Les Dernières Paroles d’Épictète à son fils
LES DERNIÈRES PAROLES
D’ÉPICTÈTE À SON FILS
PICTÈTE. — Je vais mourir ; j’attends de
vous un souvenir tendre et non des larmes
inutiles ; je meurs content, puisque je vous
laisse vertueux.
LE FILS. — Vous m’avez enseigné à l’être, mais
vous savez quel trouble m’agite. Une nouvelle secte
de la Palestine cherche à me donner des remords.
ÉPICTÈTE. — Des remords ! il n’appartient qu’aux
scélérats d’en éprouver. Vos mains et votre âme
sont pures. Je vous ai enseigné la vertu, et vous
l’avez pratiquée.
LE FILS. — Oui ; mais cette nouvelle secte annonce
une nouvelle vertu que je ne connaissais pas.
ÉPICTÈTE. — Quelle est donc cette secte ?
LE FILS. — Elle est composée de ces Juifs qui
vendent des haillons et des philtres, et qui rognent
les espèces à Rome.
ÉPICTÈTE. — La vertu qu’ils enseignent est apparemment
de la fausse monnaie.
LE FILS. — Ils disent qu’il est impossible d’être
vertueux sans s’être fait couper un peu de prépuce,
ou sans s’être plongé dans l’eau au nom du Père par
le Fils. Il est vrai qu’ils ne sont pas d’accord en
cela : les uns veulent du prépuce, les autres n’en
veulent point : ceux-ci croient l’eau nécessaire,
comme Pindare qui la dit merveilleuse ; ceux-là
s’en passent, mais tous disent qu’il leur faut donner
de l’argent.
ÉPICTÈTE. — Comment, de l’argent ! Sans doute
on doit secourir de son superflu les pauvres qui ne
peuvent travailler, payer ceux qui peuvent gagner
leur vie, et partager son nécessaire avec ses
amis. C’est notre loi ; c’est notre morale : c’est ce
que j’ai fait depuis qu’Épaphrodite m’affranchit, et
c’est ce que je vous ai vu faire avec une satisfaction
qui rend mes derniers moments heureux.
LE FILS. — Les philosophes dont je vous parle
exigent bien autre chose : ils veulent qu’on apporte
à leurs pieds tout ce qu’on a, jusqu’à la dernière
obole.
ÉPICTÈTE. — S’il est ainsi, ce sont des voleurs,
et vous êtes obligé de les déférer au préteur ou aux
centumvirs.
LE FILS. — Oh ! non, ce ne sont point des voleurs,
ce sont des marchands qui vous donnent la meilleure
denrée du monde pour votre argent, car ils vous
promettent la vie éternelle ; et si, en mettant votre
argent à leurs pieds, comme ils l’ordonnent, vous
gardez seulement de quoi manger, ils ont le pouvoir
de vous faire mourir subitement.
ÉPICTÈTE. — Ce sont donc des assassins dont il
faut au plus tôt purger la société.
LE FILS. — Non, vous dis-je, ce sont des mages
qui ont des secrets admirables, et qui tuent avec des
paroles. Le Père, disent-ils, leur a fait cette grâce
par le Fils. Un de leurs prosélytes, qui pue horriblement,
mais qui prêche dans les greniers avec
beaucoup de succès, me disait hier qu’un de leurs
parents, nommé Ananiah, ayant vendu sa métairie
pour plaire au Fils au nom du Père, porta tout l’argent
aux pieds d’un mage nommé Barjone, mais
qu’ayant gardé en secret de quoi acheter le nécessaire
pour son petit enfant, il fut puni de mort sur-le-champ.
Sa femme vint ensuite ; Barjone la fit mourir
de même en prononçant une seule parole.
ÉPICTÈTE. — Mon fils, voilà d’abominables gens. Si la chose était vraie, ils seraient les plus infâmes
criminels de la terre. On vous a conté des histoires
ridicules ; vous êtes un bon enfant et j’ai peur que
vous ne soyez un imbécile, et cela me fâche.
LE FILS. — Mais, mon père, si on gagne la vie éternelle
en donnant tout son bien à Simon Barjone, il
est clair qu’on fait un bon marché.
ÉPICTÈTE. — Mon fils, la vie éternelle, la communication
avec l’Être suprême n’a rien de commun,
croyez-moi, avec votre Simon Barjone. Le Dieu
très bon et très grand, Deus optimus maximus, qui
anima les Caton, les Scipion, les Cicéron, les Paul-Émile,
les Camille, le père des dieux et des hommes,
n’a pas, sans doute, remis son pouvoir entre les
mains d’un Juif. Je savais que ces misérables étaient
au rang des plus superstitieux peuples de la Syrie,
mais je ne savais pas qu’ils osassent porter leur démence
jusqu’à se dire les premiers ministres de
Dieu.
LE FILS. — Mais, mon père, ils font continuellement
des miracles. (Ici le bonhomme Épictète
ricane.) Vous ricanez, mon père, vous levez les
épaules.
ÉPICTÈTE. — Hélas ! un mourant n’a guère envie
de rire, mais tu m’y forces, mon pauvre enfant.
As-tu vu des miracles ?
LE FILS. — Non, mais j’ai parlé à des hommes
qui avaient parlé à des femmes qui disaient que
leurs commères en avaient vu. Et puis la belle
morale que la morale des Juifs, qui sont sans
prépuce, et qu’on lave depuis les pieds jusqu’à la
tête !
ÉPICTÈTE. — Et quels sont donc les préceptes
moraux de ces gens-là ?
LE FILS. — C’est, premièrement, qu’un homme riche
ne peut être un homme de bien, et qu’il lui est plus
difficile de gagner le royaume des cieux ou le jardin,
qu’à un chameau de passer par le trou d’une aiguille,
moyennant quoi tous les riches doivent donner leurs
biens aux gueux qui prêchent ce royaume ou ce
jardin ;
2o Qu’il n’y a d’heureux que les sots, les pauvres d’esprit ;
3o Que quiconque n’écoute pas l’assemblée des gueux doit être détesté comme un receveur des impôts ;
4o Que si l’on ne hait pas son père, sa mère et ses frères, on n’a point de part au royaume ou au jardin ;
5o Qu’il faut apporter le glaive et non la paix ;
6o Que quand on fait un festin de noces, il faut forcer tous les passants à venir aux noces, et jeter dans un cul de basse-fosse extérieure ceux qui n’auront pas la robe nuptiale.
ÉPICTÈTE. — Hélas ! mon sot enfant, j’étais
tout à l’heure sur le point de mourir de rire, et je
sens à présent que tu me feras mourir d’indignation
et de douleur. Si les malheureux dont tu me parles
séduisent le fils d’Épictète, ils en séduiront bien
d’autres. Je prévois des malheurs épouvantables
sur la terre. Ces énergumènes sont-ils nombreux ?
LE FILS. — Leur nombre augmente de jour en
jour ; ils ont une caisse commune dont ils paient
quelques Grecs qui écrivent pour eux. Ils ont inventé
des mystères ; ils exigent un secret inviolable ;
ils ont institué des inspirés qui décident de tous
leurs intérêts, et qui ne souffrent pas que les gens de
la secte plaident jamais devant les magistrats.
ÉPICTÈTE. — Imperium in imperio. Mon fils, tout
est perdu.