Les Dames de Bellegarde - Mœurs des temps de la Révolution/01

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Les Dames de Bellegarde - Mœurs des temps de la Révolution
Revue des Deux Mondes5e période, tome 17 (p. 570-603).
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LES
DAMES DE BELLEGARDE
MŒURS DES TEMPS DE LA RÉVOLUTION[1]

I
AUTOUR DU CHATEAU DES MARCHES

Dans les Mémoires qu’a publiés en 1865 le cardinal Billiet, archevêque de Chambéry, sur la persécution religieuse dont, sous l’épiscopat de l’un de ses prédécesseurs pendant la Révolution, son diocèse avait été le théâtre, il rappelle en quelques lignes un épisode romanesque, où figurent à côté des dames de Bellegarde, héritières d’une ancienne maison de Savoie, deux membres de la Convention, appartenant au parti terroriste : Hérault de Séchelles et Philibert Simond. Comme gêné de nommer ces personnages et d’exhumer leur souvenir, le cardinal se contente de nous les désigner sans entrer dans les détails de leur aventure. Mais, si peu qu’il en dise, il en dit assez pour inspirer le désir d’en savoir plus long à quiconque attache quelque prix aux épisodes qui, dans ces temps extraordinaires, se sont déroulés en marge de la grande histoire, et se plaît à y voir, plus encore que dans les événemens publics, un moyen de mieux connaître les hommes et les mœurs.

Durant la période de la Terreur, ces épisodes ont été innombrables. Quoiqu’on en ait beaucoup raconté, il s’en faut qu’on les ait racontés tous. Ceux qui restent à découvrir réservent probablement des surprises. Ma conviction à cet égard m’a déterminé à essayer de tirer de l’oubli celui-ci dont aucun historien avant le cardinal Billiet n’avait parlé et dont aucun n’a parlé après lui si ce n’est par allusions brèves et confuses. Pour le reconstituer, j’ai dû me livrer à d’actives recherches, remuer en maints endroits cette poussière du passé, sous laquelle la vérité si souvent travestie par la légende attend avec patience qu’une main habile ou heureuse la fasse jaillir. En dépit de mes efforts, je n’ose me flatter de l’apporter ici tout entière. Les orages qui, voici plus d’un siècle, ont passé sur notre pays et fauché tant d’existences ont de même anéanti des documens écrits à défaut desquels elles ne se présentent à nous qu’enveloppées de mystère. Néanmoins, le récit qu’on va lire, en même temps que, grâce aux papiers recueillis par mes soins, il rectifie et complète les assertions sommaires et par trop erronées du cardinal Billiet, offre un ensemble de révélations propres à donner des événemens qu’il raconte comme des personnages qu’il met en scène une idée plus précise et plus exacte que celle qu’on avait pu s’en faire jusqu’ici.

Je ne revendique pour lui d’autre mérite que celui d’avoir porté un peu de lumière dans des ténèbres demeurées longtemps inexplorées, d’avoir ressuscité, dans le cadre d’un passé mémorable, empli d’agitations bruyantes et tragiques, des physionomies et des faits oubliés ou ignorés, et de s’être, en les ressuscitant, assez rapproché de la vérité pour qu’on ne puisse prétendre qu’il y porte atteinte. Si parfois j’ai dû, à l’aide d’hypothèses, suppléer à des lacunes qu’il n’était pas en mon pouvoir de combler, il n’en est pas moins vrai que tout ce que j’ai affirmé est indéniable ainsi qu’en témoignent les preuves que j’en peux fournir. On ne saurait, me semble-t-il, exiger davantage de l’historien, surtout lorsqu’il s’est proposé moins encore de narrer en tous ses détails une aventure perdue jusqu’à ce jour dans la masse confuse des événemens que d’en utiliser les péripéties pour imprimer plus d’exactitude au tableau de mœurs qu’il a eu l’ambition de peindre.


I

Bien que l’histoire générale ne doive être rappelée en ses grandes lignes dans les pages qui suivent qu’afin d’en rendre plus intelligibles les révélations, il est indispensable de jeter, en les commençant, un rapide coup d’œil sur la Savoie, premier théâtre des événemens que nous entreprenons de raconter, telle qu’elle existait en 1790, à la veille de son annexion à la France. Longtemps soumise au Piémont, demeurée fidèle à la maison royale dont l’héritier Victor-Amédée III régnait à Turin, cette province s’ouvrait déjà à l’esprit philosophique qui était en train de transformer le monde. Les idées nouvelles n’avaient pas encore pénétré dans les petites communes. En revanche, elles faisaient leur chemin dans les villes. Partout où existait un centre intellectuel, elles disposaient les habitans à saluer d’un élan de sympathie la révolution de France, à souhaiter pour leur propre pays quelques-unes des grandes réformes qui s’accomplissaient chez leurs voisins. Mais, tandis que les uns n’y voyaient qu’un moyen de se procurer plus de bien-être et de liberté, l’exemple contagieux donné par la France suggérait à d’autres la pensée de secouer le joug du Piémont. Soit qu’ils rêvassent de faire de la Savoie un département français, soit qu’ils eussent imaginé d’en former un petit État autonome et indépendant, c’est de la Révolution qu’ils attendaient des armes pour atteindre leur but.

Ce n’est pas uniquement les circonstances extérieures qui favorisaient leurs visées, mais aussi l’état économique et social du pays où ils résidaient. Si les principes au nom desquels cette révolution s’accomplissait avaient franchi leurs montagnes, il n’en était pas de même de ce qu’ils considéraient comme ses bienfaits. Sans doute, en Savoie comme en France les servitudes féodales n’existaient plus. Les seigneurs avaient perdu toute autorité sur leurs terres. De leurs anciens privilèges, ils ne conservaient que le pouvoir de nommer des juges. Mais ceux-ci, outre que la plupart des seigneuries appartenaient au Roi, étaient l’objet du plus sévère contrôle de la part des juges mages et du Sénat de Chambéry, « véritable parlement indépendant et éclairé, » recruté en grande partie dans le tiers-état. Un gouverneur militaire administrait la province, aidé d’un intendant général, d’intendans provinciaux, des syndics des communes et des châtelains. Jusqu’à ce jour, cette autorité s’était exercée sans arbitraire, sans imposer aux habitans de trop lourdes charges. L’impôt foncier équitablement réparti n’excédait pas le douzième des produits de la terre. La noblesse et le clergé le payaient comme le peuple. Les emplois publics étaient accessibles à tous. Les roturiers pouvaient comme les nobles prétendre aux grades militaires. L’instruction était facile à acquérir, vu le grand nombre de collèges et de maisons d’éducation.

Ce tableau révèle un état satisfaisant[2]. Malheureusement, il avait ses ombres, et voici le revers de la médaille. La presque-totalité des emplois publics était confiée à des Piémontais. Les jeunes Savoyards, lorsque, leur instruction terminée, ils devaient choisir une carrière, en étaient réduits, s’ils ne possédaient pas de biens, à chercher leurs moyens d’existence, soit dans le sacerdoce, soit au barreau, d’où cette conséquence que l’on comptait trop de prêtres dans le diocèse, que les couvens regorgeaient de moines, et que dans les villes pourvues d’un tribunal, il y avait pléthore d’avocats sans cause. La morgue et la fierté des fonctionnaires venus du Piémont accusaient d’une manière irritante ce qu’offrait de pénible et d’humiliant l’ostracisme dont étaient victimes les sujets savoyards. Le mécontentement créé par cet état de choses s’était aggravé au lendemain de la révolution de France, par suite surtout de l’arrogance des officiers piémontais. Dans leurs rapports avec les populations, ils ne dissimulaient pas assez leurs tendances à y voir sinon des complices, du moins des approbateurs du mouvement révolutionnaire.

D’autre part, l’agriculture manquait de moyens de communication. Les propriétaires fonciers ne parvenaient qu’avec peine à vendre leur récolte, empêchés qu’ils étaient de les transporter là où ils eussent trouvé des acheteurs. Le pays ne possédait aucune espèce d’industrie. Faute de pouvoir y vivre, les artisans émigraient. A Paris et ailleurs, on comptait par centaines les Savoyards qui avaient abandonné la terre natale afin d’aller chercher fortune ailleurs. Il est donc aisé de comprendre, en remontant ainsi à ses origines et à ses causes, l’enthousiasme avec lequel le tiers-état de Savoie avait salué l’éclatant triomphe des idées de 1789 et comment il communiquait ses propres sentimens aux classes rurales sur presque toute l’étendue de la province.

En 1790, cet enthousiasme se manifestait de toutes parts, surexcitait les esprits. A la faveur des influences françaises qui s’exerçaient parmi les Savoyards, grâce à leur voisinage avec les départemens de l’Isère et de l’Ain, il déterminait çà et là des commencemens d’émeute ou engendrait des écrits séditieux. La souffrance publique en était le prétexte ; ils révélaient en réalité la force du parti nouveau que séduisait la perspective d’une annexion à la France.

Que ce parti comptât des appuis à Paris, qu’il reçût de là son mot d’ordre et que même le gouvernement français ait envoyé des émissaires en Savoie pour fomenter et accélérer le mouvement, cela n’est guère douteux, témoin la mission secrète que remplit en cette même année à Chambéry et à Turin Hérault de Séchelles, déguisé pour la circonstance en paysan[3]. Mais, on ne saurait méconnaître que loin de rien entreprendre pour calmer les susceptibilités de ses sujets de Savoie, loin de s’attacher à satisfaire leurs aspirations en ce qu’elles avaient de légitime, le roi Victor-Amédée ne parût appliqué qu’à braver les unes et qu’à décourager les autres.

Les officiers piémontais qui tenaient garnison à Chambéry et ailleurs accrurent dans l’exécution la rigueur des ordres qu’ils recevaient à l’effet de contenir les malveillans et de réprimer leurs tentatives d’émancipation. À ces actes de maladresse, ils ajoutaient un langage irritant. Ils montraient dans un avenir prochain les forces militaires du Piémont, enrôlées dans la coalition européenne qui se formait contre la France Assurés de la victoire, ils annonçaient les châtimens qui seraient infligés aux rebelles après leur défaite, prédisaient le prochain retour de la France à l’ancien régime, propos imprudens et provocateurs, accompagnés de fréquens dénis de justice, soulignés par les préparatifs de guerre qui emplissaient la Savoie de troupes en armes et auxquels la présence à Chambéry d’un grand nombre d’ « émigrans français » donnait une signification précise et particulière. Entre toutes les causes qui déterminèrent le gouvernement français à marcher en Savoie, il n’en est pas de plus décisive et, il faut oser le dire, de plus légitime que celle-là. L’émigration qui avait commencé à Paris, dès le lendemain de la prise de la Bastille, par le départ du Comte d’Artois, des princes de Condé et des plus grands seigneurs du royaume s’était, depuis, continuée sans relâche, se portant en même temps vers Londres, sur les bords du Rhin, en Piémont. Parmi ces fugitifs, on en avait vu, et en grand nombre, s’arrêter à Chambéry. Ils ne voulaient pas s’éloigner de la frontière, convaincus qu’avant trois mois, ils la repasseraient à la suite des armées européennes, victorieuses de la rébellion des Français.

Leur installation provisoire en Savoie eut pour premier effet de rendre plus profond le fossé déjà creusé entre l’aristocratie locale d’une part, la bourgeoisie et le peuple de l’autre. Les émigrés avaient reçu de cette noblesse un accueil empressé. Elle leur avait offert et leur continuait l’hospitalité la plus large. Chaque grande famille avait ses pensionnaires, les traitait royalement, s’ingéniait à leur rendre agréable le séjour de Chambéry. Les rues de la ville, grâce à eux, présentaient le spectacle d’une cohue brillante, élégante et dorée où chacun de ceux qui la formaient descendait d’une race illustre. A tout instant, ces hôtes de passage se trouvaient réunis ici ou là, grâce aux dîners et aux bals donnés en leur honneur.

On les rencontrait à la cathédrale le jour où Mgr de Juigné, archevêque de Paris, y officiait, aux revues militaires, auxquelles le gouverneur de la ville invitait ceux d’entre eux qui portaient l’uniforme : lieutenans généraux, maréchaux de camp, colonels ; et encore dans les cérémonies publiques où tous, hommes et femmes, avaient leur place marquée. Les princesses de Piémont venaient-elles visiter Chambéry, quelque personnage de marque traversait-il la ville, les émigrés accouraient pour les saluer, ainsi qu’ils l’eussent fait en France. En Savoie, ils se considéraient un peu comme chez eux, les frères de leur roi s’étant par leur mariage alliés à la Cour de Turin.

Leurs agitations indiscrètes, l’impertinence de leurs propos, leurs bravades perpétuelles, les railleries que leur suggéraient les mœurs simples, un peu primitives, des Savoyards, ne pouvaient que déplaire à ceux qui en étaient les auditeurs, les témoins et les victimes. Au bout de quelques semaines, la population de Chambéry, bourgeoisie et peuple, en était lasse à l’excès, s’impatientait de la présence de cette société si bruyante, si dédaigneuse, si peu mesurée dans sa conduite et ses paroles. Des faits regrettables que mentionnent les histoires locales ne tardèrent pas à ajouter à cette irritation des élémens nouveaux. Les mécontens rendaient la noblesse du pays responsable de tout ce qui les irritait. Il y avait fréquemment des rixes. Presque toutes tournaient contre les sujets Savoyards traités en rebelles par les représentans de leur souverain, alors qu’ils croyaient le droit de leur côté. Jusque dans les différends d’ordre privé, qui s’élevaient entre les émigrés et les habitans de Chambéry, la partialité des autorités royales s’exerçait au profit des premiers.

L’exaspération ne tarda pas à succéder au mécontentement des premiers jours. Des plaintes furent adressées non seulement à Turin où elles étaient à peine écoutées, mais encore à Paris où un accueil meilleur les attendait et où elles convainquirent le gouvernement français que la Savoie était devenue un nid de contre-révolutionnaires, l’asile de ses pires ennemis, avec le consentement du roi de Piémont.

Il n’y a pas plus lieu de s’attarder à ces incidens que d’en narrer par le détail divers autres qui suivirent et les aggravèrent. Il suffira de dire qu’ils avaient eu pour effet de créer, entre la France et la Cour de Turin, une situation qui menaçait déjà de ne pouvoir plus se dénouer sans coup férir. L’irritation à Paris était d’autant plus vive qu’à Lyon et dans plusieurs départemens du Midi, grondait un vent de révolte et que les émigrés rassemblés à Turin, à Nice, à Chambéry, à Annecy et sur d’autres points du territoire italien, avaient la main dans les complots dont la police révolutionnaire recherchait les auteurs. Au commencement de 1792, la diplomatie française étant impuissante à obtenir les satisfactions qu’elle exigeait, c’est-à-dire la cessation des armemens auxquels se livrait le roi de Piémont et la dispersion des rassemblemens qui s’étaient formés dans ses Etats, il n’était plus d’autre issue que la guerre.

On y préluda, dès le mois de mai, par la rupture des relations diplomatiques. Les deux gouvernemens se préparèrent alors sans relâche en vue d’une conflagration qui ne semblait plus pouvoir être évitée. Durant quatre mois, on vécut de part et d’autre sur le pied d’une hostilité réciproque, et enfin, dans la première quinzaine de septembre, éclatait à Chambéry la nouvelle, depuis trop longtemps prévue, que le général de Montesquiou, commandant l’armée française du Midi, avait reçu l’ordre d’entrer dans la Savoie et de s’en emparer.


II

Dans la vallée de Chambéry, à son point de jonction avec celle du Graisivaudan, sur un mamelon pittoresque, au milieu de jardins étages en terrasses, s’élève le château des Marches. « Il affecte la forme de deux carrés longs reliés entre eux par un parallélogramme contenant la grande salle de réception, au-devant, la cour d’honneur avec ses portiques à colonnes de marbre. Cette vaste salle des fêtes, d’une dimension de dix-huit mètres sur quatorze, de la hauteur de deux étages, est décorée de fresques exécutées au XVIIIe siècle par les frères Galliari. Sur le côté nord de ce salon, se trouve la chapelle ; à côté le grand escalier[4]. » Le château des Marches est immense. Durant les guerres du moyen âge, quand il défendait la Savoie contre les entreprises de l’étranger, il a pu contenir plusieurs centaines de soldats. De grosses tours rondes lui donnent un aspect féodal. On y accède par plusieurs avenues dont la majesté atteste l’existence séculaire. L’une d’elles traverse un village qui touche au château.

Des terrasses, on découvre un panorama sans rival : en face de soi, sur le premier plan, les montagnes d’Allevard, au-dessus celles de la Maurienne et du Dauphiné ; à gauche le massif des Bauges, à droite, le mont Granier dressant son sommet déchiré sur la plaine des « Abymes » qu’en 1248 il couvrit de débris gigantesques subitement détachés de ses flancs, en ensevelissant du même coup la petite ville de Saint-André, siège du Décanat de Savoie, construite à ses pieds.

Dans le vaste espace creusé entre les hauteurs que couronne le château et les sommets altiers qui les dominent, on aperçoit, dans un océan de verdure, la nappe bleue et moirée d’un lac, le vieux donjon de Bellegarde, la chapelle de Notre-Dame de Myans, la pittoresque cité de Montmélian, le bourg de Françin et enfin le manoir d’Apremont qui appartint jadis aux d’Allinges, entouré de deux torrens qui descendent de la montagne à laquelle il est adossé. Au loin, tantôt perdues dans les brumes, tantôt resplendissantes de lumière, les cimes neigeuses des Alpes ferment l’horizon. Que l’on contemple ce paysage à l’aube naissante ou au déclin du jour ou quand le soleil de midi le dore de ses feux, il apparaît féerique. Il semble que nulle part au monde la nature n’a pu donner une parure plus somptueuse à des constructions élevées par les hommes. Celles des Marches datent de 1342. Autour d’elles, s’est formé avec le temps un vaste domaine qu’on voit passer par diverses mains et de celles de Béatrix de Portugal, duchesse de Savoie, arriver, vers 1530, en la possession de noble François Noyel de Bellegarde.

Il existait déjà plusieurs familles portant ce nom sans qu’on puisse établir si elles ont une origine commune. Il y a eu des Bellegarde en France, en Autriche, en Saxe, en Hollande, en Piémont, en Savoie. En France, un Bellegarde se distingue sous François Ier. Son fils, le duc de Bellegarde, favori de Henri IV, épouse au nom de ce prince et par procuration Marie de Médicis. Vers le même temps, on fait grand bruit d’un procès que lui intente un de ses bâtards. On raconte que ce jeune homme qui a gagné en Angleterre une fortune au jeu de paume lui a versé cinquante mille livres pour l’obliger à avouer en justice qu’il est son père[5]. Par le mariage de deux enfans légitimes, la maison de Bellegarde s’allie aux Montespan. En 1791, on compte jusqu’à trois Bellegarde dans l’armée de Condé. On en retrouve deux dans les armées impériales. L’aîné périt à Wagram. Le plus jeune fait toutes les campagnes napoléoniennes. La femme de l’un d’eux avait été emprisonnée à Paris pendant la Terreur et ne put se sauver qu’en se déclarant enceinte.

Dans les autres pays où les Bellegarde ont prodigué leurs services, ils font toujours et partout grande figure. Ayant embrassé, presque tous, la carrière des armes, ils atteignent les plus hauts grades. A deux reprises, les circonstances les font se rencontrer et se reconnaître sur les champs de bataille où ils combattent dans des rangs opposés.

La branche de Savoie était originaire de Montmélian. Elle portait « d’azur à un crancelin cometé d’or, mis en fasce à cinq flammes aussi d’or, posées en fasce à la pointe, au chef d’or chargé d’une aigle éployée de sable. » Jusqu’en 1470, elle n’est connue que sous le nom de Noyelli devenu Noyel ou Noël. À cette date, Jean Noyel prend celui de Bellegarde qu’il lègue en 1513 à son fils François, l’acquéreur du château des Marches.

Aux approches de la Révolution, cette famille était représentée par François-Eugène-Robert, comte de Bellegarde, marquis des Marches et de Cursinge, né à Londres en 1720. Longtemps général au service des États généraux de Hollande, il avait épousé une d’Hervilly tante du comte d’Hervilly blessé mortellement à Quiberon. Au décès de son père, il vint se fixer en Savoie pour y jouir des grands biens dont il héritait. De son mariage, étaient nées trois filles, Adélaïde-Victoire en 1772[6], Césarine-Lucie en 1774, et, en 1776, Françoise-Aurore-Eléonore, dont la naissance coûta la vie à sa mère. La comtesse de Bellegarde mourut à vingt-trois ans, laissant à son mari désespéré, avec le souvenir de ses vertus, ces trois enfans à élever.

Le comte de Bellegarde se dévoua à cette tâche avec toute la sollicitude que pouvait lui suggérer sa tendresse paternelle. Elle lui fut facilitée par l’intérêt qu’inspiraient à ses parens et à ses amis domiciliés à Chambéry les petites orphelines. Le nom qu’elles portaient leur assurait des sympathies et des appuis dans la société aristocratique de Savoie où leur mère n’avait brillé qu’un jour, mais assez pour y susciter de longs regrets.

Elle est singulièrement attrayante cette société savoyarde, telle qu’elle existait avant l’annexion de la Savoie à la France. La correspondance de Joseph de Maistre, les lumineuses études du marquis Costa de Beauregard et de M. François Descostes nous y ont fait pénétrer[7]. Nous savons par eux quels inappréciables trésors d’esprit, de droiture, de conscience et de vertus y avait accumulés le temps et tout ce qu’en ces heures troublées, qui allaient changer brusquement sa destinée, elle révéla de courage dans l’épreuve et de beaux caractères.

Les orphelines trouvèrent donc là des exemples si propres à former leur âme qu’on ne s’explique guère, quand on les suit dans leur vie aventureuse, qu’elles en aient si peu profité. Bientôt en effet on les verra se transformer subitement, se livrer sans retenue à tous leurs caprices, oublier les traditions familiales et, sous couleur d’attachement à la France, devenir pour ceux qui les ont connues, un objet de scandale et de réprobation. On se demandera quelles influences mystérieuses se sont exercées sur elles, quelles circonstances les ont faites si différentes de ce qu’elles auraient dû logiquement devenir. Pour répondre à cette question, il faudra se rappeler qu’à leur éducation première a manqué cette sollicitude maternelle que rien ne remplace et à laquelle celle de leur père, si grande qu’elle fût, n’a pu qu’imparfaitement suppléer.

Elles grandirent sans jamais quitter l’agreste pays de Savoie, l’hiver dans le vieil hôtel que possédait à Chambéry le comte de Bellegarde, et durant la belle saison, sous les ombrages des Marches. Les documens faisant défaut sur cette période de leur existence, il est plus aisé de se la figurer que de la décrire. Mais, on doit supposer qu’elle porta l’empreinte de l’incurable mélancolie qui, dans le cœur du père, survivait au trépas prématuré de sa femme. Du reste, et comme les filles étaient de riches héritières, on les élevait en vue d’un brillant avenir. Elles furent pourvues de tous les agrémens qu’ajoute l’éducation à ceux que donne la nature.

En 1787, l’aînée d’entre elles, Adélaïde-Victoire, — Adèle comme on l’appelait, — était un prodige de grâce et de beauté. Quoiqu’elle atteignît à peine sa quinzième année, elle donnait l’impression d’une plante superbe, poussée librement au grand air. Mince, admirablement faite, brune de peau avec de longs cheveux noirs et des yeux révélateurs d’une âme ardente et passionnée, dans l’enfant qu’elle était encore s’annonçait déjà la créature délicieuse qui, dix ans plus tard, amenée par son amie Mme de Noailles dans l’atelier du peintre David, au moment où il achevait son fameux Enlèvement des Sabines, l’impressionnait à ce point, qu’il lui demandait de poser pour l’une des figures de son tableau et qu’il retouchait d’après elle la tête d’Hersilie, la femme qu’on voit agenouillée au milieu des ravisseurs[8]. En dépit de son jeune âge, son père songeait à la marier. Quoique convaincu que, belle et largement dotée, les prétendans ne lui manqueraient pas, il avait choisi l’homme qu’il lui donnerait pour époux. Il l’avait choisi dans sa propre famille. C’était le fils d’un de ses frères.

Celui-ci, Jean-François de Bellegarde, général d’infanterie dans le royaume de Saxe et ministre de la Guerre, avait épousé à Dresde Antonia de Hardick, décédée avant lui. Il en avait eu deux fils devenus orphelins par sa mort, en 1769, au moment où l’aîné, Frédéric, entrait dans sa dix-septième aunée, le cadet, Henri, dans sa quinzième. On leur avait donné pour tuteur un ami de leur père, le général de Farell. Ils étaient déjà dans l’armée saxonne au titre honoraire. Frédéric, appelé le premier à l’activité, était promptement parvenu au grade de capitaine et même fortune semblait promise à son frère passé au service de l’Autriche[9]. En 1774, lui-même, abandonnant la Saxe, s’était engagé en Piémont, appelé sans doute à cette résolution par le désir de se rapprocher des Bellegarde fixés en Savoie. En 1786, on le trouve établi à Chambéry, comme chef de bataillon dans la légion dite des campemens. Il possédait dans la ville assez de notoriété pour s’être fait élire membre du Conseil municipal. Il frayait avec les plus nobles familles ; il était le commensal de celle de son oncle, le comte de Bellegarde dont, à Chambéry comme aux Marches, la maison lui restait toujours ouverte.

Il avait vu grandir Adèle, sa jeune beauté revêtir peu à peu plus d’éclat, et depuis longtemps, il nourrissait le projet d’eu faire sa femme. Il ne se laissa effrayer ni par sa beauté ni par la différence d’âge qui existait entre eux. Qu’il eût vingt ans de plus qu’elle et qu’il fut menacé d’être un vieillard avant qu’elle eût perdu tous les attraits de la jeunesse ; qu’il s’exposât à ne jouir que d’un bonheur rapide et fragile, ce sont là des raisons dont on ne tenait guère compte dans les unions de ce temps-là. Ce qui les primait et les voilait à ses yeux, c’est qu’une alliance avec sa cousine fixerait la fortune qu’elle devait posséder un jour dans la famille de Bellegarde.

Est-ce cette considération qui décida le père ? Se détermina-t-il, n’ayant pas de fils, par l’espérance de voir, en s’en donnant un, se perpétuer tout naturellement son nom ? Se laissa-t-il convaincre par l’éloquence des prières de Frédéric ? Nous en sommes réduits aux conjectures. Ce qui est certain, c’est qu’il donna son consentement, et qu’en fille docile et peut-être aussi désireuse de s’émanciper, Adèle donna le sien. Le contrat fut passé, le 3 novembre 1787, par-devant Me Gigon, notaire à Chambéry. Mlle de Bellegarde recevait en dot le château et la terre des Marches ainsi qu’une partie de l’hôtel de Chambéry, pour en jouir après le décès de son père. Celui-ci s’engageait à héberger les époux et à les défrayer de tout, à charge par lui de leur servir une pension annuelle de deux mille francs si la vie commune venait à cesser. Quarante-huit heures après la signature du contrat, le 5 novembre, la cérémonie religieuse fut célébrée dans l’église de Saint-Léger. C’est l’évêque qui donna la bénédiction nuptiale, en présence de toute l’aristocratie de Savoie. Au commencement de l’année suivante, le mari était nommé lieutenant-colonel.

Les premiers temps du mariage semblent avoir été heureux. Deux enfans, un fils et une fille, qui vinrent au monde de 1787 à 1790 peuvent être considérés comme un témoignage du bonheur qui régnait à ce foyer. La jeune femme était douée du plus heureux caractère, aimable, enjouée, facile à vivre. Il n’apparaît pas qu’elle eût encore regardé au-delà du cadre un peu étroit dans lequel se déroulaient ses journées. En se mariant, elle n’avait pas eu à se séparer des êtres qu’elle chérissait. Elle habitait sous le même toit que son père. Ses sœurs qu’elle adorait y vivaient auprès d’elle, et les deux nouveau-nés dont s’augmenta successivement la famille eurent pour veiller sur leur berceau trois « petites mamans » au lieu d’une. C’était assez pour emplir la maison de gaieté, pour lui donner toutes les apparences d’un séjour fortuné, pour empêcher d’y peser trop lourdement les graves préoccupations que commençaient à engendrer en Savoie les événemens de France.


III

A l’improviste, la foudre éclata sur ce bonheur familial et le détruisit, en frappant le chef de la maison, le vieux marquis des Marches et de Cursinge. Il mourut au commencement de 1790. Deux ans plus tard, au mois de mai 1792, la mort, de nouveau, entra au château des Marches ; elle faucha, cette fois, une belle fleur de jeunesse, la cadette des filles du défunt, Césarine-Lucie, alors âgée de dix-huit ans. De son trépas date, à coup sûr, la transformation morale de ses sœurs, Adèle et Aurore.

En les privant des conseils et des exemples qui leur étaient encore nécessaires pour se diriger, la disparition de leur père avait eu pour effet d’accroître l’isolement en lequel elles vivaient depuis le mariage de l’aînée, si vite suivi de deux grossesses. La mort de Césarine-Lucie assombrit plus encore cet isolement, rendit plus exclusive et plus vive leur tendresse réciproque, les accoutuma à ne compter que sur elles-mêmes, à s’inspirer uniquement l’une de l’autre dans toutes leurs actions, à n’attacher de prix qu’à ce qu’elles sentaient, concevaient et décidaient ensemble.

Adèle étant mariée, peut-être s’étonnera-t-on qu’elle n’ait pas alors subi plus volontiers l’influence de son mari que celle d’Aurore ; que son désir de plaire au père de ses enfans n’ait pas amoindri son désir de plaire à sa sœur et qu’elle ait eu surtout le souci de demeurer toujours en bon accord avec elle. Mais, en ces heures de troubles et d’inquiétudes, à la veille d’une guerre que les événemens concouraient à rendre inévitable, le comte de Bellegarde, lieutenant-colonel dans l’armée sarde, accablé de préoccupations et de responsabilités, était obligé à des absences fréquentes et longues, auxquelles sa femme s’accoutumait d’autant mieux que ses radieux vingt ans la disposaient à voir dans son mari, qui en comptait alors quarante, plus encore un maître qu’un amant. Les convenances les avaient unis, non l’amour, et peut-être la jeune femme en se rappelant les circonstances de son mariage, était-elle tentée de croire qu’on avait profité de sa jeunesse pour lui imposer un choix contre lequel, avec une plus grande connaissance de la vie et des choses du cœur, elle eût protesté.

Ceci n’est qu’une hypothèse ; mais, ce qui la rend vraisemblable, c’est qu’à travers les rares souvenirs que nous avons réunis sur le mari d’Adèle, on cherche vainement quelque trace de ces dons de séduction et de ce charme personnel sans lesquels l’époux, quel que soit son dévouement à ses devoirs, n’apparaît à l’épouse, si elle est jeune, passionnée, avide de tendresse, que comme un foyer sans flamme d’où nulle chaleur ne peut lui venir et où bientôt elle n’en cherchera plus. Il n’est que trop certain qu’en dépit de sa probité conjugale, le colonel de Bellegarde ne possédait rien de ce qui eût pu combler, entre sa femme et lui, cette différence des âges, qui s’accusait plus vivement de jour en jour.

Livrée à elle-même, après avoir perdu deux êtres chéris, elle ne trouvait dans le vide de son cœur aucun remède qui pût être efficacement opposé à sa douleur et à la détresse morale qui s’ensuivit. Ce remède elle eût pu le demander à ses enfans. Mais, outre qu’ils étaient au berceau, hors d’état de l’entendre, de la comprendre, de la réconforter, la facilité avec laquelle bientôt après, elle se résigna à vivre loin d’eux prouve avec évidence qu’encore à cette heure, le sentiment maternel ne s’était pas développé en elle et ne pouvait lui être d’aucun secours contre les suggestions mauvaises, contre les tentations que la destinée allait faire éclore sous ses pas. Elle ne sera mère, véritablement mère, que plus tard, beaucoup plus tard et ce sera non au profit de ses enfans légitimes dont elle va bientôt se séparer et pour toujours, mais au profit d’un fils naturel, fruit d’une liaison contractée au hasard de sa vie aventureuse et désordonnée.

C’est ainsi que dans l’isolement matériel et moral dont j’ai essayé de décrire les effets et les causes, son affection pour sa sœur Aurore puisa l’aliment le plus nutritif, le mieux fait pour la fortifier et créer entre cette jeune femme de vingt ans et cette jeune fille de seize un lien qui devait durer autant qu’elles-mêmes, les tenir associées jusqu’à la mort et leur rendre communes leurs erreurs et leurs fautes, dont il semble que toutes deux aient voulu porter également la responsabilité, sans permettre qu’on pût distinguer ce qui, dans leurs défaillances, était personnel à l’une ou à l’autre.

Ce qui n’est pas moins remarquable, c’est que de cette union naquit la perversité qui les caractérise. On dirait que loin de les rendre meilleures, la permanence de leur contact les a gâtées, qu’elles se sont perverties réciproquement. Il n’est d’ailleurs guère possible de préciser laquelle a commencé, si c’est l’influence d’Adèle qui s’est exercée d’abord sur Aurore ou celle d’Aurore sur Adèle. Le fait même que celle-ci est l’aînée ne constitue à cet égard ni une preuve ni un éclaircissement. A étudier les deux sœurs dans la suite de leur existence, on arrive à cette conviction que si la cadette n’égalait pas l’aînée en beauté et en charme, elle possédait, tant au point de vue de l’esprit qu’au point de vue du cœur, une valeur plus grande. Peut-être non moins facile à entraîner sans se laisser arrêter, quand ses passions sont en jeu, par les considérations morales, elle révèle cependant un sens plus pratique de la vie, une promptitude de décision et, ajoutons-le aussi, une générosité de sentimens que la conduite d’Adèle envers ses enfans ne permet pas de lui accorder.

Et il est non moins vrai que, dans leurs rapports quotidiens, c’est Aurore qui prodigue le plus de dévouemens, elle aussi qui méritera que sa sœur en rédigeant, le 12 décembre 1826, ses dispositions testamentaires alors qu’elle avait depuis longtemps renoncé à Satan, à ses pompes, à ses œuvres, lui exprime sa reconnaissance en ces termes : « Jamais je ne pourrai rendre à ma sœur ce que je lui dois en ce monde. Dieu la récompensera de tout le bien que son indulgente amitié m’a fait, de toute sa générosité à mon égard, de sa patience, de sa bonté. J’ajoute à cette reconnaissance le don de tout ce dont je puis disposer. »

Tel était l’état d’âme des habitantes du château des Marches, au moment où la présence des émigrés en Savoie et la conduite imprudente de la cour de Turin attisaient contre le Piémont les colères de l’assemblée législative de France. On voit alors, dans le conflit qui se prépare, les deux sœurs prendre parti, non pour la maison de Savoie menacée dans cette province, mais pour ces Français qui allaient prononcer la déchéance de leur souverain, l’emprisonner avec sa famille, et proclamer la république.

L’éducation monarchique de ces jeunes femmes et les préjugés de caste qu’on doit leur supposer ne les empêchent pas de souhaiter le succès des doctrines nouvelles auxquelles une active propagande et de fougueux écrits ont ouvert déjà la Savoie en attendant que la fortune des armes les y fasse triompher. Sous leur enveloppe de Savoyardes, une âme française se révèle, celle peut-être des aïeux français que leur ont donnés des alliances de famille. Elles applaudissent aux conquêtes successives de la Révolution, sans se laisser effrayer par les crimes qu’elle a commis, ni par ceux qu’il y a lieu de redouter encore. L’idée que la Savoie deviendra française les enthousiasme non moins que l’esprit nouveau qui souffle sur le monde. Entre cet esprit auquel l’avenir est promis et l’ancien régime dont les émigrés qui s’agitent et intriguent sous leurs yeux sont la représentation vivante, leur choix est fait. Si elles l’osaient, elles crieraient : Vive la France ! Vive la République une et indivisible ! Elles se taisent encore. Ce qu’elles pensent, elles ne se le disent qu’entre elles. Mais, d’ardens espoirs gonflent leur cœur, entretenus par les tentatives jacobines dont la ville de Chambéry est à tout instant le théâtre et par les papiers publics que le voisinage de Grenoble leur permet de recevoir.

Elles apprennent, dès le mois d’août, que le général de Montesquiou n’attend plus pour pousser sa pointe en Savoie que d’avoir organisé son armée, déjoué les basses manœuvres de ses adversaires, qui s’efforcent à Paris de le rendre suspect afin de le dépouiller de son commandement, et reçu l’ordre d’avancer. Elles assistent de même aux mesures de défense que prend sur sa frontière le gouvernement piémontais. Aux onze régimens d’infanterie nationale dont il dispose, à ses quatre régimens étrangers, à sa légion des campemens, à sa division de dragons, il ajoute des effectifs considérables, en mobilisant ses quatorze régimens provinciaux, composés d’anciens officiers et soldats. La maison du roi, quatre bataillons d’artillerie, deux bataillons du génie, grossissent cette armée, la portent à quarante-cinq mille hommes dont une partie est envoyée en Savoie sous les ordres du général de Lazari et du marquis de Cordon. Les nobles de Savoie y ont pour la plupart des commandemens. Le mari de Victoire y commande la légion des campemens[10].

En ce même mois d’août, six mille hommes occupent Montmélian et les environs ; il y en a aussi à Pont-de-Beauvoisin, à Carouge, à Rumilly ; les passages du Rhône, de l’Isère et du Guiers sont gardés. La garnison de Chambéry a été renforcée. Le donjon de Bellegarde, le château d’Apremont, la chapelle érigée sous le vocable de Notre-Dame de Myans, sont transformés en redoutes. Enfin, les habitantes des Marches voient arriver un jour un nombre respectable de canons, qu’on dresse en batterie sur la grande terrasse et dont les feux croisés avec ceux d’Apremont et de Bellegarde barreront la route qui va de Chapareillan à Chambéry.

Mais, ces dispositions militaires ne sauraient décourager les espérances qu’elles cachent dans leur cœur. Elles n’ignorent pas que la bourgeoisie de Savoie ainsi que les avocats, de plus en plus irrités par les vexations des fonctionnaires et officiers piémontais, qui traitent comme « des êtres vils et dégradés » les Savoyards roturiers, sont prêts à se prononcer pour la France. Elles savent que les habitans des campagnes, en dépit des efforts du clergé et des émigrés, céderont à l’irrésistible mouvement qui pousse vers elle la grande majorité des citoyens des villes. Elles restent donc convaincues que les vœux qu’elles forment seront exaucés et qu’avant peu, la république sera proclamée dans la Savoie devenue française.

Peut-être même se réjouissent-elles d’être placées aux premières loges pour bien voir et ne rien perdre de ce qui va s’accomplir. Mais, à l’improviste, elles sont contraintes de renoncer à la joie qu’elles se promettaient du spectacle qui se prépare. Dans le courant de septembre, le colonel de Bellegarde, venu au château des Marches pour quelques heures, leur signifie qu’elles n’y peuvent rester et qu’il faut partir. Les Marches sont devenues une place forte. Il est à craindre qu’elles ne soient le théâtre de sanglans combats. Il ne veut pas exposer sa femme et sa belle-sœur aux outrages de ces Français, desquels, victorieux ou vaincus, on peut appréhender toutes les violences et tous les excès.

Du reste, au même moment, les émigrés qu’hier encore on voyait, impertinens et arrogans, fouler en maîtres les pavés de Chambéry, quittent en masse cette ville. Sur la route tracée au pied de la chaîne des Bauges, on peut suivre la longue file des voitures qui emportent les uns vers la Suisse, les autres vers le Piémont. Ils entraînent avec eux la presque-totalité des nobles familles savoyardes. Tout ce qui n’est pas retenu par le devoir militaire, les vieillards, les femmes, les enfans, imite leur exemple, sous les yeux irrités et railleurs des nombreux partisans de la France qui, dans cet exode, et malgré les préparatifs de défense auxquels se livrent fiévreusement les autorités piémontaises, voient le présage de sa prochaine victoire.

Mme et Mlle de Bellegarde quittent les Marches, à regret. Après un rapide séjour à Chambéry, elles se remettent en chemin, après avoir reçu les adieux du colonel, pour chercher un refuge en Piémont.


IV

Au commencement de septembre, le général de Montesquiou était prêt pour une action décisive. De l’armée qu’il commandait, il avait formé trois corps. Le premier occupait le département de l’Ain sous les ordres du général d’Oraison et gardait le cours du Rhône ; le second, commandé par le général d’Ornac, occupait la partie du département de l’Isère qui touche à la Savoie et les bords du Guiers ; le troisième établi dans la vallée du Graisivaudan, avec le général Rossi pour chef, s’étendait sur la frontière depuis Allevard jusqu’à la Grande-Chartreuse. Une légion formée à Grenoble et dite des Allobroges devait appuyer la manœuvre de ces troupes ainsi disposées.

Retardé durant plusieurs jours par les accusations aussi injustes qu’intéressées dont était l’objet à Paris le général de Montesquiou, l’ordre de se mettre en mouvement ne lui arriva que le 10 septembre. La nécessité d’assurer la communication de ces corps entre eux l’obligea à en retarder l’exécution. Après d’insignifians engagemens d’avant-garde, ce fut seulement le 21 septembre, à minuit, que de Chapareillan où se trouvait le maréchal de camp Larocque avec quelques compagnies de grenadiers, de chasseurs à pied et de dragons, après s’être fait précéder d’une proclamation destinée à rassurer les habitans de la Savoie et avoir exigé de ses troupes le serment de respecter les citoyens désarmés et les propriétés, Montesquiou ordonna la marche en avant. Elle avait pour objectif immédiat d’enlever les redoutes dressées à Montmélian et dans la vallée de Chambéry et de couper la retraite à leurs défenseurs. Dans l’obscurité et sous un violent orage, les troupes commencèrent à avancer.

On voudrait pouvoir célébrer ici l’héroïsme piémontais et, à travers les péripéties de la brève campagne qui nous livra la Savoie, trouver à citer quelques-uns de ces glorieux faits d’armes d’où a tiré son immortalité le nom des vaillans qui, ailleurs et en d’autres temps, ont vendu leur vie en disputant le sol natal aux envahisseurs. Mais, rien de pareil ne peut être rappelé dans l’histoire que nous résumons. Comme s’ils eussent reconnu que la Savoie était conquise d’avance, les généraux chargés de la défendre ne la défendirent pas. A la première attaque, ils lâchèrent pied, se laissant déloger, par quelques coups de feu, des redoutes qu’abordaient les Français. Successivement ceux-ci s’en emparèrent et les détruisirent. À sept heures du matin, le drapeau tricolore flottait sur Apremont, sur Notre-Dame de Myans et sur Bellegarde d’où le général de Lazari, qui y avait couché, s’était enfui précipitamment en donnant à toutes ses forces l’ordre de se replier sur le Piémont. Le drapeau français flottait aussi sur le château des Marches qui n’avait pas été plus disputé que les autres. Le même jour, Montesquiou reçu, en l’absence des maîtres, par le régisseur, y établissait son quartier général en ayant soin de faire camper en avant du château deux brigades d’infanterie appuyées par vingt canons, qui rendirent définitive cette facile victoire en coupant en deux tronçons l’armée piémontaise débandée.

Il s’attendait à un retour offensif de l’ennemi. Il n’en fut rien, Le général de Lazari ne tenta aucun effort pour reconquérir les positions qu’il avait perdues. Après avoir commis la faute de se laisser surprendre, il battait en retraite, poussé par ses troupes saisies de panique, faisant sauter ponts et poudrières, abandonnant derrière lui ses équipages, ceux de ses officiers, une partie de son artillerie et de ses fusils, cent mille cartouches, trois mille sacs de grains, et désertant si bien le pays, qu’à la date du 4 octobre, il ne se trouvait plus un soldat piémontais en Savoie. À ce moment, tout fut dit. La Savoie était conquise et on peut dire qu’elle l’était sans combat.

Quelques jours après, le marquis Henry Costa, acteur et témoin de cette déroute, écrivait à sa femme : « La guerre, de la part de la Savoie, si follement entreprise et si lâchement soutenue, perdra les rois dans l’esprit des peuples et notre misérable breloque de Savoie dédaignée, abandonnée par tout le monde, restera en proie aux malins esprits comme une masure envahie par les spectres. »

Par malheur pour le pays du vaillant gentilhomme dont la colère et le désespoir s’exhalaient en ces termes, ce n’étaient pas des spectres qui venaient d’en prendre possession, mais des êtres vivans, des êtres en chair et en os, soldats prestigieux en lesquels les Savoyards saluaient des amis, n’attendant que des bienfaits de la nation dont ces conquérans portaient le drapeau, mais derrière qui allait bientôt apparaître le terrorisme dans la personne de ses plus farouches représentans. Cet avenir de persécutions, de vexations, de misères de toutes sortes, quelques esprits supérieurs et prévoyans l’avaient entrevu. Le plus éloquent d’entre eux, Joseph de Maistre, parti naguère de Chambéry, entraîné par la fuite générale, le prédisait déjà, et d’autres plus obscurs, sans posséder son génie ni sa puissance de vision, exprimaient dans des lettres familières les mêmes appréhensions que lui. Mais ces prophètes de malheur étaient tenus en défiance ; ils appartenaient au parti vaincu, à celui que la Révolution dépouillait de ses biens et de ses privilèges. On ne croyait pas à la sincérité de leur langage, et leurs prophéties n’étaient considérées que comme l’expression de leur dépit et de leurs regrets.

Et puis, à cette heure encore, la présence à la tête de l’armée conquérante d’un gentilhomme ancien serviteur de la monarchie française contribuait à cacher au peuple savoyard les périls de l’annexion à la France, déjà faite dans les esprits avant d’être consacrée par le vote populaire. En entrant en Savoie, le général de Montesquiou avait lancé une première proclamation exposant les causes de la guerre et propre à rassurer les esprits les plus timorés. Les propos tenus en son nom, dès le 22 septembre, par les émissaires qu’il avait envoyés à Chambéry n’étaient pas moins rassurans. Ils se résumaient en cette phrase que le surlendemain, après être entré dans la ville, il y fit afficher : « Au nom de la nation française, guerre aux despotes ; paix et liberté aux peuples. »

Lorsque, dans la matinée du 24, il quitta le château des Marches et se dirigea vers Chambéry, escorté par deux mille hommes, fantassins et cavaliers, tous les fonctionnaires piémontais avaient pris la fuite. La veille, la légion des campemens, sous les ordres du colonel de Bellegarde, était sortie se rendant en Piémont. Le Sénat, le conseil municipal, l’évêque et son clergé restaient seuls pour faire accueil au général français à qui, sur le dernier avis du gouverneur fugitif, fut envoyée une députation. Il la reçut aux Marches, au moment de se mettre en route pour Chambéry, l’assura de ses intentions pacifiques et lui promit que la Savoie « resterait maîtresse de ses destinées. »

Jusqu’à Chambéry, ce ne fut pour lui et ses troupes qu’une longue ovation. Des paysans surgissaient à tout instant sur la route, encocardés aux couleurs tricolores, chantant des airs patriotiques, saluant de leurs acclamations ces Français qu’ils considéraient « comme des frères et des libérateurs. » Aux portes de la ville, un homme de la garde bourgeoise cria : Qui vive ? La troupe répondit : Citoyens français, hommes libres. Là se trouvait une délégation du Conseil municipal. Elle présenta à Montesquiou les clés de la cité sur un plateau d’argent. Celui de ses membres qui parlait au nom de tous, déclara « qu’ils étaient pleins de confiance dans les décrets et les promesses d’une grande nation. Ils ne se regardaient pas comme un peuple conquis, mais comme les premiers à porter le témoignage de la générosité de la France. Ils invoquaient avec sécurité sa protection sur la propriété et la sûreté des habitans sans distinction. »

A l’Hôtel de ville où le général s’était rendu avant d’aller établir son quartier général à l’hôtel d’Allinges, se présentèrent toutes les autorités, des députations de diverses villes de Savoie, les notabilités du pays. Il les retrouva le même jour au banquet qui lui fut offert, tandis que les maisons s’illuminaient et que par des chants et des danses, la population manifestait l’enthousiasme avec lequel elle se donnait à la France. Le lendemain, le Sénat était confirmé dans ses pouvoirs et autorisé à rendre la justice suivant les lois du pays « jusqu’à ce que le peuple souverain ait déclaré sous quelles lois il veut vivre. »

Ainsi, tout s’était passé de manière à donner confiance au peuple conquis. Mais, dès ce moment, le pays va s’ouvrir aux mœurs révolutionnaires. Des mains entre lesquelles étaient restées jusque-là les influences locales, elles passeront rapidement dans celles d’hommes imbus de l’esprit jacobin. Une société populaire est organisée sur le modèle de celles qui existent dans la plupart des communes de France. Elle ne tarde pas à devenir l’émule du club des Jacobins de Paris. Sur la place Saint-Léger, transformée en place de la Liberté, un corps de garde qui s’y trouvait est démoli par la foule. Elle voit dans sa démolition un symbole de celle de la Bastille. On plante un arbre de la Liberté là où il s’élevait ; les portraits du roi de Sardaigne, des princes et princesses de sa famille sont brûlés au bruit des applaudissemens et des cris patriotiques. Des citoyens se montrent vêtus de la carmagnole et coiffés du bonnet rouge. Le Ça ira retentit dans les rues. Le régime des assignats est établi ; en attendant qu’on en déclare le cours forcé, les gens sont invités à les recevoir au même titre que la monnaie d’or et d’argent. Ces événemens, qui se déroulent avant que les Savoyards aient été appelés à voter pour faire connaître leurs intentions, permettent de prévoir que les meneurs se savent maîtres du vote. Déjà les Jacobins, chaque jour plus nombreux, annoncent le prochain triomphe des doctrines qu’ils professent, la confiscation des biens des émigrés, l’établissement de la constitution civile du clergé.

A Paris, la nouvelle de l’entrée des Français en Savoie, arrivée dans les derniers jours de septembre, au moment où la Convention nationale tenait ses premières séances, y provoqua une joie qui tenait du délire. Dans les nuages si gros de périls, amoncelés sur la patrie : l’insurrection vendéenne, la marche des armées étrangères vers Paris, la prise de Longwy, l’investissement de Verdun, épisodes douloureux d’une histoire tragique, dramatisée encore par les massacres des prisons, par l’envoi de la famille royale au Temple et par l’abolition de la royauté ; dans ces nuages cette nouvelle ouvrait une éclaircie. A la Convention, un débat s’engagea aussitôt sur la question de savoir si la Savoie serait immédiatement annexée et formerait un quatre-vingt-quatrième département ou si la faculté de choisir leur régime futur serait laissée aux habitans du pays. Cette dernière solution prévalut. Il fut décidé que trois des commissaires délégués à l’armée des Alpes : Dubois-Crancé, Lacombe-Saint-Michel et Gasparin se rendraient à Chambéry pour y procéder à une consultation nationale.

Comme le décret qui les désignait venait d’être voté, un député du Bas-Rhin encore inconnu, nommé Philibert Simond, parut à la tribune. Il y était monté la veille pour la première fois afin de demander le rapport du décret de destitution, antérieurement prononcé contre Montesquiou et dont l’exécution avait été suspendue jusqu’à la fin des opérations de ce général en Savoie. Il y remontait ce jour-là pour solliciter un congé. « Je suis Savoisien, dit-il, j’ai été proscrit par le gouvernement piémontais ; je demande que la Convention m’accorde un congé pour me rendre en Savoie où ma mère âgée de quatre-vingts ans et une sœur de vingt-deux ans me reverront avec d’autant plus de plaisir qu’elles connaissent tout mon amour pour la liberté. Je ne doute pas que le plaisir qu’aura ma respectable mère ne soit assez vif pour que la durée de ses jours en soit prolongée. Si je peux être aux Savoisiens de quelque utilité pour qu’ils puissent mettre à profit la liberté que nous venons de leur rendre, bien sûrement je m’y emploierai avec le zèle le plus ardent. » Le congé fut accordé, et, puisque le citoyen Simond se rendait en Savoie, la Convention jugea bon de l’adjoindre aux trois commissaires élus déjà en l’investissant des mêmes pouvoirs qu’eux.

Si grande qu’ait été la part de Philibert Simond dans les malheurs de la Savoie, sous la Révolution, un récit qui n’est pas destiné à les raconter et ne peut que les rappeler ne saurait lui faire une place aussi largo que cette part, si sa destinée ne s’était trouvée liée un jour à celle des châtelaines des Marches. Mais, elles l’ont connu ; son influence, si peu que ce soit, s’est exercée sur elles. Mêlé à leur vie, il a contribué à leurs égaremens. Aussi, bien que son rôle dans leur histoire et surtout le peu qu’on en sait, doive le faire considérer comme un acteur de second plan, convient-il, sans attendre à plus tard, de profiter de l’occasion qui le met en scène pour reproduire ici sa physionomie telle qu’elle apparaît à travers les événemens qui le conduisirent à l’échafaud.

Né à Rumilly, en Savoie, en 1755 et destiné par sa famille à l’état ecclésiastique, il avait été ordonné prêtre en 1780. Nommé vicaire dans le diocèse d’Annecy, son évêque, au bout de quelques mois, dut le frapper d’interdiction pour cause d’inconduite. Un de ses oncles, curé de Gruffy, pris de pitié pour lui et croyant à son repentir, lui donna les moyens de se rendre à Paris, au séminaire de Saint-Sulpice, afin d’y suivre les cours de la Sorbonne. Riche de la pension que lui servait cet oncle débonnaire, il se garda d’aller habiter chez les Sulpiciens, se logea dans un hôtel et, laissant là ses devoirs sacerdotaux, se lia avec quelques partisans de la Révolution, qui le détournèrent à ce point de ses études de théologie que, lorsqu’un peu plus tard, volontairement ou expulsé, il quitta l’université, il n’avait obtenu aucun grade. Il revint alors en Savoie.

Après un court séjour à Rumilly chez un aumônier du couvent de la Visitation qui l’avait pris comme pensionnaire et ne voulut pas le garder, il vécut, en qualité de vicaire, dans la paroisse de Gruffy, auprès de son oncle qui espérait, par ses conseils et ses exemples, le ramener au bien. Il le paya de sa sollicitude en lui dérobant un jour une très grosse somme avec laquelle, assuré qu’il ne serait l’objet d’aucune plainte, il partit pour l’Alsace. Professeur dans une maison d’éducation de Strasbourg, il y eut pour élève, de 1789 à 1791, le prince de Metternich, alors adolescent. « C’est à Strasbourg que j’ai fait mes études, racontera plus tard le prince ; j’étais là à seize et à dix-huit ans. Je passais des mains de mon gouverneur aux leçons d’un professeur nommé Simond, plus tard devenu célèbre terroriste et qui a péri en passant par le tribunal révolutionnaire. J’ai donc été élevé dans les clubs. Ma chambre était voisine de la chambre de Simond, qui était le rendez-vous des Jacobins de la ville. Les discours et toutes les paroles qui se proféraient dans cette chambre arrivaient jusqu’à moi. J’entendais tout et je compris ainsi toute l’horreur des doctrines révolutionnaires[11]. »

Le zèle que mettait à les propager Philibert Simond méritait une récompense. Elle ne lui fit pas défaut. Déjà président du club des Jacobins de Strasbourg, ayant prêté le serment prescrit par la Constitution civile du clergé, il fut nommé vicaire général du diocèse du Bas-Rhin et, en 1792, élu par ce département député à la Convention nationale. C’était la voie ouverte à toutes ses ambitions et la quasi-certitude du plus brillant avenir. Voilà quel personnage la Convention restituait à la Savoie, tel un don de joyeux avènement.

Il était à Chambéry le 6 octobre avec ses collègues. Le même jour, une proclamation des représentans du peuple invita toutes les communes à désigner chacune un délégué, qui serait chargé d’exprimer leurs vœux. Du 8 au 14, les communes procédèrent au vote et sur six cent cinquante-cinq, plus de six cents se prononcèrent pour la réunion à la France. Le 21, dans la cathédrale de Chambéry, les délégués se déclarèrent Assemblée nationale sous le nom d’assemblée des Allobroges[12], et prêtèrent le serment « d’être fidèles à la nation, de maintenir la liberté et l’égalité ou de mourir en les défendant. » Le 24, toutes les autorités du pays vinrent, à la suite du Sénat, abdiquer leurs pouvoirs dans les mains des élus du peuple « dépositaires de sa souveraineté ; » le 26, l’assemblée reçut la soumission de l’évêque de Chambéry, qui l’assura de son zèle « à maintenir les vrais principes de la religion et le respect des lois ; » le même jour, elle engagea les sociétés populaires qui s’étaient créées de toutes parts « à veiller sur les intérêts de la patrie, à dénoncer les machinations et les efforts tendant à égarer l’opinion ; » elle déclara ensuite acquis à la nation les biens des émigrés qui ne seraient pas rentrés dans un délai de deux mois et ceux du clergé régulier et séculier ; elle vota un traitement au clergé paroissial et la dissolution de toutes les communautés religieuses. Enfin, le 27, après avoir prononcé l’abolition des titres de noblesse, des privilèges, des droits féodaux et fait ainsi table rase en Savoie de la presque-totalité des institutions du passé, elle décida d’envoyer à la Convention une adresse où serait exprimé, au nom du peuple savoisien, le vœu d’être réuni à la République française. Sa tâche étant alors terminée, elle se sépara, le 29, après avoir désigné quatre députés pour porter son adresse à Paris.

Admis le 20 novembre à la barre de la Convention, ils présentèrent les vœux de leurs compatriotes sur lesquels l’Assemblée se prononça le 27 en votant l’annexion de la Savoie à la France. Par le même décret, elle confiait à trois de ses membres qu’elle se réservait de désigner l’organisation du département dit du Mont-Blanc. En vue de leur élection, les délégués savoyards émirent le vœu que Philibert Simond fût renvoyé à Chambéry. C’est lui, on le devine, qui avait inspiré leur requête. Mais la Convention n’en tint pas compte. Elle nomma Grégoire, Jagot et Hérault de Séchelles.

Mécontent d’avoir été oublié, Simond s’élança à la tribune et réclama. « Si mes bons compatriotes ont bien voulu me désigner, je n’ai pas la prétention de croire que c’est par mes vues et mes moyens transcendans, mais parce que je connais les localités, que je parle tous les patois du pays et que les bons paysans me parlent sans façon, sans se croire obligés de m’ôter leur chapeau. » La Convention se laissa toucher et se rappelant que déjà Simond avait été adjoint aux commissaires qu’elle avait précédemment envoyés en Savoie, elle l’adjoignit à ceux qu’elle y envoyait de nouveau.


V

N’ayant quitté son pays qu’à contre-cœur, Adèle de Bellegarde brûlait du désir d’y rentrer, et ce désir, Aurore le partageait. Mais, il se heurtait à la prudence du mari. Les raisons auxquelles avait cédé le comte de Bellegarde en entraînant sa famille loin du château des Marches et de Chambéry existaient toujours. Les dangers dont il s’était effrayé pour elle menaçaient de croître et de devenir plus pressans. Il se fût reproché de l’y exposer sans nécessité. Brusquement, ses dispositions se modifièrent, lorsque lui parvint la nouvelle du décret prononcé par l’assemblée des Allobroges contre les émigrés et qui confisquait les biens de tous ceux qui ne seraient pas rentrés dans un délai de deux mois.

Il n’est pas douteux que la crainte d’être dépouillé des propriétés que sa femme lui avait apportées en dot n’ait été alors plus vivement ressentie par lui que l’appréhension de la voir elle-même courir les risques que lui créeraient en Savoie, si elle y retournait, sa naissance, son rang, sa jeunesse, le nom qu’elle portait et les souvenirs qu’il rappelait. De même, on peut affirmer, en s’autorisant de la conduite qu’elle y tint, dès son retour, que, loin de combattre les dispositions nouvelles de son mari, elle les encouragea. Il lui suffit d’ailleurs d’invoquer la nécessité de sauver à tout prix le patrimoine de leurs enfans comme la part de biens qui appartenait à sa sœur.

Ce sauvetage, elle seule pouvait l’opérer, son mari étant hors d’état, sous peine de se déshonorer, d’abandonner le service du Piémont. Le retour de la jeune femme fut donc décidé ; il le fut d’un commun accord. La décision prise, elle n’eut de cesse qu’elle ne l’eût exécutée. Le délai accordé aux émigrés pour rentrer expirait le 26 décembre. Les époux jugèrent inutile d’attendre son expiration. Dans les derniers jours de novembre, ils se séparèrent, sans savoir quand ils se retrouveraient, le comte très attristé, souhaitant et espérant leur réunion prochaine, Adèle, toute à la joie, n’ayant en vue que les satisfactions qu’offrait à sa pensée sa liberté reconquise et se promettant sans doute de prolonger son équipée le plus qu’elle pourrait. Aurore accompagnait sa sœur. Quant aux enfans, ils restaient à la garde du mari, qui ne tint peut-être à les garder qu’avec l’espoir qu’ils ramèneraient plus promptement leur mère auprès de lui.

Le 1er décembre, Madame et Mademoiselle de Bellegarde, devenues les citoyennes Bellegarde, étaient à Chambéry. Les documens nous apprennent qu’elles se présentèrent à la municipalité ce jour-là afin d’y faire constater leur rentrée en Savoie. Elles déclarèrent qu’elles entendaient y vivre désormais en bonnes Françaises, soumises aux lois de la République.

— Et votre mari ? demanda-t-on à Adèle.

— Mon mari est absent ; je ne sais où il est. J’ignore ses intentions et ne peux être rendue responsable de son absence.

La réponse fut jugée satisfaisante. On effaça de la liste provisoire des émigrés son nom à elle et celui de sa sœur, tandis qu’on y maintenait celui du « nommé Bellegarde, » mesure qui d’ailleurs ne l’atteignait pas elle-même dans ses biens, puisqu’elle pouvait démontrer que la terre des Marches et l’hôtel de Chambéry avaient constitué sa dot sous réserve de ce qui revenait à sa sœur rentrée avec elle. Dès ce moment, elle était libre avec la perspective bien invraisemblable de ne cesser de l’être que si, la Savoie redevenant piémontaise, son mari recouvrait la faculté d’y reparaître et d’y résider.

La voilà donc délivrée de toute tutelle, de toute surveillance, dépourvue de conseils et d’appui, jetée dans la tourmente qui commence à souffler sur la Savoie. Elle a vingt ans, elle est belle, ardente, passionnée ; tout ce qui se passe autour d’elle l’attire, l’intéresse et la retient. Légère comme l’oiseau, cervelle de linotte, aussi facile à influencer qu’elle est séduisante, elle deviendra fatalement la proie de ceux qui, par des hommages rendus à sa beauté, captiveront son imagination capricieuse et s’ouvriront le chemin de son cœur crédule et mobile.

Dans l’ivresse qui l’emporte, elle entraîne sa sœur, dont les seize ans ne sont une protection ni pour l’une ni pour l’autre. Sans posséder un charme égal au sien, Aurore dégage le frais parfum du fruit vert, et revêt l’attrait de la fleur en train d’éclore. Maintenant, le démon qui les perdra peut apparaître ; elles l’attendent. Tout concourt à lui ouvrir l’accès de la place, non seulement les dispositions naturelles qu’on s’est efforcé d’analyser et celles qui résultent de l’abandon auquel les jeunes femmes sont livrées, mais aussi le prestige que leur assure, même dans la société nouvelle où les circonstances les ont conduites, leur qualité de dames nobles, ralliées à la République, enthousiastes de la France et toutes prêtes à sacrifier au régime nouveau, à dépenser en fêtes, en plaisirs, en assistance donnée aux œuvres républicaines, leurs revenus qu’on sait considérables.

Elles en étaient à cette première étape de leur métamorphose lorsque arrivèrent à Chambéry les commissaires chargés par la Convention d’organiser le département du Mont-Blanc. C’était le 14 décembre. Malgré la rigueur de la saison, leur entrée fut triomphale. Foule immense venue à leur rencontre, déploiement de troupes, sonneries de toutes les cloches de la ville, salves d’artillerie, rien ne fut négligé pour relever la majesté de la puissance terrible dont ils étaient les représentais. Dans les voitures escortées de cavaliers, où ils étaient assis, on se les montrait : Philibert Simond enfant du pays, qu’on y avait déjà vu et qui répondait par des sourires protecteurs aux saluts de ses créatures rangées sur son passage ; Grégoire évêque constitutionnel de Blois, l’un des premiers prêtres de France qui se fût soumis à la Constitution civile du clergé et qui longtemps encore devait faire parler de lui ; l’ancien juge de paix Jagot accidentellement tiré de son obscurité où il devait bientôt disparaître, et enfin le plus populaire et le plus beau des quatre, Hérault de Séchelles, « un grand brun » élégant d’attitude et de gestes, resplendissant de grâce hautaine, sous son chapeau empanaché et dans son uniforme de conventionnel, militarisé par le sabre qu’il tenait entre ses genoux.

La tradition et la vraisemblance sont d’accord pour établir que la première rencontre des dames de Bellegarde avec lui eut lieu ce jour-là. Elles n’étaient pas femmes à se priver de l’extraordinaire spectacle qu’offrait en ces circonstances la ville de Chambéry, et à ne pas témoigner de leur zèle révolutionnaire. Elles assistèrent, assurément, de quelque place d’honneur, en compagnie de notables citoyennes, à l’imposant défilé durant lequel la population savoyarde, soit de son plein gré, soit à contre-cœur, acclamait les délégués de la Convention ; elles furent présentes à la messe d’actions de grâces que, le lendemain, Grégoire célébra dans la cathédrale sans que l’évêque du diocèse osât protester.

Les relations qui s’ensuivirent devinrent rapidement confiantes, lorsque dans ces jeunes femmes, Françaises de fraîche date et ardentes patriotes, l’aristocrate Séchelles eut reconnu ses égales par la naissance et l’éducation. Elles parlaient son langage, partageaient ses goûts. Il pouvait les fréquenter sans se compromettre. La beauté de la ci-devant comtesse acheva de le fixer dans leur maison. Il y conduisit son collègue Philibert Simond. Elles accueillirent d’autant mieux ces omnipotens personnages que leurs assiduités les flattaient et qu’ayant tout à craindre du régime nouveau qui se fondait en Savoie, elles étaient intéressées à s’assurer leur protection. Mais, en les accueillant, elles brisaient le lien qui les attachait encore à leur milieu social. Dès lors, elles furent considérées comme ayant pris parti pour les persécuteurs contre les victimes.

Le nombre de celles-ci allait rapidement se grossir. En quelques semaines, sous l’active impulsion des conventionnels, les projets à peine ébauchés par l’assemblée des Allobroges se précisent et se transforment en mesures arbitraires et vexatoires. Toutes les lois de la République sont appliquées en Savoie. La nation s’empare des biens du clergé et des émigrés. « Ils seront vendus comme en France, et quiconque en deviendra acquéreur pourra les payer en assignats[13]. » C’est le cours forcé des assignats établi. Sont successivement décrétées la création d’un tribunal criminel, la liberté de la presse, l’application de la constitution civile au clergé.

Plus tard, ce sera pire encore. Tandis que, d’une part, on changera le nom des rues « afin de former l’esprit public en faisant disparaître les anciennes nomenclatures qui pourraient entretenir l’idée de fanatisme et de féodalité, » tandis qu’on fêtera le culte de la déesse Raison et qu’on la promènera processionnellement dans les communes, d’autre part, on dépouillera les couvens et les églises. Cloches, vases sacrés, ornemens sacerdotaux, riches bibliothèques, tout sera versé au trésor public, pêle-mêle avec l’argenterie des émigrés dont les biens ont été saisis.

Les arrestations commencent et promptement se multiplient. On emprisonne l’évêque dans son palais et, s’il y est laissé, « c’est que son âge et la caducité de ses organes ne permettent pas de le traiter avec plus de rigueur. » Mais, on n’use des mêmes ménagemens ni envers les prêtres et les moines qui refusent le serment constitutionnel, ni envers les nobles, les bourgeois et les paysans déclarés suspects soit en raison des opinions qu’on leur attribue, soit parce qu’ils sont pères et mères d’émigrés. Ceux de ces rebelles qui n’ont pu s’enfuir sont incarcérés.

Les maisons de détention, bien qu’on en ait fait partir les criminels condamnés aux fers, ne suffisent bientôt plus à contenir tous les infortunés qu’on y a logés et dont le nombre s’accroît sans cause. Alors, on déporte les prêtres. C’est dans la nuit qu’on procède à cette opération précédée de la menace de tirer sur les curieux « qui se mettraient aux fenêtres pour les voir passer. » Malgré ces mesures, la place continue à manquer dans les prisons. Le 15 septembre 1793, le procureur syndic du Mont-Blanc écrit de Chambéry à Philibert Simond : « Les prisons de cette ville sont engorgées depuis quelque temps et au point qu’elles ne peuvent plus suffire aux besoins de la sûreté publique et que, par le trop grand rapprochement des prisonniers, la dysenterie et autres maladies putrides s’y manifestent et deviennent de jour en jour plus nombreuses. Hier encore, l’on nous a annoncé que, si l’on n’y remédiait bientôt, les pharmacies de cette ville ne suffiraient plus aux remèdes. »

Pour faire cesser cet encombrement, le procureur-syndic imagine de demander à l’administration du département de l’Isère de recevoir le trop-plein des prisonniers. Celle-ci consent. Mais les réquisitions du magistrat éveillent dans le Conseil général de Chambéry de vives protestations suggérées par les craintes que cause aux protestataires l’éventualité d’un retour offensif du roi de Sardaigne. On leur répond qu’en ce cas on aura des otages contre lui, et les réquisitions sont approuvées. On entasse les prisonniers sur des charrettes et on les expédie à Grenoble, enchaînés comme des malfaiteurs. En même temps, les propriétés ecclésiastiques, celles des émigrés et des condamnés sont mises en vente, contenant et contenu. Sur les murs de Chambéry, on commence à lire des affiches comme celle-ci : « Ceux qui voudront acheter en gros ou en détail les appartemens au troisième étage de la maison dite de Faverges, située en la rue Cathédrale, pourront s’adresser au notaire Girard, qui leur donnera tous les renseignemens qu’ils désireront. »

Enfin, comme couronnement à tant d’exactions, le comité de salut public du département vote un crédit de six cents francs, destiné à l’achat d’une guillotine. Il est juste d’observer que cette guillotine, soit qu’on ait hésité à la mettre en mouvement, soit qu’elle ne soit jamais arrivée à sa destination, n’a pas fonctionné[14]. Mais, on n’en saurait conclure que la Savoie n’a pas payé à la Terreur son tribut de sang. Sur la frontière du Piémont, il y a eu des victimes tombées sous les balles, sans qu’il soit possible d’en établir le nombre. D’autre part, la liste qu’on 1 a pu dresser des natifs de Savoie exécutés en l’an II à Paris, à Lyon, à Grenoble, à Toulon, à Orange ne comprend pas moins de cinquante noms et, assurément, elle est incomplète.

Au mois de mai 1793, au moment où la mission de Hérault de Séchelles et de Philibert Simond allait prendre fin, la Terreur régnait en Savoie comme dans le reste de la France. Cinq mois avaient suffi à son organisation. Ce qui la facilita et lui imprima une force invincible, c’est qu’elle trouva dans l’armée, parmi les généraux, des instrumens et des appuis. Ayant par deux fois, en sa qualité de commandant en chef de l’armée des Alpes, établi son quartier général à Chambéry, Kellermann, docile aux ordres des représentans, se fit ouvertement leur complaisant et leur complice. Bien loin de prévoir qu’à quelque temps de là, victime des suspicions jacobines devant lesquelles déjà Montesquiou avait dû s’enfuir, il serait emprisonné et ne sauverait sa tête que par miracle, il donna publiquement aux actes les plus arbitraires une approbation chaleureuse. Le général d’Albignac, qui le remplaça provisoirement, imita son exemple. On entendit cet aristocrate, ancien serviteur de la monarchie, protester de son amour pour la liberté, « de sa haine pour les tyrans, » protestation à laquelle le président de l’administration du Mont-Blanc répondait, nous dit un procès-verbal, « avec l’énergie d’un homme libre et la dignité d’un chef d’une administration supérieure. » Il n’est que trop vrai que la peur en ces temps néfastes avait perverti et fanatisé les plus vaillans et les plus purs.

Alors que des généraux populaires tremblaient et s’humiliaient devant les commissaires de la Convention, il eût été surprenant que parmi les citoyens sur la tête desquels pesaient des lois de mort et que guettaient sans cesse des dénonciateurs autorisés, se manifestât plus d’indépendance et d’audace. Les uns, quoique d’esprit modéré, s’enrôlaient dans les rangs des violens ; les autres affectaient de vivre obscurément, s’efforçaient de se faire oublier et tous, de quelque manière, flattaient les maîtres du jour, tantôt par leurs propos, tantôt par leur servilité.

Crainte d’être dénoncées comme aristocrates ou plaisir de vivre dans le mouvement, sans discipline et sans contrainte, les citoyennes Bellegarde, résolues à ne plus quitter la Savoie, étaient fatalement destinées à subir la contagion et la perversité de la peur. C’est alors qu’on les voit figurer dans les solennités civiques, ouvrir l’hôtel de Chambéry et le château des Marches aux représentans du peuple, aux généraux, aux présidons des sociétés populaires, aux notables jacobins, à tout le personnel nouveau que la Révolution avait fait surgir d’entre les pavés, donner des dîners et des bals où étaient conviés les pontifes du nouveau régime.

Chez elles et dans les rues, elles avaient adopté les modes républicaines. Elles paradaient, ceinturées d’écharpes tricolores, une cocarde à la poitrine, la taille serrée dans une carmagnole, et même coiffées d’un bonnet rouge avec des sabots aux pieds, lorsqu’elles allaient fraterniser avec la populace, afin de témoigner publiquement de leur civisme. Leurs compagnes ordinaires étaient les épouses et filles des sans-culottes les plus qualifiés. Elles se montraient publiquement avec une élégante et farouche patriote que les habitans de Chambéry ne désignaient entre eux que sous le nom de « Princesse Pistolet. » Ainsi, « elles hurlaient avec les loups » et précipitaient la dégringolade morale qui faisait d’elles un objet d’opprobre pour les malheureux que persécutaient et terrorisaient les amis qu’elles s’étaient donnés.

Le bruit ne tarda pas à se répandre que les citoyens commissaires ayant osé tout demander avaient tout obtenu, Hérault de la charmante Adèle et Philibert Simond de la candide Aurore. La médisance alla plus loin et représenta les deux sœurs comme aisément infidèles à leurs nouveaux maîtres. Sur ce qui se passait dans leur hôtel de Chambéry et au château des Marches quand elles y résidaient : les parties fines, les intrigues libertines, les rivalités amoureuses, la malignité publique s’exerça sans retenue et probablement enjoliva. Après l’arrivée du général Kellermann à Chambéry, on parla d’une lettre de lui dans laquelle, en racontant qu’il avait passé une nuit au château, il faisait des gorges chaudes sur « l’hospitalité complète » qu’il y avait reçue[15].

On voudrait pouvoir affirmer que ces propos étaient calomnieux, qu’à l’exemple de plusieurs généraux de son temps dont la délicatesse, dans leur rapports avec les femmes, n’est pas au-dessus du soupçon, Kellermann s’est vanté, et de même que, si la liaison de la comtesse de Bellegarde avec Hérault de Séchelles ne peut être niée, ce qu’on a dit des rapports de Philibert Simond avec Aurore est sans fondement On le voudrait d’autant plus qu’on ne peut, sans révolte, se figurer cette adolescente de seize ans, presque une enfant, sous le charme de ce défroqué de trente-huit, en qui n’avaient jamais brillé les vertus du prêtre, et qui conservait dans sa personne, ses manières et ses sentimens, les basses apparences d’un rustre sans éducation, doublé d’un politicien pourri de vices, dévoré d’ambition et dépourvu de toute élévation d’âme.

Peut-être même serait-il juste de rappeler qu’on ne le voit qu’à ce moment dans la vie d’Aurore ; qu’on ne l’y retrouve plus dans la suite, et de faire bénéficier cette jeune fille de l’absence totale de preuves propres à confirmer ce que le cardinal Billiet nous a dit d’elle en une page où il est possible que la légende ait eu plus de part que la vérité. Lorsque le vénérable prélat rédigeait ces lignes accusatrices, soixante et dix ans avaient passé sur les faits qu’elles rappellent. Ces faits, il ne les avait pas vus ; il ne les connaissait que par ouï-dire, et on constatera bientôt qu’en plus d’un point, il les a confondus et dénaturés. Il se peut donc qu’Aurore ait été victime d’une calomnie. Mais, il faut reconnaître que cette calomnie, personne plus qu’elle-même n’a contribué à l’accréditer et à la répandre, ne serait-ce qu’en s’affichant publiquement avec Philibert Simond, comme sa sœur s’affichait avec Hérault de Séchelles. Leurs rapports étaient si peu cachés qu’elle y gagna de n’être plus appelée que la Simonnette.

Au surplus, il n’y a pas lieu d’insister sur ce pénible incident d’une existence où, par la suite, rien de pareil ne paraît s’être produit et qui pourrait braver la calomnie si le tendre dévouement que Mademoiselle de Bellegarde ne cessa de témoigner à sa sœur ne l’avait trop souvent associée aux faiblesses de celle-ci. Elle en fut la confidente et le témoin ; elle les approuva par sa présence. Il semble bien que ce fut là sa plus grande faute. À cette heure, elle n’ignorait rien des relations d’Adèle avec le séduisant Hérault de Séchelles, qu’il faut s’essayer maintenant à mieux faire connaître en remontant à ses origines et à son passé.


ERNEST DAUDET.

  1. Les documens inédits qu’indépendamment des publications contemporaines, l’auteur a utilisés dans cette étude proviennent des sources suivantes : Archives Nationales, Dépôt de la Guerre, Archives de la Justice, Manuscrits de la Bibliothèque Nationale, Archives des départemens de la Savoie, de Seine-et-Oise, de Meurthe-et-Moselle ; papiers conservés à la municipalité de Livry ; communications reçues à Epone (Seine-et-Oise), à Provins et à Chenoise (Seine-et-Marne) ; Archives impériales d’Autriche ; Archives de Dresde. Nombreuses minutes notariales et papiers de famille.
  2. Il a été tracé sous les plus vives couleurs et avec de longs détails dans l’Histoire de l’annexion de la Savoie à la France en 1792, par M. Jules Masse, 3 vol. Grenoble, 1891.
  3. Je n’en ai retrouvé aucune trace dans les papiers diplomatiques. Mais, dans Un Homme d’autrefois, p. 107, il en est fait mention, d’après une histoire militaire du Piémont, et d’autre part, une note de police, à la date de septembre 1790, signale la présence à Carouge de Hérault de Séchelles en route pour Turin, accompagné d’un M. De Cambris.
  4. Notice distribuée au moment où le château allait être mis en vente. Mlle Costa de Beauregard, religieuse de Saint-Vincent de Paul, y a fondé un orphelinat.
  5. Registres d’Hozier.
  6. Je crois devoir donner son acte de naissance, extrait des registres paroissiaux de Saint-François de Chambéry : « 24 juin 1712, est née et a été baptisée Adélaïde-Victoire, fille de François-Robert-Eugène de Bellegarde, marquis des Marches et de Cursinge, général-major au service de leurs Hautes Puissances les États Généraux et de Marie-Charlotte-Adélaïde d’Hervilly, marquise de Bellegarde. Parrain : le seigneur Janus de Bellegarde, comte d’Entremont, général d’infanterie, gouverneur d’Alexandrie ; marraine : dame Adélaïde-Victoire de Castille d’Hervilly, aïeule maternelle. » Quatre ans plus tard, les parrain et marraine d’Aurore furent le comte de Nangy, inspecteur général des troupes sardes et dame Aurore, comtesse de Bellegarde.
  7. Un Homme d’autrefois, par le marquis Costa de Beauregard ; Joseph de Maistre pendant la Révolution, par M. François Descostes.
  8. Voir le livre de Delécluse sur Louis David. Il raconte la visite des dames de Bellegarde dans l’atelier du peintre. Il ne dit pas qui est la Mme de Noailles, leur amie, qui les y conduisit. Il y avait alors à Paris trois dames de Noailles, l’une née Lecouteulx, l’autre née de Sainte-Afrique, la troisième née d’Hallencourt de Dromesnil. Je n’ai pu découvrir à laquelle des trois Delécluse a fait allusion.
  9. Il y devint feld-maréchal et prit part à toutes les guerres contre la France.
  10. Ces détails sont empruntés aux Archives de la Guerre à l’aide desquelles le commandant Krebs et M. Henri Morris ont raconté les Campagnes dans les Alpes pendant la Révolution. Paris, 1891.
  11. Propos tenus par Metternich au publiciste Poujoulat, lors d’une visite que celui-ci lui fit à Vienne en 1852, cités par le cardinal Billiet.
  12. Les procès-verbaux des séances de cette assemblée existent aux Archives de Chambéry.
  13. Ces détails et ceux qui suivent nous sont fournis par les documens conservés aux Archives de Chambéry.
  14. Il existe aux Archives de la Justice une Correspondance de laquelle il résulte que le fabricant de guillotines ne pouvait suffire à toutes les commandes. On lui adressait des réclamations et des plaintes où l’on peut voir qu’en plusieurs départemens, les sentences capitales prononcées par les tribunaux révolutionnaires n’étaient pas exécutées parce que l’instrument de mort manquait.
  15. Il ne m’a pas été possible de retrouver cette lettre. Mais, une personne digne de foi m’a formellement déclaré l’avoir eue dans les mains, il y a quelques années et avoir gardé de son contenu le souvenir le plus précis. Je tiens de la même source que Kellermann, durant son séjour en Savoie, se livra activement au commerce des biens nationaux. Des documens qui ont passé sous mes yeux, il résulte qu’il en acheta pour six cent mille francs, les paya en assignats et ultérieurement les revendit contre espèces.