Les Démoniaques dans l’art/Preface

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PRÉFACE


Nous avertirons le lecteur, dès la première ligne de ce travail, qu’il n’a point à s’étonner d’un mot qui reviendra souvent sous ses yeux, mais avec une signification bien différente de celle qui a prévalu dans le monde alors que la science n’avait point déterminé la série des accidents qu’il caractérise. Ce mot doit entrer désormais dans le langage courant sans exciter les mêmes susceptibilités qu’au temps où il ne s’appliquait qu’à des phénomènes qui paraissaient impliquer nécessairement une certaine excitation morbide des sens. Nous nous proposons seulement d’ailleurs de montrer la place que les accidents extérieurs de la névrose hystérique ont prise dans l’Art, alors qu’ils étaient considérés non point comme une maladie, mais comme une perversion de l’âme due à la présence du démon et à ses agissements.

La « grande névrose hystérique », dont l’étude raisonnée est relativement de date récente, n’en est pas moins une affection fort ancienne. Elle ne saurait être considérée, ainsi qu’on s’est plu si souvent à le répéter, dans ces derniers temps, sous toutes les formes, comme la maladie spéciale de notre siècle.

Dans l’esprit du plus grand nombre, cette dénomination, « l’hystérie », emporte avec elle l’idée d’une affection spéciale au sexe féminin. Il est démontré aujourd’hui qu’elle se rencontre également chez les hommes[1]. C’est, nous le répétons, une affection n’ayant rien de commun avec d’autres déviations pathologiques des sens. Il faut délivrer ces malades de la réputation mal fondée qu’on leur a imposée si longtemps. D’ailleurs, ce n’est qu’à regret et contrainte par l’usage que la Science emploie encore aujourd’hui une dénomination dont le sens exact n’a plus aucune relation avec l’étymologie.

Ces précautions prises contre des apparences plutôt que des réalités, nous résumons l’esprit général de nos recherches à travers les monuments du passé qui représentent « des démoniaques ».

Ce n’est point à une époque très reculée que se rapportent les documents figurés que nous avons observés. L’Antiquité, ainsi que nous le dirons tout à l’heure, ne s’est point plu à retracer les spectacles effrayants et tristes qu’offrent les patients pendant les crises. Mais il n’est pas difficile de retrouver les traces de l’affection que nous étudions dans l’histoire des possessions démoniaques qui ont désolé le Moyen Age. Les récits que les témoins oculaires et certainement véridiques ont laissé des faits et des gestes des possédés ne laissent aucun doute à cet égard. L’interprétation surnaturelle que les contemporains ne pouvaient pas ne pas donner de ces phénomènes si extraordinaires disparaît au fur et à mesure que l’investigation scientifique étend ses recherches et que la science moderne recule les limites de ses conquêtes.

Dans ces études de médecine rétrospective, nous suivons d’ailleurs la voie ouverte par d’éminents observateurs, tels que Calmeil, Littré et quelques autres médecins distingués.

Mais les possessions démoniaques, dont l’histoire nous a conservé de longs et minutieux procès-verbaux, sont en quelque sorte décrites avec non moins de force et de véracité dans les œuvres d’art. Des miniatures, des plaques d’ivoire, des tapisseries, des bas-reliefs en bronze, des fresques, des tableaux, des gravures ont retracé des scènes d’exorcisme et figuré les attitudes et les contorsions des «  possédés », dans lesquelles la science retrouve aujourd’hui les traits précis d’un état purement pathologique. Ces documents — nouveaux ou, du moins, auxquels, sauf le physiologiste Bell, on n’avait pas songé à recourir, — empruntés au domaine des arts, confirment pleinement les autres preuves que nous fournit en grand nombre l’histoire écrite.

Depuis longtemps, nous avons recherché parmi les œuvres d’art les plus diverses celles qui avaient spécialement trait aux démoniaques convulsionnaires. Nous sommes en possession aujourd’hui d’une collection relativement importante, puisée aux sources les plus variées, et pour la formation de laquelle nous avons mis à contribution tous les moyens dont nous pouvions disposer : voyages, musées, collections particulières, photographies, moulages, etc.

Nous avons cherché à intéresser à ces recherches nos amis et collègues des différents pays ; et nous les prions d’agréer ici l’expression de notre reconnaissance pour l’aide précieuse qu’ils nous ont prêtée. Dans ces recherches, encore nouvelles, nous sommes loin certainement d’avoir épuisé tous les filons. Nous profitons de l’occasion pour faire appel aux collaborateurs inconnus qui voudront bien prendre intérêt à ces études, où les documents les plus décisifs peuvent naître d’une rencontre fortuite.

C’est donc autant dans l’espoir de provoquer de nouvelles découvertes, que dans la conviction de soulever une question intéressant l’art, l’archéologie et l’histoire, que nous publions quelques-unes de nos études relatives à la représentation des démoniaques dans les arts, en y joignant la reproduction des pièces les plus parlantes de notre collection.

Si des œuvres d’artistes ont pu fournir à la science un appoint sérieux pour établir l’existence ancienne de la grande névrose, peut-être nos études techniques peuvent-elles, par un juste retour, être de quelque utilité en fournissant à la critique de nouveaux et solides éléments d’appréciation sur le génie et la méthode de certains maîtres.

La critique désintéressée, celle qui n’est le porte-parole ni d’un individu ni d’un groupe, puisera, nous l’espérons, des motifs de jugement de plus en plus larges dans les documents que nous allons lui présenter. Ces documents sont d’autant moins suspects que nous nous sommes attachés à demeurer sur le terrain de l’observation physiologique et pathologique, considérant que l’esthétique ou l’appréciation du génie individuel des maîtres n’était point spécialement de notre ressort.

L’un de nous écrivait, il y a presque trente ans[2], ces lignes, que nous pouvons reprendre pour cette Préface : «… La médecine est en possession de décider — il s’agissait d’observations sur un buste d’Esope que nous avions rencontré parmi les Antiques du Vatican — si telle ou telle imperfection de traits, d’attitude ou de conformation appartient à la nature ou au ciseau, et si conséquemment elle accuse chez l’artiste ou une grande habileté ou une grande impéritie. Il n’est pour ainsi dire pas d’irrégularité morphologique absolument circonscrite : ce n’est jamais qu’un centre d’où émanent, dans les parties environnantes et parfois à une grande distance, des caractères spéciaux entièrement subordonnés à la nature, au siège, au degré de la difformité, et qui la traduisent selon des règles fixes et nécessaires. » Diderot, au XVIIIe siècle, avait déjà indiqué les lignes générales de ce mode de critique naturaliste, que les artistes peuvent et doivent exercer sur leur propre production.

L’Antiquité ne nous a pas fourni de matériaux que nous ayons pu utiliser. Elle parait avoir toujours évité de peindre la Maladie. Elle s’est tout au plus bornée à représenter quelques cas de difformité. Si l’on a pu faire cette remarque que, même dans les représentations de combats, elle usa le moins possible de l’effet terrifiant des blessures et de l’effusion du sang, il va de soi qu’elle eût trouvé répugnants les mouvements irréfléchis, les visages grimaçants, les gestes hors de tout équilibre et de toute habitude que peuvent affecter les traits, les membres et le torse pendant les attaques.

Les premières représentations de démoniaques que nous ayons rencontrées, datent du Ve ou du VIe siècle. Elles ont surtout un caractère sacré. Plus tard, au Moyen Age, elles reproduisent des scènes de la vie des saints et sont du domaine essentiellement religieux.

À l’époque de la Renaissance, elles suivirent le développement du luxe dans les églises, puis, avec les maîtres italiens et avec Rubens, elles prirent un aspect particulièrement somptueux.

Les artistes espagnols se sont exclusivement attachés à reproduire les caractères de l’extase sur le visage et dans les gestes[3]. En revanche, l’école de Breughel, sérieuse sous sa forme excessive et caricaturale, nous a fourni des renseignements d’une valeur toute particulière, restituant avec les mœurs populaires les symptômes précis de la grande névrose, à propos des processions dansantes, désignées sous le nom de « danse de Saint-Guy ».

Au XVIIIe siècle, avec les convulsionnaires de Saint-Médard au tombeau du diacre Pâris, les scènes revêtirent un caractère plus spécialement anecdotique[4].

Nous n’aurons pas à parler des œuvres modernes, parce qu’aujourd’hui de telles représentations n’offrent que l’intérêt limité d’un sujet de commande. Elles prendront rang cependant, et la marche du temps leur imprimera à leur tour un caractère documentaire.

Dans les plus anciennes représentations de démoniaques, qui ne remontent pas au delà des Ve et VIe siècles de l’ère moderne, la possession est figurée d’une manière toute conventionnelle. Le possédé n’a rien de caractéristique, ni dans ses traits, ni dans son attitude. La présence du démon sous une forme visible au moment où il quitte le corps de sa victime est le seul signe qui permet de reconnaître les scènes d’exorcisme.

Les Grecs avaient figuré l’âme à la sortie du corps sous la forme d’un petit fantôme, l’eidôlon[5] gardant la ressemblance du corps, ou bien sous les traits d’une petite figure nue, ailée et toujours peinte en noir. Il semble que ce dernier mode de représentation d’une substance spirituelle ait guidé les artistes chrétiens dans leurs premières figurations du démon, lequel est reproduit sous la forme d’une sorte de génie, d’un petit être nu, parfois ailé, s’échappant soit de la bouche, soit du crâne de l’exorcisé. On en trouvera plus loin de curieux exemples.

Plus tard cette figure d’exorcisé prend des traits plus précis ; le démon a des cornes, une queue, des griffes ; il revêt même les formes d’animaux les plus étranges ; et, jusque chez les grands artistes de la Renaissance, nous retrouvons cette tradition, sous la forme de quelques petits diables qui se sauvent dans un coin du tableau. Mais ici le symbole devient l’accessoire et le démoniaque lui-même possède ces caractères de réalité saisissante sur lesquels nous aurons à insister, dans le cours du livre, à propos des peintres du XVIe siècle.

L’imagerie populaire et religieuse nous a légué un assez grand nombre de scènes de possession. Pour honorer les saints, suivant la coutume chrétienne, on avait l’habitude de les représenter dans une des circonstances de leur vie qui avaient décidé de leur sainteté ; cette circonstance devenait en outre la raison d’une dévotion toute spéciale. C’est ainsi que des saints, qui, pendant leur vie, s’étaient fait remarquer par leur pouvoir sur les malades qui nous occupent, étaient habituellement figurés exorcisant les démoniaques. Saint Mathurin fut un des plus célèbres, et son pèlerinage, à Larchant, a joui, du XIe au XVe siècle, d’une vogue extraordinaire. Selon la légende, saint Mathurin, prêtre, aurait été appelé à Rome par un empereur nommé Maximien, pour délivrer la fille du prince. C’est pourquoi il est habituellement représenté bénissant une femme tandis que le diable s’échappe du crâne ou de la bouche de la patiente. Saint Benoît, saint Ignace, saint Hyacinthe, saint Denis et bien d’autres, ont été également représentés exorcisant des possédés, ainsi que le témoignent les nombreuses estampes que nous avons trouvées à la Bibliothèque nationale et des photographies prises d’après les originaux[6].

Dans un recueil représentant tous les saints et saintes de l’année, par J. Callot, on ne trouve pas moins de sept guérisons de possédés.

La plupart de ces figures de possédés créées par l’imagerie religieuse n’offrent guère qu’un intérêt historique, et ne sauraient fournir aucun document sérieux à l’appui de la thèse de l’ancienneté que nous formulions en commençant.

Il n’en est pas de même pour les œuvres des maîtres de la Renaissance. Certaines d’entre elles, celles du Dominiquin, d’André del Sarte, de Rubens, pour ne citer que les plus célèbres, portent avec elles les preuves d’une scrupuleuse observation de la nature. Nous retrouvons dans la figure du possédé tout un ensemble de caractères et de signes que le hasard seul n’a pu réunir, et des traits si précis que l’imagination ne saurait les avoir inventés.

Bien plus, nous pouvons ajouter que, du moins dans les cas particuliers dont il s’agit, le modèle dont s’est inspiré le peintre n’était autre qu’un sujet atteint de grande hystérie, et ce n’est pas une des moindres preuves de la perspicacité et de la sincérité de l’artiste que ce diagnostic rétrospectif d’une affection nerveuse alors méconnue et attribuée à une cause surnaturelle.

D’autres artistes, il est vrai, parmi lesquels se place Raphaël, ont peint des démoniaques dont les convulsions — nous n’hésitons pas à le déclarer, après Charles Bell — ne répondent à rien d’essentiellement réel, ni même de connu.

Nous ne saurions entrer ici dans de plus grands détails relativement aux œuvres des maîtres que nous comptons étudier dans le cours de ce travail.

En parcourant les différentes pièces de notre collection, on peut constater d’une façon générale qu’au fur et à mesure que l’Art, quittant le langage symbolique, se transforme par l’étude détaillée de la nature, la figure du démoniaque dépouille les signes de la convention archaïque ou de la fantaisie personnelle pour revêtir des caractères puisés dans la réalité, et qu’il nous a été facile de reconnaître, pour la plupart, comme appartenant à la grande névrose hystérique. Au démoniaque hystérique, au possédé convulsionnaire pour lequel le médecin ne soupçonnait nul remède, et dont le prêtre ou le juge s’emparaient, convaincus qu’ils opéraient sur une âme hantée par le démon, a succédé un malade dont le crayon, le pinceau et la photographie notent toutes les attitudes, toutes les nuances de physionomie, venant ainsi au secours de la plume, qui ne peut tout décrire dans les effets extérieurs de cette étrange et cruelle maladie.

À cause de la grande diversité des documents que nous désirons faire passer sous les yeux du lecteur, nous avons renoncé à tout groupement naturel et à toute classification. Nous les ferons se succéder en suivant aussi strictement que nous le pourrons l’ordre chronologique. Cette manière de procéder a bien l’inconvénient de rapprocher parfois les éléments les plus inégaux et les plus disparates ; mais il ne faut pas oublier que chaque spécimen figure ici pour sa valeur intrinsèque quelle qu’elle soit. Après les quelques idées générales émises dans cette Préface, nous n’avons d’autre prétention que de renseigner plus complètement le lecteur en lui mettant entre les mains les pièces du procès. Pour ce faire, la méthode la plus simple était la meilleure. Nous décrirons donc les diverses pièces de notre collection en suivant, ainsi que nous l’avons dit, l’ordre chronologique, nous réservant, bien entendu, de signaler simplement les spécimens de moindre importance, pendant que nous ne craindrons pas d’accompagner de longs commentaires les documents les plus sérieux à l’appui de notre thèse. Il était utile, afin d’éviter au lecteur de longues recherches dans des ouvrages spéciaux, de donner un court résumé de la grande attaque hystérique et de quelques-unes de ses variétés, telles que nous les observons aujourd’hui. La comparaison sera rendue plus facile.

Nous ne terminerons pas sans dire un mot des extatiques, qui, dans certains cas, méritent à plus d’un titre d’être rapprochés des « possédés du démon ».

Paris, 1886.

  1. Voir à ce sujet : M. Charcot, Leçons sur l’hystérie chez l’homme, in Progrès Médical, 1885.
  2. Gazette hebdomadaire de médecine et de chirurgie. Juillet 1857 : De quelques marbres antiques concernant des études anatomiques, avec trois planches, par J.-M. Charcot et A. Dechambre.
  3. M. P. Lefort a bien voulu nous indiquer les deux tableaux suivants, appartenant à l’école espagnole et ayant trait aux possessions démoniaques :
    Un Exorcisé de Goya, au musée du Prado, Madrid.
    Un tableau sur bois attribué au Berruguette et représentant un Exorcisme, également au musée du Prado.
    M. Ph. Burty nous signale l’existence, dans le couvent de Ste Domingo, à Salamanque, d’un tableau assez médiocre d’ailleurs, d’un artiste du XVIIe siècle et représentant St Ignace délivrant une femme possédée. Les diables qui s’échappent de la bouche de la patiente offrent ceci de particulier qu’ils sont colorés en vert. Cette couleur devait avoir toute la valeur d’un symbole. Le moyen âge en avait fait la livrée des démoniaques, si nous en croyons une ancienne « Relation » du Berry. « Peu de distance après ledit enfer, allait un démoniacle, vestu de satin verd, semé de pommes d’or, avec collet de taffetas jaune changeant et était coëffé d’un bonnet fait d’étrange façon, garni de quelques pierreries, conduit et mené par son père qui le tenait attaché d’une assez longue chaisne dorée, et estait ledit père vestu de satin jaune avec un collet à la mode judaïque. » (Relation de l’ordre de la triomphante et magnifique monstre des Saints Actes des Apôtres, faite à Bourges, avril 1536, par Amoul et Jacques Thiboust, sieur de Quantilly, etc…, recueillie par Me Labouvrie, notaire honoraire, Bourges, 1836.)
  4. L’école anglaise, ne nous a fourni aucun document.
  5. Voy. Mythologie figurée de la Grèce, par Maxime Gollignon, p.  290. — Étude sur les lécythes blancs attiques à représentations funéraires, par E. Pottier, p. 75.
  6. Dans les Recueils de gravures de sainteté de la Bibliothèque nationale, et désignés sous la rubrique « Saints et Saintes », nous avons trouvé des scènes de possession relatives à un grand nombre de saints et de saintes : saint Albert, saint Bernard, saint Benoît, saint Basle, saint Barthélémy, saint Charles Borromée, saint Diego d’Alcala, saint Didier, saint François de Paul, saint Gai, saint Ivon, saint Ignace, saint Hyacinthe, saint Jean, saint Lin, saint Mathurin, saint Nicolas, saint Pierre de Monon, saint Philippe de Néri, saint Romuald, saint Liperu, saint Thomas de Villeneuve, sainte Claire, sainte Catherine de Sienne, etc. Nous possédons dans notre collection les reproductions photographiques des plus intéressantes de ces estampes, grâce à l’habile et dévoué concours de M. A. Londe, directeur du service photographique à la Salpêtrière.