus court était évidemment de s’y rendre par les régions qui avoisinent le pôle. C’est là réellement que le monde en se contractant semble justifier le mot si souvent cité de Colomb, et devient « peu de chose. » Forbisher contourna le nord de l’Ecosse ; le 28 juillet, il avait atteint le 62e degré de latitude. En ce moment, il aperçut la terre et ne s’émut pas de la trouver entourée de glace. On ne s’était jamais flatté en se maintenant sous ces hautes latitudes d’arriver au Cathay par un chemin facile. La côte escarpée, rocailleuse, qu’on avait en vue, un marin portugais, Cortereal, l’avait découverte avant Forbisher. En l’année 1501, il la nommait « la terre de Labrador. » Forbisher remonta jusqu’au-delà du 63e degré, et finit par reconnaître un détroit, le détroit qui porte aujourd’hui son nom. Il y revient plein d’espoir l’année suivante ; en 1578, il y amène quinze voiles, mais c’est en vain qu’il s’enfonce de plus de 30 lieues dans les terres. Les glaces l’arrêtent encore, et, de nouveau déçu, il se résigne enfin à regagner le port. Ainsi reste une fois de plus en suspens la question que la science vient à peine, il y a quelques années, de résoudre.

Où l’Angleterre s’obstinait, la France aurait eu grand tort de s’abstenir. Pas plus qu’Henri VIII, François Ier n’entendait renoncer à sa part d’héritage dans la riche aubaine que la Providence envoyait à l’Europe. Il avait des marins, des navires, — Jean Ango sous son règne osa, dit-on, bloquer avec ses corsaires l’embouchure du Tage ; — il n’avait pas, semble-t-il, d’astronome, car il fit venir Giovanni Verazzani de Florence, comme Henri VII avait appelé Jean Cabot de Venise. Verazzani partit sur un navire de Dieppe. Du 34e degré de latitude, il se porta au nord jusqu’au 50e degré. Les cosmographes connaissaient déjà la Nouvelle-Espagne, il leur fallut donner place sur leurs cartes à une Nouvelle-France. Les Dieppois avaient reconnu en un seul voyage près de 700 lieues de côtes. En 1534, l’expédition française ne partait pas de Dieppe ; elle partait de Saint-Malo. Jacques Cartier la commandait. Passant entre l’île où Sébastien Cabot avait abordé en 1497 et la terre ferme, Cartier découvrit l’embouchure du Saint-Laurent ; en 1535, il remontait ce fleuve jusqu’à la ville indienne de Hochelaga. En 1542, le Nouveau-Monde comptait deux vice-rois. Le vice-roi français se nommait Jean-François de La Roche, comte de Roberval, gouverneur de Saguenay et Hochelaga. Avançons rapidement et laissons de côté tout ce qui n’intéresse pas directement l’histoire de la navigation. Transportons-nous d’un bond de l’année 1555, où Villegagnon entreprend d’implanter une colonie française dans la baie de Rio-Janeiro, à l’année 1562, où Jean Ribault découvre l’Acadie. Deux ans plus tard, en 1564, Laudonière s’aventure à construire un fort sur les côtes de la Floride. Les Espagnols n’attendirent pas les ordres de leur cour pour réprimer l’audacieuse atteinte portée à leur privilège ; ils détruisirent l’établissement français. Gourgues en 1567 ne venge que trop bien ses compatriotes. Ce précurseur de la grande flibusterie tue sans quartier les Espagnols partout où il les rencontre. « Qui terre a guerre a ; » ce proverbe n’est pas moins vrai pour les rois que pour les particuliers. Villegagnon, Ribault, Laudonière et Gourgues ne faisaient que marcher sur les traces des Dieppois qui faillirent intercepter l’escadre de Colomb en 1498, des corsaires plus aventureux encore que Jaquez trouva, en 1516, coupant du bois de teinture sur les côtes du Brésil.

Moins occupés que nous en Europe, les Anglais ne tardèrent pas à porter au commerce et aux colonies de l’Espagne des coups bien autrement sensibles que ceux qui pouvaient leur venir des vaisseaux de François Ier, de Henri II ou de Charles IX. Ce fut à ce métier de contrebandiers et de forbans que se formèrent les meilleurs capitaines de Henri VIII et d’Elisabeth. On les vit à la fois apparaître à droite et à gauche de la ligne de démarcation, aussi peu respectueux des droits du Portugal que de ceux de l’Espagne. En 1551, Thomas Windham tente un premier voyage sur les côtes d’Afrique ; en 1554, Jean Lock et Guillaume Towerson en rapportent de l’or et de l’ivoire ; John Hawkins en 1562 y va chercher des nègres. Les premiers esclaves noirs à cheveux crépus avaient été amenés à Séville par des navires catalans vers l’année 1406. En 1442, les Maures du Rio de Ouro livraient aux Portugais des habitans de la Sénégambie, en échange d’esclaves appartenant à leur propre race. De 1471 à 1574, la baie de Biafra devint le centre du commerce de l’or ; celle de Sierra Leone du commerce des esclaves. Ce fut dans la baie de Sierra Leone que le capitaine Hawkins alla mouiller. Il s’y procura « par l’épée ou par d’autres moyens » des noirs qu’il vint offrir à la colonie espagnole de Santo-Domingo. Le travail des mines avait rapidement dépeuplé Haïti. La reine Isabelle, qui s’indignait à si juste titre en 1499 du sans-façon avec lequel Colomb expédiait en Espagne, à défaut des richesses promises, des chargemens entiers de ses nouveaux sujets, s’était vue cependant contrainte d’autoriser dans les Indes le travail forcé. Elle contribua ainsi involontairement à l’anéantissement de la population indigène. Pour sauver ce qui restait des Indiens, Las Casas recommanda de les remplacer par des nègres ; mais les nègres étaient la propriété exclusive du Portugal. La descendance de Cham devint l’objet d’un commerce interlope, et l’on vit la piraterie suspendre un instant ses rapines pour se livrer presque tout entière à ce trafic.

On n’introduit pas des forbans dans ses ports sans s’exposer à subir quelques avanies. En 1567, Hawkins prend et saccage la ville de Rio de la Hacha, dont le gouverneur fait difficulté de commercer avec lui. L’escadre de Hawkins se composait alors de six navires. Elle fut assaillie par un coup de vent sur la côte de Floride et dut chercher refuge au port de Saint-Jean d’Ulloa. Les Anglais occupaient la rade ; une flotte espagnole se présente à son tour pour y jeter l’ancre. Aux yeux de Hawkins, la prétention semble étrange. Il lui faut des sûretés avant qu’il consente à laisser les espagnols rentrer chez eux. Il avait déjà jugé bon de retenir des visiteurs en otages ; il réclame maintenant l’île fortifiée qui commande le port. Les Espagnols étaient fort perplexes ; leur flotte valait 6 ou 7 millions, ils se souciaient peu de la compromettre. Leur résignation apparente endormit probablement la vigilance des Anglais, et Hawkins, attaqué à l’improviste, faillit payer cher son arrogance. Des six navires qu’il commandait, quatre furent détruits, après avoir, il est vrai, coulé bas l’amiral espagnol ; deux seulement parvinrent à s’échapper : le Minion et la Judith. Sur le Minion se trouvait Hawkins ; la Judith avait pour capitaine Francis Drake. Hawkins, Drake, Forbisher, voilà trois noms que les Espagnols auront sujet de ne pas oublier.

Drake était le fils d’un honnête marin de Tavistock. L’aîné de douze garçons, il fut élevé par les soins de son parent John Hawkins. A dix-huit ans, il avait déjà visité la Zélande et la France ; il compléta son éducation dans le commerce de la côte de Guinée. La surprise de Saint-Jean d’Ulloa avait eu lieu au mois de septembre 1568 ; en 1572, Drake débarquait à Nombre de Dios avec cent cinquante hommes. L’Angleterre et l’Espagne étaient alors en paix ; Drake s’en inquiéta peu. Il avait, pensait-il, un grief particulier à venger. La découverte des mines du Potosi au Pérou, celle des gisemens de Zacatecas au Mexique étaient enfin venues dédommager les Espagnols de leurs longues déceptions. Depuis l’année 1545, l’argent coulait à flots vers la péninsule ibérique. Débarqués à Panama, sur l’autre rive de l’isthme, les trésors du Pérou étaient apportés jusqu’à Nombre de Dios à dos de mulet ; ils ne s’y arrêtaient pas. Nombre de Dios était alors ce que Porto-Bello est devenu depuis : l’entrepôt où s’échangeaient les marchandises de la Vieille-Espagne contre les produits des mines du Nouveau-Monde. Cette ville insalubre, à travers laquelle filtraient tant de richesses, ne compta jamais plus de trente maisons. Drake l’attaqua dans la nuit du 22 juillet 1572 ; il l’attaqua sans motif et sans sommation. Éveillés en sursaut, les Espagnols s’enfuirent d’abord vers la montagne ; quatorze ou quinze seulement se rallièrent, et, armés d’arquebuses, se portèrent sur le lieu de l’action. Leur exemple rendit du courage aux autres ; la panique au contraire se mit dans les rangs des Anglais. Drake, blessé, dut regagner ses canots à la nage. Ce premier coup de main n’avait pas été heureux ; Drake voulut sur-le-champ prendre sa revanche. Rien ne dénote mieux l’homme de guerre qu’une pareille élasticité. Les plus vaillans officiers peuvent rester abattus sous un revers ou sous un naufrage ; ceux qui rebondissent, qui font succéder, comme Nelson, Aboukir à Ténériffe, sont faits d’un métal qui finit tôt ou tard par lasser les coups de la fortune. Ce serait du reste un triste aventurier celui qui se retirerait après la première aventure d’où il est sorti sans butin. Au temps de Drake, les corsaires ne comptaient ni leurs insuccès ni leurs blessures. Drake laissa ses bâtimens mouillés dans le golfe du Darien et partit, suivi d’une centaine d’hommes, pour aller intercepter dans les bois le trésor qui, de Panama, s’acheminait en ce moment vers Nombre de Dios. Arrivé, le douzième jour après son départ, au sommet de la cordillère, il gravit à son tour l’arbre du haut duquel Balboa, cinquante-neuf ans auparavant, avait découvert l’Océan-Pacifique. Le convoi annoncé se fit peu attendre. Drake l’assaillit et se trouva du coup en possession de plus d’argent que ses hommes n’en pouvaient emporter. Chargé de ces dépouilles, il les avait à peine mises en sûreté à son bord que trois cents soldats espagnols se présentèrent sur la plage. La fortune le seconda jusqu’au bout ; sa traversée de retour fut rapide. Vingt-trois jours après avoir quitté la Floride, il atteignait les Sorlingues. Déjà en 1525 deux caravelles espagnoles étaient revenues en vingt-cinq jours de Santo-Domingo à San-Lucar. Passer d’une rive de l’Atlantique à l’autre était devenu un jeu ; la grande navigation commençait au-delà du Cap de Bonne-Espérance.

Drake arrivait à Plymouth un dimanche ; le peuple quitta en masse le service divin pour courir au-devant du pirate qui rentrait à son aire après quatorze mois d’absence. Le pirate était riche ; il équipa trois de ces barques longues connues alors sous le nom de frégates et suivit en Irlande Walter, comte d’Essex, le père de l’infortuné favori d’Elisabeth, Les services que Drake rendit alors contre les rebelles lui valurent l’honneur d’être présenté à la reine. La Grande-Bretagne n’est pas la terre des élévations subites. Bien que les rangs de son aristocratie ne soient jamais fermés, il faut d’ordinaire dans ce pays patient le travail de plusieurs générations pour introduire au sein de la noblesse une nouvelle famille. Cette règle rigoureuse admet cependant des exceptions. Quelques siècles plus tôt, Drake eût pu songer à se conquérir un fief ; il n’était certes pas de plus humble naissance que la plupart des compagnons de Guillaume. Au temps d’Elisabeth, c’était déjà une ambition assez haute de vouloir s’appeler sir Francis Drake. Pour en arriver là, Drake conçut un projet qui montre bien jusqu’où les marins de cette époque pouvaient pousser l’audace. Il résolut d’aller chercher les Espagnols au centre même de leur puissance coloniale, de les aller chercher dans le Pacifique en franchissant le détroit périlleux que ceux même qui l’avaient découvert s’étaient empressés d’abandonner. Surprendrait-on ainsi les conquérans du Pérou et du Chili, les possesseurs de ces mines dont la richesse venait de bouleverser le système économique de l’Europe ? La chose était au moins probable, car les Espagnols ne pouvaient guère soupçonner une telle témérité, mais il faudrait revenir du Pacifique, et au retour l’agresseur devait s’attendre à trouver les conquérans qu’il comptait dépouiller assemblés en force pour lui barrer le passage. Quand on combat, comme Drake allait combattre, avec la corde au cou, qu’on ne peut se promettre ni merci ni pitié, il est bien permis de songer à la façon dont on opérera sa retraite. Drake ne désespérait pas de rejoindre Forbisher à travers le continent américain. Il se proposait de pousser, au sortir du détroit de Magellan, droit au nord, de suivre ainsi la côte jusqu’au point où devait exister la rupture que Forbisher cherchait du côté de l’Atlantique. S’il ne la trouvait pas, il reviendrait, à l’instar de Sébastien del Cano, par le Cap de Bonne-Espérance. Tout était donc prévu dans ce dessein d’une audace si grande, tout, excepté des misères et des contrariétés que ne connut pas Magellan lui-même.

Drake avait rassemblé quatre navires dont le plus fort jaugeait à peine 100 tonneaux. Avec ces quatre navires et pour éclairer leur marche, il emmenait aussi une pinasse, — autant vaudrait dire une embarcation pontée. On appelait cela au XVIe siècle une escadre, et celui qui commandait en chef prenait sans hésiter le titre d’amiral, Le vaisseau que montait Drake s’appelait le Pélican ; Drake lui donna plus tard le nom de Golden-Hind, — la Biche d’or.

Le 13 décembre 1577, l’escadre partit de Plymouth ; le 25, elle mouillait sous l’île de Mogador. On naviguait alors par petites étapes, et on saisissait la côte, dès qu’on pouvait s’en rapprocher sans trop allonger sa route. Le 30 janvier 1578, les Anglais rencontrèrent près des îles du Cap-Vert un navire portugais chargé pour le Brésil. Tout navire sorti des ports de la péninsule, on pourrait presque dire tout navire étranger, était facilement réputé par les corsaires anglais de bonne prise. L’animosité mutuelle des deux races, l’antipathie des deux religions, ne se seraient peut-être pas manifestées avec autant d’énergie, si les galions eussent été moins richement chargés. Drake s’empara sans scrupule du bâtiment que la fortune envoyait sur sa route. Il n’y trouva pas seulement une cargaison de beaucoup de valeur, il y trouva, ce qui était infiniment plus précieux, un excellent pilote de la côte du Brésil. On ne possédait en 1578 aucune carte de cette partie du Nouveau-Monde. Ceux qui auront par hasard jeté les yeux sur les croquis qu’élaborait à la même époque Mezquita Perestrello pour guider les Portugais dans la navigation des mers de l’Inde ne plaindront guère l’amiral anglais d’avoir quitté les ports de la Grande-Bretagne sans emporter le secours d’une semblable cosmographie ; ils apprécieront mieux la portée du service que lui rendait la Providence en mettant à sa disposition les conseils d’une mémoire fidèle. Nuño da Silva, le pilote portugais conservé par Drake, ne lui fut pas moins utile que Malemo Canaca, le pratique Maure du Guzerate, ne l’avait été dans sa première expédition à Vasco de Gama. Le 14 avril 1578, Drake mouillait à l’entrée de la Plata. Je ne m’appesantirai pas sur les détails de son long itinéraire, sur les épisodes de tout genre qui jalonnèrent sa route. Je tiens surtout à montrer la physionomie des marins de cette époque, à étudier les mœurs, le caractère de ces êtres primitifs dont nous sommes les descendans amollis et dégénérés.

Arrivé au 37e degré de latitude australe, Drake avait dû détruire un de ses bâtimens dont le fâcheux état eût pu l’embarrasser ; 3 degrés plus au sud, il retrouvait le port Saint-Julien, visité en 1520 par Magellan ; il retrouvait aussi le gibet où Magellan avait pendu quelques-uns de ses compagnons. Le lieu était fatal. Drake eut à s’y défendre contre des attaques étrangères et contre la mutinerie intérieure. Le canonnier et un officier de l’escadre, John Winter, perdirent les premiers la vie dans un conflit avec les indigènes. Un autre officier, Thomas. Doughty, traduit devant une cour martiale, fut déclaré coupable d’avoir fomenté un complot. Son rang seul le sauva de la hart ; il devait avoir la tête tranchée. Le lendemain de la sentence, Drake partagea la communion avec le condamné ; il le fit ensuite dîner avec lui. En sortant de table, Doughty tendit son cou à l’exécuteur. « J’espère maintenant, dit Drake à ses compagnons terrifiés, que désormais nous allons vivre en paix. Dimanche vous recevrez la communion ; recevez-la avec l’esprit qui convient à des frères et à des amis chrétiens ! » Qu’on juge de l’émotion d’une semblable scène dans le lieu désert où s’exerçait avec cette solennité triste et grave la justice impitoyable des hommes !

Il ne restait plus de l’escadre anglaise que trois navires. Le 6 septembre 1578, ces trois bâtimens entrèrent dans la Mer du Sud ; ils avaient franchi le détroit de Magellan en moins de quinze jours. Jamais navire espagnol n’avait fait traversée si rapide. Les contrariétés pour Drake n’étaient qu’ajournées. A diverses reprises, il se vit rejeté violemment vers le sud, entraîné jusqu’au 55e, jusqu’au 56e et même jusqu’au 57e degré de latitude, c’est-à-dire à plus de 20 lieues au-delà du cap Horn. Il perdit sa chaloupe avec 8 hommes de son équipage ; un de ses bâtimens disparut dans la tourmente, un autre rentra involontairement dans le détroit, et prit le parti d’en sortir par l’est pour regagner l’Angleterre au mois de juin 1579. Le 25 novembre 1578, après dix mois de lutte, dix mois de tempêtes et de misère, Drake, n’ayant plus de toute son escadre qu’un navire, la Biche d’or, venait jeter l’ancre sur la côte du Chili. Le 4 décembre, il faisait sa première prise. 60,000 piastres d’or, des joyaux précieux, des marchandises de toute sorte, déridèrent le front des corsaires et leur firent dès ce jour oublier leurs peines. Non contens de ce riche butin, ils se jettent sur l’église de Valparaiso, la dépouillent, mettent la ville au pillage et vont jusqu’au 19 janvier 1579 se refaire au port de Coquimbo. Tarapaza, Arica, ont à leur tour la visite inattendue des Anglais. Le 13 février, Drake arrive enfin sur la rade du Callao. Plusieurs navires y étaient mouillés. En un tour de main, la Biche d’or fait rade nette ; le 24 février, elle passe la ligne ; le 1er mars, elle capture le grand, le riche galion de Panama. La cargaison de ce bâtiment valait à elle seule près de 400,000 piastres.

Capturant et pillant toujours sur sa route, Drake n’en songeait pas moins à trouver le détroit qui devait le ramener par le nord en Angleterre. il remonta ainsi jusqu’au 48e degré de latitude. Le mois d’août était venu, le froid se faisait déjà sentir, et les vents se maintenaient presque constamment contraires. Drake prit sans hésiter sa résolution. Du nord, il se tourne brusquement vers l’ouest et lance la Biche d’or à travers l’Océan-Pacifique. Pendant soixante-huit jours, il ne vit que le ciel et l’eau. Le 20 octobre 1579, il mouillait à Mindanao, le 3 novembre à Ternate : le 9, sa cale était bondée jusqu’aux barrots du pont de piastres, de bijoux et de clous de girofle. La Biche d’or ce jour-là quittait les Moluques ; elle calait alors 13 pieds d’eau. Comment eût-elle pu continuer à naviguer ainsi sans danger au milieu des bancs de sable ou de corail qui naguère se tenaient si loin de sa quille ? Elle faillit rester sur un des récifs de la mer de Célèbes. Une saute de vent presque miraculeuse la sauva. Le 15 juin de l’année 1580 vit Drake doubler le Cap de Bonne-Espérance, le doubler sans s’y arrêter, car Drake était trop chargé de butin pour ne pas fuir soigneusement de nouvelles rencontres. Il ne voulut toucher qu’à Sierra-Leone. Le 26 septembre, la Biche d’or arrivait à Plymouth après un voyage qui avait duré deux ans et dix mois. Comme les compagnons de Magellan, Drake avait perdu un jour ; il se croyait encore au dimanche 25, quand les habitans de Plymouth dataient déjà du lundi 26.

Ce retour de Drake produisit en Angleterre un effet prodigieux. La crédulité publique exagérait encore les richesses que la Biche d’or avait rapportées. Voir revenir avec de tels trésors ce corsaire qu’on avait cru tant de fois englouti, il y avait bien là de quoi frapper l’imagination populaire. Le pirate heureux fut appelé à la cour, mais les plaintes de l’Espagne devinrent bientôt si vives qu’il fallut se résoudre à mettre les pillages de Drake sous séquestre. Au bout de quelques mois, la satisfaction donnée à Philippe II fut jugée suffisante ; la reine Elisabeth avait pris son parti. Le 4 avril 1581, elle vint dîner à bord de la Biche d’or, mouillée en ce moment dans le port de Deptford. Le soir même, Drake, mettant un genou en terre, recevait de ses mains royales l’ordre de la chevalerie. Le fils de l’honnête marin de Tavistock s’appellera désormais sir Francis Drake. Hawkins et Forbisher ne gagneront leurs éperons que sept ans plus tard ; ils les trouveront sur le champ de bataille du 26 juillet 1588.

Le moment approche où l’astre de la Péninsule va pâlir, mais quel éclat cet astre vient de jeter ! Je n’aurai plus guère à m’occuper que de son déclin. Quand la mort du roi Sébastien aura confondu deux fortunes qui étaient restées jusque-là distinctes, les ennemis du nord auront plus beau jeu pour les abattre à la fois d’un seul coup. Un autre esprit ne tardera pas à prévaloir dans le monde. De la bataille de Las Navas de Tolosa à la bataille d’Alcazar-Quivir, il s’est écoulé moins de quatre cents ans. Ces quatre siècles ont vu ce que l’humanité a connu de plus grand : des chevaliers et des navigateurs comme nous n’en reverrons plus.


IV

L’esprit des croisades persistait encore dans la Péninsule, que depuis longtemps déjà il s’était complètement éteint dans le reste de l’Europe. La foi ardente, le besoin de prosélytisme, s’y nourrissaient de l’irritation et, jusqu’à un certain point, des craintes qu’inspirait aux populations de l’Andalousie et des Algarves la domination menaçante assise sur la rive africaine du détroit de Gibraltar. Le petit-fils du roi Jean III et le fils de Charles-Quint avaient pris possession presqu’à la même époque de leur héritage, l’un en 1557, l’autre en 1559. La fortune du Portugal commençait à fléchir dans les Indes, la glorieuse administration de dom Jean de Castro en avait marqué l’apogée ; celle de l’Espagne grandissait au contraire à vue d’œil dans le Nouveau-Monde. La force vive de cette monarchie ne consistait pas dans l’immense étendue des états qui la composaient, elle résidait surtout dans les 7 millions d’Espagnols qui gardaient fidèlement l’enthousiasme religieux et l’esprit chevaleresque des anciens jours. Ces Espagnols n’avaient pas moins en horreur l’hérésie que les Maures ; ils trouvèrent dans le roi Philippe II un souverain dont l’âme se mit sans peine d’accord avec les sentimens dominans de ses sujets, il est facile de blâmer les souverains qui répriment ; l’histoire est-elle plus indulgente pour ceux qui cèdent ? Je crains bien qu’en réalité elle ne garde ses faveurs pour ceux qui réussissent. Il fut un temps où l’on n’admettait pas plus l’anarchie religieuse que nous ne voudrions accepter de nos jours l’anarchie politique. Ce n’est pas uniquement sous le règne du fils de Charles-Quint, c’est aussi sous le règne de Louis XIV qu’on a pu voir les plus grands esprits accueillir avec un déplorable enthousiasme des persécutions qui devaient assurer le triomphe de l’orthodoxie, et qui ne firent qu’enraciner plus profondément le principe de la liberté de conscience. Philippe II était un souverain appliqué, de dévotion austère, pénétré de ses droits tout autant au moins que de ses devoirs. Lorsque commencèrent les troubles des Flandres, il reçut avec indignation les premières représentations qui lui furent faites. En 1567, il envoyait dans les Pays-Bas le duc d’Albe. C’était la plus cruelle réponse qu’il pût faire aux révoltés. Les deux principaux chefs de la ligue des seigneurs, le comte de Horn et le comte d’Egmont, ne tardèrent pas à porter leur tête sur l’échafaud. Ainsi délivré de tout contrôle, le duc usa de ses pouvoirs avec une telle rigueur que beaucoup d’habitans, réduits au désespoir, cherchèrent un asile dans la piraterie.

Un pays conquis sur la mer avait dû s’adonner de bonne heure à toutes les industries maritimes. Dès le XIIIe siècle en effet, on construisait des navires en Zélande. En 1512, lorsque l’empereur Charles-Quint, d’accord avec le pape et la république de Venise, s’apprêtait à faire la guerre aux Turcs, les Hollandais avaient pu armer cent vaisseaux ; ils en firent figurer quarante dans le cortège naval qui accompagna Philippe II en 1559 à son départ de Flessingue. Tous ces navires attendaient les mutins ; la plupart leur appartenaient. L’insurrection s’en fit une sorte de patrie flottante. On crut flétrir les rebelles en les appelant les gueux de mer ; mais sur toutes les côtes des Pays-Bas on trembla bientôt à ce nom. Adrien de Berghes, Ladislas de Brederode, Albert d’Egmont, se mirent à la tête de ces pirates, désavoués par l’Europe, secrètement assistés par tout ce qui s’intéressait à la cause de la réforme. Les gueux de mer se retiraient à La Rochelle devenue la citadelle du calvinisme et en Angleterre, où les ennemis de l’Espagne étaient toujours assurés de rencontrer un appui. C’est là qu’ils allaient se ravitailler et déposer le fruit de leurs brigandages. Les forces du plus grand empire s’usent vite quand elles s’attaquent à une insurrection nationale. En 1569, la rébellion des Flandres semblait abattue sous le bras de fer du duc d’Albe. Dix ans plus tard, après une cruelle alternative de succès et de revers, sept des provinces insurgées se liaient par l’union d’Utrecht, et déclaraient le roi d’Espagne déchu de la souveraineté des Pays-Bas. L’action des flottes, plus encore que celle des armées, décida de ce grand événement. La prise de La Brille par les gueux de mer donna une place forte à la rébellion. Maîtres de cette ville, qu’ils occupèrent en 1572 au nom du prince d’Orange, les pirates secouèrent à la fois le joug de la domination espagnole et celui de l’église romaine ; plusieurs villes suivirent leur exemple. Dès ce jour, la confédération des provinces-unies se trouva fondée. Le duc d’Albe fit armer sur mer de toutes parts ; il essaya vainement de reprendre La Brille. Les plus sanglans combats eurent lieu dans la mer intérieure. Victorieux sur le lac de Harlem, le comte de Bossu fut complètement battu et fait prisonnier dans le Zuiderzée. Le sieur de Beauvoir ne fut pas plus heureux : sa flotte, armée à Anvers, fut dispersée par la flotte de Zélande. On vit même, dans le cours de cette longue et impitoyable lutte, la guerre de terre ferme se convertir soudain en guerre maritime par la rupture inattendue des digues. Dans la plaine inondée, au milieu des arbres, des maisons, des villages devenus tout à coup des îlots, manœuvrèrent alors les navires et les barques. Ce fut de cette façon que le prince d’Orange obligea en 1574 les Espagnols à lever le siège de Leyde.

Ces rudes campagnes avaient fini par fatiguer le duc d’Albe ; elles usèrent deux autres généraux de renom, don Luis de Requesens et don Juan d’Autriche. En 1578, le prince de Parme, Alexandre Farnèse, succéda au vainqueur de Lépante. Il trouva dans les Pays-Bas des états-généraux assemblés, une confédération tacitement reconnue par la plupart des souverains de l’Europe. La guerre des Flandres prit alors un autre caractère ; elle perdit de son acharnement et devint la première école de stratégie de l’Europe. Le duc de Parme y déploya les plus rares talens militaires.

En Portugal, on n’avait pas à faire la guerre aux hérétiques, — l’inquisition y avait mis bon ordre ; — on n’avait pas cessé de vouloir la faire aux Maures. Un roi de vingt-quatre ans, un jeune roi « sans bonheur, » suivant la triste expression du poète, entreprit en 1578 d’effectuer une descente en Afrique. La sage politique de Jean III avait enrichi ses états ; par une conséquence presque inévitable, elle y avait affaibli l’esprit militaire. Il fallut emprunter des troupes à l’Espagne, recruter des reîtres et des lansquenets allemands pour se mettre en mesure de réaliser la nouvelle croisade. Le 4 juin 1578, la flotte portugaise emportait de Lisbonne 18,000 soldats. Débarqué sur la plage d’Arzilla, le roi dom Sébastien vit sa petite armée enveloppée par une nuée d’Arabes, dès qu’il tenta de marcher sur Larache. Ce prince héroïque dont les historiens ont blâmé, non sans quelque amertume, l’imprudence, et dont ils ne se seraient pas fait faute d’exalter le succès, disparut au milieu de la déroute d’Alcazar-Quivir. Tout fait présumer qu’il trouva la mort le jour même sur le champ de bataille ; mais le peuple, qui l’aimait, s’attendit, pendant plus de vingt ans, à le voir reparaître. Dom Sébastien emportait avec lui l’indépendance nationale. La couronne tombait en effet entre les mains d’un prêtre et d’un prêtre de soixante-six ans, le cardinal dom Henrique. Après ce cardinal, Philippe II avait des droits d’étroite parenté à faire valoir ; il chargea le duc d’Albe de les appuyer ; Le 25 août 1580, 20,000 soldats d’infanterie et 2,000 chevaux résolurent la question. Lisbonne capitula, et ses faubourgs furent livrés au pillage. Il n’en existait pas moins encore un prétendant, le prieur de Crato, dom Antonio, petit-fils illégitime d’Emmanuel. Le Portugal eût volontiers épousé la cause de ce compétiteur, qui seul le pouvait soustraire à l’absorption dont la bataille d’Aljubarrota et la dynastie d’Aviz avaient préservé en 1385 l’héritage de dom Fernando ; mais les temps étaient bien changés. Les sympathies d’un peuple n’étaient pas de force à prévaloir contre les vieilles bandes de Castille. Après s’être défendu quelque temps avec vigueur dans Porto, et avoir erré fugitif de province en province, le prieur parvint à gagner la France au mois de janvier 1581. Il se vantait d’avoir des intelligences aux Açores ; Catherine de Médicis lui fit donner une flotte de soixante vaisseaux. On y embarqua 6,000 hommes dont le colonel Strozzi eut le commandement et le comte Charles de Brissac, fils du maréchal de ce nom, la lieutenance. Charles Landereau, « gentilhomme de beaucoup de valeur, » prit les devans avec neuf vaisseaux et 800 soldats. Le reste de la flotte fit voiles quelque temps après, ayant à bord dom Antonio et le comte de Vimiosa, qui s’attribuait la qualité de connétable de Portugal. La descente s’effectua dans l’île de Saint-Michel. Six jours après paraissait la flotte d’Espagne commandée par le marquis de Santa-Cruz. Cette flotte se composait de cinquante galions, cinq pataches et douze galères. « Ce furent les premières galères qu’on vit s’engager si avant sur l’Océan. » Le combat commença par une canonnade à outrance ; il finit comme il devait finir à cette époque : par l’abordage. Sur la flotte de Philippe II se trouvaient 6,000 Espagnols et 500 Allemands. Le succès, dit-on, fut longtemps douteux ; il resta aux plus gros navires et aux plus gros bataillons. Strozzi fut blessé à mort ; il expira au moment où on le présentait à l’amiral vainqueur. Le comte de Vimiosa succomba également à ses blessures ; le comte de Brissac ramena en France les débris de la flotte. Les Français avaient perdu 1,500 hommes ; 600 prisonniers étaient tombés aux mains de Santa-Cruz. L’amiral de Philippe II ne voulut voir dans ces ennemis vaincus que des pirates ; il les fit sans pitié mettre à mort. Pendant ce temps, dom Antonio se trouvait en sûreté dans l’île de Tercère. Der cet asile, il réussit encore une fois à gagner la France, et, ce qui a lieu de surprendre, il y obtint de nouveaux secours. Au mois de mai 1583, le commandeur de Chaste débarquait dans la ville d’Angra à la tête de 500 hommes. Le gouverneur, dom Emmanuel de Silva, n’avait pas cessé de tenir la place au nom du roi Antonio, dont il se proclamait le lieutenant-général. Le marquis de Santa-Cruz amena de nouveau sa flotte dans ces parages ; en quelques jours, il fut maître de la ville et fit chèrement expier à dom Emmanuel de Silva sa fidélité honorable. Le gouverneur de Tercère pour le roi Antonio eut la tête tranchée.

Tout semblait donc sourire à Philippe II. En dépit de quelques brigandages qu’il lui fallait subir, sa suprématie navale demeurait incontestée. Il était impossible cependant qu’il vît sans quelque ombrage et sans quelque inquiétude grandir en face des provinces insurgées une puissance maritime toujours prête à leur tendre la main. La marine anglaise avait pris un rapide développement depuis le jour où les réfugiés flamands étaient venus lui apporter leur concours et les secrets de leur industrie. Jusqu’alors, l’Angleterre avait dû tirer sa poudre à canon des Pays-Bas ; elle apprit à la fabriquer sur ses propres rivages. Non contente de soutenir les prétentions de dom Antonio au trône de Portugal, celles du duc d’Alençon à la couronne de Brabant, la reine Elisabeth venait de décerner les honneurs de la chevalerie au pirate qui avait si audacieusement porté le pillage et la dévastation dans les colonies espagnoles. Quel défi plus sanglant pouvait-elle jeter à ce puissant monarque dont elle avait refusé la main, et qui se vantait encore à la face de l’Europe de lui avoir sauvé la vie au temps eu sa propre sœur la reine Marie Tudor et Gardiner complotaient en secret sa perte ? Philippe II, calme et froid, ruminait sa vengeance. Le duc de Parme reçut l’ordre de se procurer une description exacte « des ports, châteaux, rivières et routes de l’Angleterre. » C’était dans leur île que le roi d’Espagne voulait aller attaquer les Anglais. Il se flattait d’y trouver de nombreux partisans et d’y rallumer aisément le flambeau mal éteint de la guerre civile. De pareils desseins ne peuvent être longtemps tenus secrets ; ils exigent trop de préparatifs. La reine Elisabeth, informée de ce qui se tramait contre elle, n’hésita pas à prendre les devans. Il lui était facile de frapper sans se découvrir. Sir Francis Drake était là, enrichi, anobli, mais toujours aussi entreprenant. Pour le lancer sur les Espagnols, la reine n’eut à lui fournir ni vaisseaux, ni soldats, elle n’eut qu’à fermer les yeux. Drake sortit des ports d’Angleterre avec vingt-cinq voiles ; le 17 novembre 1585, anniversaire du jour où Elisabeth était montée sur le trône, il jeta pendant la nuit un millier d’hommes sur la principale des îles du Cap-Vert et s’empara de la ville de Santiago. Sans s’arrêter, il traverse l’Atlantique, pille Saint-Christophe et La Dominique, occupe pendant plus d’un mois Santo-Domingo, va rançonner la ville de Carthagène, ravager la côte de Floride, et finit par ramener en Angleterre les débris de la malheureuse colonie de Roanoke, fondée l’année précédente sur les côtes de la Virginie par sir Walter Raleigh. En 1586, il fait route avec une autre flotte non plus pour les Indes occidentales, mais pour Lisbonne même et pour Cadix. Les Espagnols se voient avec stupéfaction attaqués dans ceux de leurs ports qu’ils croyaient à bon droit les plus sûrs. Drake y brûle en une seule expédition les navires par centaines. Le fameux galion des Indes orientales ; le Saint-Philippe, était attendu à Tercère. Drake s’établit en croisière au milieu des Açores, et y supporte des privations incroyables plutôt que d’abandonner son dessein. Sa patience est récompensée, il ramène en Angleterre la plus riche capture qui ait jamais été faite.

Philippe II supportait tous ces coups, je ne dirai pas sans se plaindre, mais sans vouloir rompre encore ouvertement. Par les soins habiles de Walsingham, conseiller privé d’Elisabeth, ses traites venaient d’être protestées à Gênes. Walsingham retarda ainsi d’une année les projets d’invasion. L’orage cependant continuait de s’amasser en silence. Le duc de Parme s’emparait peu à peu sur les côtes de Flandre des places du littoral, et tous les ports de la monarchie équipaient des galions. La grande armada ne va pas tarder à entrer en scène ; c’est l’histoire militaire de la marine moderne qui commence.

D’autres expéditions ont été préparées avec autant de maturité ; aucune n’a mieux mérité de réussir que la grande entreprise de 1588. L’invasion devait venir des côtes de Flandre. Le duc de Parme avait rassemblé d’Espagne, de France, de Savoie, d’Italie, de Naples, de la Sicile, de l’Allemagne et même de l’Amérique, Une armée de 40,000 fantassins et de 3,000 cavaliers. Il voulait franchir le détroit avec 30,000 hommes au moins et 800 chevaux. Des forces navales supérieures lui fermaient le passage ; il n’attendait pour partir que d’être débloqué ; en attendant, il avait cantonné ses troupes. Près de Nieuport se trouvaient trente compagnies d’Italiens, dix de Wallons, huit d’Écossais, autant de Bourguignons, — à Dixmude, quatre-vingts compagnies de Néerlandais, soixante d’Espagnols, soixante d’Allemands. 700 transfuges anglais, écossais, irlandais, s’étaient rassemblés sous le commandement de sir William Stanley et de Charles Nevil, comte de Westmoreland ; 12,000 hommes campaient avec le duc de Guise sur la côte de Normandie. L’Angleterre allait donc avoir à combattre la première infanterie du monde, commandée par le meilleur capitaine de l’Europe. Pour effectuer le transport de ses troupes, le duc de Parme avait à Dunkerque trente-huit navires de guerre montés par des marins de Brème, de Hambourg, d’Emden et de Gênes ; à Nieuport, deux cents bateaux de moindres dimensions. Flotte et flottille, tout était encore très insuffisant. Le duc fit construire à Anvers, à Gand et jusque dans la rivière de Watten[8], des bateaux plats et de nouveaux navires. Après avoir construit ces barques, il fallait les amener de l’intérieur à la mer. On cura les rivières, on creusa des canaux de Gand à Ysendyck, à Sluys, à Nieuport. Sur ce dernier point, on embarquerait des fascines ; à Gravelines, on prendrait vingt mille barriques destinées à former des ponts de débarquement. Cent hourques chargées de provisions viendraient par les canaux de Bruges dans les ports de Flandre. Tels étaient les préparatifs qui avaient lieu directement en face de l’Angleterre ; au loin, il s’en faisait de plus considérables encore.

Le duc de Parme ne pouvait rien tant qu’une flotte espagnole n’aurait pas éloigné la croisière combinée qui, sous les ordres de Justin de Nassau, amiral de Zélande, de lord Seymour et de sir William Winter, surveillait de près ses mouvemens. Le sort de la campagne se déciderait donc en premier lieu dans la Manche. Philippe II ne doutait pas que sur ce terrain il n’eût facilement l’avantage. Montée par 32,000 hommes, armée de trois mille canons, jaugeant près de 60,000 tonneaux[9], sa flotte comprenait 132 navires et lui coûtait par jour plus de 30,000 ducats. Il avait mis à bord 7,000 mousquets, 10,000 hallebardes et pertuisanes, 1,200,000 boulets, 5,600 quintaux de poudre, 800 mules pour le service de l’artillerie de campagne et six mois de vivres. Pour commander en chef l’expédition, il fit choix de don Alfonso Perez de Guzman, duc de Medina-Sidonia ; pour conduire la flotte, il s’en reposa sur la vieille expérience de don Juan Martinez de Recalde.

La reine Elisabeth ne commença ses préparatifs de défense que le 1er novembre 1587. Ce fut son honneur pendant un long règne, on peut même ajouter que ce fut sa grande habileté d’être avant tout une reine économe. En cette occasion cependant, elle paraît avoir poussé l’économie trop loin, car elle faillit se laisser surprendre. L’élan populaire racheta heureusement l’imprudence de la souveraine. Le peuple anglais n’est pas de ceux qui laissent tout à faire à leur gouvernement ; dès qu’il vit son territoire menacé, il courut aux armes et ouvrit ses coffres. Le 20 décembre, la flotte, en qui résidait l’unique espoir du protestantisme, se trouva en état de prendre la mer. Le grand-amiral d’Angleterre, Charles lord Howard d’Eflingham, la commandait. On lui donna pour vice-amiral sir Francis Drake, pour contre-amiraux John Hawkins et Martin Forbisher. Cette flotte comptait cent quatre-vingt-dix-sept navires. Le chiffre des bâtimens qui la composaient ferait illusion, il le faut compléter par un autre : l’Angleterre, en réalité, n’opposait que 30,000 tonneaux environ à 60,000, et moins de 16,000 hommes à plus de 30,000[10]. Une défaite navale était à prévoir. Tout eût-il été pour cela perdu ? L’Europe et Philippe II le pensaient, la noblesse anglaise était trop fière pour vouloir l’admettre. Vingt mille hommes se tenaient sur les côtes méridionales d’Angleterre, prêts à s’opposer au débarquement ; 1,000 chevaux et 22,000 fantassins, sous les ordres de Robert Dudley, comte de Leicester, étaient campés à Tilbury, près de l’embouchure de la Tamise. Une autre armée, commandée par Henry Carey (lord Hunsdon), comprenait 34,000 fantassins et 2,000 cavaliers ; ce corps était spécialement destiné à garder la personne de la reine. On se méfiait du roi d’Ecosse, qui avait à venger la mort de sa mère. Le duc de Parme le sollicitait vivement d’opérer une diversion. La politique n’a pas de rancunes ; elle n’a que des intérêts. Il fut facile de persuader à l’Ecosse que la perte de l’Angleterre compromettrait gravement son indépendance. Le roi Jacques céda aux caresses d’Elisabeth ou à la pression de ses conseillers ; il déclara les Espagnols ennemis de son trône et offrit son concoure aux juges de Marie Stuart.


V

Tout était prêt enfin en Espagne et en Italie. Philippe II lança son manifeste, le pape Sixte-Quint excommunia la reine. Il la déclara illégitime et usurpatrice, dégagea ses sujets du serment de fidélité, et promit indulgence plénière à quiconque seconderait le duc de Parme, Le 19 mai 1588, la flotte espagnole sortait du Tage et se dirigeait vers la Corogne. Tel était le lieu choisi pour le rendez-vous général. A la hauteur du cap Finistère, une tempête dispersa l’armée ; un tiers seulement put atteindre le port. Le bruit se répandit alors en Angleterre que la flotte espagnole était en partie détruite et qu’elle ne pourrait rien entreprendre de cette année. Elisabeth crut le moment venu de réduire ses dépenses. Walsingham fit sur-le-champ savoir à lord Howard que, suivant le bon plaisir de la reine, il eût à renvoyer au port quatre de ses plus gros vaisseaux. L’amiral résista : s’il le fallait, il prendrait à sa charge l’entretien de ces bâtimens ; il se garderait bien de s’en séparer. La nouvelle qu’on lui transmettait exigeait tout au moins confirmation. Howard voulut aller reconnaître lui-même les ports de la Galice ; le 10 juillet, il n’était plus qu’à quarante lieues des côtes d’Espagne. Le vent tout à coup passa au sud. Ce vent pouvait porter la flotte ennemie sur la côte d’Angleterre. Howard craignit de s’y voir devancé ; il retourna sur-le-champ à Plymouth. Ce fut à ce mouillage qu’un corsaire écossais vint lui annoncer, le 19 juillet, l’approche de la flotte espagnole. Le 20, les deux armées étaient en présence. Les Anglais sortaient en louvoyant de la baie de Plymouth ; l’armée espagnole défilait lentement devant Eddystone et remontait la Manche toutes voiles déployées.

On vit passer d’abord douze galions portugais placés sous le commandement particulier du généralissime, le duc de Medina-Sidonia. Ces douze galions portaient près de 8,000 tonneaux, 389 canons, l, 242 matelots et 3,086 soldats. Le galion-amiral était un navire de 1,000 tonneaux, armé de 50 canons[11]. Puis vint la flotte de Biscaye, commandée par don Juan Martinez de Recalde, avec ses quatorze bâtimens, ses 5,861 tonneaux, ses 302 canons, ses 906 matelots, ses 2,117 soldats. La flotte de Castille, sous les ordres de don Diego Florez de Valdez, se présenta la troisième ; elle comptait seize navires, 8,054 tonneaux, 474 canons, 1,793 matelots, 2,924 soldats. Trois autres divisions se succédèrent : l’escadre d’Andalousie, l’escadre du Guipuscoa et la flotte du Levant. L’escadre d’Andalousie avait pour chef don Pedro de Valdez. C’était la plus forte escadre, bien qu’elle ne se composât que de onze navires. Son tonnage total était de 8,692 tonneaux, son armement de 315 canons servis par 776 matelots et 2,359 soldats. Le plus gros de ses navires portait 1,550 tonneaux, le plus faible 569[12]. L’escadre du Guipuscoa, confiée à don Miguel de Oquendo, pouvait mettre en ligne 12 navires, 7,000 tonneaux, 296 canons, 608 matelots et 2,120 soldats ; elle semblait cependant presque chétive à côté de la flotte du Levant, commandée par don Martinez de Vertendona. Dans cette dernière flotte en effet, composée de 10 navires, on ne rencontrait que des montagnes mouvantes, des bâtimens comparables, par leurs dimensions, à nos grandes frégates ou à nos corvettes[13]. Il y avait là un groupe rassemblant sous une forme très compacte 8,632 tonneaux de jauge, 319 canons, 844 matelots et 2,792 soldats. A la droite de ces six divisions de combat naviguaient les hourques et les pataches. Les hourques, c’était le convoi ; les pataches tenaient lieu d’escadre légère. Monté sur le Grand-Griffon, don Juan Lopez de Médina dirigeait les premières, au nombre de 23 navires ; 24 pataches obéissaient aux ordres de don Antonio de Mendoza. Quatre galéasses, grosses galères de Naples, montées chacune par 130 matelots, 270 soldats et 300 galériens, suivaient la bannière de don Hugo de Moncada ; 4 galères de Portugal, plus alertes, mais plus faibles aussi d’échantillon, n’ayant à bord chacune que 106 matelots, 110 soldats et 222 esclaves, reconnaissaient pour amiral don Diego de Medrana. Ces huit navires à rames, amenés jusque dans la Manche, pouvaient en temps de calme y rendre les plus grands services.

Voyons maintenant ce qu’étaient les forces anglaises : la flotte de la reine, composée de 34 navires, montée par 6,279 hommes, jaugeait 11,850 tonneaux. Le plus fort bâtiment de cette flotte était le Triumph, de 1,100 tonneaux avec 500 matelots à bord. La moyenne du tonnage, — 347 tonneaux, — celle des équipages, — 185 hommes, — indiquait un corps de bataille où chaque unité avait sa valeur. C’est là que tous les pavillons de commandement avaient trouvé un navire digne de les porter. Le grand-amiral, Charles Howard, s’était placé sur l’Arche-Royale, de 800 tonneaux ; le comte de Cumberland sur l’Elizabeth-Bonaventure, lord Henry Seymour sur le Rain-Bow, lord Thomas Howard sur le Lion d’or, lord Edmond Sheffield sur l’Ours blanc, sir William Winter sur le Van-Guard, sir Francis Drake sur le Revenge, sir Robert Southwell sur l’Elizabeth-Jonas, John Hawkins sur le Victory, sir Henry Palmer sur l’Antelope, Martin Forbisher sur le Triumph, sir George Beston sur le Dreadnought. Six divisions formées de navires nolisés, une division de gabares, complétaient l’armée navale d’Angleterre[14]. Les divisions espagnoles, dès qu’elles eurent dépassé le rocher d’Eddystone, se groupèrent autour du généralissime, et cette flotte immense continua sa marche formée en croissant ; son front seul occupait un espace de près de 7 milles. Les Anglais ne pouvaient songer à lui disputer le passage ; ils voulaient conserver l’avantage du vent, suivre l’ennemi de près, et, quand l’occasion s’en présenterait, l’inquiéter sur ses derrières.

On n’avait pas encore oublié les traditions de l’antique chevalerie. En guise de héraut d’armes, lord Howard envoya le 21 juillet, vers neuf heures du matin, sa pinasse[15] faire sur les Espagnols une décharge de tous ses canons. C’était la réponse au manifeste de Philippe II, la déclaration de guerre à l’étranger qui osait, sans saluer de son pavillon, pénétrer « dans les mers étroites. » Immédiatement après, le grand-amiral ouvrit lui-même le feu sur le galion d’Alfonso de Leva. Recalde avec sa division se porta au secours de ce bâtiment. Sir Francis Drake, John Hawkins, Martin Forbisher, accoururent à leur tour. Recalde se replia en bon ordre vers le gros de la flotte. Il avait perdu 15 hommes dans cet engagement. La nuit vint, nuit noire et tempétueuse ; la mer grossit beaucoup. Le galion que montait don Pedro de Valdez aborda un autre vaisseau espagnol ; dans cet abordage, le vaisseau de Valdez craqua son mât de misaine et son beaupré ; le lendemain 22 juillet, il tombait entre les mains de sir Francis Drake. L’escadre espagnole continuait toujours sa route. C’était la seconde nuit qu’elle passait dans la Manche. Le jour la trouva au-delà du cap Start. Drake avait reçu l’ordre de conduire l’armée anglaise. Lancé à la poursuite de quelques hourques allemandes, il se trouva bientôt hors de vue. La majeure partie de la flotte anglaise restait en panne, ne sachant plus qui suivre. Howard, lui, suivait le feu de l’amiral espagnol, se figurant marcher dans les eaux de Drake. Au jour, il n’apercevait plus que le haut des mâtures de sa flotte ; il était « au milieu de la flotte ennemie. Deux navires seulement, l’Ours blanc et le Mary-Rose, avaient partagé sa fortune. La situation pouvait être critique, mais l’armada tendait avec trop d’énergie à son but pour vouloir s’en laisser détourner. Elle préférait faire encore une fois la part du feu. Medina-Sidonia avait perdu un galion, il en sacrifia un autre, endommagé cette nuit même par un incendie. Déjà un messager était parti pour aviser le prince de Parme de la position de la flotte ; le calme malheureusement survint ; la fortune commençait à hésiter. Le 23 juillet, ce n’était plus par le calme, c’était par le vent contraire qu’on se trouvait arrêté.

Du moment qu’ils ne pouvaient plus avancer, les Espagnols ne demandaient pas mieux que de combattre. Ils étaient alors arrivés à la hauteur de Portland, Ils virèrent de bord et se portèrent sur la flotte anglaise. La canonnade, à cette époque, ne pouvait rien résoudre ; il fallait en venir à l’abordage. Les Espagnols tentèrent plusieurs fois d’aborder. Plus agiles, les Anglais réussirent constamment à se dérober à leur étreinte. Une action assez vive et très confuse s’engagea. L’Arche-Royale, le Non-Pareil, l’Elizabeth-Jonas, le Victory, se mirent en demeure de répondre aux galions. Le Triumph, le Merchant-Royal, le Centurion, le Margaret and John, le Mary-Rose, le Lion d’or, eurent affaire aux galères. Pendant une heure et demie, les navires anglais tinrent ces bâtimens à rames en échec. La brise vint encore une fois changer la face des choses. Elle passa successivement au sud-est, puis au sud-ouest. Les Espagnols se formèrent en demi-cercle, placèrent leurs meilleurs navires en dehors, ceux qui avaient souffert dans l’intérieur du croissant, et, ainsi rangés, ils reprirent leur chemin vers Calais. Les Anglais reprirent de leur côté leur poursuite. Un grand navire de Venise qu’ils étaient parvenus à désemparer tomba dans cette journée en leur pouvoir. La flotte de lord Howard commençait à manquer de poudre. L’amiral en envoya chercher dans le port le plus voisin. Malgré la perte de trois bâtimens, l’avantage n’en restait pas moins à la flotte espagnole, puisqu’elle continuait imperturbablement sa route et approchait insensiblement de son but. Le 25 juillet, au matin, les deux flottes se retrouvèrent à la hauteur de l’île de Wight. On se battit cette fois à 100 mètres environ de distance. Il faisait presque calme. Les Anglais se faisaient remorquer par leurs embarcations, les Espagnols s’aidaient de leurs galères. On vit dans cette journée le Non-Pareil et le Mary-Rose amener leurs huniers, — c’est ainsi qu’au XVIe siècle on mettait en panne, — et braver à, eux seuls toute la flotte espagnole. Le duc de Medina-Sidonia s’était de sa personne porté à l’arrière-garde. Son grand-mât fut abattu ; il eût été pris, si Mexia et Recalde ne se fussent empressés de venir le couvrir. L’amiral anglais ne courut pas moins de danger. Un changement de vent le dégagea et lui permit de rallier autour de lui sa flotte dispersée par le calme. Le 26 juillet, Charles Howard d’Effïngham appelait à l’ordre lord Thomas Howard, lord Sheffield, Roger Townsend, John Hawkins, Martin Forbisher. C’étaient les héros du combat de la veille. Sur le pont de l’Arche-Royale, le grand-amiral d’Angleterre leur conféra, au nom de la reine, les honneurs de la chevalerie.

La brise cependant avait fraîchi et se maintenait au sud-ouest. Un second messager fut détaché au prince de Parme. Médina le pressait de sortir, de venir le rejoindre à tout prix. Bien qu’ils se soient vantés de pousser devant eux l’ennemi comme un troupeau, les Anglais ne pouvaient méconnaître à cette heure l’imminence du danger. Ils rappelèrent les vaisseaux de lord Seymour, ceux de sir William Winter, détachés sur la côte de Flandre, et demandèrent à l’Angleterre menacée des renforts. Il était inutile de stimuler le zèle de la noblesse et de la gentry. Les volontaires s’engageaient en foule, nolisaient des navires et venaient à chaque instant grossir les rangs de l’armée. Là se confondirent avec les vieux corsaires les plus beaux noms de la Grande-Bretagne : les comtes d’Oxford, de Northumberland et de Cumberland, lord Dudley, sir Thomas, sir Robert et William Cecil. Quand il eut été rallié par Henry Seymour et par sir William Winter, le Lord d’Effingham se trouva entouré de cent quarante navires, tous en bon état et bien ravitaillés, commandés par les plus vaillans capitaines et montés par les plus vigoureux matelots qui aient jamais mis le pied sur un navire, Les juges de paix des comtés maritimes, le comte de Sussex, sir George Carey, les capitaines des forts et des châteaux envoyaient à l’envi des hommes, des vivres et des munitions. Quinze ou seize navires seulement avaient été jusqu’alors engagés ; le grand effort restait encore à faire.

Enfin le 27 juillet, dans la soirée, la flotte espagnole jeta l’ancre devant Calais. Tout dépendait désormais du duc de Parme. Qu’il chassât devant lui les vingt-cinq vaisseaux hollandais qui prétendaient encore le bloquer, et l’Angleterre se trouvait envahie. Le duc ne possédait, il est vrai, pour déboucher en mer que deux issues, le port de Dunkerque et celui de Nieuport ; son devoir n’en était pas moins de tenter la sortie. Il ne la tenta pas. « Ses bateaux plats faisaient eau ; ses matelots, retenus si longtemps contre leur gré, avaient déserté en grand nombre ; ses vivres n’étaient pas encore rassemblés. Il ne pourrait sortir avant le 4 août. » Telle fut la réponse que reçut Medina-Sidonia, et pendant ce temps l’escadre anglaise venait mouiller près de la flotte espagnole, presqu’à portée de coulevrine.

Le 28 juillet, le lendemain du jour où les deux flottes avaient jeté l’ancre, lord Howard reçut l’ordre de la reine de choisir huit de ses moins bons navires et de les convertir en brûlots. Ce moyen d’attaque avait été déjà employé avec le plus grand succès au siège d’Anvers, Deux capitaines, dont l’histoire a gardé les noms, Young et Prowse, acceptèrent la mission de conduire à portée de canon de la flotte espagnole les engins incendiaires. Vers deux heures du matin, ils les abandonnèrent au vent et au courant après avoir mis le feu à la mèche. En un instant, les brûlots furent en flammes ; le désordre se mit dans la flotte espagnole. Peu de navires prirent le temps de lever leurs ancres ; la plupart se hâtèrent de couper leurs câbles. La confusion sans doute en ce moment fut grande, mais le dommage fut moins considérable qu’on eût eu sujet de le craindre. La flotte espagnole avait été naturellement dispersée ; elle se rallia le 29 juillet vis-à-vis Gravelines. Ce même jour, le duc de Parme, ayant fait ses dévotions à Notre-Dame de Halle, entrait à Dunkerque. Il fit punir les fournisseurs qui auraient dû en temps opportun approvisionner la flotte ; il n’essaya pas de prendre la mer. L’expédition venait d’avorter.

La flotte espagnole n’avait été ni équipée ni construite pour combattre au milieu des bancs de la côte de Flandre. Les Anglais avaient dans de tels parages tout le bénéfice de leurs faibles tirans d’eau, de leurs coques plus légères. Ce fut sir Francis Drake, suivi de son escadre, qui attaqua le premier ; le gros des Anglais vint ensuite, puis bientôt arrivèrent les Hollandais et les Zélandais. Tout vaisseau désemparé tombait sur les bancs. Ainsi furent capturés ou périrent un grand galion de Biscaye, le Saint-Mathieu, de 800 tonneaux, commandé par don Diego de Pimentelli, le Saint-Philippe, monté par don Francisco de Tolède, un vaisseau de Castille, de 400 tonneaux, et deux vaisseaux vénitiens. Malgré tant de désastres, il restait encore au duc de Médina-Sidonia cent dix ou cent douze navires dont la coque et le gréement avaient, il est vrai, beaucoup souffert. Que pouvait faire Medina-Sidonia sans le duc de Parme ? Opérer sa retraite en tenant autant que possible l’ennemi à distance. Il l’eût fait sans doute, et eût emporté du moins dans ce grand insuccès l’honneur d’avoir courageusement et fidèlement accompli sa tâche, si le ciel ne se fût brusquement tourné contre lui. Le vent s’éleva du nord-ouest avec grains et fortes rafales. Ce contre-temps ne fermait pas seulement aux Espagnols la route vers le détroit de Douvres, il menaçait de les pousser vers les côtes de Zélande. Les Anglais ne songèrent plus qu’à leur propre sûreté, ils levèrent la chasse et firent force de voiles pour s’éloigner de ces dangereux parages. Le vent passa heureusement au sud-ouest ; Médina en profita pour virer de bord et pour faire route au nord-est. Le soir la flotte espagnole tint conseil. Les navires étaient encombrés de blessés et de malades, les provisions commençaient à s’épuiser, on se trouvait à court d’eau, et on avait laissé la majeure partie des ancres sur la rade de Calais. D’un avis unanime, le conseil déclara qu’il fallait rentrer en Espagne, et qu’il y fallait rentrer par le nord de l’Ecosse. Revenir sur ses pas avec des gréemens avariés, des équipages harassés, un vent qui menaçait d’être constamment contraire, pendant qu’une flotte ennemie, ardente à la poursuite, obligerait chaque jour à suspendre la route pour repousser ses assauts, fut considéré à juste raison comme une manœuvre tout à fait impraticable. Quelle traversée cependant on allait entreprendre, — sans cartes, sans pilotes, sans connaissance des côtes, des vents et des marées ! Les Espagnols s’imposaient ainsi le devoir de recommencer leur ancien métier de découvreurs ; mais ce n’était plus avec des barques de 50 ou de 60 tonneaux, c’était avec des galions presque aussi gros et assurément beaucoup plus lourds que nos frégates. « Combien ils auraient voulu à cette heure, disait Drake, se retrouver sous leurs orangers ! » Ce sont là des insolences de vainqueur. Les Espagnols avaient montré plus d’une fois, même avant l’expédition de Magellan, qu’ils savaient naviguer, eux aussi, par les hautes latitudes ; seulement tout concourait en 1588 à leur rendre plus que jamais périlleuse la navigation des mers boréales.

Pour épargner leur eau, ils jetèrent à la mer les chevaux et les mules ; puis, favorisés par le vent, ils firent route sous toutes voiles vers la pointe septentrionale de l’Ecosse. Les Anglais les suivirent ; ils furent loin de trouver des gens aussi intimidés que leurs historiens l’ont prétendu. Maintes fois ces vaincus amenèrent leurs huniers pour défier et attendre un ennemi qui triomphait trop tôt. Lord Howard n’alla pas au-delà du 55e degré de latitude. Il jugea suffisant de laisser à quelques avisos le soin d’observer l’ennemi et s’en fut jeter l’ancre sur la rade de Yarmouth. Quelques-uns des vaisseaux de sa flotte mouillèrent à Harwich, d’autres rétrogradèrent jusqu’aux Dunes.

Vingt-cinq navires suivaient le duc de Médina, quarante étaient groupés autour de Recalde. La flotte espagnole passa ainsi entre les Orcades et Fair-Isle par 59° 30’ de latitude nord. Le 23 août 1588, soixante-dix-huit navires s’étaient réunis. Jamais ces affreux parages n’avaient eu un tel spectacle.

Le duc n’avait plus d’attaques à redouter ; il voulut laisser à ses capitaines toute liberté pour regagner le port. La tempête leur réservait un périlleux retour. Du 23 août à la fin de septembre, les coups de vent, les brumes, ne cessèrent de se succéder. Ces contretemps amenèrent enfin la déroute. Les Anglais, comme le proclamait fièrement Philippe II, n’avaient pas vaincu l’invincible armada. Ils l’avaient tenue en échec, lui avaient fait subir des pertes considérables ; ce fut le duc de Parme qui fit avorter son dessein, et la colère céleste qui entraîna sa ruine. A Lough-Foyle[16], il se perdit un vaisseau avec 1,100 hommes ; trois vaisseaux et 1,500 hommes périrent à Sligo-Haven[17] Notre-Dame du Rosaire, amiral de l’escadre du Guipuscoa, était un galion de 1,000 tonneaux. Ce galion s’échoua sur les roches de Blasket-Sound[18]De 500 hommes, un seul parvint à se sauver. Neuf autres bâtimens furent jetés à terre entre les rivières de Lough-Foyle et de Lough-Swilly[19]. Quelques-uns, repoussés par les vents d’ouest jusque dans la Manche, eurent de nouveau à y combattre les Anglais. On en vit arriver de mésaventure en mésaventure jusqu’au Havre-de-Grâce en Normandie. Vers la fin de septembre, les débris de la flotte espagnole étaient rassemblés à Santander ; le duc de Medina-Sidonia rentrait en Espagne avec vingt-cinq vaisseaux. La perte totale de l’expédition paraît avoir été de 35 navires et de plus de 13,000 hommes ; 2,000 furent faits prisonniers en Irlande et dans les Pays-Bas. Il n’y eut pas une famille noble en Espagne qui n’eût à déplorer la perte d’un fils, d’un frère ou d’un parent. Le deuil fut si général que le roi, par une proclamation, dut en abréger la durée. Telle fut l’issue de la formidable entreprise que les Espagnols avaient mis trois ans à préparer.

De toutes parts, on se plut à railler ce désastre. On le raille encore aujourd’hui sur la foi de récits légers ou empreints d’une exagération évidente. La monarchie qui avait si longtemps fait trembler l’Europe ne pouvait s’attendre dans son malheur à de la justice ou à de la pitié. Il appartient aux marins d’être plus équitables envers des marins malheureux. Quelle escadre de nos jours, et à plus forte raison au temps de Louis XIV ou de Louis XV, eût mieux résisté aux épreuves de tout genre que la grande armada eut à subir ? Medina-Sidonia amena ses vaisseaux jusque devant Calais. L’empereur Napoléon Ier n’en demandait pas davantage à Villeneuve.

Pendant que l’Espagne pleurait le sort funeste de sa flotte, l’Angleterre et les Provinces-Unies s’abandonnaient aux transports de leur allégresse. La Zélande faisait frapper une médaille d’argent avec cet exergue : « La gloire n’appartient qu’à Dieu ; » au revers, on voyait figurée la flotte d’Espagne, au-dessous étaient écrits ces mots : « elle est venue, elle s’en est retournée, elle n’est plus. » En Angleterre, un jeûne public fut ordonné pour remercier Dieu ; le jour de jeûne fut suivi du plus éclatant des jours de fête. Le 29 novembre 1588, la reine Elisabeth, portée sur un char de triomphe d’où pendaient les pavillons enlevés aux ennemis, accompagnée du parlement et des grands-officiers de la couronne ; se rendit en habit de cérémonie de son palais à l’église de Saint-Paul. Toutes les rues par où elle devait passer, étaient « tendues de drap bleu et bordées de bourgeoisie sous les armes. » Accourue à ce spectacle, la multitude acclamait la reine avec frénésie, et ne cessait de témoigner par ses cris de joie et de reconnaissance que c’était à elle seule que l’Angleterre sauvée voulait attribuer son bonheur.

Il était permis de triompher ; il eût été plus sage peut-être de songer à tirer parti de la victoire, car Philippe II n’était pas homme à se laisser abattre par un seul revers ; mais la reine Elisabeth tenait avant tout à ménager ses finances. Ses revenus ne s’élevaient guère au-dessus de 15 millions de francs, et elle avait à peine 4 millions de sujets. L’Angleterre se reposa six ans. Pendant ce temps, le roi d’Espagne reprenait peu à peu des forces. On apprit bientôt qu’il méditait une sérieuse revanche. Elisabeth ne pouvait différer plus longtemps d’aviser ; Drake proposa une expédition aux Antilles. C’était d’Amérique que venaient les trésors à l’aide desquels Philippe II équipait ses galions et soldait ses troupes ; c’était en Amérique qu’il fallait frapper. Drake et Hawkins s’associèrent ; la reine leur fournit six vaisseaux, ils en armèrent vingt et un à leurs frais et partirent de Plymouth au mois d’août de l’année 1595. La flotte emmenait 2,500 matelots et soldats.

On espérait surprendre au mouillage de Porto-Rico le galion du Mexique. Un des bâtimens de Hawkins se laissa par malheur capturer en route ; le projet des Anglais se trouva ainsi éventé. Hawkins en conçut un violent chagrin, et ce chagrin paraît avoir abrégé ses jours. Le 12 novembre 1595, au moment où la flotte arrivait devant Porto-Rico, le vieux corsaire rendait l’âme. Le trésor du Mexique avait échappé aux ennemis de l’Espagne ; restaient les richesses du Pérou. Drake n’avait pas oublié le chemin de ces ports, où, vingt-sept ans auparavant, conduit par Hawkins, il portait le pillage ; il se souvenait de Nombre de Dios, où les Espagnols en 1572 lui avaient fait un si rude accueil. Cette fois il était en force. Rio de la Hacha, La Rancheria ; Sainte-Marthe, Nombre de Dios, d’autres places encore furent réduites en cendres. Partout où il passait, il fallait rebâtir les villes. Toutes ces dévastations nuisaient plus à l’ennemi qu’elles ne profitaient au vainqueur. Drake voulut faire enlever la ville de Panama par un détachement de 750 hommes. Cette troupe se fondit dans l’isthme et ne réussit pas à le traverser. Ce fut le tour de Drake d’éprouver les cruels effets du désappointement. Une fièvre lente le saisit ; le 28 janvier 1596, il expirait à Porto-Bello. Ce héros, — car il fut à la fois un héros et un pirate, — avait droit au tombeau du marin. Ses compagnons enfermèrent ses restes mortels dans un cercueil de plomb et les confièrent à l’océan. Ainsi finit à l’âge de cinquante et un ans un des plus vaillans hommes de mer qu’ait produits ce pays, qui devait se vanter un jour de « régner sur les flots. » On avait dit de Colomb qu’il était « avisé et beau parleur ; » Drake aussi avait la parole facile. De petite taille, mais bien proportionné, la tête ronde, la poitrine large, le teint coloré, l’air ouvert, les yeux grands et vifs, il était fait pour entraîner à sa suite ce peuple qui commençait à trouver sa ruche trop étroite.

Philippe II laissait ravager ses colonies ; il rassemblait sa flotte dans la baie de Cadix. Déjà se trouvaient réunis sur rade soixante-cinq gros vaisseaux de guerre, deux galéasses, un grand nombre de navires de transport, des frégates. C’était une nouvelle armada qui se préparait. La reine Elisabeth résolut cette fois d’aller au-devant du danger. Le grand-amiral d’Angleterre, lord Howard, partit de Plymouth le 13 juin 1596 avec cinquante-six vaisseaux de guerre ; cinquante vaisseaux de charge portaient les troupes et les munitions. Le jeune comte d’Essex, brillant, plein d’ardeur, commandait cette armée. La flotte espagnole était rangée en bataille dans le golfe. Les Anglais se jetèrent sur sa ligne d’embossage, et, par l’impétuosité de leur attaque, portèrent le désordre dans ses rangs. La confiance n’existait plus dans cette marine d’où la faveur céleste s’était retirée. Les vaisseaux se hâtaient de couper leurs câbles et s’allaient échouer sur les vases de Puerto-Real et de Santa-Maria. Howard ne put s’emparer que de deux galions ; il en brûla deux autres. Le dommage était peu de chose sans, doute, mais la ville n’était plus couverte par la flotte. Les Anglais l’assiégèrent et la prirent. Le comte d’Essex était d’avis qu’on gardât au moins le château. Il s’offrait à y demeurer avec 400 hommes ; l’amiral préféra livrer Cadix au pillage et démolir les forts. On ne respecta que les églises. Le 5 juillet 1596, la flotte anglaise quittait les côtes de l’Andalousie, ne laissant derrière elle que des décombres.

Les Espagnols étaient désormais hors d’état de tenir la mer. Un premier échec les avait affaiblis ; le second les terrassa. Philippe II venait de descendre dans la tombe, en 1598,quand une flotte anglaise pilla les Canaries et prit Porto-Rico. Sous son successeur, en 1602, un galion portant plus de 6 millions de francs fut enlevé à l’embouchure du Tage. La puissance, de l’Espagne n’effrayait plus personne ; ses richesses excitaient les convoitises de tout le monde.


JURIEN DE LA GRAVIÈRE.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er septembre, la Navigation hauturière.
  2. Il y a eu dans l’Inde et en Afrique plus d’un prêtre Jean, c’est-à-dire plus d’un prince, souverain et pontife à la fois, dont les croyances offraient quelque analogie avec celles des sectes chrétiennes qui s’étaient séparées de l’église catholique. Ce mythe tient une grande place dans l’histoire du moyen Age, une plus grande encore dans l’histoire de la navigation, dont il stimula les entreprises. On ne peut dire qu’il ait été tout à fait dépourvu de fondement. Le monarque existait. Marco Polo l’avait supprimé dans l’Inde en le faisant succomber sous les cours de Gengis-Khan ; les Portugais crurent le reconnaître en Afrique sous les traits du négous d’Abyssinie. Il n’y avait de fabuleux que sa prétendue puissance et ses richesses.
  3. La ville du khan, aujourd’hui Pékin.
  4. Aujourd’hui Hang-tcheou.
  5. Ces degrés sont comptés à partir du méridien de Paris.
  6. « Le vaisseau de ligne » ou plus simplement « le vaisseau, » comme nous l’entendons aujourd’hui, est un navire considérable, à deux ou trois batteries couvertes Dans le sens que le moyen âge attachait à cette expression, le mot de « vaisseau » comprend au contraire des bâtimens de toute sorte et de toutes dimensions. Il comprend jusqu’à des barques.
  7. Don Garcia et Sébastien del Cano succombèrent pendant le voyage ; ce fut Alonzo de Salazar qui conduisit l’escadre de la Mer du Sud à Tidore.
  8. ’Watten est une petite ville de la Flandre française, située à 34 kilomètres sud-sud-ouest de Dunkerque.
  9. Je me suis livré à de très longs et très minutieux calculs pour arriver à estimer l’importance de chacune des deux flottes. Le tonnage n’est qu’une mesure de convention destinée à établir approximativement la capacité du navire. Ce mode de mesurage a souvent varié. Il n’y a de mathématiquement exact que le calcul du déplacement, c’est-à-dire le mesurage géométrique du volume d’eau déplacé par la partie immergée de la carène. La différence entre le déplacement du bâtiment lége et du bâtiment prêt à prendre la mer constitue ce qu’on appelle l’exposant de charge. — Jauger un bâtiment, c’est en évaluer, suivant les règles de douane, le tonnage.
  10. Dans l’appréciation des forces, c’est toujours à cette époque le tonnage et non le nombre des navires qu’il faut considérer. Sur cent quatre-vingt-dix-sept bâtimens, la reine n’en avait fourni que trente-quatre. Cette escadre n’en constituait pas moins, avec ses 12,000 tonneaux et ses 6,900 hommes, plus du tiers de la totalité des forces réunies sous la bannière de lord Howard.
  11. 1,000 tonneaux de jaugeage correspondaient alors à un déplacement total de 1,500 tonneaux. C’était la capacité d’un vaisseau de 60 canons dans la flotte de Tourville, celle des frégates de 44 au commencement de ce siècle, la Clorinde, par exemple, dont le déplacement était de 1,743 tonneaux, ou l’Armide, qui on déplaçait 1,391. Dans la division da généralissime, on comptait aussi bien que dans les autres de gros et de petits galions. Los moindres jaugeaient 166 tonneaux, portaient 14 canons, 50 matelots et 60 soldats. Un de nos bricks de 20, le Palinure, aurait offert un déplacement au moins double.
  12. L’un, sous le rapport du déplacement, eût pu être comparé à nos frégates de 52, telles que la Zénobie ; l’autre à nos corvettes de 30 construites sur le type de l’Ariane.
  13. A la Forte par exemple, de 2,043 tonneaux de déplacement, ou à l’Ariane, de 1,050.
  14. On se fera aisément une idée de la force de ces divisions nolisées qui ne comprenaient pas moins de 163 navires, si l’on place en regard des chiffres que j’ai déjà cités les moyennes suivantes : pour la première division appartenant au grand-amiral 75 tonneaux et 24 hommes ; pour celle de sir Francis Drake 160 tonneaux et 73 hommes ; pour les navires fournis par la Cité de Londres 161 tonneaux et 72 hommes ; pour les trois divisions de caboteurs et de volontaires 96 tonneaux et 48 hommes. Les escadrilles que les Grecs opposèrent dans la guerre de 1821 à 1828 aux escadres ottomanes pourraient seules être assimilées à cette flottille marchande. On y rencontrait, à côté de galions de 200 et 300 tonneaux, des barques qui en jaugeaient à peine 30, 40 ou 50.
  15. Pinnace, pinace, pinasse, « petit bâtiment à poupe carrée qui va à voiles et à rames et qui porte trois mâts. » La pinasse devait être une espèce de lougre ou de chasse-marée. Les navires côtiers ont peu changé de forme ou de voilure depuis cinq cents ans.
  16. Lough-Foyle, sur la côte nord d’Irlande, par 55° 13’ de latitude nord, 9° 15’ de longitude ouest.
  17. Sligo-Haven, sur la côte occidentale d’Irlande : latitude 54° 21′, longitude 11° ouest.
  18. Blasket-Sound, côte occidentale d’Irlande : latitude 52° 14′ nord, longitude 12° 42′ ouest.
  19. Lough-Swilly sur la côte nord d’Irlande, par 55° 16′ de latitude nord, 9° 58′ de longitude ouest.