Les Dames vertes/IV

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Calmann Lévy (p. 89-145).


IV

L’IMMORTELLE


J’eus à peine donné cette espérance de succès, que je m’effrayai de l’avoir eue moi-même. Mais il n’y avait plus moyen de reculer. Ma belle cliente me pressait de questions.

— Eh bien, madame, lui dis-je, il faut trouver le moyen de faire parler l’oracle, sans jouer le rôle d’imposteur ; mais il faut que vous me donniez, sur l’apparition dont ce château passe pour être le théâtre, des détails qui me manquent.

— Voulez-vous voir les vieilles paperasses d’où j’ai tiré mon extrait ? s’écria-t-elle avec joie. Je les ai ici.

Elle ouvrit un meuble dont elle avait la clef et me montra une assez longue notice, avec commentaires écrits à diverses époques par divers chroniqueurs attachés à la chapelle du château ou au chapitre d’un couvent voisin qui avait été sécularisé sous le dernier règne.

Comme je n’étais pas pressé de prendre un engagement qui eût abrégé le temps accordé à ma mission, je remis la lecture de ce fantastique dossier à la veillée, et je me laissai chastement cajoler par mon enchanteresse. Je m’imaginai qu’elle y mettait une délicate coquetterie, soit qu’elle tînt à ses idées au point de se compromettre un peu pour les faire triompher, soit que ma résistance excitât son légitime orgueil de femme irrésistible, soit enfin, et je m’arrêtais avec délices à cette dernière supposition, qu’elle sentît pour moi une estime particulière.

Elle fut forcée de me quitter : d’autres visites arrivaient. Il y eut du monde à dîner ; elle me présenta à ses nobles voisins avec une distinction marquée, et me témoigna devant eux plus d’égards que je n’avais peut-être droit d’en attendre. Quelques-uns parurent trouver que c’était trop pour un petit robin de ma sorte, et tentèrent de le lui faire entendre. Elle prouva qu’elle ne craignait guère la critique, et montra tant de vaillance à me soutenir, que j’en devins un peu fou.

Lorsque nous fûmes seuls ensemble, madame d’Ionis me demanda ce que je comptais faire des manuscrits relatifs à l’apparition des trois dames vertes. J’avais la tête montée, il me semblait que j’étais aimé et que je ne devais plus redouter de railleries. Je lui racontai donc ingénument la vision que j’avais eue, et celle, toute semblable, que m’avait racontée l’abbé de Lamyre.

— Me voilà donc forcé de croire, ajoutai-je, qu’il est certaines situations de l’âme où, sans frayeur comme sans charlatanisme et sans superstition, certaines idées se revêtent d’images qui trompent nos sens, et je veux étudier ce phénomène, déjà subi par moi, dans les relations sages ou folles de ceux chez lesquels il a pu se produire. Je ne vous cache pas que, contrairement à mes habitudes d’esprit, loin de me défendre du charme des illusions, je ferai tout mon possible pour leur abandonner mon cerveau. Et si, dans cette disposition d’esprit toute poétique, je réussis à voir et à entendre quelque fantôme qui me commande de vous obéir, je ne reculerai pas devant le serment que pourront exiger ensuite M. d’Ionis et sa mère. Je ne serai pas forcé de jurer que je crois aux révélations des esprits et aux apparitions des morts, car je n’y croirai peut-être pas pour cela ; mais, en affirmant que j’ai entendu des voix, puisque aujourd’hui même je puis affirmer que j’ai vu des ombres, je ne serai pas un menteur ; et peu m’importe de passer pour un insensé, si vous me faites l’honneur de ne pas partager cette opinion.

Madame d’Ionis montra un grand étonnement de ce que je lui disais, et me fit beaucoup de questions sur ma vision dans la chambre aux dames. Elle m’écouta sans rire, et même elle s’étonna du calme avec lequel j’avais subi cette étrange aventure.

— Je vois, me dit-elle, que vous êtes un esprit très-courageux. Quant à moi, à votre place, j’aurais eu peur, je le confesse. Avant que je vous permette de recommencer cette épreuve, jurez-moi que vous n’en serez ni plus effrayé ni plus affecté que la première fois.

— Je crois pouvoir vous le promettre, lui répondis-je. Je me sens excessivement calme, et, dussé-je voir quelque spectacle effrayant, j’espère rester assez maître de moi-même pour ne l’attribuer qu’à ma propre imagination.

— Est-ce donc cette nuit que vous voulez faire cette évocation singulière ?

— Peut-être ; mais je veux d’abord lire tout ce qui y a rapport. Je voudrais aussi parcourir quelque ouvrage sur ces matières, non un ouvrage de critique dénigrante, je suis bien assez porté au doute, mais un de ces vieux traités naïfs, où, parmi beaucoup d’enfantillages, il peut se trouver des idées ingénieuses.

— Eh bien, vous avez raison, dit-elle, mais je ne sais quel ouvrage vous conseiller : je n’ai guère fouillé dans ces vieux livres. Si vous voulez, demain, chercher dans la bibliothèque…

— Si vous le permettez, je ferai cette étude tout de suite. Il n’est que onze heures, c’est le moment où votre maison devient calme et silencieuse. Je veillerai dans la bibliothèque, et, si je puis venir à bout de m’exalter un peu, je serai d’autant mieux disposé à retourner dans ma chambre pour offrir aux trois dames le souper commémoratif qui a la vertu de les attirer.

— J’y ferai donc porter le fameux plateau, dit madame d’Ionis en souriant, et j’ai besoin de m’efforcer de trouver cela fort singulier pour n’en être pas un peu émue.

— Quoi ! madame, vous aussi… ?

— Eh ! mon Dieu, reprit-elle, que sait-on ? On rit de tout, aujourd’hui ; en est-on plus sage qu’autrefois ? Nous sommes des créatures faibles qui nous croyons fortes : qui sait si ce n’est point à cause de cela que nous nous rendons plus matériels que Dieu ne le voudrait, et si ce que nous prenons pour de la lucidité n’est pas un aveuglement ? Comme moi, vous croyez à l’immortalité des âmes. Une séparation absolue entre les nôtres et celles qui sont dégagées de la matière est-elle chose si claire à concevoir que nous puissions la prouver ?

Elle me parla dans ce sens pendant quelques instants, avec beaucoup d’esprit et d’imagination ; puis elle me quitta un peu troublée, en me suppliant, pour peu que j’eusse quelque trouble moi-même et que je vinsse à être assiégé d’idées noires, de ne pas donner suite à mon projet. J’étais si heureux et si touché de sa sollicitude, que je lui exprimai mon regret de n’avoir pas un peu de peur à braver pour lui marquer mon zèle.

Je remontai à ma chambre, où Zéphyrine avait déjà disposé la corbeille ; Baptiste voulait m’en débarrasser.

— Laisse cela, lui dis-je, puisque c’est l’habitude de la maison, et va te coucher. Je n’ai pas plus besoin de toi que les autres jours.

— Mon Dieu, monsieur, me dit-il, si vous le permettiez, je passerais la nuit sur un fauteuil dans votre chambre.

— Et pourquoi cela, mon ami ?

— Parce qu’on dit qu’il y revient. Oui, oui, monsieur, j’ai fini par comprendre les domestiques. Ils ont grand’peur, et, moi qui suis un vieux soldat, je serais content de leur prouver que je ne suis pas si sot qu’eux.

Je refusai et le laissai arranger ma couverture, pendant que je descendais à la bibliothèque, après lui avoir dit de ne pas m’attendre.

Je parcourus cette immense salle avant de me mettre au travail, et je m’y enfermai avec soin, dans la crainte d’y être troublé par quelque valet curieux ou moqueur. Puis j’allumai un chandelier d’argent à plusieurs branches et commençai à dépouiller le fantastique dossier relatif aux dames vertes.

Les apparitions fréquentes, observées et rapportées avec détail, des trois demoiselles d’Ionis, coïncidaient de tout point avec ce que j’avais vu et avec ce que l’abbé m’avait raconté. Mais ni lui ni moi n’avions poussé la foi, ou le courage, jusqu’à interroger les fantômes. D’autres l’avaient fait, disaient les chroniqueurs, et il leur avait été donné de voir les trois vierges, non plus sous l’apparence de nuages verdâtres, mais dans tout l’éclat de leur jeunesse et de leur beauté ; non pas toutes à la fois, mais une en particulier, pendant que les deux autres se tenaient à l’écart. Alors, cette funèbre beauté répondait à toutes les questions sérieuses et décentes que l’on voulait lui adresser. Elle dévoilait les secrets du passé, du présent et de l’avenir. Elle donnait de judicieux conseils. Elle enseignait les trésors cachés à ceux qui étaient capables d’en bien user en vue du salut. Elle disait les malheurs à éviter, les fautes à réparer ; elle parlait au nom du ciel et des anges ; enfin, c’était une puissance bienfaisante pour ceux qui la consultaient avec de bons et pieux desseins. Elle n’était grondeuse et menaçante qu’avec les railleurs, les libertins et les impies. Le manuscrit disait : « D’une intention méchante et fallacieuse, on leur a vu faire de grandes punitions, et ceux qui ne s’y porteront que par malice et vaine curiosité peuvent s’attendre à des choses épouvantables, qu’ils seront bien marris d’avoir cherchées. »

Sans s’expliquer sur ces choses épouvantables, le manuscrit donnait la formule de l’évocation et tous les rites à observer, avec un si grand sérieux et une si naïve bonne foi, que je m’y laissai aller. L’apparition prenait dans mon imagination des couleurs merveilleuses qui me séduisaient et me faisaient réellement désirer, plutôt que craindre, d’être gagné par la persuasion. Je ne me sentais nullement attristé et glacé par l’idée de voir marcher et d’entendre parler des morts. Tout au contraire, je m’exaltais dans des rêves élyséens, et je voyais une Béatrix se lever dans les rayons de mon empyrée.

— Et pourquoi n’aurais-je pas ces rêves, m’écriai-je intérieurement, puisque j’ai eu le prologue de la vision ? Ma sotte terreur m’a rendu indigne et incapable d’être initié plus avant aux révélations swedenborgistes, auxquelles croient d’excellents esprits, et dont j’ai eu le tort de me moquer. Je dépouillerai le vieil homme avec plaisir, car ceci est plus riant et plus sain pour l’âme d’un poëte que la froide négation de notre siècle. Si je passe pour fou, si je le deviens, qu’importe ! j’aurai vécu dans une sphère idéale, et je serai peut-être plus heureux que tous les sages de la terre.

Je me parlais ainsi à moi-même, la tête dans mes mains. Il était environ deux heures du matin, et le plus profond silence régnait dans le château et dans la campagne, lorsqu’une musique douce et charmante, qui semblait partir de la rotonde, m’arracha à ma rêverie. Je levai la tête et reculai le flambeau placé devant moi, pour voir de qui me venait cette gracieuseté musicale. Mais les quatre bougies qui éclairaient pleinement ma table de travail ne suffisaient pas à me faire distinguer même le fond de la salle, à plus forte raison, la rotonde placée au delà.

Je me dirigeai aussitôt vers cette rotonde, et, n’étant plus offusqué d’une autre lumière, je distinguai les parties supérieures du beau groupe de la fontaine, éclairées en plein par la lune, qui donnait dans une des fenêtres en voussure de la coupole. Le reste de la salle circulaire était dans l’ombre. Pour m’assurer que j’étais seul, comme il me semblait l’être, j’ouvris le volet de la grande porte vitrée qui donnait sur le parterre, et je vis qu’en effet il n’y avait personne. La musique avait semblé diminuer et se perdre à mesure que j’approchais, et je ne l’entendais presque plus. Je passai dans l’autre galerie, que je trouvai également déserte, mais où les sons qui m’avaient charmé se firent de nouveau entendre très-distincts, comme s’ils partaient, cette fois, de derrière moi.

Je m’arrêtai sans me retourner, pour les écouter. Ils étaient doux et plaintifs et ne formaient aucune combinaison mélodique que je fusse en état de comprendre. C’était plutôt une suite d’accords vagues, très-mystérieux, formés comme au hasard, et par des instruments qu’il m’eût été impossible de nommer, car leur timbre ne ressemblait à rien qui me fût connu. L’ensemble en était agréable, quoique très-mélancolique.

Je revins sur mes pas et m’assurai que ces voix, si on pouvait les appeler ainsi, partaient bien réellement de la conque des tritons et des sirènes de la fontaine, augmentant et diminuant d’intensité selon que l’eau, qui était devenue irrégulière et intermittente, se pressait ou se ralentissait dans les vasques.

Je ne vis rien là de fantastique, car je me rappelai avoir entendu parler de ces girandes italiennes qui produisaient, au moyen de l’air comprimé par l’eau, des orgues hydrauliques plus ou moins réussies. Celles-ci étaient fort douces et très-justes, peut-être parce qu’elles ne jouaient aucun air et ne faisaient que soupirer des accords harmoniques, comme font les harpes éoliennes.

Je me souvins aussi que madame d’Ionis m’avait parlé de cette musique en me disant qu’elle était dérangée, et que parfois elle se mettait à aller toute seule pendant quelques instants.

Cette explication ne m’empêcha pas de poursuivre le cours de mes songeries poétiques. J’étais reconnaissant envers la capricieuse fontaine qui voulait bien chanter pour moi seul, par une si belle nuit et au milieu d’un si religieux silence.

Vue ainsi au clair de la lune, elle était d’un effet prestigieux. Elle semblait verser, dans les frais roseaux placés sur ses bords, une pluie de diamants verts. Les tritons, immobiles dans leurs mouvements tumultueux, avaient quelque chose d’effrayant, et leurs plaintes mourantes, mêlées au petit bruit des cascatelles, les faisaient paraître comme désespérés d’avoir leurs esprits violents enchaînés dans des corps de marbre. On eût dit d’une scène de la vie païenne pétrifiée tout à coup sous le geste souverain de la néréide.

Je me rendis compte alors de l’espèce d’effroi que cette nymphe m’avait causé en plein jour, avec son calme superbe au milieu de ces monstres tordus sous ses pieds.

— Une âme impassible peut-elle exprimer la vraie beauté ? pensai-je ; et, si cette créature de marbre venait à s’animer, toute magnifique qu’elle est, ne ferait-elle pas peur, par cet air de suprême indifférence qui la rend trop supérieure aux êtres de notre race ?

Je la regardai attentivement dans le reflet de la lune qui baignait ses blanches épaules et détachait sa petite tête posée sur un cou élancé et puissant comme un fût de colonne. Je ne pouvais distinguer ses traits, car elle était placée à une certaine hauteur ; mais son attitude dégagée se dessinait en lignes brillantes d’une grâce incomparable.

— C’est véritablement là, pensai-je, l’idée que j’aimerais à me faire de la dame verte, car il est certain que, vue ainsi…

Tout à coup, je cessai de raisonner et de penser. Il me semblait voir remuer la statue.

Je crus qu’un nuage passait sur la lune et produisait cette illusion ; mais ce n’en était pas une. Seulement, ce n’était pas la statue qui remuait, c’était une forme qui se levait de derrière elle, ou d’à côté d’elle, et qui me paraissait toute semblable, comme si un reflet animé se fût détaché de ce corps de marbre et l’eût quitté pour venir à moi.

Je doutai un instant du témoignage de mes yeux ; mais cela devint si distinct, si évident, que je fus persuadé bientôt de voir un être réel, et que je n’éprouvai aucun sentiment de terreur, ni même de très-grande surprise.

L’image vivante de la néréide descendait, comme en voltigeant, les plans inégaux du monument. Ses mouvements avaient une aisance et une grâce idéales. Elle n’était pas beaucoup plus grande qu’une femme réelle, bien que l’élégance de ses proportions lui conservât ce cachet de beauté exceptionnelle qui m’avait effrayé dans la statue ; mais je n’éprouvais plus rien de semblable, et mon admiration tenait de l’extase. Je lui tendais les bras pour la saisir, car il me semblait qu’elle allait s’élancer jusqu’à moi en franchissant un escarpement de cinq à six pieds qui nous séparait encore.

Je me trompais. Elle s’arrêta sur le bord de la rocaille et me fit signe de m’éloigner.

J’obéis machinalement et je la vis s’asseoir sur un dauphin de marbre, qui se mit à pousser de véritables rugissements. Aussitôt toutes ces voix hydrauliques grossirent comme une tempête et formèrent un concert vraiment diabolique autour d’elle.

Je commençais à en avoir les nerfs agacés, lorsqu’une lumière glauque, qui ne semblait être qu’un clair de lune plus brillant, jaillit je ne sais d’où, et me montra nettement les traits de la néréide vivante, si semblables à ceux de la statue, que j’eus besoin de regarder encore celle-ci pour m’assurer qu’elle n’avait pas quitté son siége de pierre.

Alors, sans plus songer à rien expliquer, sans désirer de rien comprendre, je m’enivrai, dans une muette stupeur, de la beauté surnaturelle de l’apparition. L’effet qu’elle produisit sur moi fut si absolu, que je n’eus pas même la pensée de m’approcher pour m’assurer de son immatérialité, comme j’avais fait lorsqu’elle s’était produite dans ma chambre.

Si j’y songeai, ce dont je ne saurais me rendre compte, la crainte de la faire évanouir par une curiosité audacieuse me retint probablement.

Comment n’aurais-je pas été maîtrisé par le désir d’en rassasier mes yeux ? C’était la néréide sublime, mais avec des yeux vivants, des yeux clairs, d’une douceur fascinatrice, et des bras nus, aux contours de chair transparente et aux mouvements moelleux comme ceux de l’enfance. Cette fille du ciel semblait avoir quinze ans tout au plus. Elle exprimait la forte chasteté de l’adolescence par l’ensemble de sa forme, tandis que son visage s’éclairait des séductions de la femme arrivée au développement de l’âme.

Sa parure étrange était exactement celle de la néréide : une robe ou tunique flottante, faite de je ne sais quel tissu merveilleux dont les plis moelleux semblaient avoir été mouillés ; un diadème ciselé avec un soin exquis, et des flots de perles s’enroulant aux tresses d’une chevelure splendide, avec ce mélange de luxe singulier et de caprice heureux qui caractérise le goût de la renaissance ; un contraste charmant et bizarre entre le vêtement tout simple, qui ne puisait sa richesse que dans l’aisance de son arrangement et le fini minutieux des bijoux et des mignardises de la coiffure.

Je l’aurais regardée toute ma vie sans m’aviser de lui parler. Je ne m’apercevais pas du silence qui avait succédé au vacarme de la fontaine. Je ne sais même pas si je la contemplai un instant ou une heure. Il me sembla tout d’un coup que je l’avais toujours vue, toujours connue : c’est peut-être que je vivais un siècle par seconde.

Elle me parla la première. J’entendis et ne compris pas tout de suite, car le timbre d’argent de sa voix était surnaturel comme sa beauté et en complétait le prestige.

Je l’écoutais comme une musique, sans chercher à ses paroles un sens déterminé.

Enfin, je fis un effort pour secouer cette ivresse, et j’entendis qu’elle me demandait si je la voyais. Je ne sais pas ce que je lui répondis, car elle ajouta :

— Sous quelle apparence me vois-tu ?

Et je remarquai seulement alors qu’elle me tutoyait.

Je me sentis entraîné à lui répondre de même ; car, si elle me parlait en reine, je lui parlais, moi, comme à la Divinité.

— Je te vois, lui dis-je, comme un être auquel rien ne peut être comparé sur la terre.

Il me sembla qu’elle rougissait ; car mes yeux s’étaient habitués à la lueur vert de mer dont elle semblait baignée. Je la voyais blanche comme un lis, avec les fraîches couleurs de la jeunesse sur les joues. Elle eut un sourire mélancolique qui l’embellit encore.

— Que vois-tu en moi d’extraordinaire ? me dit-elle.

— La beauté, répondis-je brièvement.

J’étais trop ému pour en dire davantage.

— Ma beauté, reprit-elle, c’est en toi qu’elle se produit ; car elle n’existe pas par elle-même sous une forme que tu puisses apprécier. Il n’y a ici de moi que ma pensée. Parle-moi donc comme à une âme et non comme à une femme. Quel conseil avais-tu à me demander ?

— Je ne m’en souviens plus.

— D’où vient cet oubli ?

— De ta présence.

— Essaye de te rappeler.

— Non, je ne veux pas !

— Alors, adieu !

— Non ! non ! m’écriai-je en m’approchant d’elle comme pour la retenir, mais en m’arrêtant avec terreur, car la lueur pâlit subitement, et l’apparition sembla s’effacer. Au nom du ciel, restez ! repris-je avec angoisse. Je suis soumis, je suis chaste dans mon amour.

— Quel amour ? demanda-t-elle en redevenant brillante.

— Quel amour ? Je ne sais pas, moi ! Ai-je parlé d’amour ? Eh bien, oui, je me souviens ! J’aimais hier une femme, et je voulais lui plaire, faire sa volonté au risque de trahir mon devoir. Si vous êtes une pure essence, comme je le crois, vous savez toutes choses. Dois-je donc vous expliquer… ?

— Non ; je sais les faits qui intéressent la postérité de la famille dont j’ai porté le nom. Mais je ne suis pas la Divinité, je ne lis pas dans les âmes. Je ne savais pas que tu aimais…

— Je n’aime personne ! À l’heure qu’il est, je n’aime rien sur la terre, et je veux mourir si, dans une autre région de la vie, je peux vous suivre !

— Tu parles dans le délire. Pour être heureux dans la mort, il faut avoir été pur dans la vie. Tu as un devoir difficile à remplir, et c’est pourquoi tu m’as appelée. Fais donc ton devoir ou tu ne me reverras plus.

— Quel est-il, ce devoir ? Parlez ; je ne veux plus obéir qu’à vous seule.

— Ce devoir, répondit la néréide en se penchant vers moi et en me parlant si bas, que j’avais peine à distinguer sa voix du frais murmure de l’eau, c’est d’obéir à ton père. Et puis tu diras à la femme généreuse qui veut se sacrifier que ceux qu’elle plaint la béniront toujours, mais ne veulent point accepter son sacrifice. Je connais leurs pensées, car ils m’ont appelée et consultée. Je sais qu’ils luttent pour leur honneur, mais qu’ils ne sont pas effrayés de ce que les hommes appellent la pauvreté. Il n’y a pas de pauvreté pour les âmes fières. Dis cela à celle qui t’interrogera demain, et ne cède pas à l’amour qu’elle t’inspire jusqu’à trahir ta religion de famille.

— J’obéirai, je le jure ! Et, à présent, révélez-moi les secrets de la vie éternelle. Où est votre âme maintenant ? quelles facultés nouvelles a-t-elle acquises dans ce renouvellement ?…

— Je ne puis te répondre que ceci : La mort n’existe pas ; rien ne meurt ; mais les choses de l’autre vie sont bien différentes de ce que l’on s’imagine dans le monde où tu es. Je ne t’en dirai pas davantage, ne m’interroge pas.

— Dites-moi, au moins, si je vous reverrai dans cette autre vie.

— Je l’ignore.

— Et dans celle-ci ?

— Oui, si tu le mérites.

— Je le mériterai ! Dites-moi encore… Puisque vous pouvez diriger et conseiller ceux qui vivent dans ce monde, ne pouvez-vous pas les plaindre ?

— Je le peux.

— Et les aimer ?

— Je les aime tous comme des frères avec qui j’ai vécu.

— Aimez-en un plus que les autres. Il fera des miracles de courage et de vertu pour que vous vous intéressiez à lui.

— Qu’il fasse ces miracles, et il me retrouvera dans ses pensées. Adieu !

— Attendez, oh ! mon Dieu, attendez ! On croit que vous donnez comme gage de votre protection, et comme moyen de vous évoquer de nouveau, une bague magique à ceux qui ne vous ont pas offensée. Est-ce vrai ? et me la donnerez-vous ?

— Des esprits grossiers peuvent seuls croire à la magie. Tu ne saurais y croire, toi qui parles de la vie éternelle et qui cherches la vérité divine. Par quel moyen une âme, qui se communique à toi sans le secours d’organes réels, pourrait-elle te donner un objet matériel et palpable !

— Pourtant, je vois à votre doigt une bague étincelante.

— Je ne puis voir ce que tes yeux voient. Quelle bague crois-tu voir ?

— Un large anneau avec une émeraude en forme d’étoile enchâssée dans l’or.

— Il est étrange que tu voies cela, dit-elle après un moment de silence ; les opérations involontaires de la pensée humaine, et la connexion de ses rêves avec certains faits évanouis, renferment peut-être des mystères providentiels. La science de ces choses inexplicables n’appartient qu’à celui qui sait la cause et la raison de tout. La main que tu crois voir n’existe que dans ton cerveau. Ce qui reste de moi dans la tombe te ferait horreur ; mais peut-être me vois-tu telle que j’ai été sur la terre. Dis-moi comment tu me vois.

Je ne sais quelle description enthousiaste je lui fis d’elle-même. Elle parut écouter avec attention et me dit :

— Si je ressemble à la statue qui est ici, tu ne dois pas t’en étonner, car je lui ai servi de modèle. Tu réveilles par là, en moi, le souvenir effacé de ce que j’ai été, et jusqu’aux pierreries que tu décris, je me souviens de m’en être parée. La bague que tu crois voir, je l’ai perdue dans une chambre de ce château que j’habitais ; elle tomba entre deux pierres disjointes sous l’âtre de la cheminée. Je devais faire lever la pierre le lendemain ; mais, le lendemain, j’étais morte. Peut-être la retrouveras-tu si tu la cherches. En ce cas, je te la donne en souvenir de moi et du serment que tu m’as fait de m’obéir. Voici le jour, adieu !

Cet adieu me causa la plus atroce douleur que j’eusse jamais ressentie ; je perdis la tête et faillis m’élancer encore pour retenir l’ombre enchanteresse, car peu à peu je m’étais assez rapproché d’elle pour être à portée de saisir le bord de son vêtement, si j’eusse osé le toucher ; mais je n’osai pas. J’avais oublié, il est vrai, les menaces de la légende contre ceux qui tentaient de commettre cette profanation ; j’étais seulement retenu, et comme anéanti, par un respect superstitieux ; mais un cri de désespoir sorti de ma poitrine alla vibrer jusque dans les conques marines des tritons de la fontaine.

L’ombre s’arrêta, comme retenue par la pitié.

— Que veux-tu encore ? me dit-elle. Voici le jour, je ne puis rester.

— Pourquoi donc ? Si tu le voulais !

— Je ne dois pas revoir le soleil de cette terre. J’habite l’éternelle lumière d’un monde plus beau.

— Emmène-moi dans ce monde ! je ne veux plus rester dans celui-ci ; je n’y resterai pas, je le jure, si je ne dois plus te revoir.

— Tu me reverras, sois tranquille, dit-elle. Attends l’heure où tu en seras digne, et, jusque là, ne m’évoque plus. Je te le défends. Je veillerai sur toi comme une providence invisible, et, le jour où ton âme sera aussi pure qu’un rayon du matin, je t’apparaîtrai par la seule évocation de ton pieux désir. Soumets-toi !

— Soumets-toi ! répéta une voix grave qui résonna à ma droite.

Je me retournai et vis un des fantômes que j’avais déjà vus dans ma chambre, lors de la première apparition.

— Soumets-toi ! répéta comme un écho une voix toute pareille, à ma gauche.

Et je vis le second fantôme.

Je n’en fus pas ému, bien que ces deux spectres eussent, dans la hauteur de leur taille et dans le timbre profond de leur voix, quelque chose de lugubre. Mais que m’importait, à moi, de voir ou d’entendre des choses horribles ? Rien ne pouvait m’arracher au ravissement où j’étais plongé. Je ne m’arrêtai même pas à regarder ces ombres accessoires ; je cherchais des yeux ma céleste beauté. Hélas ! elle avait disparu, et je ne voyais plus que l’immobile néréide de la fontaine, avec sa pose impassible et les tons froids du marbre bleui par les reflets du matin.

Je ne sais ce que devinrent ses sœurs ; je ne les vis pas sortir. Je tournais autour de la fontaine comme un insensé. Je croyais être endormi et je m’étourdissais dans la confusion de mes idées, avec l’espoir de ne pas m’éveiller.

Mais je me rappelai la bague promise, et montai à ma chambre, où je trouvai Baptiste, qui me parla, sans que je vinsse à bout de savoir de quoi. Il me sembla troublé, peut-être à cause de l’expression de ma figure, mais je ne pensai pas à l’interroger. Je cherchai dans l’âtre et j’y remarquai bientôt deux pierres mal jointes. Je m’efforçai de les soulever. C’était une entreprise impossible sans les outils nécessaires.

Baptiste me croyait probablement fou, et, cherchant machinalement à m’aider :

— Est-ce que monsieur a perdu quelque chose ? dit-il.

— Oui, j’ai laissé tomber là, hier, une de mes bagues.

— Une bague ?… Monsieur ne porte pas de bagues, je ne lui en ai pas vu.

— C’est égal. Tâchons de la trouver.

Il prit un couteau, gratta la pierre tendre pour élargir la fente, enleva la cendre et le ciment en poudre qui la remplissait, et, tout en travaillant à me satisfaire, il me demanda comment était faite cette bague, de l’air dont il m’eût demandé ce que j’avais rêvé.

— C’est une bague d’or avec une étoile faite d’une grosse émeraude, répondis-je avec l’aplomb de la certitude.

Il ne douta plus, et, détachant une tringlette des rideaux de vitrage, il la recourba en crochet et atteignit la bague, qu’il me présenta en souriant. Il pensait, sans oser le dire, que c’était un don de madame d’Ionis.

Quant à moi, je la regardai à peine, tant j’étais sûr que c’était celle dont j’avais vu l’ombre ; elle était effectivement toute semblable. Je la passai à mon petit doigt, ne doutant pas qu’elle n’eût appartenu à la défunte demoiselle d’Ionis et que je n’eusse vu le spectre de cette merveilleuse beauté.

Baptiste mit beaucoup de discrétion dans sa conduite. Persuadé que j’avais eu une très-belle aventure, car il m’avait attendu toute la nuit, il me quitta en m’engageant à me coucher.

On pense bien que je n’y songeais guère. Je m’assis devant la table, que Baptiste avait débarrassée du fameux souper aux trois pains, et, pour m’efforcer de ressaisir l’ivresse de ma vision, dont je craignais d’oublier quelque chose, je me mis à en écrire la relation fidèle, telle qu’on vient de la lire.

Je demeurai dans cette agitation mêlée d’extase jusqu’après le lever du soleil. Je m’assoupis un peu, les coudes sur ma table et crus refaire mon rêve ; mais il m’échappa bien vite et Baptiste vint m’arracher à la solitude où j’aurais dès lors voulu achever ma vie.

Je m’arrangeai de manière à ne descendre qu’au moment où l’on devait se mettre à table. Je ne m’étais pas encore demandé comment je rendrais compte de la vision ; j’y songeai en faisant semblant de déjeuner, car je ne mangeai pas, et, sans me sentir fatigué ni malade, j’éprouvais un invincible dégoût pour les fonctions de la vie animale.

La douairière, qui ne voyait pas très-bien, ne s’aperçut pas de mon trouble. Je répondis à ses questions ordinaires avec le vague des jours précédents, mais, cette fois, sans jouer aucune comédie, et avec la préoccupation d’un poëte que l’on interroge bêtement sur le sujet de son poëme, et qui répond avec ironie des choses évasives pour se délivrer d’investigations abrutissantes. Je ne sais si madame d’Ionis fut inquiète ou étonnée de me voir ainsi. Je ne la regardai pas, je ne la vis pas. Je compris à peine ce qu’elle me disait, tout le temps que dura cette contrainte mortelle du déjeuner.

Enfin, je me trouvai seul dans la bibliothèque, l’attendant comme les autres jours, mais sans impatience aucune. Loin de là, j’éprouvais une vive satisfaction à me noyer dans mes rêveries. Il faisait un temps admirable ; le soleil embrasait les arbres et les terrains en fleur, au delà des grandes masses d’ombre transparente que projetait l’architecture du château sur les premiers plans du jardin. Je marchais d’un bout à l’autre de cette vaste salle, m’arrêtant chaque fois que je me trouvais devant la fontaine. Les fenêtres et les rideaux étaient fermés à cause de la chaleur. Ces rideaux étaient d’un bleu doux que je voulais voir verdâtre, et, dans ce crépuscule artificiel qui me retraçait quelque chose de ma vision, j’éprouvais un bien-être incroyable et une sorte de gaieté délirante.

Je parlais tout haut, et je riais sans savoir de quoi, lorsque je me sentis serrer le bras assez brusquement. Je me retournai et vis madame d’Ionis, qui était entrée sans que j’y fisse attention.

— Voyons ! répondez-moi ; voyez-moi, au moins ! me dit-elle avec un peu d’impatience. Savez-vous que vous me faites peur, et que je ne sais plus que penser de vous ?

— Vous l’avez voulu, lui répondis-je, j’ai joué avec ma raison ; je suis fou. Mais ne vous en faites pas de reproche ; je suis bien plus heureux ainsi, et ne souhaite pas de guérir.

— Ainsi, reprit-elle en m’examinant avec inquiétude, cette apparition n’est pas un conte ridicule ? du moins, vous croyez… vous l’avez vue se produire ?

— Mieux que je ne vous vois en ce moment ?

— Ne le prenez pas sur ce ton d’orgueil enivré : je ne doute pas de vos paroles. Racontez-moi tranquillement…

— Rien ! jamais ! je vous supplie de ne pas me questionner. Je ne peux pas, je ne veux pas répondre.

— En vérité, la société des spectres ne vous vaut rien, cher monsieur, et vous me feriez croire que l’on vous a dit des choses singulièrement flatteuses, car vous voilà fier et discret comme un amant heureux !

— Ah ! que dites-vous là, madame ! m’écriai-je. Il n’y a pas d’amour possible entre deux êtres que sépare l’abîme du tombeau… Mais vous ne savez pas de quoi vous parlez, vous ne croyez à rien, vous vous moquez de tout !

J’étais si rude dans mon enthousiasme, que madame d’Ionis fut piquée.

— Il y a une chose dont je ne me moque pas, dit-elle avec vivacité : c’est mon procès, et, puisque vous m’avez promis, sur l’honneur, de consulter un oracle mystérieux et de vous conformer à ses arrêts…

— Oui, répondis-je en lui prenant la main avec une familiarité très-déplacée, mais très-calme, dont elle ne s’offensa pas, tant elle comprit l’état de mon âme ; oui, madame, pardonnez-moi mon trouble et mon oubli. C’est par dévouement pour vous que j’ai joué un jeu bien dangereux, et je vous dois, au moins, compte du résultat. Il m’a été prescrit d’obéir aux intentions de mon père et de vous faire gagner votre procès.

Soit qu’elle s’attendît à cette réponse, soit qu’elle fût en doute de ma lucidité, madame d’Ionis ne marqua ni surprise ni contrariété. Elle se contenta de lever les épaules, et, me secouant le bras comme pour me réveiller :

— Mon pauvre enfant, dit-elle, vous avez rêvé, et rien de plus. J’ai partagé un instant votre exaltation, j’ai espéré du moins qu’elle vous ramènerait à la notion de délicatesse et d’équité qui est au fond de votre âme. Mais je ne sais quels scrupules exagérés, ou quelles habitudes d’obéissance passive envers votre père, vous ont fait entendre des paroles chimériques. Sortez de ces illusions. Il n’y a pas eu de spectres, il n’y a pas eu de voix mystérieuse ; vous vous êtes monté la tête avec l’indigeste lecture du vieux manuscrit et les contes bleus de l’abbé de Lamyre. Je vais vous expliquer ce qui vous est arrivé.

Elle me parla assez longtemps ; mais je fis de vains efforts pour l’écouter et la comprendre. Il me semblait, par moments, qu’elle me parlait une langue inconnue. Quand elle vit que rien n’arrivait de mon oreille à mon esprit, elle s’inquiéta sérieusement de moi, me toucha le poignet pour voir si j’avais la fièvre, me demanda si j’avais mal à la tête, et me conjura d’aller me reposer. Je compris qu’elle me permettait d’être seul et je courus avec joie me jeter sur mon lit, non que je ressentisse la moindre fatigue, mais parce que je m’imaginais toujours revoir la céleste beauté de mon immortelle, si je parvenais à m’endormir.

Je ne sais comment se passa le reste de la journée. Je n’en eus pas conscience. Le lendemain matin, je vis Baptiste marchant par la chambre sur la pointe du pied.

— Que fais-tu là, mon ami ? lui demandai-je.

— Je vous veille, mon cher monsieur, répondit-il. Dieu merci, vous avez dormi deux bonnes heures. Vous vous sentez mieux, n’est-ce pas ?

— Je me sens très-bien. J’ai donc été malade !

— Vous avez eu un gros accès de fièvre hier au soir, et cela a duré une partie de la nuit. C’est l’effet de la grande chaleur. Vous ne pensez jamais à mettre votre chapeau quand vous allez au jardin ! Pourtant madame votre mère vous l’avait si bien recommandé !

Zéphyrine entra, s’informa de moi avec beaucoup d’intérêt, et m’engagea à prendre encore une cuillerée de ma potion calmante.

— Soit, lui dis-je, bien que je n’eusse aucun souvenir de cette potion : un hôte malade est incommode, et je ne demande qu’à guérir vite.

La potion me fit réellement grand bien, car je dormis encore et rêvai de mon immortelle. Quand j’ouvris les yeux, je vis, au pied de mon lit, une apparition qui m’eût charmé l’avant-veille, mais qui me contraria comme un reproche importun. C’était madame d’Ionis, qui venait elle-même s’informer de moi et surveiller les soins que l’on me donnait. Elle me parla avec amitié et me marqua de l’intérêt véritable. Je la remerciai de mon mieux et l’assurai que je me portais fort bien.

Alors apparut la tête grave d’un médecin, qui examina mon pouls et ma langue, me prescrivit le repos, et dit à madame d’Ionis :

— Ce ne sera rien. Empêchez-le de lire, d’écrire et de causer jusqu’à demain, et il pourra retourner dans sa famille après-demain.

Resté seul avec Baptiste, je l’interrogeai.

— Mon Dieu, monsieur, me dit-il, je suis bien embarrassé pour vous répondre. Il paraît que la chambre où vous étiez passe pour être hantée…

— La chambre où j’étais ? Où suis-je donc ?

Je regardai autour de moi, et, sortant de ma torpeur, je reconnus enfin que je n’étais plus dans la chambre aux dames, mais dans un autre appartement du château.

— Pour moi, monsieur, reprit Baptiste, qui était un esprit très-positif, j’ai dormi dans cette chambre et n’y ai rien vu. Je ne crois pas du tout à ces histoires-là. Mais, quand j’ai entendu que vous vous tourmentiez dans la fièvre, parlant toujours d’une belle dame qui existe et qui n’existe pas, qui est morte et qui est vivante… que sais-je ce que vous n’avez pas dit là-dessus ! c’était si joli quelquefois, que j’aurais voulu le retenir, ou savoir écrire pour le conserver ; mais cela vous faisait du mal, et j’ai pris le parti de vous apporter ici, où vous êtes mieux. Voyez-vous, monsieur, tout ça vient de ce que vous faites trop de vers. Monsieur votre père le disait bien, que ça dérangeait les idées ! Vous feriez mieux de ne penser qu’à vos dossiers.

— Tu as certainement raison, mon cher Baptiste, répondis-je, et je tâcherai de suivre ton conseil. Il me semble, en effet, que j’ai eu un accès de folie.

— De folie ? Oh ! non pas, monsieur, Dieu merci ! Vous avez battu la campagne dans la fièvre, comme ça peut arriver à tout le monde ; mais voilà que c’est fini, et, si vous voulez prendre un peu de bouillon de poulet, vous vous retrouverez dans vos esprits comme vous y étiez auparavant.

Je me résignai au bouillon de poulet, bien que j’eusse souhaité quelque chose de plus nourrissant pour me remettre vite. Je me sentais accablé de fatigue. Peu à peu, mes forces revinrent dans la journée, et on me permit de souper légèrement. Le lendemain, madame d’Ionis revint me voir. J’étais levé et me sentais tout à fait bien. Je lui parlai avec beaucoup de sens de ce qui m’était arrivé, sans toutefois lui donner aucun détail à cet égard. J’avais été fou : j’en étais très-honteux, et la priais de me garder le secret ; j’étais perdu comme avocat, si l’on me faisait, dans le pays, la réputation d’un visionnaire ; mon père s’en affecterait beaucoup.

— Ne craignez rien, me répondit-elle ; je vous réponds de la discrétion de mes gens ; assurez-vous du silence de votre valet de chambre, et cette aventure ne sortira pas d’ici. D’ailleurs, quand même on raconterait quelque chose, nous en serions tous quittes pour dire que vous avez eu un accès de fièvre, et qu’il a plu à ces esprits superstitieux de l’interpréter au gré de leur crédulité. Au fond, ce serait la vérité. Vous avez pris un coup de soleil en venant ici à cheval par une journée brûlante. Vous avez été malade dans la nuit. Les jours suivants, je vous ai tourmenté avec ce malheureux procès, et, pour vous amener à mon avis, je n’ai reculé devant rien !

Elle s’arrêta, et, changeant de ton :

— Vous souvient-il de ce que je vous ai dit avant-hier, dans la bibliothèque ?

— J’avoue que je ne l’ai pas compris, j’étais sous le coup…

— De la fièvre ? Certainement, je l’ai bien vu !

— Vous plaît-il de me répéter, maintenant que j’ai toute ma tête, ce que vous m’avez dit à propos de l’apparition ?

Madame d’Ionis hésita.

— Est-ce que votre mémoire a conservé le souvenir de cette apparition ? me dit-elle d’un ton léger, mais en m’examinant avec une sorte d’inquiétude.

— Non, répondis-je, c’est très-confus maintenant ; confus comme un songe dont on a enfin conscience et que l’on ne pense plus à ressaisir.

Je mentais avec aplomb ; madame d’Ionis en fut dupe, et je vis qu’elle mentait aussi, en prétendant ne m’avoir parlé, dans la bibliothèque, que de l’effet du manuscrit, pour s’accuser de me l’avoir prêté dans un moment où j’étais déjà fort agité. Il fut évident pour moi qu’elle m’avait dit là-dessus, la veille, dans un mouvement d’effroi devant mon état mental, des choses qu’elle était maintenant bien aise que je n’eusse pas entendues ; mais je ne soupçonnai pas ce que ce pouvait être. Elle me voyait tranquille, elle me croyait guéri. Je parlais avec assurance de ma vision, comme d’un accès de fièvre chaude. Elle m’engagea à n’y plus penser du tout, à ne jamais m’en tourmenter.

— N’allez pas vous croire plus faible d’esprit qu’un autre, ajouta-t-elle ; il n’y a personne qui n’ait eu quelques heures de délire dans sa vie. Restez encore deux ou trois jours avec nous ; quoi qu’en dise le médecin, je ne veux pas vous renvoyer, faible et pâle, à vos parents. Nous ne parlerons plus du procès, c’est inutile ; j’irai voir votre père et en causer avec lui, sans vous en tourmenter davantage.

Le soir, j’étais tout à fait guéri ; j’essayai de pénétrer dans mon ancienne chambre, elle était fermée. Je me hasardai à demander la clef à Zéphyrine, qui répondit l’avoir remise à madame d’Ionis. On ne voulait plus y loger personne jusqu’à ce que la légende, récemment exhumée, fût oubliée de nouveau.

Je prétendis avoir laissé quelque chose dans cette chambre. Il fallut céder : Zéphyrine alla chercher la clef et entra avec moi. Je cherchai partout sans vouloir dire ce que je cherchais. Je regardai dans le foyer de la cheminée et je vis, sur les pierres disjointes, les égratignures fraîches que Baptiste y avait faites avec son couteau. Mais qu’est-ce que cela prouvait, sinon que, dans ma folie, j’avais fait chercher là un objet qui n’existait que dans le souvenir d’un rêve ? J’avais cru trouver une bague et la mettre à mon doigt. Elle n’y était plus, elle n’y avait sans doute jamais été !

Je n’osai même plus interroger Baptiste sur ce fait. On ne me laissa pas seul un instant dans la chambre aux dames et on la referma dès que j’en fus sorti. Je sentis que rien ne me retenait plus au château d’Ionis et je partis le lendemain matin, furtivement, pour échapper à la conduite en voiture dont on m’avait menacé.

Le cheval et le grand air me remirent tout à fait. Je traversai assez vite les bois qui environnaient le château, dans la crainte d’être poursuivi par la sollicitude de ma belle hôtesse. Puis je ralentis mon cheval à deux lieues de là, et arrivai tranquillement à Angers dans l’après-midi.

Ma figure était un peu altérée : mon père ne s’en aperçut pas beaucoup ; mais rien n’échappe à l’œil d’une mère, et la mienne s’en inquiéta. Je parvins à la tranquilliser en mangeant avec appétit ; j’avais arraché à Baptiste le serment de ne rien dire ; il y avait mis cette restriction, qu’il ne le tiendrait pas si je venais à retomber malade.

Aussi je m’en gardai bien ! je me soignai moralement et physiquement comme un garçon très-épris de la conservation de son être. Je travaillai sans excès, je me promenai régulièrement, j’éloignai toute idée lugubre, je m’abstins de toute lecture excitante. La raison de toute cette raison prenait sa source dans une folie obstinée mais tranquille et, pour ainsi dire, maîtresse d’elle-même. Je voulais constater devant mon propre jugement que je n’avais pas été fou, que je ne l’étais pas, et qu’il n’y avait rien de plus avéré à mes propres yeux que l’existence des dames vertes. Je voulais aussi remettre mon esprit dans l’état de lucidité nécessaire pour cacher mon secret et le nourrir en moi, comme la source de ma vie intellectuelle et le critérium de ma vie morale.

Toute trace de crise s’effaça donc rapidement, et, à me voir studieux, raisonnable et modéré en toutes choses, il eût été impossible de deviner que j’étais sous l’empire d’une idée fixe, d’une monomanie bien conditionnée.

Trois jours après mon retour à Angers, mon père m’envoya à Tours pour une autre affaire. J’y passai vingt-quatre heures, et, quand je revins chez nous, j’appris que madame d’Ionis était venue s’entendre avec mon père sur la suite de son procès. Elle avait paru céder à la raison positive : elle consentait à le gagner.

Je fus content de ne l’avoir pas rencontrée. Il serait impossible de dire qu’une aussi charmante femme me fût devenue antipathique ; mais il est certain que je craignais plus que je ne désirais de me retrouver avec elle. Son scepticisme, dont elle n’avait paru se débarrasser un jour avec moi que pour m’en accabler le lendemain, me faisait l’effet d’une injure et me causait une souffrance inexprimable.

Au bout de deux mois, quelque effort que je fisse pour paraître heureux, ma mère s’aperçut de l’épouvantable tristesse qui régnait au fond de mes pensées. Tout le monde remarquait en moi un grand changement à mon avantage, et elle s’en était réjouie d’abord. Ma conduite était d’une austérité complète et mon entretien aussi grave et aussi sensé que celui d’un vieux magistrat. Sans être dévot, je me montrais religieux. Je ne scandalisais plus les simples par mon voltairianisme. Je jugeais avec impartialité toutes choses et critiquais sans aigreur celles que je n’admettais pas. Tout cela était édifiant, excellent ; mais je n’avais plus de goût à rien et je portais la vie comme un fardeau. Je n’étais plus jeune, je ne connaissais plus ni l’ivresse de l’enthousiasme ni l’entraînement de la gaieté.

J’eus donc le temps, malgré mes grandes occupations, de faire des vers, et j’aurais eu encore ce temps-là, quand même on ne me l’eût pas laissé, car je ne dormais presque plus et ne recherchais aucun de ces amusements qui absorbent les trois quarts de la vie d’un jeune homme. Je ne songeais plus à l’amour, je fuyais le monde, je ne paradais plus avec les hommes de mon âge sous les yeux des belles dames du pays. J’étais retiré, méditatif, austère, très-doux avec les miens, très-modeste avec tout le monde, très-ardent aux luttes du barreau. Je passai pour un garçon accompli, mais j’étais profondément malheureux.

C’est que je nourrissais, avec un stoïcisme étrange, une passion insensée et sans analogue dans la vie. J’aimais une ombre ; je ne pouvais même pas dire une morte. Toutes mes recherches historiques n’avaient abouti qu’à me prouver ceci : Les trois demoiselles d’Ionis n’avaient peut-être jamais existé que dans la légende. Leur histoire, placée par les derniers chroniqueurs à l’époque de Henri II, était déjà une vieille chronique incertaine à cette même époque. Il ne restait d’elles ni un titre, ni un nom, ni un écusson dans les papiers de la famille d’Ionis, que mon père, en raison du procès, avait tous entre les mains ; ni même une pierre tumulaire en aucun lieu de la contrée !

J’adorais donc une pure fiction, éclose, selon toute apparence, dans les fumées de mon cerveau. Mais voilà où il eût été impossible de me convaincre. J’avais vu et entendu cette merveille de beauté ; elle existait dans une région où il m’était impossible de l’atteindre, mais d’où il lui était possible de descendre vers moi. Creuser le problème de cette existence indéfinissable et le mystère du lien qui s’était formé entre nous m’eût conduit au délire. Je le sentais, je ne voulais rien expliquer, rien approfondir ; je vivais par la foi, qui est l’argument des choses qui n’apparaissent pas, une folie sublime, soit, si la raison n’est que l’argument de ce qui tombe sous les sens.

Ma folie n’était pas aussi puérile qu’on eût pu le craindre. Je la soignais comme une faculté supérieure et ne lui permettais pas de descendre des hauteurs où je l’avais placée. Je m’abstins donc de toute évocation nouvelle, dans la crainte de m’égarer à la poursuite cabalistique de quelque chimère indigne de moi. L’immortelle m’avait dit de devenir digne qu’elle restât vivante dans ma pensée. Elle ne m’avait pas promis de revenir sous la forme où je l’avais vue. Elle avait dit que cette forme n’existait pas et n’était que la création produite en moi par l’élévation de mon sentiment pour elle. Je ne devais donc pas tourmenter mon cerveau pour la reproduire, car mon cerveau pouvait la dénaturer et faire surgir quelque image au-dessous d’elle. Je voulais purifier ma vie et cultiver en moi le trésor de la conscience, dans l’espoir que, à un moment donné, cette céleste figure viendrait d’elle-même se placer devant moi et m’entretenir avec cette voix chérie que je n’avais pas mérité d’entendre longtemps.

Sous l’empire de cette manie, j’étais en train de devenir homme de bien, et il est fort étrange que je fusse conduit à la sagesse par la folie. Mais c’était là quelque chose de trop subtil et de trop tendu pour la nature humaine. Cette rupture de mon âme avec le reste de mon être, et de ma vie avec les entraînements de la jeunesse, devait me conduire peu à peu au désespoir, peut-être à la fureur.

Je n’en étais encore qu’à la mélancolie, et, bien que très-pâli et très-amaigri, je n’étais ni malade ni insensé en apparence, lorsque la cause des d’Ionis contre les d’Aillane arriva au rôle. Mon père m’avertit de préparer mon plaidoyer pour la semaine suivante. Il y avait alors trois mois environ que j’avais quitté, par une matinée de juin, le funeste château d’Ionis.