Les Derniers Temps de la famille de Mme de Sévigné en Provence

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Les Derniers Temps de la famille de Mme de Sévigné en Provence
Revue des Deux Mondes3e période, tome 79 (p. 329-366).
LES DERNIERS TEMPS
DE LA
FAMILLE DE MADAME DE SÉVIGNÉ
EN PROVENCE

Lettres de Mme de Sévigné, de sa famille et de ses amis, recueillies et annotées par M. Monmerqué, édition publiée sous la direction de M. Ad. Régnier. — II. Les Rues d’Aix, ou Recherches historiques sur l’ancienne capitale de la Provence, par Roux-Alphéran. Aix; Aubin, 1848. — III. Dépôt des Archives du ministère de la guerre, vol. 902-903 et 2041-2043, extr. par H. Fornoron. — IV. Archives de la Bastille, documens inédits, par F. Ravaisson. — V. Archives particulières des familles d’Olivary, de Saporta, etc.

Les souvenirs historiques, en s’éloignant, tendent à subir une transformation, pour ainsi dire, inévitable. Ils font place, au bout d’un certain temps, à une formule qui les résume, à un cadre restreint, dans lequel l’effet général survit presque seul, substitué aux contrastes, aux traits successifs, à cette longue suite d’accidens et d’alternatives, à travers lesquels se fondent les renommées, jusqu’au moment où la postérité, instruite ou désabusée, prononce enfin son jugement sans appel. — Avant le Molière que nous admirons sans limite, il y a eu un Molière très différent, au talent contesté, suspect d’impiété et de mœurs douteuses, dont la tombe dut être obtenue « par prière. » Le fabuliste par excellence fut doublé d’un personnage équivoque, sorte de faux bonhomme, férocement égoïste et ami des plaisirs faciles, qui passait aux yeux de Tallemant des Réaux pour un original amusant, plutôt que pour un écrivain de génie. Plus tard, on connut un Lafontaine s’exerçant à devenir dévot, taciturne et ennuyé, comme le furent de nos jours Chateaubriand et Lamartine. Celui-ci traverse sous nos yeux une crise, sans doute momentanée, qui n’en contraste pas moins avec l’éclat et le bruit dont il fut si longtemps entouré. Aucun génie n’entre de plain-pied dans sa gloire ou, s’il le fait, c’est pour éprouver plus tard un retour par lequel il expie ce triomphe prématuré. Il en fut ainsi de Voltaire, et Victor Hugo, dont on s’est hâté de célébrer l’apothéose, n’échappera pas à une règle presque sans exception.

Ces sortes de vicissitudes varient du reste dans une mesure impossible à déterminer. Flottantes comme l’opinion, elles tiennent aux circonstances autant qu’aux hommes, et, parmi les morts qui attendent leur classement, les uns tombent rapidement avec l’engouement qui les avait soutenus, tandis que d’autres arrivent sans peine à obtenir le rang qu’ils doivent conserver. D’autres encore, ballottés en tous sens, demeurent longtemps controversés et luttent avant de s’y arrêter. Mme de Sévigné se place à égale distance de ces extrémités du sort. Elle s’identifie, dans notre pensée, avec la société et le règne de Louis XIV ; nous ne la séparons ni des siens dont les mobiles, les intérêts et les passions remplissent ses lettres, ni des personnages qu’elle sut faire agir. Sa renommée se confond avec celle de ces derniers ; nous ne devons pas oublier cependant qu’il n’en fut pas toujours ainsi, et que l’auréole de l’écrivain a été pour elle postérieure de près d’un demi-siècle à l’influence restreinte, quoique réelle et des plus légitimes, exercée de son vivant par la femme d’esprit. A la fin du XVIIe siècle, alors que Mme de Sévigné terminait sa carrière au château de Grignan, laissant son gendre cordon bleu, son petit-fils richement établi, sa petite Pauline mariée selon ses goûts, nul n’aurait pu prévoir les événemens sur le point de se dérouler : d’une part, la ruine prochaine d’une maison dans tout son éclat et, de l’autre, la gloire future de la charmante épistolière. C’est, cependant, à la suite d’une longue éclipse, après la disparition successive de la plupart de ceux qu’avait connus et aimés la vieille marquise, et non sans contradiction ni scandale, qu’eut lieu la publication de ses lettres; et comment se fit-elle, sinon par une fausse porte, à la suite d’éditions clandestines et altérées, contre le gré de la famille, au milieu des plaintes, des récriminations, des désaveux? Et encore si l’on s’en était tenu là, si l’officieux Perrin n’était pas survenu pour arracher à Mme de Simiane une combinaison qu’elle regretta presque aussitôt, que fût-il advenu ? — Le recueil des lettres de Mme de Sévigné à sa fille et les réponses de celle-ci, déposés entre les mains de Mme de Simiane, auraient été transmis à la famille de Vence, dont les archives demeurées intactes jusqu’en 1843 furent à cette date l’objet d’une vente publique. Aurait-on attendu jusque-là avant de publier la correspondance de Mme de Sévigné ? Ce n’est guère probable ; mais tôt ou tard, la publication se serait faite, non pas incomplète ni mutilée, et suivie de la destruction des originaux, mais avec le respect qui lui aurait été dû. Il est vrai que le chevalier de Perrin aurait perdu une occasion unique de passer du coup bel esprit et de parader dans les salons de Paris ; mais ce malheur, assurément très grand, n’eût pas été sans compensation, et nous sommes excusables de regretter égoïstement qu’il n’en ait pas été affligé.

La raison d’être de la fortune, bonne ou mauvaise, attachée aux lettres de Mme de Sévigné, de la chance qu’elles ont courue et da sort qu’elles subirent se trouve ainsi tout entière dans les circonstances, les passions et les incidens de la période, assez peu étudiée jusqu’ici, qui s’étend de la mort de l’aïeule à celle de la petite-fille et qui comprend une quarantaine d’années (1696-1737). C’est elle que nous allons interroger en insistant sur certains traits plus particulièrement caractéristiques. — Dans cette revue rapide nous ne quitterons guère la Provence. C’est là que vécurent, en effet, les personnes qui, tenant de plus près à Mme de Sévigné et aux Grignan, restèrent attachés à sa mémoire. C’est là et non pas ailleurs que se déroula le petit drame qui, d’acte en acte, conduit jusqu’au dénoûment final, nous voulons dire jusqu’à l’édition de 1754, qui suit de si peu la mort du chevalier de Perrin, de même que celle de Mme de Simiane avait coïncidé plusieurs années auparavant avec l’apparition des deux derniers volumes de l’édition précédente.

Alors, seulement, la scène demeure vide par la disparition du dernier des personnages qui avaient joué un rôle dans la pièce, pièce dont la bouffonnerie n’est pas exclue, comme nous le verrons, comique par bien des côtés et pourtant douloureuse à d’autres égards, semée de ruinés, d’angoisses, d’amertumes à peine voilées par la force d’âme de certaines figures, avant tout de celle de Mme de Simiane, en qui une sorte de grâce touchante, associée à la résignation et non exempte de fermeté, rappelle parfois la fatalité antique et fait songer à Antigone. — Ce n’est pas un tableau que nous essaierons de tracer, nous n’y parviendrions pas, mais une simple esquisse, et, même dans ces conditions, nous aurions hésité à l’entreprendre, si un heureux hasard n’eût mis à notre portée un certain nombre de documens inédits, quelques-uns trop significatifs pour ne pas nous engager à les faire connaître, tellement ils sont de nature à jeter du jour sur la question que nous venons de poser.


I. — M. DE GRIGNAN ET LES MILICES DE PROVENCE.

Le souvenir de Mme de Sévigné est resté vivant en Provence, particulièrement à Aix, où une sorte de tradition parlait naguère encore de sa bonne grâce et du charme de ses manières, comme ayant servi de correctif à l’impression que produisaient la dignité un peu raide, le ton froid, et la tournure hautaine de sa fille. On redoutait l’esprit mordant de Mme de Grignan, qui passait pour ne pas épargner les petits ridicules de la société d’alors, dont les airs empruntés et les façons gauches lui arrachaient des réflexions, colportées ensuite par ses détracteurs. Mme de Sévigné qui n’en pensait pas moins, plus sûre d’elle-même, mesurait mieux ses paroles et adoucissait ces blessures de l’amour-propre. Plus gaie, plus vive, plus aimable, elle gagnait en appel, et pour le compte de sa fille, bien des procès perdus en première instance. Ce sont là des impressions dont il faut tenir compte, sans vouloir en outrer le sens. Trop haut placée pour ne pas être adulée, trop maîtresse dans son intérieur pour ne pas être redoutée, exerçant à Grignan une hospitalité fastueuse, en contact par sa situation avec une hiérarchie de personnages influens qu’elle doit nécessairement ménager. Mme de Grignan avait des liaisons et des amitiés assurément très nombreuses. Il en reste un témoignage dans ses portraits, dont il existe des exemplaires répétés et qu’elle-même avait donnés aux personnes qu’elle distinguait ou envers lesquelles elle contractait des obligations. Sauf la différence des temps et des procédés, on serait tenté d’assimiler ces portraits aux photographies de nos jours par l’usage qu’on en faisait. Plusieurs ont dû se perdre ou quitter le pays, mais nous reconnaissons dans ceux qui existent de simples imitations de celui qui figure en tête du tome V de la première édition de Perrin, ainsi que dans l’album de la grande édition de M. Régnier. Il est singulier que ces portraits aient été souvent attribués à tort à Mme de Sévigné. Les familles rattachées aux Grignan par les liens du sang n’ont pas été exemptes de cette confusion. Les portraits de Mme de Sévigné sont, au contraire, extrêmement rares en Provence, où elle ne résidait qu’à titre de voyageuse. Nous n’en connaissons qu’un seul, qui sert de pendant à celui de sa fille. Très médiocrement peint, mais certainement authentique, il existe au château de La Barben et appartient à la marquise de Forbin, arrière-petite-fille par son père de Mme de Vence, fille aînée de Mme de Simiane. C’est donc un portrait de famille. Il représente Mme de Sévigné visiblement âgée, avec le même bijou de corsage et la même coiffure, moins étalée, cependant, qui figurent dans le plus connu de ses portraits. Le visage est aussi moins large, les traits sont plus fatigués, l’expression moins vivante ; il est difficile de décider si c’est à l’âge du modèle ou à l’insuffisance de l’artiste que sont dues ces nuances, qui n’empêchent pas l’observateur de reconnaître au premier coup d’œil la personne peinte.

Les dix ans qui précèdent la mort de Mme de Sévigné furent pour le comte de Grignan des années d’activité qui mirent à l’épreuve la trempe énergique, quoique toujours contenue, de son caractère. A partir de 1685, les événemens se heurtent, s’accumulent, et pourtant il semble qu’il ait toujours été à la hauteur de sa tâche. — c’est d’abord la révocation de l’édit de Nantes, dont les conséquences furent si sérieuses pour le midi de la France. Des instructions et des édits qui tantôt aggravent, tantôt expliquent ou atténuent la première mesure se succèdent dans le cours de 1686, tandis qu’au dehors se forme la ligue d’Augsbourg, puis éclate (1687) la querelle avec le pape, suivie de l’occupation d’Avignon (7 octobre 1688). La promotion du comte de Grignan à l’ordre du Saint-Esprit, l’organisation des milices, enfin la guerre générale rendue imminente par la révolution d’Angleterre, tout cela s’accomplit avant la fin de la même année. Avignon, dont M. de Grignan avait été nommé gouverneur avec 20,000 livres d’appointemens, fut rendu à l’avènement d’Alexandre VIII et la paix religieuse conclue au bout de deux années. Il y avait, en effet, inconséquence flagrante à vouloir écraser les hérétiques sur les lieux où l’on venait d’encourir soi-même l’excommunication en ne reculant pas devant le schisme. La conduite de Louis XIV redevint logique après la restitution du Comtat ; mais que dire du sang répandu et des complications dangereuses sorties de la révocation de l’édit de Nantes, au moment où il fallait résister à l’Europe coalisée tout entière contre la grandeur de la France? On aurait tort cependant, si l’on veut être équitable au point de vue historique, de ne pas tenir compte de la disposition des esprits en France et des tendances générales de l’époque. Il eût été, sans doute, digne du sens droit que possédait naturellement Louis XIV, quand l’orgueil ou la passion ne l’emportaient pas, de voir plus haut et plus loin que ses contemporains et de sauvegarder la tolérance établie en France depuis près d’un siècle, comme une supériorité acquise à notre nation vis-à-vis de toutes les autres. La tolérance, il est juste pourtant de le rappeler, sauf en Hollande et non sans restriction, n’existait alors nulle part. Vainement l’aurait-on demandée aux protestans, dont les lois oppressives ne laissaient à la minorité catholique d’autre alternative que d’abjurer ou de fuir, à moins de vivre sous la menace d’une pénalité toujours dure, souvent atroce. Notre pays se fût honoré en se bornant à des mesures de police, suffisantes pour assurer la sécurité nationale, sans atteindre les droits de la conscience, ni interdire le culte de la fraction dissidente; mais, comme l’a observé fort justement l’historien des Secrétaires d’état, M. de Luçay, « l’impulsion partit plutôt de la circonférence, en sorte que l’on peut dire que, dans cette époque de centralisation, la révocation de l’édit de Nantes est une de ces rares affaires ou plutôt la seule qui n’ait pas suivi la direction exclusive des chefs du gouvernement, qu’elle leur a souvent échappé et qu’en plus d’une circonstance ils ont subi l’action de leurs propres agens. — Ce n’était pas de Paris, ajoute l’auteur, ou de Versailles, que le courant descendait aux provinces, c’est du fond des provinces que le flot montait à Paris. » Dans cette affaire, en réalité, ainsi qu’il est arrivé pour tant d’autres entreprises où les passions humaines, une fois mises en jeu, trompent les prévisions et échappent à l’analyse, les calculs faits d’avance, bien que fondés sur des apparences probables, se trouvèrent déjoués. On n’avait prévu ni le départ de la classe aisée et industrieuse qui, surtout dans l’ouest, émigra en masse, ni la fuite des officiers et des soldats qui allèrent grossir les rangs de l’étranger, ni enfin l’importance de l’insurrection cévenole. Louis XIV, tout le premier, aurait reculé devant ces résultats néfastes, puisqu’il n’hésita pas, lorsqu’il les vit se produire, à chercher à les arrêter. Dès octobre 1686, il fait défendre aux gouverneurs et intendans de forcer les nouveaux convertis à fréquenter les églises, et il leur est prescrit de fermer les yeux sur les refus de l’extrême-onction. D’autres tempéramens, entr’autres la remise d’une partie des revenus, puis la restitution conditionnelle des biens confisqués, enfin une certaine tolérance tacite, attestent ces dispositions. — De leur côté, les étrangers coalisés, tout en n’ayant pas l’idée d’imposer au roi de France un traitement envers les dissidens auquel n’avaient pas droit ceux de leurs propres états, comptaient pourtant sur un soulèvement général des protestans, surtout de ceux qui touchaient aux frontières ; mais là encore, la déception fut complète. Les populations du Dauphiné, appelées à la révolte par des manifestes, agirent en sens contraire de ce qu’on avait présumé et se levèrent pour repousser l’agresseur.

En Provence, surtout dans la partie haute de la contrée et sur la rive droite de la Durance, on comptait approximativement huit mille protestans au moment de la révocation. Ce fut à contenir ceux-ci, connus sous la dénomination de o nouveaux convertis, » et à tenir éloignés d’eux les ministres et prédicans, frappés de bannissement, que furent employées les milices nouvellement convoquées. — Le corps des milices, destiné à remplacer le ban et l’arrière-ban, dont l’insuffisance avait été reconnue, véritable armée ou réserve territoriale, avait été créé par Louis XIV, sous la menace d’une invasion de l’Europe coalisée, par un édit du 9 décembre 1688. La levée entière fut de vingt-cinq mille hommes et la Provence dut fournir un régiment de vingt compagnies, dont le commandement fut donné au marquis de Bacons. Le comte de Grignan apporta la plus grande ardeur à l’organisation de ce corps, qui devait lui être d’une utilité immédiate pour la répression des troubles suscités, moins en Provence que dans les provinces limitrophes, par la mesure de la révocation. Il avait à lutter contre l’opposition des communautés, qui avaient à leur charge les frais d’habillement, de chaussures et d’armement, proportionnellement au nombre d’hommes fournis par elles, et aussi contre le mauvais vouloir des militaires de profession, qui dépréciaient systématiquement les milices et affectaient de dire qu’il était impossible d’en tirer parti. M. de Grignan ne partageait pas ces idées; le côté pratique de l’institution, qui, d’ailleurs, sous différens noms, avait toujours existé en Provence, ne lui échappait pas et, dès le 6 mars 1689, il informe Louvois[1] que les officiers des dix compagnies[2] de milices « que la Provence met sur pied » sont choisis; ils ont été convoqués à Aix pour y recevoir « leurs commissions et les ordres et instructions nécessaires; chacun d’eux partira demain pour son département,.. » et l’on fera en sorte « que les cinq cents hommes de milice soient en état de marcher le vingtième de ce mois, comme Sa Majesté l’ordonne. » La lettre suivante, du 23 mars, annonce que les ordres ont été donnés pour faire « assembler le régiment de milices, dont M. le marquis de Bacons a le commandement, et réunir à Salon les compagnies dudit régiment. Elles commenceront d’y arriver dans deux jours,.. on ne perdra pas un moment de temps. »

Cette date critique de 1689 coïncide avec l’invasion et le sac du Palatinat, date rapprochée de celle du traité qui constitue la coalition contre la France. Tandis que Luxembourg gagne, en Belgique, la bataille de Fleurus, Catinat, envoyé sur les Alpes, lutte pour refouler les Vaudois ou Barbets, que le duc de Savoie, sur le point de faire défection, favorise sous main. Bientôt, les Barbets forcent le passage du Mont-Cenis ; ils occupent la vallée de Saint-Martin, harcèlent Pignerol et tiennent en force la position presque inaccessible des Quatre-Dents, que Catinat, demeuré seul, finit par emporter d’assaut. Il marche ensuite sur Turin, où le duc de Savoie vient de se déclarer, en mettant en liberté les Barbets, arrêtant l’ambassadeur et tous les Français.

Par contre-coup, une vive fermentation remuait alors les protestans français, excités par la guerre générale. Le fanatisme des populations montagnardes des Cévennes, du Vivarais et du Dauphiné s’exaltait à l’appel des ministres proscrits, des prédicans et voyans extatiques de l’un et l’autre sexe. Un livre de Jurieu, lancé de l’exil en 1686, annonçait la délivrance de l’église et la ruine de la Babylone papiste. Ce premier soulèvement fut pourtant bientôt comprimé, grâce aux mesures, aussi habilement calculées qu’inexorables, de l’intendant Basville. Le comte de Grignan n’était pas resté inactif de son côté. Il devait surtout s’opposer à ce que les protestans soulevés du Vivarais pussent donner la main à ceux du Dauphiné et de la Haute-Provence. Dans sa correspondance avec Louvois, en 1689, il insiste sur la dispersion d’une assemblée de nouveaux convertis, tenue à La Charce[3], sur la ruine de cette communauté, sur l’arrestation des prophètes et prophétesses, à qui on fait leur procès, enfin sur la punition infligée au sieur de Poissac, capitaine de milices, qui « oste les anciens catholiques de sa compagnie, pour la remplir de nouveaux convertis, dans le dessein de se jeter avec eux chez les ennemis[4]

Cependant le danger allait devenir plus pressant. Catinat, après une marche rapide, s’était emparé de Nice au printemps de 1691 et, de là, il était entré en Piémont, en s’avançant jusqu’à Coni, devant lequel il avait échoué. Refoulé ensuite vers les Alpes par le duc, qui avait reçu des renforts, il repasse en Dauphiné, puis en Savoie, où il prend Montmélian et borne son effort, en 1692, à couvrir Pignerol et Suze. Le duc de Savoie, de son côté, par un mouvement contraire et à la tête de soixante mille hommes, pénètre en Dauphiné par les cols du Var, de Mirabeau, de l’Argentière ; guidé par les Barbets à travers les passages, ayant avec lui le duc de Leinster, Schomberg et un corps de quatre mille réfugiés ou Vaudois, il est précédé d’une proclamation de Guillaume d’Orange, qui provoque les Français à la révolte. L’invasion débouche par la vallée du Queiran et la Haute-Durance. Embrun est assiégé le 5 août et se rend, faute de munitions, le 19. Gap est occupé et incendié ; mais c’est là le terme des succès du duc, qui tombe malade. Les nouveaux convertis, contenus par les milices, n’ont pas remué. Les populations du Dauphiné, levées contre l’étranger, le harcèlent et secondent Catinat; enfin le duc, menacé sur ses derrières, bat en retraite : il quitte Embrun le 16 septembre 1692 pour rentrer en Piémont. L’année suivante, il évacue même Barcelonnette, et la bataille de Marsaille l’oblige à négocier la paix. Ce court exposé va faire comprendre les mouvemens défensifs et les actes militaires du comte de Grignan en face d’une situation menaçante. L’invasion de la Provence était attendue non-seulement du côté des Alpes, mais par la mer, où la flotte ennemie, commandée par l’amiral Russell et postée à Barcelone, semblait prête à tenter une descente sur quelque point de la côte. Mme de Sévigné, qui venait faire justement son avant-dernier séjour en Provence, à son arrivée sur les bords du Rhône, en 1692, trouve son gendre revenu d’une petite expédition. Au mois de juillet, elle écrit à M. de Coulanges qu’il est vers Nice, avec un gros de troupes, prêt à repousser la flotte, si elle se présente. Ce moment correspond avec l’annonce du siège puis de la prise d’Embrun. Le comte de Grignan, ne pouvant suffire à tout, sentit la nécessité d’avoir quelqu’un qui, possédant sa confiance, commandât sous lui et mît en mouvement les milices puisque enfin on ne songeait pas à les employer réunies en corps de régiment ; il jeta les yeux sur un brave officier, capitaine depuis 1679 aux dragons de Languedoc, M. de Châteauneuf-Saporte[5], qu’il envoya successivement commander en son nom sur les points les plus menacés, avec des instructions reçues de lui et plein pouvoir vis-à-vis des consuls et des communautés. M. de Châteauneuf-Saporte reçoit ainsi, le 6 août 1692 à Brignoles, des ordres complétés à Aix le 6 septembre suivant « pour la garde nécessaire dans la ville et comté de Sault, dans la viguerie d’Apt et en divers passages de Provence en Dauphiné, comme aussi pour veiller sur la conduite des nouveaux convertis de ces quartiers-là. » Ces divers ordres, contresignés par Anfossy, le secrétaire bien connu du comte de Grignan, sont accompagnés de lettres explicatives[6] qui font ressortir les sentimens d’affectueuse sympathie qui unissaient le jeune capitaine de dragons au lieutenant-général-gouverneur, malgré la différence d’âge et de situation.

En septembre, la petite ville de Sault, qui commande au pied du Ventoux d’importans défilés, ouvrant un double accès vers le Bas-Dauphiné et la Haute-Provence, est mise en état de défense sous la direction de Châteauneuf-Saporte. Au 20 septembre, nouvel ordre. On vient d’apprendre la retraite du duc de Savoie, et M. de Saporta reçoit l’avis, par Anfossy, de se rendre à Aix, d’où, quatre jours après, il est envoyé « pour commander dans l’étendue du golfe de la Napoule, » en prévision de l’apparition de la flotte ennemie. Mais, dès le 27 septembre, il est averti par le comte de Grignan que, si la flotte n’a pas paru, il peut revenir à Aix. C’était la fin de la campagne, et le journal de Dangeau nous apprend effectivement qu’à cette date, don Pedro Corbet, commandant les vaisseaux d’Espagne, stationnés à Gênes, sur le refus des Génois de fournir des quartiers d’hiver pour vingt mille hommes et de déclarer la guerre à la France, avait dû finalement se retirer. Il nous apprend aussi que le comte d’Estrées, avec l’escadre française, était arrivé aux îles d’Hyères, et qu’enfin le roi avait accordé 12,000 livres de gratification au comte de Grignan, « qui avait très bien servi cette année. » Quant au commandant des milices, par une disposition de l’ordre du 6 septembre, ses appointemens avaient été fixés à 100 livres par mois. Il faut bien reconnaître que le pays était alors servi avec autant d’activité que d’économie, et que le succès même ne faisait pas défaut à tant d’efforts. M. de Saporta garda le commandement du golfe de la Napoule[7] au moins jusque dans l’été de 1693, puisqu’à la date du 21 juin M. de Grignan lui mande d’Aix son départ pour Digne, ou il va rejoindre le duc de Vendôme, et qu’arrivé à Digne, il l’avertit le 30 juin qu’il a donné des ordres à Antibes « pour en tirer des canons et des munitions qui doivent être portés à Colmars, Guillaumes et Entrevaux. » Il ne faut pas oublier que le duc de Vendôme était gouverneur titulaire de Provence, où il résidait peu, il est vrai. L’armement de la frontière coïncidait ici avec l’entrée en Piémont de Catinat et le début d’une campagne heureuse qui força le duc de Savoie à accepter la paix.

Ainsi, en dépit d’un effort considérable, après avoir mis en avant les Barbets et fait marcher des corps entiers de réfugiés, malgré l’incendie de Cap et la dévastation du territoire, les coalisés, selon l’expression de Dangeau, « eurent la mortification devoir que, pendant leur séjour en Dauphiné, pas un religionnaire n’a branlé. » — Une lettre du comte de Grignan, écrite de Marseille le 21 août 1695, fait voir cependant que les mêmes fermens remuaient toujours ceux que l’on s’obstinait d’appeler « les nouveaux convertis » et que, sur les confins de la Haute-Provence et Dauphiné, certaines vallées devaient être surveillées et la population contenue par la crainte des archers.

Le séjour à Marseille de M. de Grignan tenait à la nécessité de combiner avec le maréchal de Tourville les mesures à prendre dans le cas où l’amiral Russell aurait voulu débarquer. Ce séjour est mentionné par Mme de Sévigné, alors à Grignan, qu’elle ne devait plus quitter : à la date du 20 septembre, elle attend son gendre, qui ne peut tarder à revenir, dit-elle, la mer étant redevenue libre. La teneur de la lettre du comte de Grignan fait voir qu’au moins, à la fin d’août, il ne songeait pas à quitter Marseille. En chargeant M. de Saporta de l’exécution de ses ordres en divers lieux de Provence et de la principauté d’Orange, il lui recommande de se rendre immédiatement à Grignan, où il recevra de plus amples instructions et des lettres, tandis qu’il continuera d’adresser les siennes à Marseille. Il s’agissait au total de se concerter avec les deux prévôts du Dauphiné et de Provence pour faire poursuivre ceux des « nouveaux convertis » qui avaient pris part à des assemblées tenues dans quelques vallées des Alpes et parmi lesquels un officier des troupes du roi s’était trouvé, disait-on. A la longueur de l’exposé, on comprend à quel point ceux qui détenaient le pouvoir se préoccupaient alors des moindres incidens de ce genre et en redoutaient les suites. Une lutte sourde et renaissant d’elle-même, sans être ouvertement engagée, existait entre les protestans opprimés et les catholiques persécuteurs. L’insurrection des Cévennes, considérée comme imminente, troublait les esprits, et l’on pensait, à force de rigueurs et de surveillance, écarter un calice amer, qu’il fallut boire pourtant. Il est vrai que la Provence n’y prit aucune part ; les dissidens y étaient trop disséminés et comme submergés, au milieu des catholiques, pour être tentés d’entreprendre quelque mouvement décisif.

Le jeune marquis de Grignan, objet de tant de soins et tant d’espérances, venait alors d’épouser (2 janvier 1695) Mlle de Saint-Amans[8] : elle était fille du financier Arnaud de Saint-Amans, qui avait tenu à Marseille la commission des vivres et avait été ensuite trésorier des états du Languedoc. Il était fermier-général et possédait, à Paris, une belle maison, montée sur un assez grand train. Il n’est pas inutile d’ajouter que M. de Saint-Amans retira chez lui le jeune ménage plutôt qu’on ne l’avait d’abord réglé et à la suite de quelques démêlés que Mme de Sévigné cherche à expliquer et à atténuer dans une lettre à son fils du 20 septembre 1695. Peut-être le propos célèbre attribué à Mme de Grignan par Saint-Simon n’était-il pas étranger à l’attitude maussade et aux exigences subites du financier. Il est certain au moins que la jeune marquise avait quitté Grignan avec son père, lorsque fut célébré, le 29 novembre, le mariage de Pauline, la petite-fille chérie de Mme de Sévigné, avec Louis de Simiane, marquis d’Esparron. Peu de mois s’écoulèrent après ces événemens de famille, déjà mêlés d’une part de tristesse et de désappointement, et la mort de Mme de Sévigné vint y joindre le surcroît d’une profonde douleur. Cette mort inaugura pour les Grignan une série de malchances qui acheva de les accabler ; ils brillèrent pourtant d’un dernier éclat à l’occasion de l’arrivée et du séjour en Provence des princes qui venaient d’accompagner Philippe V jusqu’à la frontière d’Espagne. À ce moment unique peut-être dans l’histoire de France, l’orgueil national pleinement satisfait vibrait à l’unisson de celui du souverain, qui voyait dans l’avènement de son petit-fils au trône d’Espagne le couronnement de ses desseins, longtemps poursuivis avec une habileté et une sagesse sanctionnées par le résultat. Les sacrifices consentis à la paix de Ryswik se trouvaient justifiés. La France unie à l’Espagne semblait maîtresse des destinées de l’Europe et le règne se terminait par une ère de grandeur sereine que rien ne semblait pouvoir ébranler. Ces calculs, certains en apparence, dont se flattaient les esprits et qui suscitaient un enthousiasme universel, furent bientôt démentis. Le déclin et les malheurs vinrent frapper le vieux monarque en même temps que le vieux gouverneur, mais l’un et l’autre surent se raidir contre l’adversité et se montrer jusqu’à la fin supérieurs à la mauvaise fortune.

Le jeune marquis de Grignan, colonel, puis maître-de-camp d’un régiment de cavalerie, avait été nommé brigadier en 1702. L’avenir s’ouvrait sans doute fort beau devant lui, bien qu’il n’eût pas d’enfans de son mariage et en dépit des difficultés pécuniaires, de jour en jour plus inexorables, avec lesquelles sa famille était forcée de se débattre. En 1704, il commandait une brigade de cavalerie dans l’armée de Villeroy et il se distingua à la funeste bataille d’Hochstaedt. C’est dans la retraite désastreuse qui suivit cette défaite que le marquis de Grignan mourut, le 10 octobre, de la petite vérole, à Thionville, où sa femme était accourue pour le soigner. La pauvre mère écrasée mourut à Mazargues, près de Marseille, le 16 août 1705, du même mal que son fils et Mme de Sévigné. Ce fut une de ces ruines qui ne laissent que des débris épars et quelques pans de murs. Le comte de Grignan survivait dans l’isolement, en face de Pauline de Simiane[9]. Malgré tant de blessures, il lutta encore, apportant aux devoirs de sa charge la même activité, le même esprit juste et ferme qu’auparavant.


II. — L’INVASION AUTRICHIENNE ET LE SIEGE DE TOULON.

L’affaire principale des dernières années de M. de Grignan, celle qui atteste le mieux ses qualités essentielles, demeurées intactes jusque dans un âge très avancé ; qui l’associe, au terme de sa carrière, à l’une des belles pages de notre histoire nationale; c’est à coup sûr la part qu’il prit, en 1707, à la défense de Toulon assiégé par les Austro-Piémontais, aidés d’une flotte anglaise. Non-seulement cette flotte devait appuyer les opérations de l’armée de terre et forcer l’entrée du port de Toulon, mais elle était encore destinée à débarquer, vers le Bas-Rhône, des armes, des munitions et des hommes pour rallumer la guerre religieuse à peine étouffée par Villars.

L’insurrection du massif central des Cévennes, après avoir longtemps couvé chez des montagnards simples et passionnés pour leur croyance jusqu’à l’extase, avait trouvé un aliment dans les cruautés mêmes, au moyen desquelles l’intendant Basville avait cru la contenir et l’écraser. Surexcitant les haines contraires des catholiques, il les avait armés et réunis en imprimant à la lutte, devenue implacable, tous les caractères d’une guerre civile. A la suppression et au massacre des assemblées nocturnes, au supplice des prédicans et des voyans, dont beaucoup n’étaient que des enfans exaltés ou des filles mystiques, les protestans avaient répondu par la destruction des églises et presbytères, par l’extermination des prêtres et des collecteurs de dîmes. Ils avaient mis à leur tête, comme le firent plus tard les Vendéens, des chefs aussi jeunes que pleins d’énergie, dont les deux principaux, Rolland et Cavalier, se firent estimer de Villars lui-même par leur courage indomptable, uni à de vrais talens militaires. Cette guerre, toute de surprises, d’escarmouches, de marches et de contremarches, qui échappait aux règles de la stratégie ordinaire, était dans toute sa force en 1703. Elle s’étendait alors de Mende à la mer et pouvait être secourue de ce côté. Les Camisards refusèrent l’amnistie qu’on leur offrait et le maréchal de Montrevel, exaspéré, se mit à dévaster le pays, frappant d’amendes des paroisses entières et déportant en masse les populations. Les catholiques, de leur côté, s’étaient soulevés sous le nom de « camisards-blancs, » tandis que Cavalier, après avoir réussi à faire une trouée vers Anduze, livrait sans désavantage un combat acharné aux portes mêmes de Nîmes. C’est ce moment critique qu’avait choisi le duc de Savoie pour se joindre à l’empereur et trahir à la fois Louis XIV et ses deux filles. Rolland venait d’être tué et Cavalier, reconnu colonel, autorisé à lever parmi ses compagnons un régiment avec le libre exercice du culte, à l’exemple des régimens étrangers à la solde de la France. Soumis en apparence. Cavalier parut à Versailles; il alla ensuite en Alsace, mais pour passer en Suisse et de là en Piémont et y rejoindre les Vaudois et les réfugiés. Il y eut effectivement, dès 1705 et, par suite du dépit des alliés, de n’avoir pas secouru à temps les Camisards, des tentatives auprès de leurs chefs réfugiés à Genève pour leur persuader de recommencer la guerre, soulever jusqu’aux catholiques par des promesses de liberté religieuse et d’abolition d’impôts, enlever Basville, saisir le duc de Berwick, les évêques et les gouverneurs, sous la promesse d’être soutenus par une flotte anglo-batave qui aurait occupé Cette; mais la conspiration, promptement découverte, n’aboutît qu’à de nouveaux supplices, et si nous la mentionnons ici, c’est pour expliquer ce qui va suivre et la présence de Cavalier dans l’armée qui passa le Var, en 1707, et marcha sur Toulon.

Le duc de Savoie avait fait, en 1703, une défection audacieuse. Il avait joué gros jeu en rompant avec Louis XIV, sans autre motif avouable que l’ambition ; il en fut d’abord puni par l’occupation de la Savoie, par celle de Nice, dont la citadelle se rendit le 4 janvier 1706, enfin par la perte immédiate d’une partie de ses états en-deçà des Alpes et le siège de Turin. Mais la défaite de l’armée française d’Italie, suivie d’une retraite précipitée sur Pignerol et finalement d’une capitulation générale des points restés au pouvoir des Franco-Espagnols, consentie en mars 1707, ouvrait le chemin à une invasion austro-piémontaise; elle devint imminente par la concentration des forces ennemies vers les cols qui donnent passage du Piémont dans le comté de Nice, évacué aussitôt par le corps français ramené sur le Var. Le succès de la résistance, impossible au premier abord, tellement le Midi se trouvait dégarni, dépendait uniquement d’une rapide réunion de toutes les forces disponibles judicieusement employées, de façon à ne rien compromettre par précipitation, tout en usant des moyens les plus propres à entraver la marche de l’ennemi jusqu’au moment où l’on se trouverait en mesure de le faire reculer en lui imposant une retraite désastreuse. Catinat fut consulté le premier et consigna ses idées dans un mémoire qui existe au dépôt de la guerre[10]. Il craint qu’on n’éparpille les troupes, afin de couvrir Grenoble et Lyon ; mais il conseille, au contraire, de faire marcher vers le Midi tout ce qu’on a sous la main, et, avant tout, de fortifier Toulon en faisant entrer dans la place une partie des milices du pays et de sauver Marseille, dont le commerce, si cette ville était pillée, irait à Gênes et à Livourne sans jamais plus y retourner ; car, ajoute-t-il, « il suit beaucoup plus la liberté, le nombre et l’opulence des négocians que la situation des lieux. » Catinat, en mettant le doigt sur Toulon, avait eu un trait de génie. Chacun le comprit ; mais encore fallait-il rendre Toulon tenable jusqu’à l’arrivée des renforts. C’est à cela que fut employé fiévreusement le mois de juillet, il n’était que temps : le duc de Savoie et le prince Eugène, avec ses 30,000 hommes d’infanterie et 6,000 chevaux, suivis d’une flotte 47 vaisseaux, sous l’amiral Showell, étaient devant Nice, le 9 juillet, et, le 11, ils passaient le Var, en dépit d’un semblant de résistance que leur avait opposée le marquis de Sailly, à la tête de sept bataillons et de quelques milliers d’hommes incomplètement armés. Le 17, les ennemis étaient entre Grasse et Cannes, et leur flotte au mouillage des îles d’Hyères.

Les acteurs principaux du drame qui va se jouer sont d’abord le maréchal de Tessé qui commande l’armée et dont le quartier-général était en Dauphiné au commencement de la campagne. Il a sous lui, pour lieutenans-généraux, Goësbriant, Bezons et Dillon, enfin Médavy, qui vient de ramener en France le corps d’occupation du Milanais, aux termes d’une suspension d’armes, négociée avec le prince Eugène, par M. de Saint-Pater, lieutenant-général. Celui-ci est gouverneur de Toulon et le marquis de Langeron commande la flotte. Vauvré est à la tête de l’artillerie et Lozières d’Astier, envoyé d’Antibes, est le chef du génie. Le Bret est à la fois premier président et intendant de Provence et le comte de Grignan, lieutenant du roi et gouverneur. Tous concourent au même but et s’accordent sur le plan adopté ; mais ce sont des récriminations sur ce que rien n’est prêt et que tout reste à faire. Chamillart est assourdi de tant de plaintes, et, dans celles de Tessé, il est difficile de ne pas voir percer l’intention de rapporter à lui seul tout le résultat et de déprimer le comte de Grignan, qui, lui, demeuré plus calme, n’exagère rien, expose au ministre le véritable état des choses, et, en fin de compte, réussit à garder sa confiance. Il la mérite, d’ailleurs, par la droiture de ses idées, son activité réfléchie et sa résolution d’utiliser les élémens dont il dispose, tout en les appréciant à leur juste valeur. Le comte de Médavy est de tous le plus mal disposé : il écrit de Grenoble à Pontchartrain pour se plaindre de l’insuffisance des généraux et des complaisances dont M. de Grignan a été l’objet de la part du roi ; mais Pontchartrain réplique durement : il lui rappelle ses propres erreurs et considère M. de Grignan comme plein de bonne volonté et capable plus que personne de profiter des conseils qu’on lui aura donnés.

Une lettre postérieure de Dillon nous apprend que Tessé, qui commandait l’armée le long des frontières du Dauphiné et de la Savoie, en était parti le à juillet avec Angervilliers pour intendant. Médavy, invoquant des prétextes, est encore en Savoie ; il est aigri, mécontent, il se dit malade ; au fond, il hait Grignan et veut éviter le roulement, c’est-à-dire l’éventualité de lui obéir à titre de plus ancien. Médavy est cependant mis expressément à la disposition de Tessé; après de nouveaux retards, il quitte Grenoble le 22 juillet; il est encore en marche au commencement d’août, amenant des renforts; il arrive enfin le 5 au camp de Roquevaire[11]. Nous le retrouvons le 12 au camp de Seillon, près de Saint-Maximin, poste qui rappelle la bataille de Marius et qui barre une des routes par où l’ennemi aurait pu pénétrer jusqu’à Aix. Il a été envoyé là par Tessé avec toute la cavalerie. Il est visible qu’en confiant ainsi un commandement séparé et non sans importance au comte de Médavy. Tessé a voulu épargner à celui-ci des frottemens trop directs avec M. de Grignan. Un autre lieutenant-général, Bezons, gardait le Rhône de Genève à Lyon. Tessé n’a donc amené avec lui et laissé à Toulon, outre le marquis de Goëbriant, heureusement très sympathique à Saint-Pater, que Dillon, désiré, dit-il, de toute l’infanterie et même de la marine, et qui plus est s’accordant très bien avec Goëbriant, entente qui présage et assure le succès. Il y avait encore, vers les Alpes, Chamarande avec un petit corps, tenant les vallées de Peyrousse et de Saint-Martin, et, plus près de l’ennemi, le chevalier de Mianne, à qui la garde de la Haute-Provence avait été confiée, et qui parvint, à force de peine, à réunir douze cents hommes de milices employés sur le Verdon. Lors de la retraite, le chevalier de Mianne contribua à conserver Trans et plusieurs villages des environs de Draguignan ; mais il est temps de dire ce qu’avait fait Tessé dans Toulon et les mesures que Grignan et lui avaient arrêtées pour sauver le pays.

Au commencement de juillet, Tessé, d’accord en cela avec Lozière d’Astiers, officier du génie, déclarait Toulon intenable, tellement ses fortifications étaient imparfaites et délabrées, tellement le temps paraissait court et les bras faisaient défaut pour les réparer. Le 10 au soir, Tessé écrit de Toulon qu’il a « le couteau dans le cœur de voir dans le désordre et l’abandon une place de cette importance ; il faut des miracles pour la sauver. » Il se complaît, du reste, non sans calcul peut-être, à déprécier d’avance les élémens de défense dont il dispose : on ne saurait compter ni sur la noblesse, ni sur l’esprit de la population. Les paysans désertent au bout de deux jours; d’ailleurs, on n’a pas d’armes à leur distribuer. — Le comte de Broglie a vu à Marseille, il est vrai, quatre mille hommes de milices, des mieux armés et des plus beaux du monde, mais il paraît difficile de les tirer de leur pays et de les pousser vers Toulon. On va même jusqu’à craindre que Marseille se révolte, et l’absence de subordination, l’idée dominante du repos et de l’indépendance, le mélange de nations qui forme le peuple marseillais, permettent de redouter que tout ne soit perdu si l’ennemi se rapprochait. Tessé insiste encore, le 31, sur l’illusion des ministres qui comptent sur les milices : « c’est compter sur une chimère, » et celles de Marseille, les seules qui soient armées, fuiraient au premier coup de canon ! Toulon est assis et resserré entre le rocher de Faron[12], trop escarpé pour être facilement accessible, et la rade au fond de laquelle son port est abrité. Ses fortifications se relient à l’est à la position de Lamalgue, qui couvre la rade, et elles commandent, au nord, la route conduisant à Marseille, qui passe au pied du Faron. En arrivant par Cuers et Solliés, puis débouchant par La Valette, comme faisaient les Austro-Piémontais, on rencontre des hauteurs qu’il est nécessaire d’enlever avant de pouvoir forcer le passage et investir la place, seul moyen qu’eût l’armée alliée de poursuivre sa marche. C’est d’abord Sainte-Catherine et, en arrière, le plateau de Dardennes qui domine la vallée de ce nom, dont les eaux alimentent Toulon, et au-dessus de laquelle s’élève le Faron. Le travail de Tessé, continué sans relâche à partir du 10 juillet et achevé en quinze jours, consista à réparer et à fortifier l’enceinte, à rétablir et à prolonger le chemin couvert, enfin, à asseoir contre les glacis un camp retranché, garni de canons et palissade, avec quarante bataillons appelés en hâte et de toutes parts, provenant soit des milices, soit des garnisons capitulées retirées de Lombardie. Les premiers bataillons paraissent le 22, les autres suivent ; les treize derniers arrivent le 25. Il n’était que temps, puisque l’avant-garde du duc de Savoie campait ce jour-là à Cuers; elle s’avançait vers Solliès, c’est-à-dire qu’elle touchait à Toulon.

L’effarement des premiers jours est maintenant calmé, et le contentement perce. Tessé est de retour à Aix le 26; il rend compte de tout au roi : la garnison proprement dite, sous M. de Saint-Pater, comprend quatre bataillons des vaisseaux, des gardes-marines, deux bataillons du régiment de Flandre ; le chemin couvert sera soutenu par M. de Catryeux, excellent brigadier; le camp aura deux lieutenans-généraux, que nous connaissons, et trois maréchaux de camp, dont « M. Caraccioli, qui est un homme ferme, et le comte de Villars; » enfin, M. Le Guerchois s’est chargé de la conservation des postes avancés et des escarpemens que l’assaillant doit enlever avant tout. Tout est prêt, l’ennemi peut venir : plus de quinze cents officiers, de la meilleure volonté du monde, sont dans la place ; si tout cela ne peut la sauver et avec elle la marine, « il ne faut plus aller à la guerre, ni croire que ce que l’on a cru jusqu’à présent possible le soit encore...[13]. » — Tessé a risqué, pour ne rien laisser à l’imprévu, de demeurer enfermé dans Toulon; maintenant il va se rapprocher du Verdon, inspecter les ponts de la Durance, attirer à lui ce qui lui reste d’armée. Il la réunit entre Toulon et Marseille, d’Aubagne au Beausset; il va marcher avec elle ; que le roi lui envoie des forces suffisantes et il se charge alors de courir à l’ennemi la main haute.

Ce sont là de fières paroles, mais le comte de Grignan, en sa qualité de gouverneur, avait secondé le maréchal de tout son pouvoir, non sans garder et défendre au besoin ses idées propres. Moins tranchant et surtout moins personnel, il portait un jugement plus modéré sur les hommes et les choses, cherchant à tirer parti des élémens de résistance mis à sa portée, sans dédain comme sans illusion. Lui non plus ne croyait pas qu’on dût attendre des milices la solidité des troupes exercées ; mais il voulait les utiliser selon les lieux et les circonstances, tantôt pour garder certaines vallées et passages livrés à eux-mêmes, tantôt pour aider l’armée régulière, tantôt, enfin, pour accroître les garnisons et grossir les effectifs en incorporant une partie des miliciens dans les bataillons actifs. Les milices avaient été convoquées dès le premier moment. Celles des localités entre Marseille et Toulon ; celles du littoral, assujetties au service des gardes-côtes, sous l’autorité des capitaines généraux, chacun à la tête d’une circonscription territoriale, furent rassemblées à Toulon, On y rappela également les débris du corps qui, envoyé à l’origine pour défendre la ligne du Var, avait dû se replier en désordre sur l’Estérel. En définitive, ce mouvement de distribution des milices était fort avancé le 20 juillet, et, après avoir fait un choix parmi les hommes appelés et les avoir incorporés dans l’armée, on renvoyait le reste, qu’on n’aurait su comment nourrir. La difficulté venait toujours, non pas de la pénurie de soldats, mais du manque d’armes et de vivres à leur fournir. — Dès le 15 juillet, M. de Grignan avait exprimé l’idée de ne pas déplacer les milices le long de la frontière, ni surtout celles des vigueries voisines de la Durance, tant en raison de l’importance de cette rivière, comme ligne de retraite éventuelle, que pour surveiller les populations protestantes de la rive droite, dont le soulèvement, à un moment donné, aurait été fatal pour l’armée, si elle avait été forcée de reculer. Deux motifs tirés de l’ordre politique, deux préoccupations du moment rendaient cette garde encore plus nécessaire : d’une part, c’était Cavalier, le chef cévenol, dont la présence auprès du duc de Savoie était signalée. Il ne cachait pas son espoir de provoquer un nouveau soulèvement, et de fournir aux dissidens l’appui d’un corps de réfugiés et d’Anglais qui s’établirait dans la Camargue. L’évêque de Fréjus, le futur ministre de Louis XV, qui venait d’arriver, après s’être sauvé de sa ville épiscopale, l’avait fait parler et apportait de curieux détails : Cavalier, à peine guéri d’un d’un coup de sabre reçu à Almanza, était accouru joindre M. de Savoie, qui le traitait en favori et l’admettait à sa table. C’était un réfugié du nom de Belcastel qui devait commander le débarquement, muni d’une patente de la reine Anne, et, une fois campés entre la mer, le Rhône et la Durance, les protestans, approvisionnés largement, ne seraient pas faciles à débusquer. L’autre préoccupation semble étrange au premier abord; elle était cependant fondée : il s’agissait de l’archevêque et du vice-légat d’Avignon, soupçonnés d’entente avec l’ennemi ; le premier, à titre de Piémontais, le second parce qu’il était gouverné par une créature de la maison d’Autriche ; tous deux suspects de ne reculer devant rien, jusqu’à faciliter le passage de Cavalier en Languedoc et à soulever le Comtat derrière l’armée française pour la cerner en cas d’échec. Tessé aurait d’abord voulu qu’on se saisît d’Avignon; il désignait le comte de Grignan comme l’homme le plus propre à cette expédition, « le plus agréable par mille raisons au peuple et à la noblesse de ce pays. » Le roi partageait cet avis ; il était informé des mauvais discours de l’archevêque et des relations qu’il entretenait avec le duc de Savoie. Il demandait au comte de Grignan de se concerter avec le maréchal pour occuper Avignon et renvoyer l’archévêque dans son pays; mais Tessé, quel que fût son mobile, changea d’avis au dernier moment, et Avignon ne fut pas saisi. Ce qui précède fait suffisamment ressortir l’importance de la ligne de la Durance. Le commandement de sa garde et des milices sur l’une et l’autre rive, de Pertuis à Barbentane, fut confié, par le comte de Grignan, au chevalier de Saporte[14], dont il avait éprouvé le zèle et l’activité.

Tout va se précipiter maintenant : l’arrivée de l’ennemi devant Toulon est du 26 juillet. Les premières escarmouches font replier les avant-postes. La position culminante du Faron, la position avancée de Sainte-Catherine, celle-ci à la suite d’un combat d’artillerie, sont emportées. M. Le Guerchois, dont la bravoure était incontestable, est accusé d’avoir faibli. Ce fut un instant d’alarme et un sujet de récriminations, fort peu justifiées au fond, puisque l’essentiel était de tenir jusqu’à l’heure décisive, et de ne pas s’user avant l’arrivée des derniers renforts. Les troupes françaises conservaient du reste leur ardeur et leur gaîté, à laquelle contribuait le bas prix du vin. A l’occasion, on dansait le soir au son du flageolet et du tambourin ; les amusemens ne nuisaient pas, loin de là, aux succès des sorties de nuit contre les travaux de l’ennemi ; celui-ci occupait déjà les hauteurs au-dessus de Sainte-Catherine, celles de Dardennes et même la colline de Lamalgue. Il avait ouvert la tranchée et poussait aux fortifications. L’attaque générale était commencée; le fort Saint-Louis, battu en brèche, tenait à peine, et la flotte anglaise allait prendre l’offensive. L’apparition de Tessé, qui leva enfin le camp d’Aubagne pour joindre Toulon avec seize bataillons, changea heureusement la face des choses.

Tessé avait d’autant plus raison de se hâter, que le roi venait de prendre la résolution d’envoyer en Provence le duc de Bourgogne et d’adjoindre à Tessé, sous les ordres du prince, le maréchal de Berwick, détaché momentanément de l’armée d’Espagne. Cette détermination de placer l’héritier de la couronne à la tête d’une armée disputant à l’ennemi le sol national et destinée, selon l’expression de Louis XIV, à rétablir son autorité au dedans du royaume[15], était des mieux justifiées; mais le maréchal ne dut être que plus impatient d’achever seul une opération habilement préparée par lui et dont il risquait de partager le mérite avec un général déjà célèbre par la victoire d’Almanza. Aussi, l’action s’engage à Toulon, le 15 août, dès la pointe du jour. Dillon et Le Guerchois prennent l’offensive. Ils ont gravi toute la nuit, par des sentiers de chèvres, pour reprendre la Croix-Faron. Au signal convenu, annonçant l’occupation du sommet, les Français se précipitent, conduits par le marquis de Goëbriant; les bataillons allemands sont culbutés, leur camp emporté avec le bagage et les tentes ; Sainte-Catherine est enlevée, ainsi que le plateau de Dardennes et la poudrière : le duc de Saxe-Gotha reste couché sur le champ de bataille. C’était un grand succès et la levée du siège rendue inévitable. Le bombardement de Toulon et du port, inutile démonstration de la flotte anglaise, n’empêcha pas l’évacuation des derniers postes occupés. Deux vaisseaux sur cinquante-cinq que contenait le port, furent seuls perdus par les bombes, et l’armée alliée, forcée de remettre avec précipitation sur la flotte son artillerie, ses blessés et le reste de ses munitions, dut reprendre le chemin du Var, qu’elle repassa, non sans pertes, le premier jour de septembre.

Le comte de Grignan, simple volontaire, puisque, en qualité de gouverneur, il ne pouvait exercer un commandement effectif, avait donné un bel exemple d’intrépidité à l’âge de soixante-dix-huit ans. Bravant les fatigues, comme les dangers, il avait assisté à toutes les affaires et, ne quittant pas Tessé, il était resté à cheval un jour entier. Il dit lui-même à Chamillart[16] que, voulant faire comme le maréchal et se trouver partout avec lui, du commencement jusqu’à la fin, il a eu de la peine à le suivre, mais que sa satisfaction a été grande de voir avec quel ordre, quel courage et quel succès les officiers de tout rang se sont comportés ! — n’est-il pas permis à un vieillard aussi jeune de cœur, aussi solide de corps, de se vanter ainsi, tout en prononçant l’éloge des autres ?

Tessé voit maintenant tout en beau. Il oublie jusqu’à ses propres paroles et, dans sa joie, il blâme ceux qui auraient voulu rencontrer dans les paysans et les villageois « une perfection de courage et d’esprit qu’ils ne sauraient avoir[17]. » Il ajoute encore que « si l’on a mis en doute la fidélité des Provençaux, c’est une visée toute pure, et jamais peuples n’ont été ni plus fidèles ni plus soumis. » Le maréchal ne perdit pas un instant pour informer le roi de la levée du siège[18]et, pour mieux faire, il envoya son fils à Versailles. Mais le marquis de Langeron, commandant de la flotte, en fit autant de son côté, et M. de Beaucaire, expédié par lui très en hâte, aurait devancé le fils du maréchal, si un accident ne l’eût arrêté en route, inde iræ ! et malgré les excuses ironiques que lui adresse Langeron, jusqu’à se déclarer ravi de la chute de son messager, Tessé ne put se retenir d’écrire à Chamillart ce post-scriptum autographe, que nous reproduisons, tellement il traduit sa rancune et répond à la démangeaison de donner un coup de griffe : à M. le maréchal de Gramont disait communément que l’animal de tous qui ressembloit le plus à l’homme, c’estoit le suisse, et moy je dis que le marin à terre ne ressemble à rien ; car à commencer par la valeur jusques aux moindres choses, tenez-les toujours à la mer et jamais à terre ; ils ne pensent point comme les aultres… Est gens[19]. »

Le comte de Grignan obtint que les consuls d’Aix, procureurs du pays, en reconnaissance de leur zèle à pourvoir l’armée, fussent continués dans leur charge jusqu’à l’année suivante. Il y avait des exemples de cette prorogation. Grignan et Tessé eurent encore à s’entendre pour obtenir un certain nombre de récompenses. Les unes consistaient en des gratifications variant de 300 à 600 livres accordées surtout à d’anciens militaires[20] qui avaient repris du service à l’occasion du siège. Un sens honorifique était certainement attaché au don d’aussi faibles sommes, qui représentaient des indemnités de déplacement. Une catégorie plus élevée et plus restreinte comprenait quelques personnes qui s’étaient principalement distinguées, jugées dignes par M. de Grignan de recevoir une lettre du ministre, exprimant la satisfaction du roi à leur égard. Un mémoire à ce sujet, apostille par M. de Grignan, fut remis par lui au maréchal de Tessé, qui le transmit à Chamillart, à la date du 8 octobre, non sans l’avoir lui-même apostillé. Toutes ces grâces furent accordées et, un mois plus tard, Chamillart annonce à M. de Grignan le départ des lettres écrites par l’ordre du roi au baron d’Hugues, au chevalier de Saporte, aux comtes de Vintimille et de Sabran-Canjeurs, au marquis d’Oribeau. Adressées au maréchal de Tessé, ces lettres furent remises par lui à chaque destinataire. Une d’elles existe encore dans la famille du chevalier de Saporte[21] : elle exprime la grande satisfaction du roi auquel le maréchal de Tessé et le comte de Grignan ont rendu compte de la manière distinguée dont le chevalier a servi en Provence, à la tête du régiment des milices dont il avait le commandement.

Les fonctions du chevalier ne cessèrent pas avec l’invasion. Le 24 juillet de l’année suivante, M. de Grignan l’envoya dans les vigueries de Forcalquier et d’Apt, sans doute en prévision du mouvement offensif du duc de Savoie qui amena la prise des forts d’Exil et de Fénestrelle. — En 1709, ce fut le grand hiver, suivi de la famine. Les procureurs du pays, réunis à Aix à la fin de juin, y attendaient le comte de Grignan pour recevoir de lui des ordres et centraliser les avis reçus de partout sur l’état du pays et les mesures à prendre pour assurer l’alimentation publique. C’est du moins ce qu’annonce une lettre d’Anfossy du 25 juin, et un peu plus tard, en août, M. de Grignan recommande le maintien de l’ordre, la prohibition des transports de blés, la sévère punition de ceux qui s’y emploieraient directement ou indirectement. En même temps, les bruits relatifs à une nouvelle tentative de Cavalier, cherchant à s’introduire par la Savoie et le Dauphiné, reprenaient de la consistance; c’est ce qu’apprend une assez longue lettre du comte de Grignan, adressée de Marseille, le 17 août, à M. de Saporta. « Il se pourrait, écrit-il, que le chef des Camisards voulût retourner dans les Cévennes ou le Vivarais et qu’après avoir traversé le Dauphiné, il descendît en Provence. Il faut donc garder soigneusement les passages et examiner ceux qui se présenteront; arrêter les suspects; la récompense serait grande pour celui qui ferait le coup de mettre la main sur un pareil homme. » Et là-dessus, on envoie deux signalemens ou portraits, qui ne s’accordent qu’imparfaitement.

D’après l’un des portraits, Jean Cavalier, âgé d’environ vingt-six ans, est de petite taille, avec les épaules larges et hautes, les cheveux châtain clair, mais cachés sous une perruque, par suite des coups de sabre qu’il a reçus. Selon l’autre portrait, il est âgé de trente-cinq à quarante ans, de petite taille, assez pleine ; il a la tête enfoncée dans les épaules, la mine basse, le regard pourtant assez hardi. Inutile d’ajouter que Cavalier ne se fit pas prendre; mais on voit à quel point le spectre de la guerre civile hantait les imaginations. D’ailleurs, le Vivarais avait eu réellement cette année quelques mouvemens précurseurs de la tentative plus sérieuse de 1710. Celle-ci n’échoua que par la rapidité du maréchal de Noailles accouru de Catalogne pour reprendre Cette et Agde aux Anglais, qui s’en étaient emparés, tandis que Berwick repoussait les Piémontais descendus dans la vallée de Barcelonnette. En Provence, des achats de chairs salées avaient attiré l’attention et donné lieu à des recherches sur la demande du duc de Roquelaure et de M. de Basville. — Ainsi, jusqu’à la fin, toujours en mouvement, voilant peut-être, à force d’activité, le vide de ses derniers jours, le comte de Grignan luttait encore contre la vieillesse et la dominait. Courant de Marseille à Grignan et de Grignan à Aix ou à Lambesc, siège de l’assemblée des communautés qui tenait la place des anciens états, il mourut inopinément dans ce dernier endroit, à l’hôtellerie, dans la nuit du 30 au 31 décembre 1714. Il était âgé d’environ quatre-vingt-cinq ans et gouvernait la Provence depuis quarante-cinq ans. Il laissait une lourde charge à sa fille, Mme de Simiane, qui usa sa vie à poursuivre la liquidation de ses affaires.

M. de Simiane dut à la faveur du régent, dont il était premier gentilhomme, de succéder à son beau-père en qualité de lieutenant-général du roi en Provence. Sa nomination est du mois d’octobre 1715; mais il mourut trois ans après, âgé seulement de quarante-sept ans, et emporta dans sa tombe l’avenir déjà compromis de la famille. — Mme de Simiane est désormais seule, en face d’une situation des plus difficiles. Elle ne songe pas à s’éloigner de la Provence, où la retiennent tant d’intérêts matériels, soutenue qu’elle est par l’espoir de conserver, à force de soins, le château de Grignan, où sont gravés pour elle de si précieux souvenirs. Sans doute à ce moment de sa vie, déjà marquée de tant d’étapes douloureuses, elle fut souvent ramenée en arrière par la pensée ; elle chercha à revoir le passé, et elle dut feuilleter bien des fois cette correspondance où revivaient tant d’êtres déjà disparus et qui l’avaient aimée, dette correspondance même sortira bientôt de ses mains ; nous allons voir dans quelles circonstances et par quels moyens.


III. — MME DE SIMIANE ET LE CHEVALIER DE PERRIN.

Le portrait de Mme de Simiane n’est plus à faire ; les contemporains ont parlé de son charme pénétrant, de l’éclat de son esprit, de la fermeté de sa raison, de la sûreté de son commerce, qui lui valut des amis dévoués. Élevée par Mme de Sévigné et Parisienne dès l’enfance, plus tard dame de la duchesse d’Orléans et appréciée à la cour, elle n’occupa le rang qu’avait tenu sa mère en Provence que pour le perdre presque aussitôt et se vouer ensuite à une vie relativement effacée. Figure discrète, à demi voilée, estompée par !e malheur, fuyant l’éclat et renfermée dans un cercle limité, elle demeure pourtant grande dame ; attachée aux idées de sa famille, elle a comme elle ses préférences et ses éloignemens. Résignée à la vie un peu étroite de la province, elle n’oublie pas cependant qu’elle était destinée à en mener une autre et que les circonstances seules la lui ont enlevée.

Mme de Simiane avait marié sa fille aînée avec le baron de Villeneuve-Vence, en 1723, et la cadette au marquis de Castellane Esparron ; elle passa les années qui suivirent dans des alternatives d’affaires, qui se prolongèrent dix ans et entraînèrent de nombreux procès, avant d’aboutir à la vente de Grignan, en 1732. C’est à ce moment que, perdant tout espoir de retour à Paris, réduite à une fortune médiocre, elle se décida à s’installer à Aix, où elle acheta, de Marc-Antoine d’Albert Saint-Hippolyte[22], non pas un hôtel, mais une maison d’assez belle apparence, encore debout au coin de la rue Saint-Michel. Cette maison était alors presque neuve, puisqu’elle avait été bâtie après le commencement du siècle par le père de Marc-Antoine, François d’Albert, un des consuls prorogés de 1707. Elle a depuis été constamment transmise par héritage et offre cette particularité de conserver intacts l’aménagement et la décoration des appartemens de Mme de Simiane. Les travaux d’ornementation intérieure tiennent une grande place dans sa correspondance avec le marquis de Caumont, érudit et homme de goût, qui la conseille et lui envoie d’Avignon des dessins, des artistes et jusqu’au jeune Vernet, débutant encore inconnu. — Le salon principal n’a pas été touché : Mme de Simiane y retrouverait jusqu’à la tenture rouge qu’elle y fit poser, accompagnée des mêmes panneaux sculptés sur bois et dorés dont elle par le[23] et dont le motif du milieu fut d’abord un trophée trouvé trop lourd. Elle lui substitua un panneau (c d’une simplicité infinie » que l’on peut voir en place « entre les deux pilastres. » Les dessus de portes de Joseph Vernet, dont l’un représente la Fontaine de Vaucluse et l’autre les Arènes d’Arles, sont encore là, ainsi que « les portes cintrées d’encoignures » et les corniches chargées de chimères, exécutées d’après les dessins de Laine[24]. La chambre dépouillée, il est vrai, de la tapisserie du Passage du Rubicon, qui plaisait tant à Mme de Simiane, laisse voir au pied du lit cette porte rase qu’elle aurait voulue plus large et qui était le passage de tous ceux qui avaient affaire à elle, de sept heures à midi, jusqu’à l’heure où son salon s’ouvrait au beau monde. Elle avoue quelque part avoir dépensé 50,000 livres à la décoration de cette maison, dont la valeur n’est que de vingt. Il arrive un moment où elle en veut bannir les inutilités et pourtant elle est charmée de l’œuvre de Vernet ; elle trouve ses dessus de portes admirables. Enfin, au printemps de 1732, elle déclare que sa maison est un vrai bijou que les visiteurs admirent, et elle jouit de cette admiration en attendant le plaisir de l’habiter[25]. Elle vante aussi Belombre, sa bastide de Marseille, qu’elle vient d’embellir et où elle cherche à attirer ses amis. Elle semble heureuse, et cependant cette année est celle où elle passe l’acte de vente de Grignan, et puis elle-même jouira si peu de cette maison et de la verdure intense de Belombre! L’avenir est court devant elle, le terme bien rapproché. Sans doute, à cette heure, elle songe et on la pousse déjà à publier les lettres de sa grand’mère. Cette grande affaire va prendre ses dernières années ; elle ne verra pas même la fin de l’entreprise. Elle en aura toutes les angoisses ; un autre plus avisé en tirera la gloriole et les profits. On voit que nous parlons du chevalier de Perrin, celui auquel, après beaucoup d’hésitations, Mme de Simiane confia le dépôt, jusqu’alors intact entre ses mains, des lettres de Mme de Sévigné et des réponses de Mme de Grignan.

A l’époque où Mme de Simiane prenait possession de sa maison de la rue Saint-Michel, trois éditions clandestines, c’est-à-dire désavouées par la famille et imprimées d’après des copies plus ou moins exactes, avaient paru coup sur coup. C’était, en empruntant ces détails à la notice bibliographique de M. Régnier : l’édition de Troyes, la première en date, 1725 ; celle de Rouen en 1726 ; enfin, celle de La Haye, aussi de 1726. Les deux dernières avaient eu des contrefaçons, dont la plus récente, sans nom de lieu, date de 1733. Les plaintes des intéressés, les réclamations de la parenté, Mme de Simiane blessée au vif et s’épuisant en démarches inutiles auprès du surveillant de la librairie, tout cela est trop connu pour que nous ayons à y insister. Dans ces lettres, les uns admiraient le charme du style, le naturel, la vivacité d’esprit ; mais d’autres recherchaient le côté mordant, les anecdotes, le ridicule jeté sur certains personnages, jadis puissans, maintenant dépréciés comme ayant appartenu à un autre temps et à un régime tombé. Seulement, en l’absence des originaux restés, pour la plupart, aux mains de Mme de Simiane, il est évident que les passages prêtant à la malignité perdaient beaucoup de leur portée, puisqu’on avait la ressource de les tenir pour interpolés. Ce fut justement le jeu et l’adroite manœuvre du chevalier de Perrin, en éveillant et poussant à l’excès les scrupules de Mme de Simiane, de lui suggérer une résolution directement contraire, par les effets qu’elle allait produire, au but qu’elle se proposait avant tout.

Homme très nouveau, fils de Louis Perrin[26], gros marchand, récemment anobli, le chevalier Denis-Marius de Perrin était ainsi nommé parce qu’étant capitaine au régiment de Péquigny, il avait été décoré de la croix de Saint-Louis. Répandu d’ailleurs et bien vu dans la meilleure société, littérateur et bel esprit, il avait su acquérir l’estime et la confiance de Mme de Simiane. Il venait d’atteindre la cinquantaine, et ses relations avec le plus haut monde, ses prétentions de poète, son affectation même d’un titre jusqu’alors réservé aux seuls gentilshommes, contrastant avec l’humilité de son origine, avaient dû lui créer des envieux, même des ennemis dans la classe des anciens égaux de son père. Son ambition, justifiée d’ailleurs par les liaisons qu’il avait su se créer, était alors d’aller à Paris briller sur un plus grand théâtre, de s’y pousser à la suite de quelque illustre personnage, enfin de faire partie de ce monde du XVIIIe siècle, alors dans sa fleur, surabondant de vie, d’élégance et de mouvement.

C’est à ce résultat souhaité que devait le conduire la publication authentique et pour la première fois autorisée des lettres de Mme de Sévigné, s’il obtenait que les originaux lui fussent remis. Il n’épargna rien pour y parvenir et se servit de cet argument spécieux, qu’à des éditions fautives, à un texte défiguré, de nature à porter injure à la mémoire de son aïeule et à faire douter de son esprit, Mme de Simiane n’avait qu’à opposer les lettres véritables, revues par lui, imprimées sous sa direction et purgées de toutes les négligences prétendues, échappées au courant de la plume. On sait que le chevalier réussit dans son entreprise et que de là sortirent les quatre volumes de l’édition de 1734. Les passages blessans pour quelques grands personnages furent, en effet, supprimés ou adoucis ; mais il en resta d’autres qui échappèrent à l’éditeur ou dont celui-ci ne saisit pas tout d’abord la portée. Homme de lettres prétentieux, mais non sans talent, il amputa ou alourdit en toute sûreté de conscience une foule de passages qui ne seront jamais rétablis. — Dans sa préface, il insiste sur les incorrections de l’édition de La Haye, et l’on est surpris de reconnaître par ses citations qu’elles se réduisent uniquement à des étourderies de copiste ou à des erreurs de ponctuation et ne tiennent jamais à des suppressions calculées ni même à des altérations. C’est en homme de goût que le chevalier de Perrin présente au public les lettres de Mme de Sévigné, dont il a revu avec soin le texte original. Il glisse sur les retranchemens qu’il a opérés, comme ayant trait seulement à des détails domestiques peu intéressans pour le public. Il est certain cependant qu’en dépit de ces précautions Mme de Simiane fut assaillie de plaintes, qu’elle eut des regrets profonds de ce qu’elle avait fait et qu’elle voulut même retirer au dernier moment, c’est-à-dire après l’apparition des quatre premiers volumes, l’autorisation de continuer.

Une lettre d’Anfossy au marquis de Caumont, écrite de Paris le 16 février 1736, nous met au fait de la situation et de l’embarras du chevalier de Perrin, dont Mme de Simiane exigeait un désaveu formel, à défaut des épreuves qu’elle[27] aurait voulu avoir entre les mains. Anfossy, dans cette lettre, trace une peinture des plus vives du désespoir de Mme de Simiane. qu’il montre « la tristesse dans le cœur, le reproche au bout de la plume ; » elle est « la plus malheureuse des femmes, tous ses soins sont trahis, tout conspire à l’humilier ; » d’autre part, « le chevalier est trop engagé, et cette suite lui est nécessaire pour écouler les restes de l’édition des premiers volumes, qui ne lui ont pas rendu, à beaucoup près, ce qu’on pourrait s’imaginer. » — Anfossy attribue au contraste entre les histoires galantes de la grand’mère et la dévotion dont elle faisait parade les regrets de sa petite-fille; on a de même fait honneur aux scrupules religieux de Mme de Simiane, et Roux-Alphéran l’a répété de nos jours[28], du sacrifice qu’elle fit des réponses de sa mère, anéanties à cette occasion, en même temps que les originaux de Mme de Sévigné[29]. Mais il est un autre mobile, négligé jusqu’ici, qui peut avoir dirigé Mme de Simiane et dont le document qui va être signalé révèle toute l’importance, c’est l’influence du mécontentement local ; ce sont les cris des gens d’Aix ou des Provençaux qui se crurent atteints, soit directement, soit par allusion. Mme de Simiane cependant résidait au milieu d’eux et il n’était ni dans son intérêt ni dans ses désirs de les blesser, ne serait-ce que par des traits plaisans. Il est certain qu’à ce dernier égard les lettres de Mme de Grignan, toujours écrites de Provence, pleines de ses démêlés, semées d’historiettes et d’appréciations mordantes, avec les noms de tous ceux qui lui avaient déplu, n’auraient pu être publiées sans soulever une foule d’inimitiés; et voilà, selon nous, la vraie raison du refus obstiné de Mme de Simiane et de sa détermination, après de longues hésitations, d’anéantir ces lettres. Un seul exemple suffira pour servir de preuve, et le paragraphe suivant, textuellement extrait du tome m de l’édition de 1734, fera comprendre ce que contenait de moqueries le passage d’une lettre de sa fille, à laquelle Mme de Sévigné réplique dans ces termes[30] : «Mon Dieu, ma fille, que votre lettre d’Aix est plaisante ! Au moins relisez vos lettres, avant que de les envoyer ; laissez-vous surprendre à leur agrément, et consolez-vous par ce plaisir de la peine que vous avez d’en tant écrire. Vous avez donc baisé toute la Provence : il n’y aurait pas de satisfaction à baiser toute la Bretagne, à moins que l’on n’aimât à sentir le vin... Je comprends vos pétoffes admirablement; il me semble que j’y suis encore. » Ce qui veut dire que les dames d’Aix, dont Mme de Grignan venait de passer le défilé en revue, étaient pour la plupart fort ridicules, qu’elles sentaient l’ail au moins autant que celles de Bretagne sentaient le vin et qu’en définitive la lettre de Mme de Grignan en traçait un tableau des plus risibles. Avouons qu’il était difficile à Mme de Simiane, habitant la ville même où ces pétoffes avaient été recueillies de les livrer au public, sous le nom de sa mère. — Au reste, quand elle se débattait ainsi dans un dernier effort et qu’elle sollicitait de bien des côtés, sans doute, pour arrêter le chevalier, elle-même touchait à sa fin. Les volumes complémentaires parurent en janvier 1737, et Mme de Simiane mourut à Aix le 3 juillet de la même année.

Le chevalier de Perrin avait donc agi contre le gré et les intentions de Mme de Simiane, et, finalement, sous le coup d’une sorte de désaveu ; il est tout simple que ce soit à lui, éditeur responsable, correcteur attitré de lettres dont il avait en main les originaux, que soient venus s’en prendre ceux qui se crurent offensés par leur publication. Nul doute qu’il n’ait reçu bien des réclamations de ce genre ; mais comme il n’avait aucun intérêt à les divulguer, nous serions réduits à en soupçonner l’existence, si un heureux hasard ne nous avait livré un de ces documens, d’autant plus curieux qu’il est plus agressif à l’égard du chevalier de Perrin, plus comminatoire et appuyé d’argumens de nature à l’impressionner vivement.

Ce document[31], sur papier très jauni, est intitulé : « Lettre du sieur ***, advocat au parlement de Provence, à M. le chevalier Perin, correcteur des Lettres de Mme de Sévigné. » La suscription porte : A Monsieur le marquis d’Olivary, près la place Saint-Honoré, à Aix. La maison que mentionne l’adresse ayant été vendue par M. D’Olivary à l’occasion de son mariage, en 1741, l’envoi du document en question est forcément antérieur à cette date. C’est une copie fort lisible, mais très mal orthographiée. En voici le début : « Il me semble qu’un éditeur de rapsodies, comme vous, aurait dû ménager un compilateur de bons arrêts, comme moi. » Nous savons déjà que l’auteur de la lettre est un arrêtiste, retenons ce point qui nous permettra de trouver son nom. « En effet, continue-t-il, si la lettre injurieuse contre M. Autrement, mon beau-père, que vous donnez au public sous le nom de Mme de Sévigné, est sortie de la plume de cette dame, pourquoi ne l’avez-vous pas supprimée, ou si vous vous êtes fait une loi de rendre publiques toutes celles qu’elle a composées, pourquoi supprimer celle que je vous envoie sous cette enveloppe? » Le dilemme est pressant, et nous voilà au courant de l’affaire : l’arrêtiste est le gendre d’un M. Autrement, et celui-ci est injurié dans une des lettres publiées. — Mais poursuivons notre lecture : « Vous n’avez pas sans doute fabriqué la première[32] pour donner une idée de votre style épistolaire, (car) c’est une des plus plaies de vos quatre volumes. » Les deux derniers n’avaient donc pas encore paru et nous sommes reportés à 1736, au plus tard. — l’arrêtiste revient ensuite à la seconde lettre, celle qu’il soupçonne Perrin d’avoir supprimée. Si c’est l’absence de date qui l’a déterminé à cette suppression, pourquoi, dans son « assommante préface, » s’est-il vanté d’avoir si bien réussi à les rétablir? Il le raille, non sans raison, de s’être escrimé à des changemens de mots, trop insignifians pour ne pas être un témoignage de la vigueur extrême de son imagination. Mais alors, reprend l’arrêtiste, « pourquoi vous en prendre à M. Autrement? C’était un pauvre gentilhomme allemand qui, au su de tout le monde, avait été gouverneur et non valet de M. le marquis de Grignan. » — Pareil en cela à ceux qui, ayant lu jaunisse, voient tout en jaune, M. le chevalier correcteur aperçoit partout des valets, parce que son aïeul Perrin était celui de M. Artus d’Olivary[33]. Mais ce n’est pas tout, et voici, « tel qu’on le débite dans notre ville, le vrai motif de votre haine et de votre vanité contre ce pauvre gentilhomme. » Selon l’arrêtiste, que nous abrégeons, M. Autrement avait dû déposer devant le lieutenant-criminel au Châtelet de Paris, à la requête de M. Fromentin, directeur des postes de Provence, assignant pour fait d’usure et de concussion Perrin, marchand, d’Aix, et père du chevalier. Il s’en était suivi une condamnation à 50,000 écus de restitution par un jugement qui couvrait Perrin d’infamie. La lettre, demeurée inédite, de Mme Sévigné donne une légère idée de cette cause célèbre, et le jurisconsulte la réserve pour un prochain volume d’Arrêts qu’il publiera incessamment, et, tandis qu’il vengera la mémoire de son beau-père comme un auteur peut le faire, ses deux beaux-frères, MM. Autrement, officiers dans les troupes palatines, « sauront trouver leur temps pour châtier, en gentilhommes, un auteur satirique qui les a offensés mal à propos. — Sur ce, je prie Dieu de conserver les côtes de votre chevaleureuse (sic) personne... » — Est-ce assez insultant et outrecuidant ! Mais ces assertions répétées de rapsodies et de platitudes, cette accusation de haine et de vanité cherchant une occasion de se satisfaire, ne résument-elles pas clairement les critiques formulées, par la masse intéressée ou non du public, contre le recueil des lettres de la marquise? Ce ne sont plus les véritables lettres, disait-on ; c’est Perrin substituant sa glose et ses tournures au texte défiguré de l’auteur. Nous avons évidemment ici un écho naïf, grossi, si l’on veut, de ce qui se disait couramment à Aix et un peu partout au moment de la publication. Mais quelle était cette lettre manquant au recueil imprimé et qu’on défiait Perrin de reproduire? La voici tout au long ; elle est assez courte pour pouvoir être mise sous les yeux du lecteur, qui jugera ainsi de sa valeur :


LETTRE DE MADAME DE SEVIGNE A MADAME DE GRIGNAN, SA FILLE[34].


Madame de La Fayette meurt d’envie de vous voir; son espérance sera-t-elle trompée? En vérité, mon enfant, mes sentimens semblent avoir passé dans son cœur sans être sortis du mien. M. L’abbé de Pontcarré parle toujours d’un voyage à Rome; il est parfaitement raccommodé avec son frère, et c’est une joie pour tous leurs amis communs; je suis persuadée que vous la partagerez avec nous. Notre ami Fromentin a fait placarder et crier par tous les coins et carrefours un monitoire fort drôle, quoiqu’en style de palais, contre Perrin, marchand de votre capitale, qu’il accuse d’usure et de concussion. Tout le monde plaint le pauvre Fromentin, mais tout le monde le blâme d’avoir refusé vingt mille écus d’accommodement que l’usurier lui offrait et l’on craint qu’après avoir bien plaidé, notre ami ne prouvera rien, tant Perrin est habile dans son métier et en état de donner de la tablature à tous les juifs des halles.

M. de Coulanges est resté à Sens, où il s’est prodigieusement ennuyé; mais l’ennui, ma chère fille, ne porte pas toujours sur la santé, et il me le mande. Ainsi, adieu, ma chère enfant, je vais courir pour vous!


La lettre que nous venons de reproduire est-elle inventée ou seulement remaniée, ou bien serait-elle authentique? — Il paraît difficile de le dire à première vue : les personnages dont on parle sont vrais; les sentimens et les actes qu’on leur prête n’ont rien que de naturel. Une lettre pareille aurait pu à la rigueur être écrite vers 1676, à l’époque où le cardinal de Retz séjourna à Rome, à l’occasion d’un conclave, et où, par conséquent, son ami l’abbé de Pontcarré aurait eu la pensée de le rejoindre; il était frère d’un conseiller au parlement de Paris avec lequel il peut avoir eu quelque démêlé. Mais à cette date, Autrement, nous le verrons bientôt, entrait à peine au service de Mme de Sévigné ; il y a peu d’apparence qu’il ait comparu presque aussitôt devant le Châtelet, en qualité de témoin, dans une affaire concernant quelqu’un d’Aix. Plus tard, il est vrai, on rencontre la trace d’un autre séjour d’Autrement à Paris, qui se prolonge jusqu’après le retour en Provence de Mme de Grignan. À ce moment, il est question à plusieurs reprises de Mme de La Fayette, une fois aussi de l’abbé de Pontcarré, que Mme de Sévigné nomme cependant toujours le gros abbé ; elle emploie même, en écrivant à sa fille, cette expression « qu’elle lui donne de la tablature, » expression que l’on remarque justement dans la lettre controversée. Mais, d’autre part, ce monitoire placardé, ces termes d’usure et de concussion qui sentent le légiste, la profession de marchand appliquée à Perrin comme à point nommé, enfin, la longueur relative de l’épisode tout entier sont faits pour donner l’éveil. Dans tout cela on sent percer le calcul, et l’artifice se devine. D’ailleurs, que la lettre fût fabriquée ou véritable, l’essentiel pour l’arrêtiste était de frapper fort, en jetant au chevalier la menace d’une révélation scandaleuse. Par là, de toutes façons, il lui était possible de l’atteindre et de le faire reculer.

Mais quel était l’arrêtiste et Autrement, son beau-père? — Point de doute à concevoir à leur endroit. du érudit[35], que nous avons consulté, a bien voulu dresser à notre intention l’état civil et établir la filiation du premier. Quant au second, nous n’avons eu qu’à ouvrir les lettres de Mme de Sévigné, le jeu de mots que son nom lui a inspiré reste aisément gravé dans la mémoire. — Joseph Bonnet, né à Brignoles vers 1660, docteur en droit et avocat, avait épousé à Aix, le 24 septembre 1724, Marie-Andrée Holterman, fille de Jean-Pierre et de feue Françoise-Bénigne Guynet. Il avait publié, en 1733 et 1734, deux recueils d’arrêts du parlement de Provence et en préparait un troisième plus important, paru en 1737[36], au moment où il adressait au chevalier de Perrin l’injurieux factum analysé plus haut. Il mourut probablement l’année suivante. Tout concourt ainsi à attester la réalité du document en notre possession et l’usage qui en fut fait.

En ce qui concerne Autrement ou Holterman[37], son histoire est trop curieuse pour ne pas en dire quelques mots : le passage qui choquait si vivement l’avocat Bonnet se lit au tome IV, page 23, de l’édition de 1734. Mme de Sévigné y parle d’un petit Allemand extrêmement adroit, beau comme un ange, doux et honnête comme une pucelle, qui va répéter son allemand chez M. de Strasbourg, c’est-à-dire chez le prince de Furstenberg ; puis, elle ajoute ce très innocent calembour : « Je vous défie de deviner son nom, quoi que vous puissiez dire, je vous dirai toujours, c’est autrement ; c’est qu’il s’appelle Autrement : ma chère, j’ai trouvé ce nom admirable; je lui apprends à nouer des rubans : en un mot, je crois que vous vous en trouverez fort bien. » C’est tout, et le mot de valet n’est pas prononcé; mais il paraîtrait que nouer des rubans, ces rubans que portait Alceste, l’homme aux rubans verts, et qui ornaient les épaules, la ceinture et les genoux des gens du bel air, impliquait un office de domesticité. Autrement était bien valet de chambre du petit marquis, alors âgé de cinq ans, mais peut-être par vanité lui laissait-on prendre des allures de gouverneur et en affichait-il les prétentions. N’avons-nous pas maintenant des bonnes allemandes qui posent pour institutrices? et Autrement, dont la pauvreté est alléguée par son gendre, pouvait sortir de quelque famille d’obscure noblesse. Quoi qu’il en soit, lorsque, après avoir séjourné près de deux ans à Paris et y avoir fait amener son fils en 1679, Mme de Grignan retourne en Provence le 15 septembre de cette année, elle laisse derrière elle Autrement, qui ne part pas avant la fin de novembre, puisque, le 30 de ce mois, il écrit de Lyon où il compte s’embarquer pour le midi. Il semble que dans ce voyage il ait suivi les gens de Mme d’Oppède[38], et Mme de Sévigné le traite bien comme un domestique, puisqu’elle ajoute : « Il est un peu rade sur la dépense ; il ne parlait pas de moins d’un écu par jour: nous nous moquâmes de lui ; nous croyons que, si vous lui donnez 25 ou 30 sols, à cause de sa maladie qui le rend délicat, c’est le bout du monde. Nous vous compterons sa garde, ses bouillons ; mais depuis notre retour à Livry, qu’il était pêle-mêle avec nos gens, assurément, vous n’en entendrez plus parler. » Il n’en faut pas douter, à ce moment du moins et aux yeux de tous, Autrement est tenu pour un vrai domestique. Ce passage, bien plus significatif que l’autre, avait été cependant supprimé par le chevalier de Perrin dès 1734 ; il a été depuis rétabli d’après une ancienne copie[39]. Que n’aurait pas dit l’avocat Bonnet s’il avait été imprimé comme l’autre vers la fin du même volume? Mais aussi ne peut-on pas admettre que cette suppression faite, non sous le coup de la menace, mais avant qu’elle lui eût été adressée, a dû servir de justification au chevalier de Perrin, en même temps que le passage, connu de lui, était entre ses mains une arme précieuse pour fermer la bouche à l’arrêtiste et l’empêcher de pousser plus loin sa vengeance? De la une sorte de transaction, peut-être tacite, intervenue entre les deux camps : Ne réveillez pas le souvenir du procès d’usure ni de la basse origine de mon aïeul, et moi j’effacerai le plus possible ce qui blesse la famille de votre beau-père; donnant, donnant : — c’était assez dans le caractère et les allures du chevalier de Perrin. Disons, pour n’avoir plus à y revenir, que dans l’édition de 1754, préparée par le chevalier, bien que posthume en réalité, il n’est plus question des nœuds de rubans, et la fin de l’alinéa incriminé se trouve modifié de la façon suivante : « c’est qu’il s’appelle Autrement: n’est-ce pas un nom bien propre à ouvrir l’esprit à des pointilleries continuelles ! » La phrase substituée est assurément lourde; mais les réclamans eurent pleine satisfaction, et cette querelle qui devait aboutir à rompre les côtes de Perrin, s’apaisa sans bruit sur sa tombe.

« Autrement » ne manquait, à ce qu’il semble, ni de savoir-faire, ni de ténacité d’esprit. Il était encore auprès du marquis de Grignan, ou du moins sous sa protection, lors du mariage de celui-ci avec Mlle de Saint-Amans. Le marquis le recommanda à son beau-père, et ce dernier le fit entrer dans les fermes où il fut employé en qualité de commis. Il était, en 1702, préposé à la recette des droits sur les marchandises qui entraient dans Paris, au bureau des Percherons, du côté de Montmartre, lorsqu’il fut dénoncé à d’Argenson et par lui à Pontchartrain comme « nouvelliste, » c’est-à-dire comme faisant commerce de gazettes à la main. Il employait des scribes gagés par lui à en écrire « jusqu’à cent-cinquante copies par ordinaires.» Il était même soupçonné, en sa qualité d’Allemand, d’en envoyer à l’étranger, et, sur l’autorisation expresse de Pontchartrain, il fut arrêté le 1er juillet et envoyé à la Bastille. Il fut fait en même temps une perquisition dans sa chambre en présence de M. de Saint-Amans, dont les attenances avec le prévenu n’étaient pas ignorées du ministre.

Cette fois son nom, exposé à tant de changemens, est écrit « Altremand, » mais c’est bien lui. Il fut même considéré tout d’abord, dans une note destinée au gouverneur de la Bastille, comme un criminel dangereux. M. de Junca, qui tenait le journal des entrées, relate sa nationalité allemande et mentionne qu’il a servi le comte d’Aubigny. On l’interroge le 12 juillet, d’après des instructions transmises de Marly à M. D’Argenson, lieutenant de police, par Pontchartrain. Mais la note est déjà singulièrement adoucie, et peut-être l’intervention du marquis de Grignan[40] n’y a-t-elle pas été étrangère. — Il y a à Paris bien d’autres personnes que lui se mêlant d’écrire de pareilles gazettes et les répandent mystérieusement sans les remplir d’autres nouvelles que celles qu’ils copient dans les feuilles imprimées. Les aides d’Altremand ont été mis les premiers en liberté ; en ce qui le concerne lui-même, il faut vérifier au plus tôt s’il est coupable et lui rendre justice. En parlant ainsi, au nom du roi, le 19 juillet, Pontchartrain semble jeter un blâme sur d’Argenson d’avoir agi aussi rigoureusement dans une occasion de minime importance. D’après d’Argenson, qui tient pour la sévérité, Altremand aurait entrepris, depuis cinq ou six ans, un commerce public de nouvelles ; il enverra incessamment son interrogatoire. — Enfin, un rapport du 2 décembre 1702, à la suite du quel Altremand est remis en liberté, nous apprend qu’Allemand d’origine et valet de chambre du marquis de Grignan, puis employé dans les fermes par M. de Saint-Amans, il tirait de son commerce de gazettes à la main plus de 2,000 livres par an ; sans qu’il soit avéré cependant qu’il en ait fait passer à l’étranger. Il a été assez puni de sa faute par cinq mois de prison et la perte de son emploi, et cependant il faut pour l’exemple le reléguer hors de Paris; afin, ajoute le rapport, d’en imposer aux écrivains de la même espèce, à qui « ce bannissement est plus insupportable que toute autre peine.» On voit que, si les procédés ne sont plus les mêmes, les idées et les mobiles qui constituent le fond de la vie parisienne n’ont guère changé depuis bientôt deux siècles.

Autrement ou Halterman, chassé de Paris, se retira sans doute en Provence, où l’attendait le patronage de comte de Grignan. Économe et patient à la façon des Allemands, il dut y revenir avec une fortune assez ronde pour établir honorablement sa fille Andrée en lui faisant épouser l’arrêtiste Joseph Bonnet, en 1724. Le marié, avocat bien posé, était du reste, à cette date, très loin de la jeunesse, puisque, né à Brignoles vers 1660, il avait atteint sinon dépassé la soixantaine. Les fils d’Autrement, nous l’avons vu, officiers dans les troupes de l’électeur palatin, passaient, quoi qu’il en fût, pour de bons gentilshommes.

Il nous reste, avant d’avoir achevé cette modeste étude, à prendre congé du chevalier de Perrin, dernier survivant de ceux que nous venons de mettre en scène. Jusqu’ici, on savait seulement qu’il était resté à Paris, fort apprécié du beau monde et qu’il avait consacré la fin de sa vie à préparer une nouvelle édition des Lettres de Mme de Sévigné, celle qui parut en 1754. C’est surtout dans cette édition qu’il encourut le reproche d’avoir remanié par purisme et pédanterie le style de Mme de Sévigné. Mais, en dehors de ces fonctions d’éditeur et de correcteur, le chevalier en avait-il d’autres qui le retinssent à Paris? Plusieurs documens nous ont révélé tout récemment qu’en 1746 et peut-être auparavant il était attaché au maréchal de Belle-Isle et lui servait de secrétaire. Il est certain qu’il l’accompagna en Provence lors de l’invasion des Austro-Sardes, que le maréchal repoussa victorieusement. Cette invasion fut en tout la répétition de celle de 1707. La marche des ennemis. Grasse mis au pillage, Toulon menacé, le pays rançonné du Var à la Durance, présentent le même tableau. La résistance fut organisée sur le même plan et avec le même succès. Pour compléter le parallèle, c’était le fils du chevalier de Saporte, Jean-Étienne de Saporta, à qui le maréchal, par une commission contresignée de Perrin, confia la garde du Verdon et le commandement supérieur des milices de la Haute-Provence. Les Autrichiens défaits repassèrent le Var et Nice fut occupée. Le chevalier de Perrin y reçut l’hospitalité du comte Raynardi, membre du sénat. De là des relations qui survécurent à l’occupation, attestées par deux lettres de 1740, l’une de Paris, l’autre de Metz, et qui nous mettent au fait de la vie menée alors par le chevalier. Il écrit, le 24 avril, qu’il court incessamment de Paris à Versailles et de la cour à Paris. Accablé par les affaires de son état et par les siennes propres, il vit dans un tourbillon et n’espère pas en sortir avant l’hiver prochain. Il va suivre le maréchal en Normandie et ensuite dans son gouvernement de Metz. C’est là que Perrin a son département propre, qu’il a établi sa famille, dont il vient de recevoir des nouvelles rassurantes. À l’heure présente, il réside à l’hôtel de Belle-Isle, qui au milieu de tant de courses, est le centre de ses divers mouvemens. Le 22 août de la même année, il est à Metz et il ira inspecter la frontière jusqu’à la fin de septembre, en compagnie du comte de Gisors ; puis il retournera à la cour pour tout l’hiver.

Le chevalier de Perrin, par un sort absolument contraire à celui de Mme de Simiane, a donc fini sa carrière dans un milieu brillant après avoir eu d’obscurs commencemens. Ses instincts de vanité eurent jusqu’au bout de quoi se satisfaire. Subalterne chez un grand seigneur, dont l’affabilité envers ses inférieurs était bien connue, le suivant à la cour, il gravitait dans l’orbite d’un astre parvenu à son apogée et participait à son rayonnement. Il fut heureux jusqu’au terme. Recherché de tous côtés, forcé de se prodiguer, convive assidu, on peut dire qu’il resta sur le champ de bataille, puisque, d’après une note relevée par M. Monmerqué dans un manuscrit du temps, il mourut d’une indigestion, à l’âge de soixante-dix ans, le 7 février 1754. À cette date, l’édition nouvelle préparée par lui va paraître, et Mme de Sévigné, dont la gloire n’est plus contestée, dont les lettres ne soulèvent plus de réclamations, a pris place parmi nos grands écrivains : elle est devenue classique. Perrin garde l’honneur d’avoir présidé à cette évolution, de l’avoir devinée, de l’avoir poursuivie à tout prix. Il est vrai que ce prix est cher, puisque, sans lui, nous aurions eu vraisemblablement tôt ou tard la correspondance de Mme de Sévigné complétée par celle de sa fille, en conservant les originaux et avec ceux-ci la possibilité de rétablir le vrai texte. Mais, dans ce monde, on ne saurait tout avoir, et Perrin, s’il était là, nous répondrait : « Êtes-vous bien sûr que, sans moi, vous n’eussiez pas tout perdu ? J’ai cru bien agir ; que celui de vous qui, à ma place, n’en eût pas fait autant me jette la première pierre ! »


G. DE SAPORTA.

  1. Extrait du Recueil des lettres, mémoires et états originaux écrits à M. de Louvois concernant la levée des milices, la convocation de l’arrière an, les nouveaux convertis et autres matières du dedans du royaume, vol. 903 et 904 de la série du Dépôt de la guerre. — Nous devons la connaissance de ces documens et de ceux relatifs au siège de Toulon à l’historien des Guises, de Philippe II et de l’émigration, M. H. Forneron.
  2. On voit qu’au lieu des vingt compagnies réglementaires on s’était contenté, pour le début, d’en mettre sur pied la moitié.
  3. Ancienne paroisse du comté de Forcalquier, située à 7 lieues de Gap. — c’était, au point de vue féodal, une seigneurie de quelque importance, dont une brandie des La Tour-du-Pin porte encore aujourd’hui le nom (note communiquée avec d’autres renseignemens par M. de Berlue-Péruasis).
  4. Lettre du 1er mars 1689.
  5. Le vrai nom est Saporta, dont la terminaison était francisée selon l’usage du temps : Pierre-Joseph de Saporta, seigneur de Châteauneuf-les-Moustiers, né en 1657, était fils de François-Abel, qui avait servi dans les mousquetaires, et de Jeanne de Gérard de Beaurepos, et petit-fils d’Etienne de Saporta, président au siège présidial de Montpellier. Il avait deux frères, officiers de mérite et chevaliers de Saint-Louis, et une sœur, Françoise de Saporta, mariée au marquis de Grillon.
  6. Ces lettres témoignent de l’exquise politesse et du ton gracieux qui présidaient alors aux rapports entre gentilshommes, de supérieur à inférieur, et dans les lettres mêmes concernant le service et transmettant des ordres. — Nous remarquons, dans une lettre du 21 août 1695, cette phrase : « j’ai cru devoir vous prier de vous y employer avec vostre zèle ordinaire pour le service de Sa Majesté et avec l’amitié que vous avez pour moy. » Et cette autre, du 29 juillet 1703: « Je compte sur vostre zèle pour le service du roy en cette occasion, et je ne laisse pas de penser que vostre amitié pour moy y entrera pour quelque chose. »
  7. Il devait y être encore en juin 1695, époque où nous savons, par une lettre de Mme de Sévigné à M. de Coulanges, que M. de Grignan était allé faire une tournée vers les côtes.
  8. Saint-Amans, au lieu de Saint-Amant ou Amand, est conforme à l’orthographe suivie dans l’acte de mariage donné par l’historien du Marquis de Grignan, M. Frédéric Masson (Paris, 1882, p. 184). L’auteur entre dans de curieux détails à propos des embarras d’argent des Grignan, mais nous croyons qu’il se trompe dans son appréciation des circonstances mêmes du mariage; il fait, selon nous, fausse route, lorsqu’il entrevoit dans l’absence de « coucher, » dans la liberté laissée aux mariés et l’abstention des jovialités gauloises du lendemain, « un de ces drames intimes que les contemporains ne font que pressentir et que la postérité ignore. » — Loin de là, Mme de Sévigné, qui assiste pour la première fois à un mariage provençal, compare les usages du pays à ceux du nord et surtout de Bretagne, et cette comparaison, dans son idée, est favorable à la Provence. Là, effectivement, sous le plus humble toit, comme dans le monde le plus élevé, il n’y a jamais eu aucune de ces coutumes gaillardes, alors si répandues ailleurs. De nos jours encore, la jeune mariée villageoise, confiée uniquement à son mari, se retire avec lui de bonne heure. Elle agit de point en point comme le dit Mme de Sévigné. Celle-ci, en s’écriant: « Hélas ! que vous êtes grossier ! » rend exactement sa pensée, et, en s’excusant de ne pouvoir satisfaire la curiosité de M. de Coulanges, elle fait par cela même ressortir le côté honnête et le bon naturel des mœurs provençales.
  9. Il avait pourtant une autre fille d’un premier mariage; elle avait épousé, malgré lui et sa belle-mère, le marquis de Vibraye et survécut à son père. Son fils, Paul-Maximilien Hurault de Vibraye, selon le témoignage de M. Frédéric Masson (le marquis de Grignan, p. 304), porta le titre de comte de Grignan.
  10. Dépôt de la guerre, vol. 2041.
  11. Petite ville à 15 kilomètres de Marseille, sur la route de Toulon.
  12. On disait alors la Croix-Faron.
  13. Ce sont les propres paroles du maréchal de Tessé, écrivant d’Aix à Louis XIV, le 26.
  14. L’ordre donné à Aix est en date du 30 juillet; la qualification de chevalier tient sans doute à ce que Pierre-Joseph de Saporta avait alors reçu la croix de Saint-Louis.
  15. Lettre de Louis XIV au maréchal de Tessé, du 14 août 1707.
  16. Grignan à Chamillart, le 16 août 1707.
  17. Lettre de Tessé au roi, du camp de Cagnes, 1er septembre 1707.
  18. Tessé au roi, le 22 août 1707.
  19. Tessé à Chamillart, le 4 septembre 1707. Est gens, c’est-à-dire c’est une race à part. Ce jugement résume sans doute, à l’aide d’une boutade, une suite de tiraillemens que la ténacité bien connue des marins et une sorte de raideur qu’ils apportent parfois dans les rapports de service expliquent suffisamment.
  20. A la suite des noms de Bernard, — de Mérindol, — du Vemègues, chevalier de Malte, etc, on remarque celui de Riousse, juge à Cannes, qui représente seul l’ordre civil ou la robe, comme on disait alors. — Cannes avait été fort maltraité lors de la retraite, Le Cannet brûlé et Mouans pillé; Biot et dix-sept villages des environs étaient entièrement ruinés. Les Allemands excitaient les plus fortes plaintes : à Vallauris, près de Cannes, les habitans, réunis par ordre dans l’église, furent massacrés avec des raffinemens de cruauté par les soldats de Hesse. Les Anglais et les Hollandais avaient été beaucoup plus humains. (Lettre de M de Gourdon, président de Nice, à Chamillart, du 7 septembre 1707.)
  21. La suscription de l’enveloppe présente cette singularité de donner au chevalier de Saporte la qualification de capitaine de grenadiers du régiment de Vosje ( sic}; mais cette singularité a sa raison d’être dans ce fait que Pierre-Joseph de Saporta avait effectivement un frère puîné, capitaine au régiment de Vosje. Un certificat du marquis de la Floride atteste qu’il faisait partie, en 1706, de la garnison du château de Milan. Comme tous les officiers capitulés des troupes françaises de Lombardie, il dut grossir l’armée de Toulon et assister au siège. Dès lors, l’erreur s’explique d’elle-même, et tandis que le comte de Grignan inscrivait dans son mémoire le nom du commandant des milices de la Durance, le maréchal de Tessé, frappé de ce nom, et peut-être impressionné par quelque trait de courage du capitaine de grenadiers, n’avait pas manqué de le désigner au ministre en apostillant le mémoire, et d’établir ainsi, entre l’un et l’autre frère, une confusion à coup sûr honorable pour tous deux.
  22. Les Rues d’Aix, II, p. 426.
  23. Mme de Simiane au marquis de Caumont, lettre du 20 février 1732.
  24. Lettre du 19 février 1731.
  25. Lettre du 2 mai 1732.
  26. En se retirant des affaires, il avait acquis un office de secrétaire du roi, qui donnait la noblesse, après avoir bâti, vers 1660, dans le quartier neuf, le long du cours d’Aix, une des premières maisons qui y aient été élevées. (Voir les Rues d’Aix, II, p. 173.)
  27. Édition de M. Régnier, tome XI, p. 10.
  28. Rues d’Aix, n, p. 173.
  29. Une phrase de la préface, placée en tête du cinquième volume de la première édition de Perrin, fait évidemment allusion à cette destruction, en disant que toutes les recherches qu’on a pu faire pour retrouver les réponses de la fille à la mère « ont été vaines et ne laissent aucune espérance pour l’avenir. »
  30. Aux Rochers, le mercredi 30 octobre 1675. — Édition de 1744, t. III. p. 69, lettre CCXXIX.
  31. Il a été trouvé dans les papiers de famille du marquis d’Olivary, ancien émigré, chevalier de Saint-Louis, propre fils de celui à qui il fut adressé : Henri Honoré d’Olivary, né à Aix le 7 septembre 1712, marié en premières noces, le 14 janvier 1741, avec Mariane de Lévêque; remarié, le 9 juillet 1771, avec Paule-Marie-Christine de Raffelis de Roquesante; mort le 24 août 1789. Sa veuve lui survécut cinquante ans, et son fils unique est mort plus de soixante-quinze ans après le décès de son père. Sa petite-fille avait épousé le comte Raynardi de Sainte-Marguerite, d’une ancienne famille de Nice, avec laquelle le chevalier de Perrin avait noué des relations lors de l’occupation française de 1746. De là les deux lettres relatées plus loin. — Nous devons ces détails et la connaissance des documens eux-mêmes à M. Paul de Faucher, arrière-petit-gendre du dernier marquis d’Olivary.
  32. Celle où il est question d’Autrement; c’est la 328e de la première édition de Perrin, t. IV, p. 19; elle est datée de Livry, mercredi 7 octobre 1676. — Cette lettre débute par une plaisanterie à propos d’une locution provençale dont Mme de Sévigné affecte de se servir, et que le prudent chevalier avait eu soin d’enlever.
  33. Henri-Honoré d’Olivary, à qui le document en question avait été adressé, était arrière-petit-fils de Pierre Olivary ; conseiller au parlement, dont le frère aîné, Artus, possesseur d’un remarquable cabinet d’antiquités, mourut à Aix, sans enfans, en 1652
  34. Dans le manuscrit, on lit, à la suite : « à laquelle M. le chevalier correcteur Perrin ne manquera pas, sans doute, de restituer sa date. »
  35. M. le marquis de Boisgelin, dont les recherches sur l’exacte filiation d’un très grand nombre de familles provençales sont dirigées par une méthode des plus rigoureuses.
  36. Recueil d’arrêts notables du parlement de Provence, par M. Joseph Bonnet, avocat au même parlement; Aix, chez Claude Paquet, 1737, in-4o.
  37. Voyez l’édition Régnier, tome V, p. 92, en note. — M. Régnier suppose que la forme allemande du nom a dû être Otterman ou Osterman.
  38. Marie-Charlotte Marin, fille de Denis Marin, seigneur de la Châtaignerie, intendant des finances, et de Marguerite Colbert du Terron; elle était nièce du grand Colbert et avait épousé, en 1674, Jean-Baptiste de Forbin-Maynier, marquis d’Oppède, premier président au parlement de Provence et ambassadeur de France en Portugal en 1681 ; elle mourut en 1737.
  39. Voyez l’édition Régnier, tome VI, p. 129, en note. — Pour s’assurer de la suppression, on n’a qu’à comparer la lettre 760 de l’édition Régnier à la lettre correspondante CCCVCI de l’édition de 1734. Tout l’alinéa commençant par ces mots: «Beaulieu a reçu une lettre de Lyon, d’Autrement, etc. » a été retranché.
  40. Il était alors brigadier de cavalerie et faisait campagne en Belgique, sous le commandement du duc de Bourgogne. (Le Marquis de Grignan, p. 270 et suiv.)