Les Derniers jours de Léon XIII et le Conclave de 1903

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Les derniers jours de Léon XIII et le conclave de 1903
Un témoin

Revue des Deux Mondes tome 20, 1904


LES
DERNIERS JOURS DE LÉON XIII
ET
LE CONCLAVE DE 1903

Le pontificat de Léon XIII a été apprécié ici même avec une autorité et une compétence parfaites par MM. Francis Charmes et Georges Goyau. Les pages qui suivent, étrangères à toute considération de philosophie historique, ne prétendent qu’à donner une idée exacte et sommaire de certains faits importans sur lesquels n’ont encore été publiés que des récits incomplets ou faux. Elles ont été écrites par un témoin en plusieurs personnes qui ne craignent aucun démenti parce qu’elles étaient bien placées pour savoir ce qu’elles racontent.


I

Le pape Léon XIII avait conservé jusqu’à quatre-vingt-treize ans son intelligence lucide, sa mémoire prodigieuse et une volonté de vivre qui soutenait son corps frêle et lui donnait une résistance extraordinaire. Il n’avait pourtant point paru prédestiné à un long pontificat et il était si faible, lors de son élection, que ses parens croyaient qu’il ne passerait pas l’année. On doutait qu’il fût capable d’affronter la longue et fatigante cérémonie du couronnement, on le soumit à une épreuve préparatoire pour se convaincre qu’il pouvait supporter les ornemens pontificaux ; et ses proches disaient : « Pourvu qu’il aille jusqu’à la Saint-Pierre et que nous ayons en famille la médaille qui rappellera notre honneur ! » Il célébra vingt-cinq fois la fête de Saint-Pierre, et la réclusion qu’il s’imposa fortifia sa santé, en dépit de tous les pronostics médicaux. Il commença pourtant par en souffrir terriblement. Une fois même, à ce que nous a raconté un de ses premiers secrétaires, il eut comme un accès de désespoir. D’un geste de colère il prit sur sa table papiers, plumes et livres, et jeta le tout contre le mur de son cabinet de travail, en s’écriant : « Quel malheur d’être ainsi enfermé, moi qui aimais tant le grand air et la vie active ! » Cependant il lui arriva ce qui arrive à tous les prisonniers. Il s’habitua à la cellule qu’il ne quittait point, et que le monde entier vint bientôt remplir de gloire. Sa santé s’améliora, les années s’accumulèrent et la mort parut l’avoir oublié. Quoiqu’il parlât de temps en temps du poids de la vieillesse et du peu de jours qui lui restaient, il semblait plutôt croire à la vie et tout résigné même à devenir centenaire. « Votre Sainteté atteindra le siècle, lui disait un jour une bonne religieuse française. — Ma fille, répondit-il, c’est comme il plaira à la Providence ; n’assignons point un terme à ses bienfaits. » Un évêque américain, lui faisant ses adieux, lui confiait sa tristesse : « Je souffre, Très Saint-Père, à la pensée que peut-être je n’aurai plus le bonheur de vous revoir. — Monseigneur, est-ce que vous souffririez de quelque maladie ? » Recevant à Noël les vœux du Sacré-Collège, et se voyant entouré de quarante cardinaux, il dit en souriant : « Vous voilà assez nombreux pour faire un conclave ! » Il s’éleva du circolo une protestation universelle, qu’il ne contredit guère, et à laquelle donnaient raison la vivacité de son regard, la fermeté de sa parole, et la présence d’esprit avec laquelle il parcourait le monde chrétien tout entier pour énumérer les joies et les douleurs qu’il en recevait.

Il avait la conscience d’être beaucoup plus jeune que son âge, et il entendit volontiers le roi d’Angleterre lui dire, en y mettant quelque flatterie, qu’il ne portait pas beaucoup plus de soixante ans. Par une coquetterie de grand homme, il n’entendait point apparaître à la postérité sous les traits de la décrépitude. Notre illustre Benjamin Constant désirait beaucoup faire son portrait, et il obtint cette faveur après une petite négociation où la gloire de l’artiste plaida sa cause beaucoup mieux que le prélat qui s’en était chargé. Pendant une semaine, le peintre se rendit au Vatican de bonne heure, avant les audiences. Il plaça son modèle dans la bibliothèque qui fait suite aux appartemens privés, auprès d’une fenêtre qui recevait le soleil du matin et le renvoyait sur le visage du Pape à travers une tenture qui le rajeunissait en l’éclairant en rose. Le Saint-Père se prêta à cet arrangement avec une docilité parfaite, mais à peine commençait-il à poser qu’il se mettait à parler en gesticulant, de sorte que le pauvre Benjamin, à la fois charmé et embarrassé, n’avançait guère. « Surtout, monsieur, ne me faites pas trop vieux, ne me donnez pas trop de rides ! » C’était une recommandation qui revenait souvent. L’artiste s’en tira à force de dextérité professionnelle et, en fort peu de temps, réussit à composer la figure si vivante et si fine qui fut admirée à l’Exposition universelle, dans la section des Missions catholiques. Après la figure, il fallait peindre les mains, la soutane blanche et le manteau rouge. Benjamin crut bien faire en demandant d’amener avec lui le cardinal Mathieu, dans l’espérance que le modèle, occupé par la conversation, remuerait moins. Ce fut bien pire qu’auparavant. — « Cardinal, j’ai reçu ces jours-ci un grand pèlerinage d’Au triche-Hongrie : de beaux noms, des familles illustres, Harrach, Thurn et Taxis, Löwenstein ! — Les Belges sont partis hier. — Cardinal, votre pays me donne bien des soucis. » Et chaque parole était accompagnée d’un geste qui dérangeait les mains savamment disposées.

Il fallut renoncer à achever l’œuvre sur place, et Léon XIII consentit à prêter une soutane et un manteau, que le peintre emporta à Paris pour en revêtir un vieillard des hauteurs de Montmartre qui avait l’air vénérable et des mains pontificales. Avant de partir pour la France, le tableau demeura plusieurs jours au Vatican, à la demande même du Pape qui voulait l’examiner à son aise et faire ses observations. Le résultat de l’examen fut une note qu’il dicta à Mgr Angeli, son secrétaire, et qui se résumait ainsi : « Sa Sainteté désirerait un peu moins de nez et un peu plus de cheveux, un po’ meno di naso e un po’ più di capelli. » Benjamin répondit par une promesse vague de déférer aux désirs qui lui étaient exprimés ; mais il n’ajouta qu’une petite touffe de cheveux et résista absolument pour le nez. « Sa Sainteté, dit-il, en a au moins tout ce que je lui ai donné. » Quand le portrait revint à Borne après avoir figuré dans diverses expositions, le Pontife n’y regarda pas de trop près et se montra très satisfait. « C’est du Titien, » dit-il. Ce fut une des dernières œuvres de Benjamin Constant et une de ses dernières joies d’artiste. En apprenant sa mort, le Saint-Père envoya immédiatement d’affectueuses condoléances à sa veuve et il dit : « C’était un grand peintre et un homme excellent. »

Au commencement de l’année 1903, quelques Français estimèrent que la figure de Léon XIII pourrait tenter le pinceau d’autres maîtres de notre école, tels que Dagnan-Bouveret et Bonnat. Le premier s’effraya, dans sa modestie, de la difficulté de la tâche, et le temps manqua pour négocier en faveur du second, qui vit cependant le Pape à une de ses dernières grandes audiences et entendit de sa bouche quelques paroles flatteuses. C’était au moment où le congrès des Sciences historiques, celui de l’agriculture et le centenaire de l’Académie installée à la Villa Médicis avaient attiré beaucoup de Français à Rome et où M. Chaumié découvrit la Ville Eternelle. Dans la chaleur communicative d’un banquet qu’on lui donna à la galerie Borghèse, il parla, sans y être obligé, de « Rome intangible. » Il obtint un succès que sa naïveté n’attendait point et qui blessa le vieux Pontife. Toujours ingénu, M. Chaumié invita sans discernement au grand dîner de la Villa Médicis des ministres du roi, des diplomates accrédités auprès du Vatican, et divers personnages du monde blanc et du monde noir. Un de ces derniers ne voulut point accepter sans avoir pris ses sûretés, et il s’en alla demander conseil. La décision du Pape fut prompte et nette. « Questo Chaumié ! Roma intangibile… Chiede un permesso ? Non permetto. » Il donnait à ce questo une accentuation significative. Il avait une manière de dire : questo Doumay ! questo Combes ! qui valait un long discours et ne laissait aucun doute sur ses sentimens. Quelque temps après, il demandait à un prêtre d’Afrique des nouvelles de l’archevêque de Carthage, qui est, comme on sait, l’homonyme de notre président du Conseil, et il ajouta en souriant : « Il s’appelle Combesse : quel nom pour un évêque ! »

Il aimait à recevoir les hommes politiques français, qu’il laissait tous émerveillés de la hauteur de ses vues et de la sûreté de ses informations. « Vous avez été ministre de l’Intérieur, disait-il à M. Barthou. Est-ce que vous n’auriez pas pu faire des élections un peu meilleures, il y a quelques années » Un obscur député de la gauche, brave homme, mais anticlérical et quelque peu franc-maçon, demanda une audience par pure curiosité et sans grand espoir de l’obtenir. Il fut agréablement surpris de recevoir une réponse favorable et fut admis après avoir fait sans difficulté les trois génuflexions réglementaires. Le Pape s’informa de sa famille : « Êtes-vous venu seul à Rome, monsieur ? — Non, Très-Saint-Père, j’ai amené ma femme. — Et pourquoi n’est-elle pas venue avec vous ? — Très-Saint-Père, elle n’a pas osé et elle n’avait pas le costume exigé. Elle m’attend en bas dans ma voiture. — Je veux la bénir ; il faut qu’on aille la chercher. » Le camérier fut sonné, il reçut les ordres en conséquence et la bonne dame, tout émue de son bonheur inattendu entra sans la robe noire et la mantille obligatoires. C’était une de ces familiarités à la Pie IX dont Léon XIII n’était pas coutumier. Le député en fut bouleversé. « Quel homme ! quel homme ! répétait-il. Il m’a dit qu’il n’était pas contre la République et qu’il fallait seulement l’améliorer ! Il a voulu voir ma femme ! Ah ! Waldeck n’a qu’à se bien tenir ; nous allons le f… en bas ! » Waldeck ne tomba point, mais le député était sincère. Le charme de Léon XIII avait opéré sur lui comme il opérait même sur les réfractaires dont les plus endurcis sortaient de sa présence absolument conquis à sa personne et réduits à distinguer entre lui et son ministre. « Ah ! sans ce Rampolla ! »

Le dernier homme politique qu’il reçut fut M. Méline. Ce fut une faveur exceptionnelle. M. Méline avait dîné chez le roi à l’occasion du congrès d’agriculture, mais il se rendit du Quirinal au Vatican en passant par Naples, et Léon XIII ignora volontairement la première station du voyage. L’ancien ministre fut aussi frappé de l’intégrité de ses facultés intellectuelles qu’ému de sa bonté. Rien n’indiquait encore une fin prochaine et l’on attribuait au dernier survivant du Conclave qui l’avait élu le mot suivant : « Nous avions bien cru faire le Saint-Père, mais c’est vraiment le Père éternel que nous avons nommé. »

Cette longévité pesait à plusieurs, qui la trouvaient pour ainsi dire affectée et de mauvais goût, et ils ne dissimulaient pas assez leur impatience de la voir finir. Comme on croit facilement ce qu’on désire, ils répandaient périodiquement des bruits sinistres qui faisaient leur chemin dans le monde et l’alarmaient sans raison. « Le Pape a eu hier un long évanouissement. — Le docteur Lapponi a été appelé à une heure du matin et le Vatican est très inquiet, quoiqu’il dissimule. — Le Pape ne digère plus. — Le Pape souffre d’une grave maladie d’entrailles. — Le Pape vient de mourir subitement. » Tel était le thème ordinaire de ces nouvellistes qui, dans les dernières années de son règne, tuaient Léon XIII tous les deux ou trois mois. Il y a une quinzaine d’années, s’était formée en France une petite secte qui le disait et peut-être le croyait enfermé dans les caves du Vatican par la méchanceté du cardinal Monaco La Valletta qui lui avait substitué sur le trône pontifical un vieillard de même âge et de même apparence. En 1903, certains professionnels du mensonge le représentaient comme une sorte de mannequin dont le cardinal Rampolla tenait les ficelles ou de vieille poupée qu’on gardait et qu’on stimulait par des boissons alcooliques au moment de l’exhiber en public pour quelque cérémonie. Ce qui est vrai, c’est que le Pape défunt n’a jamais eu un de ces évanouisse-mens qui figuraient périodiquement dans les journaux ; que, jusqu’à la fin de juin, ses organes se sont maintenus en parfait état ; qu’il n’a jamais abdiqué devant aucun cardinal, et qu’une semaine avant sa mort il gouvernait encore l’Eglise personnellement, avec la même autorité et la même compétence.

Ce qui était prodigieux chez ce vieillard, c’était sa mémoire, une mémoire pour ainsi dire presbyte, qui revoyait les faits les plus lointains avec une netteté parfaite et se souvenait de quatre-vingts ans comme d’hier. Il était sans doute le seul habitant de la Rome contemporaine qui eût vu Pie VII, et c’était un charme de l’entendre raconter qu’il se rendait sur la via Nomentana, où le Pontife se promenait volontiers, pour recevoir en bénédiction en compagnie de nombreux étudians ; qu’il avait assisté à l’inauguration de la fontaine de Monte-Cavallo dont on avait ménagé la surprise au Pape, au retour d’une promenade ; et qu’en 1825 il avait suivi la grande procession du jubilé, se glissant entre les jambes des chevaux du cortège pontifical pour apercevoir Léon XII qui présidait la cérémonie pieds nus. Les Belges étaient émerveillés des détails qu’il leur donnait sur la Belgique de 1838, ses hommes d’État, les Nothomb, les Rogier, les Mérode et son premier souverain le roi Léopold. Le roi Edouard VII l’entendit avec la même admiration parler de la reine Victoria qu’il avait vue toute jeune mariée et de la société de Londres où il avait été accueilli en 1840.

Léon XIII, jusqu’à l’été de 1903, n’avait donc point d’autre maladie que ses quatre-vingt-treize ans ; mais celle-là était incurable et le rendait incapable de résister aux autres. Il s’affaiblissait lentement, quoiqu’il suffit encore aux fonctions essentielles de sa charge. Il supporta la longue cérémonie du consistoire de la fin de juin, il donnait ses audiences réglementaires et il reçut plusieurs pèlerinages dont on s’appliqua toutefois à lui diminuer la fatigue en supprimant les discours. C’est le vendredi 3 juillet qu’il fut frappé du mal qui l’emporta le lundi 20, après dix-sept jours d’une lutte où sa force de résistance étonna les médecins en trompant leurs pronostics.


II

Léon XIII est mort en pape, grandement et pieusement, après s’être soumis à toutes les obligations du chrétien mourant comme le plus humble des fidèles et avoir gardé jusqu’au bout toute sa maîtrise d’intelligence et toute sa hauteur d’âme. Le jour même de sa mort, à onze heures du matin, il dictait encore une note à son secrétaire, et, cinq minutes avant son dernier soupir, il répondait aux prières des agonisans.

L’appartement qu’il occupait au second étage du Vatican touche aux magnificences que les étrangers viennent admirer enfouie, mais il était des plus simples et se composait seulement d’une salle pour les audiences particulières, d’une chambre à coucher, d’une chapelle et de la bibliothèque privée : en tout quatre pièces qui se commandent et dont la dernière seule est digne d’un palais. Du reste, pas de salle à manger, pas de salle de bain, pas de cabinet de toilette, aucun confort ; et un bourgeois aisé ne se contenterait pas d’une installation aussi sommaire. C’est pourtant là que Léon XIII a vécu pendant vingt-cinq ans, et il est mort, comme Pie IX, dans la chambre éclairée par la troisième fenêtre qu’on aperçoit de la place Saint-Pierre en arrivant du pont Saint-Ange.

Sur les divers incidens de la maladie et sur la mort, il nous a été permis d’emprunter quelques notes prises au jour le jour par un témoin en situation d’être bien informé.

Dimanche matin, 5 juillet. — Hier soir, samedi, un ami me téléphone : « Savez-vous quelque chose de la santé du Pape ? On dit qu’il va mal. » Une communication du docteur Lapponi me confirme le renseignement, et je pars pour le Vatican, où j’arrive à neuf heures et demie. Déjà la Tribuna du soir renfermait la nouvelle, mais peu de gens la connaissaient encore, car il n’y avait personne sur la place Saint-Pierre, personne dans la cour de Saint-Damase, et le Vatican paraissait à peine éclairé. Je monte chez le cardinal Rampolla, dont l’antichambre était déserte. Il vient à moi avec l’air triste et préoccupé. « Depuis quelque temps, me dit-il, le Saint-Père était fatigué et ne se ménageait pas assez. Hier vendredi, il a reçu un pèlerinage hongrois et s’est trouvé, ensuite, fort indisposé. Le soir, le docteur Lapponi a constaté un engorgement du poumon droit. C’est le commencement de ce que les médecins appellent une pulmonite sénile. Il était fort inquiet et a passé la nuit au Vatican. Aujourd’hui, il a constaté une certaine amélioration ; le Pape ne tousse pas et n’a pas de fièvre, il a dormi pendant trois heures et nous sommes un peu rassurés. » Je redescends vers les appartemens du Saint-Père. Tout est silence et solitude. Il y a pourtant cinq ou six scopatori qui veillent dans leur grande salle mal éclairée. Ils vont chercher Centra, qui me donne les mêmes renseignemens que le cardinal, et qui ne paraît pas croire à l’imminence du danger.

Centra était le premier aiutante di camera ou le premier valet de chambre du Pape, fonction qui, jusqu’au règne de Pie IX, faisait de son titulaire un personnage considérable, peu occupé matériellement et très courtisé par tous ceux qui voulaient arriver jusqu’au Pontife. L’aiutante di camera de Grégoire XVI, Moroni, trouva moyen de compiler, tout en faisant son service, un dictionnaire ecclésiastique en cent trois volumes qui a conservé quelque valeur et qu’il écrivit en collaboration avec son maître, auquel il soumettait les principaux articles. Centra, lui, n’est point un homme de lettres, quoiqu’il eût fait de bonnes études classiques jusqu’à la rhétorique ; mais, pendant vingt-cinq ans, il s’est montré le type du serviteur dévoué, intelligent et discret. Léon XIII, qui n’aimait pas à disperser sa confiance, la lui donna tout entière et n’admettait guère d’autres soins que les siens. Il entrait tous les matins dans sa chambre de très bonne heure, l’aidait à s’habiller, le rasait, lui répondait la messe et le servait à table où Léon XIII mangeait toujours seul et à des heures irrégulières. Après l’aiutante di camera, se présentait chaque matin le secrétaire, Mgr Angeli, chargé seul de dépouiller l’immense correspondance qui arrivait au Pontife de tous les points du monde. Il était attaché depuis l’âge de treize ans à la personne du Pape, qui le tutoyait, lui avait conféré de sa main tous les ordres, depuis la tonsure jusqu’au sacerdoce, et le traitait comme un de ces enfans qu’on ménage d’autant moins qu’on peut tout demander à leur affection. Modeste, désintéressé, se tenant de parti pris dans l’obscurité de son rôle, il a mené l’existence la plus laborieuse et la plus méritoire à côté du maître dont il a partagé absolument la captivité volontaire. Comparable et supérieur en plusieurs points à Meneval, secrétaire de Napoléon, puisse-t-il, comme Meneval, nous donner bientôt d’intéressans souvenirs sur l’homme extraordinaire dans l’ombre duquel il a vécu !

Mgr Marzolini était le troisième des serviteurs dévoués qui jouissaient de l’intimité quotidienne du Pape, dont il administrait les finances privées avec une compétence parfaite et communiquait les grandes largesses aux évêques et aux couvens pauvres d’Italie.

Il faut joindre l’excellent et infatigable docteur Lapponi à ce petit état-major de la fidélité, et constater qu’autour du Pape malade, tout le monde a fait son devoir jusqu’au bout sans qu’il y ait eu à déplorer ni une défaillance dans le dévouement, ni un manque d’intelligence dans les soins, ni une compétition d’intérêt ou de préséance, ni aucun de ces incidens fâcheux qui ont plus d’une fois attristé les derniers jours et l’agonie des souverains pontifes. Léon XIII n’a été soigné que par des hommes, et ses nièces mêmes n’ont passé qu’une fois auprès de son lit pour recevoir sa bénédiction suprême. La sœur de charité, sortant de sa maison pour visiter les malades à domicile, même les prêtres et les évêques, est une innovation française qui réussit à merveille en Italie, mais qui n’a point encore pénétré dans le clergé.

Du dimanche 5 au jeudi 9 juillet. — L’amélioration constatée d’abord ne s’est pas maintenue et la gravité de la situation est officiellement déclarée. Hier soir, l’Osservatore romano, et ce matin la Voce della Verità, annonçaient que le Saint-Père fatigué suspendait ses audiences pour quelques jours. Les feuilles officieuses ont de ces prudences qui ne servent à rien. Aujourd’hui, la nouvelle de la maladie du Pape éclate dans la Ville, d’où elle se répand dans le monde entier. Tous les journaux eu sont remplis et publient le premier bulletin officiel, ainsi conçu :

« Préoccupé des conditions sanitaires du Saint-Père, le professeur Lapponi a tenu ce matin une consultation avec le professeur Mazzoni. Celui-ci a confirmé le diagnostic de son confrère, qui a reconnu une hépatisation pulmonaire sénile et approuvé le traitement prescrit. Les conditions générales de l’auguste malade sont graves, attendu son âge, sans être alarmantes pour le moment. »

Je me rends au Vatican vers neuf heures du soir et, en entrant dans la salle des gardes suisses, je croise un long cortège qui se dirige vers l’escalier. Je demande au cardinal Rampolla ce qu’il y a, et il me répond : « Nous allons chercher le saint viatique à la chapelle Pauline. » J’attends un quart d’heure, un bruit de sonnette retentit, les Suisses présentent les armes et le cortège reparaît très solennel et très triste, se dirigeant, à travers les grandes salles éclairées, vers la chambre du Pape. Il se compose des employés du Vatican, des scopalori, des camériers laïques et ecclésiastiques, de nombreux prélats et de cardinaux, tous tenant à la main des cierges allumés et précédant Mgr Pifferi qui porte le Saint-Sacrement. Un petit nombre seulement pénètre auprès du malade, qui est couché, très pâle et très faible, sur un modeste lit de fer. Le ciboire est déposé sur une table, le majordome lit la profession de Pie IV, puis récite le Confiteor. Le Pape mêle sa voix aux prières et prononce très nettement le mea culpa et le Domine, non sum dignus, puis il communie. Les cardinaux, dont le plus grand nombre était resté dans l’antichambre, entrent alors et passent tous devant le malade auquel ils baisent la main en l’assurant de leurs prières et des vœux qu’ils forment pour sa guérison. Il répond à peine, mais on l’entend pourtant dire au cardinal Ferrata : « Nous allons vers l’éternité, Ci avviamo all’ eternità. »

Hier, il y avait du mieux, mais, le soir, les médecins ont découvert un point pleurétique qui leur a donné de grandes inquiétudes, et l’on a jugé que le moment était venu de conférer l’Extrême-Onction au malade. Son confesseur, Mgr Pifferi, le lui a proposé. Il a consenti sans difficulté et a reçu le sacrement avec une grande piété, se prêtant à tous les mouvemens nécessaires, présentant ses mains aux onctions et répondant aux prières. Quatre personnes seulement assistaient à la cérémonie : Mgr Pifferi, le docteur Lapponi, Mgr Angeli et Centra. Aujourd’hui, le docteur Mazzoni a fait au-dessous du poumon droit une ponction qui a tiré huit cents grammes de liquide, et beaucoup soulagé le Saint-Père.


Jeudi 9. — Malgré ce soulagement, la faiblesse persiste et devient de plus en plus inquiétante. Le liquide pleurétique s’est reformé et il a fallu recommencer l’opération. Les deux médecins se sont adjoint un confrère illustre de Rome, le docteur Rossoni. Ils avaient songé au docteur Baccelli, qui passe pour avoir un diagnostic excellent. Mais Baccelli est ministre et l’on n’a pas osé le proposer au Pape. « Il ne voudra jamais, disait un camérier, être guéri par un ministre. »

Tous ceux qui ont leurs entrées au Vatican y vont quotidiennement aux nouvelles. Cardinaux, ambassadeurs, ministres, princes romains et prélats montent et descendent l’escalier royal, échangeant, à la rencontre, leurs impressions et leurs renseignemens. Le soir, à l’heure de la seconde consultation, la salle du trône est remplie, le docteur Lapponi apparaît, tenant en main le bulletin dont il donne lecture et qu’il commente brièvement pour répondre aux questions dont il est assailli. Mazzoni passe rapidement, essayant d’échapper aux interrogations ; mais, en sortant du palais, il tombe dans l’embuscade des reporters, qui le harcèlent, qui parfois montent dans sa voiture ou le poursuivent jusque dans sa maison dont ils forcent l’entrée. Que répondent les pauvres médecins ? Que le cas est extrêmement grave, qu’une pleurésie et quatre-vingt-treize ans réunis constituent un mal à peu près incurable, mais pourtant qu’ils ont affaire à un malade extraordinaire et qu’il reste un tout petit fil d’espoir. Et chacun s’en va avec ses impressions particulières, les diplomates rédigent leurs dépêches, les personnes pieuses prient, et les journées se passent dans cette attente pénible. Il n’y a plus dans Rome d’autres préoccupations et les journaux de toute opinion sont remplis de nouvelles et de commentaires sur le sujet avec des titres à sensation : Grave malattia del Santo Padre. — Il papa peggiora. — Il papa operato di toracentesi. — Il papa migliora. — Speranze. — Delusioni. — Morte prossima.

Quoiqu’en général Léon XIII pensât beaucoup à la mort et parlât souvent de sa fin prochaine, il semble bien que dans les premiers jours de sa maladie il ne se soit point cru atteint mortellement. Le lendemain de l’Extrême-Onction, il disait à Mgr Angeli : « Vous croyiez donc que je ne passerais pas la nuit ? J’ai accepté volontiers, mais je ne pensais pas que la chose fût si urgente. »

Il réclama son courrier, que naturellement on ne lui donnait pas, et, le mercredi 8 juillet, se plaignait du retard que son mal apportait aux affaires : « Quelle bonne journée de travail nous aurions faite sans cette faiblesse qui m’est survenue ! » Il voulait savoir quels renseignemens les journaux donnaient sur sa santé et l’on composa pour lui des numéros de la Voce della Verità expurgés de toute nouvelle inquiétante ; mais il soupçonna le stratagème et dénonça en souriant, au cardinal Rampolla, Mgr Angeli et Mgr Mazzoli comme de bons amis qui s’entendaient pour le tromper.

Dans les premiers jours de la semaine, un malheur arriva dans la salle du trône, à quelques pas de sa chambre à coucher. Un prélat qui possédait toute sa confiance et l’avait aidé dans la composition de ses encycliques, Mgr Volpini, secrétaire de la Congrégation consistoriale, tomba frappé d’apoplexie et mourut après quelques heures. On cacha l’événement très soigneusement au malade, qui ne put le soupçonner par aucun indice extérieur. Le lendemain, pourtant, il disait à Centra : « Il est arrivé au Vatican un accident grave. Comment va Volpini ? » Il se contenta des explications rassurantes qu’on lui donna et n’insista point.

A plusieurs reprises il parla de ce qu’il ferait après son rétablissement et ne renonça point immédiatement à sa distraction favorite, qui était les vers latins. Un matin, Mgr Angeli l’entendit avec stupéfaction lui réclamer les épreuves d’une pièce consacrée à saint Anselme, le patron de la grande abbaye qu’il avait fondée sur le Mont-Aventin et qui lui inspira plus d’une fois cette remarque mélancolique : « J’ai bâti cette maison, elle m’a coûté plus d’un million, je ne puis aller la voir, et je suis réduit à en regarder les plans ! » Voici les derniers distiques, mais non point les meilleurs, du seul Pape qui ait cultivé les vers latins depuis Benoît XIV et dont l’exemple n’a point réussi à les sauver :


Puber Beccencis cupide se condere claustro
Patricia Anselmus nobilitale parat.
Sub duce Lanfranco, studiosus et acer alumnus,
Sub patre Herluino crescit et usque plus.
Florentem ingenio juvenem, ad cœlestia natum,
Quem non perficiat tule magisterium ?…
Hinc pastor ; Fidei divino hinc munere Doctor
Sublimi in Superis vertice conspicuus.


Comment croire qu’un homme qui fait des vers latins touche à ses derniers momens ? Les médecins n’avaient jamais vu un pareil client. Il taquinait doucement le docteur Mazzoni, qui, étant lié avec le nonce de Vienne, l’avait plus d’une fois recommandé pour le chapeau : « C’est le consistoire pour votre ami Taliani qui m’a mis dans cet état et vous oblige à travailler de nouveau sur mon corps ! »

Il ne connaissait point le docteur Rossoni, qui lui fut présenté par ses confrères le jeudi 8 juillet. L’illustre professeur sortit tout ému de cette première consultation. « Je croyais, a-t-il déclaré, arriver auprès d’un moribond sans souffle, sans parole et sans connaissance, et j’ai trouvé un souverain en pleine possession de toutes ses facultés, à l’œil vif, à l’esprit très présent, à la mémoire prodigieuse, qui m’a accordé une audience en forme avant de se souvenir qu’il était malade et qu’il avait besoin de mes soins. »

Un journaliste qui avait recueilli les impressions, du docteur comparait Léon XIII à un vieil amandier qu’on remarque sur une promenade voisine de Rome, aux Parioli : « Les racines arides se montrent à nu entre la roche et le sol poudreux, le tronc est tout fendillé, les branches ressemblent à des baguettes carbonisées, excepté une seule qui monte encore tout droit vers le ciel et qui, au printemps, apparaît toute blanche de fleurs plus belles et plus parfumées que celles de tous les amandiers voisins. Ainsi l’âme de Léon XIII, dominant son corps usé, conserve toute sa vigueur comme la haute branche qui se pare encore de fleurs et de feuillages. »

Quelquefois cependant la lucidité d’esprit du malade s’altérait sous l’influence de la fièvre, mais son délire même avait de la noblesse et participait à l’élévation habituelle de sa pensée. Au milieu d’une nuit, il se mit à haranguer des pèlerins imaginaires, mêlant l’italien, le français et le latin dans un discours confus où l’on distinguait ces mots : « Paix ! union ! Je vous bénis ! » Après quoi il ajouta : « J’espère qu’ils s’en vont tous contens. » Une autre fois il se croyait au consistoire et il exhortait le Sacré-Collège à tenir ferme au milieu des épreuves de l’Eglise.

S’il pensait aux cardinaux, les cardinaux pensaient à lui. Ils venaient assidûment aux nouvelles, suivaient avec émotion les phases de la maladie et se plaignaient de ne pas être admis auprès du malade. « Il ne faut pourtant pas, disait l’un d’eux, que le Pape meure comme un bourgeois du Transtévère ! » En effet, depuis l’administration du Viatique, le cardinal Rampolla avait seul été admis en sa présence, et encore assez rarement, car les médecins, pour lui épargner toute fatigue, tenaient à l’entourer de solitude et de silence. Le docteur Lapponi finit par permettre que chaque jour il reçût brièvement quatre ou cinq cardinaux à la fois, et chacun fut prévenu, par lettre officielle, comme pour une audience ordinaire. Tous passèrent à leur tour devant son lit, s’agenouillant, lui baisant la main, demandant sa bénédiction et échangeant avec lui quelques paroles. Il s’informa auprès du cardinal Agliardi, nommé récemment chancelier, s’il avait pris possession de ses nouvelles fonctions. « Très-Saint-Père, il me manque encore une pièce, la signature de Votre Sainteté. — Nous y pourvoirons. »

Le cardinal Mathieu lui dit : « Très-Saint-Père, toute la France prie pour votre guérison : daignez la bénir ! » Il répondit : « Je suis heureux qu’elle prie pour moi, mais je voudrais qu’elle se désistât de son hostilité contre la religion. — Très-Saint-Père, la France n’est pas hostile à la religion. Il n’y a qu’un petit nombre d’hommes qui persécutent. — Sans doute, mais ils sont les maîtres et on les laisse faire. » Puis, rappelant le cardinal qui se retirait, il ajouta : « Et votre sœur religieuse ? Ecrivez-lui que je la bénis. » Il y avait plus d’un an que le cardinal ne lui avait parlé de sa sœur et il fut aussi surpris que touché de ce souvenir.

On craignait d’abord que le malade ne mourût avant d’avoir reçu tout le Sacré-Collège. Au contraire, il acheva la seconde semaine de sa maladie au grand étonnement des médecins, et en dépit des reporters, qui ne cachaient pas leur ennui d’attendre si longtemps un dénouement que d’abord ils avaient cru tout proche. Ils étaient réduits à commenter les bulletins ; à interviewer quelque personnage, à faire la chasse aux docteurs Mazzoni et Rossoni, (Lapponi ne sortant plus du Vatican ; ) à glaner çà et là une anecdote ; et quelques-uns se mettaient en frais d’imagination pour décrire la chambre qu’ils n’avaient jamais vue ou rapporter les propos de gens qui ne leur avaient rien dit. Un assez grand nombre avaient établi leur quartier général pour la nuit dans un petit café de la place Saint-Pierre. Ils en sortaient pour interroger les rares personnes qui venaient du Vatican ou pour se promener en fumant leurs cigares sur la place qu’éclairait un magnifique clair de lune. Surtout ils regardaient cette troisième fenêtre qui s’obstinait à rester obscure et fermée, derrière laquelle agonisait le grand vieillard dont ils attendaient la fin. Presque tous en parlèrent avec respect. Il n’y eut pour Rome qu’une seule exception. Un journal socialiste déclara que la mort du Pape ne l’intéressait pas plus crue celle du grand-lama. Il fut blâmé par tous les autres et personne ne crut à cette indifférence. Il y eut, au contraire, des pages éloquentes écrites sur le mourant par les écrivains les moins suspects de cléricalisme, tels que M. Domenico Oliva, dont nous voulons citer quelques lignes.

« Tous ceux qui par cette magnifique nuit de lune se dirigent vers la place Saint-Pierre pour interroger la masse noire et profonde du palais pontifical, comme si ces pierres étaient vivantes et pouvaient parler, se demandent : « Cette nuit sera-t-elle la dernière de Léon XIII ? » La lutte que l’admirable vieillard soutient contre la mort se prolongera-t-elle encore ?… Il paraît qu’il résiste obstinément… Une grande résignation illuminée d’un faible sourire se lit sur son visage et soutient son âme. Fiat voluntas tua, telle est sa pensée. Ci avviamo all’eternità, telle est sa parole. Il y a dans ce vieillard que la mort a peur de toucher une beauté digne d’être célébrée par la plus haute poésie, une beauté faite de lumière, de majesté et de simplicité qui force l’admiration de toute âme bien née, fût-elle refroidie par le doute ou dominée par la passion…

« Le Pape va mourir : il n’y a pas un regard dans le Vatican qui ne vous le dise. Le Pape va mourir : chaque geste de ses serviteurs fatigués vous le révèle. Le Pape va mourir : c’est la parole que murmure tout le palais depuis les cloîtres abandonnés jusqu’aux jardins solitaires qui fournirent au vieillard l’hospitalité de leurs calmes ombrages, depuis les musées où les statues blanches assistent impassibles à l’évolution de l’histoire jusqu’à la Chapelle où les créations énormes de Michel-Ange luttent contre les injures du temps. Il semble que celle fantastique agglomération d’édifices n’ait qu’une âme formée des milliers et des milliers d’âmes qui l’ont habitée et dont les voix se fondent ensemble pour murmurera l’unisson : Le Pape va mourir !… Et dans ce palais on parle tout bas, on marche à pas lents, on a peur, on sent la présence d’un habitant de plus : l’Intruse que personne ne voit, qui chemine mystérieusement le long des fresques merveilleuses et dans les salles sombres, que n’arrêtent ni la consigne des suisses, ni la défense des gendarmes, ni les prières ardentes qui montent vers les autels, et qui va devant elle insidieuse comme le serpent, subtile et ténue comme une ombre, et plus puissante que tous les potentats. Lui, cependant, ne parle plus qu’à Dieu. Sur ses lèvres exsangues erre l’Oraison dominicale, la prière que lui enseigna sa mère et qu’il répétait dans les jours heureux de son enfance paisible. Il sait qu’à l’approche de l’heure suprême sa pauvre âme doit se refaire blanche comme celle d’un petit enfant, parce que Jésus a dit : « Si vous ne devenez pas comme de petits enfans, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux[1]. »

La terrible Intruse entra dans la chambre du Pape et frappa son coup le lundi 20 juillet. Écoutons le récit du témoin.


Dimanche 19 juillet. — La faiblesse augmente, les alarmes recommencent et on se prépare au Vatican à prévenir les cardinaux, les ambassadeurs, et les principaux personnages de la Cour pontificale dès que le danger deviendra imminent. Mon cocher couche à côté du téléphone et à une heure du matin il est réveillé par une sonnerie prolongée. C’est un journaliste sans façon qui dérange toute la maison pour demander s’il est vrai que le Pape est mort. On lui répond d’aller se coucher ; la nuit s’achève anxieuse et sans sommeil ; et c’est seulement le lundi vers midi que le terrible appel retentit : Venga subito ! E agonizzante ! On attelle immédiatement et nous arrivons au Vatican avant une heure. Je monte dans la chambre du Pape. Il y a là cinq ou six cardinaux, Centra, Lapponi, Angeli, Pifferi, plusieurs camériers secrets et le Grand Pénitencier, qui, debout près du lit, vêtu du rochet et de l’étole violette, récite les prières de l’indulgence plénière in articula mortis. Pour ménager les yeux du malade que blessait la lumière, on a tiré un grand rideau entre le lit et la fenêtre et il n’y a que ceux qui se trouvent dans l’intérieur de l’alcôve qui voient le mourant, mais on l’entend répondre aux prières, il reconnaît encore ceux qui s’approchent et leur dit quelques mots. Peu à peu tous les cardinaux sont arrivés et, après avoir passé par la chambre du malade où ils s’agenouillent un instant, tous se retirent avec les prélats dans la bibliothèque privée où ils récitent à haute voix le rosaire. Puis ils continuent à prier en silence ou échangent quelques paroles à voix basse. J’apprends la scène touchante qui a eu lieu ce matin. Le Pape a fait venir en même temps le cardinal Oreglia et le cardinal Rampolla et leur a dit : « Nous avons travaillé ensemble pendant vingt-cinq ans dans l’intérêt de l’Eglise. Si pendant ce temps j’ai eu quelque tort à votre égard, je vous en demande pardon. » Puis il les embrassa et les pauvres cardinaux tout émus ne purent répondre que par leurs larmes.

La bibliothèque privée est une grande pièce à trois fenêtres où Léon XIII a tenu son dernier circolo, et Pie IX, son dernier consistoire, qu’il présida de son lit. Elle est en désordre parce qu’elle a servi de dortoir, de pharmacie et de cabinet de consultation. Là se passent de cruels momens dans l’attente de la catastrophe qui peut se produire de minute en minute. Vers deux heures, je pénètre de nouveau dans la chambre de l’auguste malade, je recommence mon chapelet dans un coin, et j’assiste ainsi aux deux dernières heures de sa vie, à côté du cardinal Rampolla, qui est resté tout ce temps à genoux, du cardinal Satolli, du cardinal Vives et de Mgr Sanz de Samper, qui pleurait. Le cardinal Serafino Vannutelli, le rituel à la main, attendait le signal du médecin pour commencer les prières des agonisans. Des cardinaux, des camériers, des parens du Pape passent et repassent après s’être arrêtés un instant. Quatre petits garçons de sa famille sont amenés, deux à deux, par le docteur Lapponi, entrent dans l’alcôve et baisent la main de leur arrière-grand-oncle, qui esquisse encore un geste de bénédiction. Vers deux heures et demie, paraît le docteur Mazzoni, qui examiné rapidement le malade et s’en va avec un air désolé et un geste qui signifient que tout est perdu. Un peu avant trois heures et demie, Centra présente un peu de glace aux lèvres du moribond, qui le remercie et lui dit : « Centra ! Poveretto ! » Au docteur Lapponi, il murmure d’un air accablé : « Caro Lapponi, soffro assai ! Cher Lapponi, je souffre beaucoup ! » Puis il se tait pour toujours, et on n’entend plus que ce faible râle que connaissent si bien ceux qui sont habitués aux agonies. Cependant il faut que les prières de la recommandation de l’âme soient dites, car un Pape qui va mourir n’est plus aux yeux de l’Eglise qu’un pécheur qui a besoin comme les autres d’être recommandé à la miséricorde de Dieu. A quatre heures moins dix, Lapponi fait un signe, un camérier apporte un petit cierge allumé et un aspersoir rempli d’eau bénite, le cardinal Serafino entre dans l’alcôve et commence d’une voix altérée par l’émotion les litanies des agonisans, tandis que, par une dernière attention, Mgr Angeli, agenouillé tout près du mourant, lui cachait avec sa main la lumière du cierge. Car Léon XIII, tourné vers le cardinal, voyait et entendait encore, et il répondait à chaque invocation par un faible gémissement qui était un effort pour dire : Ora pro me !

A la fin des prières, il incline la tête du côté de la fenêtre, Lapponi tire le rideau, et sous la lumière vive la figure émaciée du Pape, son grand front, ses orbites creusées par la souffrance des quinze derniers jours apparaissent, déjà envahis par la pâleur cadavérique. Sa poitrine haletante, que laisse voir la chemise entr’ouverte est soulevée par les dernières respirations qui se font de plus en plus espacées ; il ouvre les yeux lentement, puis les referme, une suprême convulsion agite encore son visage ; puis, c’est fini ! Le grand Pape n’est plus et la majesté de la mort descend sur le pauvre corps exténué et raidi qui a obéi pendant tant d’années à cette âme vaillante. Dans la chambre, tous les yeux sont remplis de larmes. Il est quatre heures moins deux minutes. La nouvelle se répand immédiatement dans la ville, d’où le télégraphe l’envoie dans le monde entier qui n’aura pas ce soir d’autre sujet d’entretien.

Après quelques soins donnés au cadavre, tous les cardinaux passent devant le lit funèbre, s’agenouillent et baisent pour la dernière fois la main du pontife. On laisse ensuite entrer les diplomates, les prélats et les secrétaires qui attendaient dans les antichambres et qui rendent au défunt le même hommage pieux. C’est de cette manière à la fois intime et solennelle que fut inauguré le deuil de la chrétienté.


Mercredi soir 22. — Le corps a été embaumé hier dans l’après-midi, puis déposé sur un modeste lit de parade dans la salle du trône, revêtu de la soutane blanche, du rochet, du camail rouge et du camauro ou coiffure particulière des papes.

Il vient d’être transporté à Saint-Pierre. Pour le descendre, on lui a mis la mitre, la chasuble, les gants et les souliers rouges avec le pallium. La translation s’est faite à huit heures, avec une solennité imposante, à la lueur des flambeaux, par le chemin triomphal que le Pape avait suivi pour aller ouvrir et fermer la Porta Santa. Il était porté à découvert par les bussolanti rouges, escorté par les gardes-nobles, les gardes palatins et les Suisses, les camériers ecclésiastiques et civils, les cardinaux, les princes de l’aristocratie romaine et le corps diplomatique. Rien n’était plus émouvant que cette pompe funèbre qui se déroulait, avec des chants et des prières, le long des escaliers et dans les, grandes salles voisines de la Six Une. Les ténèbres étaient éclairées par les cierges et l’électricité juste assez pour donner à la cérémonie un caractère idéal, surnaturel, absolument extraordinaire. Ce cadavre revêtu de rouge, cette face altérée par la mort et par l’embaumement, ces torches, ces uniformes brillans, ce solennel murmure de prières, ces chants qui retentirent à l’entrée dans la basilique, cette marche qui ressemblait à un triomphe, cet arrêt du corps auprès de la Confession de Saint-Pierre, à l’endroit où tant de fois Léon XIII avait béni les pèlerins et joui de leurs acclamations, cette immense nef à moitié plongée dans l’ombre, ces papes de bronze et de marbre qui, à la clarté vacillante des cierges, semblaient se lever sur leurs tombes pour accueillir leur successeur, tout cet ensemble remuait le cœur, excitait la pensée, et mettait des larmes dans tous les yeux.


Dimanche 26. — Mise au tombeau du Pape. Cérémonie longue et mal organisée. Le corps a été transporté de la chapelle du Saint-Sacrement dans celle du chapitre où il a été cloué dans ses trois cercueils. Puis on l’a transporté au pied du tombeau provisoire qu’il doit occuper jusqu’à sa translation à Saint-Jean-de-Latran. Les ouvriers se sont montrés d’une maladresse insigne pour hisser la bière jusqu’à la niche funèbre qui est située à quatre ou cinq mètres de hauteur et ils ont mis une heure à exécuter un travail qui n’aurait pas ailleurs duré plus de cinq minutes.


III

Alors s’abattit sur la Ville Eternelle une maladie contagieuse et périodique qu’elle seule connaît et dont la science ne tuera jamais le microbe. Il y avait vingt-cinq ans qu’on n’en avait pas souffert, mais elle sévit en moyenne chaque dix ans, faisant de nombreuses victimes dans tous les rangs de la société romaine, noblesse, bourgeoisie et peuple, surtout dans la prélature grande et petite, et chez les journalistes, dont aucun n’est épargné. Ordinairement personne n’en meurt, et on en guérit après quelques jours ou quelques semaines, quoique plusieurs restent atteints pendant un certain temps de dyspepsie, d’humeurs noires et de courbatures. C’est la fièvre du conclave. Elle se manifeste par des symptômes particuliers qui varient suivant le tempérament de chaque malade. Elle consiste essentiellement à jouer à l’élection pontificale comme joueraient au soldat des enfans qui croiraient que c’est arrivé, que leurs armes sont chargées et qu’ils gagnent de vraies batailles. Parmi ces enfans, il y a des méchans qui frappent dans le dos, en calomniant effrontément, il y a des menteurs qui inventent pour le plaisir, il y a des gourmands qui espèrent attraper un bon morceau ; mais la plupart ne sont que naïfs, vaniteux et bavards, poussés surtout par la manie d’usurper un rôle et de se mêler de ce qui ne les regarde pas. « Moi, disait un Français né au sud de la Loire, je viens pour empocher l’élection du cardinal X… — Mais, monsieur, lui répondait un Romain, songez donc que le Pape ne sera pas nommé par les journalistes, mais par une soixantaine d’électeurs enfermés ensemble et sur lesquels vous n’aurez guère d’action. — On verra, on verra si je n’ai point d’action ! » Et il ressemblait à un d’Artagnan grisé d’encre et brandissant une plume en guise d’épée. Un autre se vantait d’avoir acheté pour quinze cents francs un conclaviste qui lui révélerait tous les secrets du conclave. Tous ces reporters agités voulaient naturellement renseigner les lecteurs des feuilles qui les avaient envoyés et dont la curiosité impatiente exigeait une pâture quotidienne. Il leur fallait donc interviewer les personnages en vue, écouter aux portes, décrire les candidats, discuter les candidatures et trouver des nouvelles même quand il n’y en avait pas. Ce que le télégraphe et le téléphone envoyèrent alors dans toutes les parties du monde d’assertions fausses, d’imaginations bizarres et d’appréciations partiales, et ce que les journaux en imprimèrent, remplirait des in-folio.

Les cardinaux se réunirent neuf fois en congrégations générales et demeurèrent cinq jours eu conclave. Ils avaient juré le secret le plus absolu sur ce qui se passerait dans leurs assemblées[2] et tous le gardèrent fidèlement jusqu’à l’élection. Il paraît même qu’il y a eu des discussions et des décisions importantes dont le public ne connaît pas encore le premier mot. Il fallait pourtant savoir ce qui se passait derrière les murailles épaisses de la salle consistoriale où ils délibéraient et de la chapelle Sixtine où ils votaient. Les Italiens se montrèrent particulièrement ingénieux à supposer ou à imaginer et ils rendirent compte de toutes les séances, jour par jour, avec une assurance superbe. À les en croire, le cardinal français et le cardinal espagnol de curie, ligués ensemble, avaient tenu dans une congrégation générale des discours violens contre l’Italie, ce qui n’avait rien de surprenant, le Français étant un Gascon tout nerfs et tout feu, et l’Espagnol un pur fanatique. Or, ni le Français ni l’Espagnol n’avaient ouvert la bouche. Tel cardinal, à tel scrutin, avait réuni vingt-cinq suffrages ; il en avait obtenu quatre. Et ainsi de beaucoup d’autres renseignemens.

Les hommes les plus graves et les plus distingués, ceux qui n’étaient point pressés par l’heure et qui prenaient le temps de rédiger en beau style pour les grandes revues de France, d’Allemagne ou d’Angleterre, n’échappaient point à cette contagion des suppositions gratuites et des affirmations hasardées. Les esprits supérieurs, quand ce sont en même temps des caractères honnêtes, ne réussissent point dans le reportage, auquel ils sont mal préparés par leurs qualités mêmes. Familiers avec les idées générales, mais dépaysés dans le contrôle des menus détails et dans l’appréciation des personnes, souvent naïfs, ils sont exposés à confondre une chambre d’auberge avec le bosquet de la nymphe Egérie, à prendre une commère malicieuse pour la muse de l’Histoire et à raconter magnifiquement de simples potins, si l’on nous permet ce néologisme familier. Il ne faut donc pas s’étonner si en général la presse périodique a mal renseigné ses lecteurs sur l’histoire de la Rome pontificale pendant la quinzaine du 20 juillet au 4 août. Cela n’importe guère et la postérité saura bien s’y retrouver. Cependant, parmi les erreurs commises, il y en a de plus graves et qui ne sont nullement inoffensives. Un illustre écrivain français, M. Etienne Lamy, a publié sur le Conclave des pages où, à côté d’appréciations justes et d’idées élevées, se trouvent des assertions qui ont étonné sous sa plume. D’après M. Lamy, la France aurait fait pendant la période du Conclave la plus triste figure à Rome, où elle « n’a récolté que des tristesses humiliantes et du ridicule. » Il représente notre ambassade auprès du Vatican comme étant impuissante, désemparée et livrée à une complète anarchie, chacun de ses agens tirant de son côté el poussant son candidat. M. Nisard, le chef, tenait pour le cardinal Rampolla ; M. de Navenne, le conseiller, s’affichait pour le cardinal Gotti, les secrétaires et attachés se partageaient entre ces deux candidats s’ils n’aimaient mieux « parier sur d’autres noms, » et cela pour des motifs tels que l’intérêt mondain de flatter la société aristocratique, de petites raisons personnelles de goûts ou d’antipathies, le désir de plaire à M. Combes plutôt qu’à M. Delcassé, car M. Combes désirait le succès de Gotti dans l’espérance que, devenu pape, il épouserait la cause des moines et que cette solidarité provoquerait la rupture des relations entre la France et l’Eglise. Il fallut une dépêche de M. Delcassé pour amener la conversion tardive de ces réfractaires, et encore M. de Navenne déclara-t-il « que, si son concours de fonctionnaire passait à Rampolla, ses sympathies personnelles restaient acquises à Gotti. » Il paraît aussi que l’ambassade de France auprès du Quirinal est intervenue dans la circonstance. M. Barrère est « comme une toile de maître qui déborde toujours de son cadre. » Ayant flatté la passion irréligieuse du parti au pouvoir, il songeait à préparer l’élection d’un candidat désiré par l’Italie et se donnait l’air d’un faiseur de pape en s’affichant pour Agliardi. Enfin les trois principaux prélats français qui habitent Rome, le cardinal de curie, l’auditeur de rote et le canoniste de l’ambassade ne s’entendaient pas. Quoiqu’ils cachassent leurs divergences, « il n’échappait pas à des yeux ecclésiastiques » qu’ils ne formaient pas les mêmes vœux et ne marchaient point ensemble.

Ce tableau peu flatteur n’est heureusement pas ressemblant, et M. Lamy d’abord, a trouvé moyen, qui l’eût cru ? de calomnier M. Combes en lui prêtant l’intention de pousser à l’élection du cardinal Gotti pour amener la rupture du Concordat. Que M. le président du Conseil fût capable de ce machiavélisme, c’est possible, quoique, en général, il manque de profondeur dans ses vues ; mais il n’en a rien manifesté à Rome, et ce qu’il pensait, ce qu’il désirait du Conclave est resté le secret de sa grande âme. Seul des membres du cabinet, M. le ministre des Affaires étrangères est intervenu dans les graves conjonctures amenées par la mort de Léon XIII. Certes on peut regretter que, dans plus d’une occasion, M. Delcassé n’ait point parlé assez nettement ni agi assez vigoureusement. Il faut pourtant reconnaître que, si, dans plus d’une occasion, il n’a point défendu suffisamment les vieilles traditions de notre pays, il ne les a pourtant pas abjurées et que, grâce à lui, la France fait encore figure de puissance catholique à l’étranger. Dans la circonstance, il a dit à Paris ce qu’il devait dire et ses agens ont fait à Rome ce qu’il fallait faire. Il y en a un pourtant qui n’a rien dit ni rien fait, et qui en avait une excellente raison. Au moment de la mort du Pape, M. Barrère avait quitté Rome pour se rendre aux eaux. Il n’y est point revenu au moment du Conclave, qui n’a communiqué avec le Montecatini ni par lettres ni par pigeons voyageurs. La toile donc « n’a point débordé de son cadre », où il est vrai qu’elle brille d’un vif éclat. M. Nisard, son conseiller et ses secrétaires ont agi avec un tact et un sentiment des convenances auxquels rendent hommage tous ceux qui les ont approchés pendant ces jours agités. Ils avouaient hautement leurs préférences pour le cardinal Rampolla. Quel Français pouvait repousser un candidat auquel on a surtout reproché de trop aimer la France ? Mais ils ne commettaient pas la faute de parler haut, de menacer du veto, de se montrer exclusifs et de courir ainsi le risque d’une défaite humiliante, et ils déclaraient qu’ils n’avaient peur d’aucun des papabili désignés par l’opinion, parce que tous avaient donné des gages de sympathie à la France. C’était vrai, et c’était habile. M. de Navenne, qui était lié avec le cardinal Rampolla depuis sa nonciature de Madrid, n’a pas eu besoin d’être rappelé à l’ordre par M. Delcassé, et la supposition hasardeuse qu’il ait voulu par le même procédé satisfaire à la fois la société aristocratique et M. Combes ne tient pas debout. Enfin nous ne savons pas de quels ecclésiastiques l’illustre écrivain a emprunté les yeux pour apercevoir le dissentiment qu’il signale entre les trois prélats français. Ces messieurs se croyaient les meilleurs amis du monde et n’ont jamais eu ensemble l’ombre d’un différend, même au sujet des candidats à la tiare. Aussi bien rien ne les obligeait-il à « marcher ensemble » vers la chapelle Sixtine où, malheureusement, un seul des trois pouvait entrer. Ce qui est exact, c’est que Romains et étrangers se passionnaient également pour l’élection pontificale, ne parlaient plus d’autre chose et discutaient sans cesse les mêmes noms en supputant les chances de chacun d’eux. Le peuple même s’en mêlait : M. Lamy rapporte le propos de sa femme de chambre qui ne voulait point de Rampolla, lui trouvant l’air dur. Un cocher refusait sa voix à Serafino Vannutelli, parce qu’il avait un frère cardinal et que cela ferait deux papes. Rome était remplie d’un immense bourdonnement de mouches et de guêpes du coche qui, au bout de quelques jours, devint souverainement agaçant, si bien qu’une femme d’esprit, après une longue soirée où elle avait subi la conversation obligatoire, s’écriait avec une conviction profonde : « Cela devient une obsession. Qui me délivrera d’Oreglia, de Rampolla, de Gotti et de Vannutelli ? »

Les cardinaux laissaient les mouches bourdonner, les guêpes piquer, et, indifférens, du moins en apparence, à cette agitation vaine, s’occupaient des devoirs nouveaux que leur créait la situation. Il y avait à faire part de la mort du Pape aux chefs d’Etat, à célébrer ses funérailles et à préparer le Conclave. Cela prit dix jours, pendant lesquels tous les cardinaux étrangers eurent le temps d’arriver, à l’exception de l’archevêque de Sidney.

Dès que le Saint-Siège devient vacant, le secrétaire d’Etat cesse immédiatement ses fonctions et le pouvoir passe en principe au Sacré-Collège tout entier ; mais, en fait, il est exercé par une commission exécutive composée des trois chefs d’ordre, c’est-à-dire du plus ancien des cardinaux évêques, des cardinaux prêtres, et des cardinaux diacres, qui dans la circonstance étaient Oreglia, doyen et Camerlingue, Rampolla, et Macchi. Le cardinal Oreglia exerçait l’autorité principale. Dès que le Saint-Père eut rendu le dernier soupir, il sortit le premier de la chambre mortuaire et fut conduit en grande cérémonie à l’appartement qui avait été disposé pour lui au premier étage du palais. C’est lui qui présida toutes les réunions, qui décida les mesures urgentes, et qui prit toutes les initiatives ; mais rien d’important ne fut décidé sans le vote du Sacré-Collège, réuni en assemblée plénière. Neuf congrégations générales furent ainsi tenues dans la salle du Consistoire, où le nombre des délibérans augmentait chaque jour au fur et à mesure que les cardinaux venaient du dehors. Dans la première de ces réunions, fut donnée lecture d’une constitution apostolique, datée de l’année 1883, par laquelle Léon XIII renouvelait les prescriptions de son prédécesseur relatives au Conclave et aux précautions à prendre pour en garantir l’indépendance. A la première menace contre la liberté des délibérations, le Sacré-Collège devait chercher asile hors de l’Italie. Cette question de la translation du Conclave ne fut pas même discutée, car les cardinaux étaient rassurés sur les intentions du gouvernement italien par ses déclarations réitérées et par le précédent de 1878. Personne ne fut tenté de courir la grosse aventure d’aller voter à l’étranger et l’on pensa avec raison que c’était encore à Rome que les choses se passeraient le plus tranquillement et le plus régulièrement. On nomma ensuite le secrétaire du Conclave, et la presque-unanimité des suffrages se porta sur un jeune prélat très connu pour sa piété, ses talens et sa distinction, Mgr Merry del Val, président de l’Académie des nobles, fils de l’ancien ambassadeur d’Espagne auprès du Saint-Siège.

L’événement démontra que le choix ne pouvait être meilleur. Par une rencontre flatteuse et de bon augure, il se trouve que les débuts politiques de Mgr Merry del Val ressemblent à ceux du grand cardinal Consalvi qui, élu secrétaire du Conclave de Venise, fut conservé par Pie VII comme pro-secrétaire d’Etat et devint secrétaire en titre, après avoir été promu cardinal dans le premier consistoire que tint le nouveau pape.

Vint ensuite la lecture des innombrables messages, lettres et dépêches de condoléance que tous les gouvernemens, à l’exception d’un seul, et une foule de personnages marquans expédièrent au Sacré-Collège de tous les points du monde. L’Allemagne ouvrit la série par un télégramme de M. de Bülow que suivit de près une dépêche émue de l’Empereur. Dès le début de la maladie, le dimanche 3 juillet, Guillaume II avait été le premier à envoyer au Vatican, du fond de la Baltique où il croisait sur son yacht, ses sympathies respectueuses et ses vœux pour le rétablissement du malade. Il paraît même que devant sa suite et son équipage il tint ce jour-là un prêche où il exalta le Pontife et composa pour lui une prière éloquente. Le jeune souverain a le don des manifestations opportunes et ses attendrissemens servent sa politique. Il y avait peu de temps qu’au grand ennui de son hôte du Quirinal, il avait fait en faveur du Pape sa manifestation éclatante et qu’il avait dit en sortant de sa fastueuse audience : « Faut-il que les Français soient fous d’affliger un pareil homme et de se priver d’une pareille influence ! »

Toutes les puissances du monde exprimèrent les mêmes sentimens que l’Allemagne, depuis la république nègre de Libéria jusqu’à l’empereur de Chine et au roi de Siam. Catholiques et protestans, musulmans et bouddhistes confondirent leur voix dans le même chœur de regrets ; ce fut vraiment un plébiscite de souverains. L’Italie seule fit exception, sous prétexte qu’elle n’avait pas été prévenue du décès. Or, adresser une communication officielle au roi d’Italie résidant à Rome, c’était reconnaître sa souveraineté sur Rome, et les cardinaux n’avaient pas le droit de faire cette démarche que leur interdisait très formellement une constitution des deux derniers pontifes. La France ne manqua point à son devoir, mais elle n’y mit point l’accent qu’on aurait attendu de la fille aînée de l’Eglise. M. Loubet n’envoya rien et M. Delcassé seul intervint : une fois de plus la place Beauvau gêna le quai d’Orsay.

Le Sacré-Collège ne reçut pas seulement des dépêches. Le 25 juillet, tout le Corps diplomatique accrédité auprès du, Saint-Siège vint lui présenter ses devoirs en grand uniforme, foule brillante et décorative qui défila devant les cardinaux en baisant la main à chacun, et qui les laissa tous éblouis de ses beaux costumes et charmés de sa courtoisie. Autrefois, c’était l’usage que chaque ambassadeur se présentât et parlât tout seul au nom de son souverain. Nous avons encore le beau discours que prononça Chateaubriand après la mort de Léon XII, et qui du reste n’eut aucun succès : c’était trop fort et trop coloré pour les cardinaux de 1828 !

Les allocutions correctes et bien tournées qu’échangèrent le cardinal Oreglia et M. d’Antas, le très sympathique doyen du corps diplomatique, n’avaient pas les défauts de celle de Chateaubriand.

Nos six cardinaux arrivèrent pour les dernières congrégations générales. Ils furent accueillis par leurs collègues avec beaucoup d’empressement et de vénération affectueuse. Deux avaient montré un vrai courage en se mettant en chemin : le cardinal Coullié, dont la santé était très précaire, et le cardinal Langénieux, qui relevait d’une grave maladie. Quant au cardinal Richard, qui fut le doyen d’âge du Conclave, il avait supporté vaillamment les fatigues de la route, ayant l’habitude de se guérir de ses indispositions par un voyage à Rome. M. Delcassé avait témoigné le désir de les voir tous avant leur départ. Quatre répondirent à l’invitation et se félicitèrent de son accueil. Il leur dit qu’il comptait sur leur patriotisme connu pour nommer un pape d’idées modérées et de sentimens favorables à la France. Avec une finesse tout italienne, il évita de prononcer un nom propre, mais il fut compris. A Rome, nos compatriotes ne songèrent point à punir la France des violences de M. Combes. Ils se souvinrent qu’il y a une ambassade qui n’en est point responsable et qui représente dignement nos vieilles traditions. Ils rendirent visite à l’ambassadeur et acceptèrent à déjeuner chez lui. Avec le cardinal Mathieu, ils étaient au nombre de sept. Dès qu’ils se réunirent, ils se trouvèrent en parfait accord d’idées et de sentimens, et pendant tout le Conclave ils formèrent un groupe compact et très cordialement uni.

A l’une des congrégations générales, un des cardinaux français se trouva voisin d’un collègue étranger qu’il ne connaissait pas et avec lequel il engagea la conversation suivante : « Votre Eminence est sans doute archevêque en Italie ? Dans quel diocèse ? — Non parlo francese[3]. — In quanam diœcesi es archiepiscopus ? — Sum patriarca Venetiœ. — Non loqueris gallice ? Ergo non es papabilis, siquidem papa débet gallice loqui. — Verum est, Eminentissime Domine. Non sum papabilis. Deo gratias[4]. — L’événement allait prouver que ce dialogue, heureusement pour l’Eglise, n’avait rien de prophétique !

Pendant toutes ces réunions préliminaires, on entendait dans le palais apostolique un grand bruit de marteaux et de scies, on apercevait dans les cours des amas de briques et de mortier, on rencontrait aux abords de lourdes voitures qui transportaient des, malles au dehors et d’autres qui amenaient dans l’intérieur tout un matériel d’auberge de second ordre ; il s’agissait d’aménager un appartement pour soixante-quatre cardinaux, accompagnés chacun d’un ecclésiastique et d’un domestique, qui devaient être séparés du monde et enfermés ensemble pour élire le Pape.

En même temps que les cardinaux et leur suite, il fallait loger environ trois cents personnes nécessaires au service du Conclave, cuisiniers, barbiers, balayeurs, lampistes, surveillans de toutes sortes, et, dans un ordre plus élevé, médecins, chirurgiens, gardiens des tours, sacristes ou sacristains, maîtres des cérémonies, etc. L’état-major de ces auxiliaires fut nommé en congrégation générale, sur la proposition du Camerlingue, et le choix qui rencontra le plus de faveur fut celui du docteur Lapponi, qui avait soigné Léon XIII avec une intelligence et un dévouement auxquels tous rendirent hommage.

Le maréchal du Conclave, qui en est le fonctionnaire le plus élevé, ne fut point élu, parce qu’il possède sa charge à titre héréditaire. C’était le prince Chigi, chargé de protéger la sécurité des cardinaux et de veiller à leur claustration. Il avait le droit de commander la petite armée pontificale, et autrefois toute la ville de Rome lui obéissait. Cette fois, comme déjà en 1878, ses pouvoirs expiraient à la Porte de bronze. Il logeait au Vatican, en dehors de la clôture. Sous sa direction, quelques employés surveillaient la place Saint-Pierre et les abords du palais pour empêcher toute communication irrégulière entre les prisonniers et le dehors, car un conclave ressemble à un grand couvent cloîtré. On n’en sort qu’en cas de mort. On n’y entre que pour des motifs d’une gravité extraordinaire : les visiteurs n’y parlent aux visités que devant témoins, et lettres envoyées ou reçues, journaux, paquets sont soigneusement contrôlés.

L’installation matérielle fut menée rapidement et les soixante-quatre logemens cardinalices furent prêts. On les tira au sort dans la dernière congrégation générale, à l’exception de six, qui furent réservés aux infirmes, dans le voisinage de la chapelle Sixtine, pour leur épargner de monter les escaliers. Sur chaque porte était écrit le mot Cella suivi du numéro : Cella 12… et du nom de l’occupant. Ce qu’on appelait cellule était en réalité un appartement composé de trois pièces hautes et vastes, l’une pour le cardinal, les deux autres pour le conclaviste et le domestique. Le bas des fenêtres était fermé par des planches, de manière que personne ne pouvait ni voir ni être vu sur la place ou dans la rue. Le mobilier, simple, ressemblait à celui des prisons bien tenues et les matelas n’étaient point des instrumens de supplice. Les patiens ont déclaré plus tard que les cuisiniers s’étaient montrés pleins de bonnes intentions et n’avaient abusé ni du macaroni ni des plats sucrés. Tous se fièrent à la cuisine italienne, à l’exception d’un seul, le primat de Hongrie. Il avait amené sa cuisinière de Gran et il demanda à l’introduire dans le Conclave. Cette faveur, qui eût été inouïe, lui fut refusée. Elle travailla donc au dehors, et chaque jour un hussard du cardinal apportait au tour ses petits plats, que recevait le hussard de l’intérieur. Naturellement les deux Magyars causaient ensemble, et les surveillans ne comprenaient rien à leur discours. On prétendit dans la suite qu’ils avaient servi d’intermédiaires entre l’ambassade d’Autriche et les cardinaux autrichiens dans l’affaire du veto. Rien n’est plus invraisemblable que cette supposition, et la conversation de ces deux domestiques resta très probablement étrangère à la haute politique. La clôture fut-elle absolument respectée et n’y eut-il aucune communication illicite entre les cinq cents personnes enfermées et le dehors ? Ce qui porte à le croire, c’est la fausseté des renseignemens que les journaux publièrent pendant le conclave sur la question qui passionnait le public : les chiffres des scrutins. Du reste, la surveillance était sérieuse, comme en témoigne la plaisante aventure arrivée au cardinal Coullié. Il disait paisiblement son bréviaire dans sa cellule quand arrive un Monsignor tout effaré : « Eminence, il y a un objet blanc qui flotte à votre fenêtre et qui paraît être un signal. On est venu nous le dire au tour. — Monseigneur, je vous assure qu’il n’y a aucun objet blanc à ma fenêtre. » On vérifie en montant sur des chaises : le cardinal Coullié était innocent, mais il y avait bien un objet blanc à la fenêtre supérieure. Au-dessus de l’archevêque de Lyon logeait un cardinal sujet à transpirer : c’était une de ses chemises qui séchait innocemment au soleil et ne renfermait dans ses plis aucun secret coupable.

C’est dans ces conditions matérielles que le Sacré-Collège vécut du vendredi soir 31 juillet au mardi soir 4 août. Que se passa-t-il dans ce magnifique couvent si bien fermé ? M. Lamy compare spirituellement un conclave à ces vases espagnols appelés alcarazas qui perdent par l’évaporation une partie de leur liquide tout en restant bouchés. Seulement, pour recueillir la vapeur d’eau, il faut une petite opération qui peut altérer le liquide, et il semble que l’alambic de M. Lamy n’ait pas fonctionné d’une façon irréprochable. Nous avons essayé de puiser à l’alcarâzza même, car le secret indispensable pendant l’élection oblige moins étroitement après, comme il paraît bien par les divulgations qui se sont produites depuis le mois d’août dernier et par les écrits publiés sur les conclaves d’autrefois par des témoins comme Retz, Maury et Consalvi.

Depuis la suppression du pouvoir temporel, c’était la seconde fois que le conclave se tenait, suivant l’expression de Pie IX et de Léon XIII, sub potestate hostili, dans la Rome pontificale réduite à sa domination spirituelle et cernée par la Rome de l’Italie nouvelle. A la fin du XVIIIe siècle, le Pape ayant été chassé par la Révolution française pour aller mourir en exil, le Sacré-Collège avait demandé asile à l’Autriche et s’était rendu à Venise, sub potestate amica, pour élire le successeur de Pie VI. Chose singulière ! les deux conclaves de 1878 et de 1903 ont été plus libres que celui de Venise. L’Autriche, dirigée par le ministre Thugut, fit en effet payer son hospitalité en exerçant sur les cardinaux réunis une pression lourde et maladroite qui entrava constamment leurs délibérations et les prolongea pendant trois mois. L’Italie nouvelle a tenu sur ce point la parole solennelle qu’elle a donnée à l’Europe en s’emparant de Rome. Ses hommes d’Etat n’ont obéi certainement à aucune considération pieuse, et M. Zanardelli, en particulier, représentait la franc-maçonnerie au pouvoir ; mais ils ont compris leur intérêt, qui est de persuader au monde catholique que la suppression du pouvoir temporel ne nuit point au pouvoir spirituel, et que l’Italie respecte la liberté de l’Église.

Le Sacré-Collège a donc délibéré avec une sécurité parfaite sans aucune ingérence du pouvoir protecteur, dont les troupes campées sur la place Saint-Pierre et sous la colonnade attestaient avec quelque ostentation la vigilance habile. Un sage ennemi vaut quelquefois mieux qu’un ami maladroit. Jamais non plus conclave n’a été plus exempt de brigues, de compétitions personnelles, d’influences suspectes, et plus exclusivement préoccupa de choisir le plus digne. « Trois choses ne font plus les papes, écrivait Chateaubriand en 1828 : les intrigues de femmes, les menées des ambassadeurs, la puissance des cours. » Rien de plus vrai, mais rien de plus faux aujourd’hui que ce qu’il ajoutait : « Ce n’est pas non plus de l’intérêt général de la société qu’ils sortent, mais de l’intérêt particulier des individus et des familles qui cherchent dans l’élection du chef de l’Eglise des places et de l’argent. » L’intérêt général seul a inspiré les suffrages en 1903, et si les faiblesses humaines qui se trouvent dans toute assemblée d’hommes, si des antipathies personnelles se sont manifestées contre tel ou tel candidat, elles s’ignoraient elles-mêmes et se dissimulaient de très bonne foi sous des raisons plausibles et des considérations de bien public. Singuliers électeurs et singuliers candidats que ces cardinaux ! Ce collège électoral ressemblait, paraît-il, à une magnifique retraite ecclésiastique avec des cardinaux en guise de curés et des scrutins à la place des prédications. Levés de bonne heure, ils se rendaient ou à la chapelle Pauline ou à quelque autre oratoire pour y dire la messe, que servaient les conclavistes. Beaucoup restaient agenouillés pendant longtemps sur le pavé ; beaucoup, avant d’aller voter, retournaient devant le Saint-Sacrement pour prier, et, pendant la journée, on rencontrait dans les galeries-tous les valides, qui se promenaient en égrenant leurs rosaires. On ne voyait pas trace des vilaines passions caduques et des défauts dont ce terrible Chateaubriand accuse les « cinquante vieillards » sur lesquels il se plaint de ne pouvoir agir : la bêtise, l’ignorance du siècle, le fanatisme, les haines politiques, la duplicité. Un de ces « vieillards » n’avait pas quarante ans, beaucoup n’atteignaient pas la soixantaine et aucun n’était absolument caduc. La Révolution a passé sur le Sacré-Collège, comme sur toute l’Eglise, comme une tempête qui l’a purifié et une épreuve qui l’a rajeuni, de sorte que, en choisissant parmi les candidats désignés par l’opinion, les électeurs étaient sûrs de choisir entre des hommes d’une vertu supérieure, d’un talent incontesté et d’une expérience acquise dans le maniement des grandes affaires.

Peut-on les appeler des candidats ? Pour un seul des papabili sérieux, il y a eu trace de sollicitation, mais il est si naturel, si légitime qu’un frère recommande son frère, et le mérite du recommandé était si éclatant, que personne ne s’étonna de la chose et ne songea à la blâmer. Quant aux trois cardinaux qui ont obtenu le plus de suffrages, celui qui a été élu a, par deux fois, supplié avec larmes ses collègues de ne pas le nommer, et il a été poussé au trône pontifical comme à un calvaire. Pour les deux autres, on serait tenté de dire qu’ils ont abusé du désintéressement. Le cardinal Gotti a été appelé par un de ses amis le « cardinal de marbre, parce qu’il a du marbre le froid, le poli et la solidité. » Devant sa candidature, il s’est montré de glace.

Comme lui, le cardinal Rampolla n’a pas dit une parole, ni fait un pas, ni inspiré une démarche dans son intérêt personnel. Cet homme, que des insulteurs à gages ont représenté comme dévoré d’ambition et travaillant de longue main à se préparer des créatures et des électeurs en vue du conclave, s’est montré d’une indifférence profonde à son propre succès. Il était dans sa destinée d’être méconnu. Parce qu’il a servi fidèlement le Pape qui a conseillé aux Français d’accepter la République pour en réparer les fautes et en améliorer la législation, il a été accusé de comploter contre la France avec les ennemis de la religion, tandis que ses adversaires lui reprochaient de tout sacrifier à la France. Il y a deux ans, un Français et une Française du meilleur monde, venus à Rome pour leur voyage de noces entraient à Saint-Pierre, un matin, au commencement d’une grande cérémonie. « Quel est, demandèrent-ils à un ecclésiastique, le cardinal qui officie ? » En entendant le nom, le jeune homme eut un soubresaut et s’écria : « Allons-nous-en, ma chère ! C’est Rampolla ! Il paraît que ce franc-maçon dit la messe ! »

Ce n’est vraiment pas la peine de se lever à cinq heures, de se coucher à minuit, de faire une heure de méditation à genoux, de mettre une heure à dire la messe, de s’interdire les distractions les plus innocentes et de mener la vie la plus dure, pour être ainsi jugé ! Le cardinal se fait aimer de ceux qui le connaissent, à force de se faire estimer, mais, en le voyant passer dans les loges de Raphaël, impénétrable, absorbé dans quelque vision mystique et moins communicatif que jamais, un prélat français rappelait le mot de M. Buffet sur le Comte de Paris : « M. le Comte de Paris manque de quelques défauts, qui en France, rendent les prétendans agréables. » Le scrutin montra que l’ancien secrétaire d’Etat avait des partisans dévoués et des adversaires irréconciliables. « Pourquoi, demandait-on une fois à Léon XIII, le cardinal Consalvi n’a-t-il pas eu de voix à la mort de Pie VII, après les grands services qu’il avait rendus à l’Eglise ? » Le Pape répondit : « Consalvi avait trop duré. »


IV

Sous l’ancien régime, il y avait en Europe deux monarchies électives dont l’une s’est perdue et l’autre s’est sauvée par son système électoral : la Pologne et le Saint-Siège. La première a succombé à ses diètes bruyantes et violentes, à ses confédérations armées, à l’anarchie qu’amenait périodiquement la vacance du trône. L’Église, au contraire, a travaillé avec une longue patience à dégager l’élection de son chef de tous les élémens de trouble, a l’entourer d’indépendance et de sécurité, et à remettre le choix dans les mains de l’élite la plus compétente. Elle y a réussi autant que les temps le lui ont permis, et depuis le XVe siècle la transmission du pontificat suprême s’est faite sans trouble et sans menace de schisme. Elle a résolu aussi un petit problème dont les Parlemens de nos jours se sont plus d’une fois occupés : assurer le secret du vote. Il est impossible de savoir autrement que par des déclarations spontanées pour quel candidat a voté tel cardinal. Toutes les affirmations des historiens sur ce point sont frappées de suspicion, car aucune ne peut être contrôlée, les pièces justificatives étant détruites après chaque scrutin et s’évanouissant dans la petite colonne de fumée noire que la foule assemblée sur la place de Saint-Pierre voit monter au-dessus du toit de la Sixtine.

C’est le vendredi 31 juillet que s’ouvrit le Conclave, par le chant du Veni creator qui, entonné dans la chapelle Pauline, se continua pendant que les cardinaux se rendaient processionnellement à la Sixtine. La célèbre chapelle avait reçu pour la circonstance une décoration qui la rendait encore plus imposante. Sur les deux grands côtés du rectangle qu’elle forme s’élevaient soixante-quatre fauteuils surmontés de baldaquins et vêtus de violet, à l’exception d’un seul, celui du Camerlingue-doyen qui, n’étant point créature du Pape défunt, n’en portait pas le deuil. Devant chaque fauteuil, une petite table et ce qu’il fallait pour écrire, deux bâtons de cire rouge, et une boîte d’allumettes. Dans le fond, l’autel surmonté de la fresque de Michel-Ange ; au milieu, des tables et des sièges pour les scrutateurs. Dans cette première séance, le maréchal du Conclave et les gardiens des tours prêtèrent serment de remplir fidèlement leur office ; puis, sur l’invitation du doyen, un cardinal donna lecture d’un second document posthume dans lequel Léon XIII déplorait de nouveau la situation qui lui avait été faite, justifiait son attitude, et exhortait les cardinaux à l’union et au courage. Cette voix du Pontife qui, parlant du fond de la tombe dans le crépuscule du soir, confirmait encore ses frères et bénissait son successeur en lui souhaitant un pontificat plus heureux que le sien, émut profondément l’assemblée. Il semblait que le grand Pape la présidât encore et tînt un dernier consistoire.

Le lendemain, à sept heures, les cardinaux communièrent tous à une messe basse, et ils se réunirent de nouveau à neuf heures et demie pour le premier scrutin. Sur soixante-quatre qui composaient tout le Sacré-Collège, soixante-deux étaient venus au Conclave et il ne manquait que le cardinal Moran et l’archevêque de Palerme, empêchés l’un par la distance et l’autre par son grand âge. La majorité des deux tiers étant nécessaire pour la validité de l’élection, il fallait donc quarante-deux suffrages.

Mgr Riggi, grand maître des cérémonies, commença par faire l’appel nominal, puis le dernier des cardinaux-diacres mit dans un sac soixante-quatre petites boules en bois qui portaient le nom de chaque cardinal et on tira au sort le nom de trois scrutateurs chargés de dépouiller les votes, de trois reviseurs chargés de vérifier l’opération, et de trois infirmiers qui devaient aller recueillir le suffrage d’un malade retenu au lit, le cardinal archevêque de Compostelle.

Ensuite les maîtres des cérémonies passèrent devant les cardinaux en leur remettant les billets de vote, chacun alluma sa bougie, prépara sa cire, écrivit son suffrage et serra son petit papier après l’avoir cacheté. La forme des bulletins est restée la même depuis un très long temps. Ils se composent de trois parties distinctes dont celle du haut porte le nom du votant, celle du milieu le nom de l’élu, et celle du bas un chiffre avec quelque parole de l’Écriture Sainte pour servir de contrôle au besoin. Le haut et le bas se replient et sont scellés avec la cire par un cachet qui n’est point celui dont se sert habituellement le votant. De cette manière le nom de l’électeur et celui de l’élu restent invisibles et échappent à toute inquisition. Voici la formule d’élection : Ego… Eligo in Summum Pontificem Reverendissimum Dominum meum, Dominum Card

Quand les votes furent prêts, les maîtres des cérémonies sortirent, et les cardinaux restés seuls quittèrent leurs places et, tenant ostensiblement leurs bulletins en main, se dirigèrent l’un après l’autre vers l’autel sur lequel était placée une grande urne en forme de calice. Les scrutateurs volèrent les premiers, puis les deux plus anciens s’assirent sur le palier de l’autel, à droite et à gauche, pour surveiller le scrutin. Les autres cardinaux se succédèrent par rang de préséance. Chacun, arrivé à son tour, s’agenouillait, faisant une courte prière, saluait les scrutateurs et prononçait le serment suivant : Je prends à témoin Notre Seigneur Jésus-Christ, qui doit me juger, que j’élis celui que selon Dieu je juge devoir être élu : ce que je ferai également dans l’accesso .

Il y avait une incontestable solennité dans ce serment prêté sous le regard du terrible Juge de Michel-Ange, tout près du gouffre où le peintre a plongé les cardinaux prévaricateurs !

Après avoir juré, chaque cardinal déposait son bulletin dans le calice, s’inclinait devant la croix, saluait de nouveau les scrutateurs et retournait à sa place.

Par une singularité du sort, le premier scrutateur désigné fut le cardinal Rampolla. Quand tous eurent déposé leurs suffrages, il se leva et, appuyant la patène sur le calice, le secoua pour mêler les votes, puis, descendant les degrés, vint le porter sur la table préparée à cet effet et en vida le contenu dans un second calice en montrant qu’il ne restait plus rien dans le premier. Il s’assit ensuite entre les deux assesseurs, versa les bulletins sur la patène et les compta pour s’assurer que leur nombre correspondait exactement à celui des votans. Dans l’intervalle, les infirmiers étaient allés très solennellement chercher le vote du cardinal de Compostelle et l’avaient apporté avec les autres. Alors le cardinal Rampolla tira le premier bulletin, le déploya, le montra à ses deux assesseurs et lut à haute voix : Cardinale Gotti ! Ce fut le premier nom qui retentit dans l’enceinte, et ce matin-là on l’entendit dix-sept fois. Le cardinal Rampolla se proclama lui-même vingt-quatre fois sans que rien trahit la moindre émotion dans sa voix. Vinrent ensuite Sarto avec cinq voix, Seratino Vannutelli avec quatre, Oreglia, Capecelatro et Di Pietro avec chacun deux, Agliardi, Ferrata, Richelmy, Portanova, Cassetta et Segna avec chacun une.

Chaque cardinal suivait le dépouillement sur une grande feuille contenant les soixante-deux noms et les pointait au fur et à mesure. Quand ce fut fini, les trois reviseurs vérifièrent en silence les chiffres indiqués, constatèrent qu’ils étaient justes et le premier d’entre eux proclama le résultat définitif.

Après le dépouillement de ce premier scrutin, le cardinal Cavagnis, s’adressant au cardinal doyen, lui dit : « Faut-il préparer l’accesso ? » Le cardinal lui répondit : « Il n’y aura pas d’accesso. On n’en a pas usé au dernier Conclave. C’est un mode de voter compliqué et qui donne lieu à des surprises. » Le cardinal se trompait sur un point, car l’accesso fut employé au Conclave qui élut Léon XIII.

Personne ne dit rien, une partie des assistans n’entendirent pas le dialogue, les autres ne comprirent pas bien de quoi il s’agissait, ceux qui comprirent se turent, et l’accesso fut supprimé. C’est une sorte de ballottage, qui a toujours été pratiqué depuis le xvie siècle après chaque scrutin ordinaire. Il consiste à pouvoir voter dans la même séance non point en faveur du même candidat, mais en faveur d’un des autres cardinaux qui ont eu des voix, même s’ils n’en ont recueilli qu’une seule. Par exemple, le cardinal Rampolla ayant eu vingt-quatre voix, l’accesso permettait à ceux qui n’avaient pas voté pour lui d’abord de lui donner leur suffrage à la fin de la séance, en écrivant sur leur bulletin : Accedo… Rampolla. Ceux qui avaient voté pour lui auraient dû écrire : Accedo nemini. Habituellement ceux qui gagnaient à l’accesso étaient les cardinaux les plus favorisés au premier tour, parce qu’ils avançaient pour ainsi dire en vertu de la vitesse acquise et de l’influence qu’exerce toujours sur les indécis l’exemple du grand nombre. Comment vérifier qu’un cardinal n’aurait pas voté deux fois pour le même candidat ? En regardant les noms et les devises et en mettant de côté tous les suffrages qui se seraient prononcés pour Rampolia au premier tour, puis en y comparant ceux du second tour, de manière à retrancher les doubles emplois et à n’ajouter que les voix vraiment nouvelles. Que ce fût compliqué, il n’y avait pas à le contester. Peut-on cependant déclarer impraticable une manière de voter qui a été pratiquée sans interruption pendant plusieurs siècles ? Il est certain que les difficultés de l’accesso étaient remarquées surtout par les adversaires de celui auquel il aurait certainement profité. La bonne foi du cardinal Oreglia est au-dessus de tout soupçon, mais il est permis de regretter qu’une question de cette importance ait été tranchée par une seule personne, contrairement à la tradition, à la teneur des constitutions apostoliques et à la lettre même du serment. « Notre cher doyen, disait un de ses amis, devient novateur sur ses vieux jours. Il laisse imprimer que, s’il est élu, il donnera la bénédiction sur la place Saint-Pierre, il n’a point donné le coup de marteau sur le front de Léon XIII, et il n’a point voulu de l’accesso. » Si ce scrutin de ballottage avait été pratiqué, les chiffres des voix eussent été certainement modifiés. Dans quelle proportion ? Chi lo sa ?

Pendant que les cardinaux s’en allaient lentement en causant par petits groupes séparés, le troisième scrutateur enfila tous les bulletins dans une longue et forte aiguille qu’il remit au premier maître des cérémonies. Celui-ci les porta dans une petite chambre qui se trouve à gauche de l’entrée de la chapelle et là ils furent jetés avec de la paille humide dans un fourneau allumé qui ne sert que pour cet objet. La fumée noire qui en sortit par le long tuyau placé à l’extérieur indiqua aux spectateurs de la place que le scrutin n’avait pas abouti, et les Romains s’en allèrent en disant : Non c’è Papa.

Ainsi se passa la première séance du Conclave, à laquelle ressemblèrent toutes les autres. Le samedi soir, le cardinal Rampolla monta à vingt-neuf voix, le cardinal Gotti en obtint seize, Sarto dix, Richelmy trois, Capecelatro deux, Serafino Vannutelli et Segna une chacun.

C’est dans la journée de dimanche qu’éclata la crise qui aboutit le mardi matin à l’élection du cardinal Sarto. Dans quelles conditions se produisit-elle ? Quelle opposition d’idées et de personnes, quels groupemens d’intérêts représentait la variété des scrutins ? Quels noms cachaient ces petits plis mystérieux, cachetés de cire rouge, qui furent brûlés sans avoir été ouverts ? Comme nous l’avons expliqué plus haut, on ne répondra jamais à ces questions avec certitude. Cependant les chiffres ont parlé, il y a eu un incident retentissant, des révélations se sont produites, et il n’est pas impossible de retracer la physionomie morale du Conclave. Elle ne ressemblait en rien à celle de nos assemblées politiques. C’était une réunion d’hommes, presque tous désintéressés dans les résultats de l’élection, et cherchant, en toute conscience, le meilleur chef qu’ils pourraient donner à l’Eglise. La plus grande courtoisie ne cessa de régner entre eux. Les polémiques violentes, les calomnies, les insinuations perfides, les exagérations de toutes sortes expirèrent au seuil du Vatican. Les cellules n’entendaient point de contestations bruyantes, on discutait les candidats en respectant leurs personnes et l’on savait combattre en souriant. L’urbanité des formes n’empêchait pourtant point la décision dans les idées, et, dès le samedi, on vit se former les deux camps entre lesquels le Sacré-Collège se partagea presque également ; on fut pour ou contre le cardinal Rampolla. A vrai dire, il n’y eut pas d’autre débat. « Nous venons de perdre, disaient les partisans du cardinal, un pape qui a relevé le prestige de la Papauté à une hauteur extraordinaire. Il a vraiment instruit, édifié, remué le monde tout entier, qui vient de lui rendre, à sa mort, le plus magnifique hommage. Que pouvons-nous faire de mieux que de lui donner pour successeur le confident intime de ses pensées, le collaborateur dévoué de ses grands desseins, le ministre qui l’a servi avec une intelligence, une abnégation auxquelles tous rendent hommage ? Chez qui trouverons-nous une pareille expérience des affaires et une plus grande sainteté de vie ? » Ainsi pensaient, on peut le supposer, les Français, les Espagnols, un certain nombre de cardinaux étrangers à l’Italie, et d’Italiens qui connaissaient mieux le cardinal Rampolla et lui devaient davantage. Mais ils n’étaient point organisés : ils ne se concertèrent jamais, ils ne reçurent de personne ni encouragement, ni mot d’ordre et ne formaient point ce qu’on appelait autrefois une faction. « Rampolla, disait un de ses partisans, est tout le contraire du candidat qui promet et qui régale. »

Le secrétaire d’Etat avait, comme tout premier ministre, des ennemis que la mort de Léon XIII enhardit et rendit bruyans. « Nous ne voulons pas du cardinal inféodé aux Français et protégé par Combes. Il faut un pape qui ne ressemble pas à Léon XIII, un pape religieux et qui ne fasse pas de politique. » Voilà ce qu’on lisait dans les journaux. Voilà les propos qu’en se promenant on recueillait de la bouche des profonds politiques, ecclésiastiques et laïques, qui tenaient le conclave sur la place Colonna ou au Pincio. Aucune parole ne ressemble plus à une sottise que celle-là, car c’en est une de reprocher une insuffisance de religion au Pape qui a consacré le plus grand nombre de ses encycliques aux dévotions catholiques, telles que le Rosaire, le Sacré-Cœur et l’Eucharistie. C’en est une autre d’interdire la politique au Pape, quanti la politique ne cesse de s’occuper de lui, le poursuit constamment et s’impose à ses préoccupations quotidiennes. Ces exagérations n’avaient point cours au Conclave, mais le cardinal n’y comptait point uniquement des admirateurs. Il était naturel que les cardinaux de langue allemande ne songeassent point à le nommer. Ils trouvaient, et plusieurs Italiens avec eux, que Léon XIII et son ministre avaient trop exclusivement maintenu la barque de Saint-Pierre dans les eaux françaises où elle n’avait rencontré que des écueils. On affirme que ceux-là votèrent pour le cardinal Gotti.

Quand l’empereur Guillaume vint à Rome, on sait qu’il déjeuna chez son ministre auprès du Pape avant de partir pour le Vatican. Trois cardinaux furent invités avec lui : Rampolla, Agliardi et le préfet de la Propagande. Un des convives, le prince O…, propriétaire du palais de la Légation, dit à Gotti : « Eminence, vous vous trouvez ici en qualité d’héritier présomptif. » Cette petite faveur impériale, en effet, fut considérée comme une sorte de désignation anticipée pour la succession de Léon XIII. C’est donner beaucoup d’importance à un déjeuner. Il est certain que les mérites du cardinal Gotti suffisent et au-delà pour expliquer ses dix-sept voix ; que, si les Allemands ont voté pour lui, ils ne Font pas soutenu bien énergiquement ; qu’il ne leur a donné aucun gage ; que, devenu pape, il ne se serait inféodé à aucune nation, et qu’il aurait gouverné avec l’indépendance et la droiture reconnues de son caractère.

Certains électeurs, enfin, qui ne contestaient pas dans ses grandes lignes la politique de Léon XIII, pensaient qu’il valait mieux qu’elle ne continuât pas à être appliquée par la même personne ; que vingt-cinq ans de règne avaient rendu bien des changemens nécessaires, créé ou enraciné plus d’un abus qu’il fallait réformer, et fait surgir plusieurs questions nouvelles qui ne pouvaient être bien résolues que par un homme nouveau. À cette opinion appartenaient, paraît-il, les jeunes et brillans archevêques du Nord de l’Italie. Ils disaient : « Nous voudrions un Pape qui n’ait été mêlé à aucune polémique et dont le nom signifie paix et concorde, qui ait vieilli dans le ministère des âmes, qui s’occupe avec détail du gouvernement de l’Eglise et qui soit avant tout pasteur et père. Ce Pape, nous l’avons sous la main. Il a réussi à merveille dans son important diocèse. Il unit un jugement très droit à une grande austérité de mœurs et à une bonté admirable qui lui a gagné les cœurs partout où il a passé. Nous voterons pour le patriarche de Venise ! »

L’élection de Pie X est sortie de ces oppositions coalisées contre le cardinal Rampolla et de la faveur immédiate qui s’attacha au nom de Sarto, dont la candidature prit corps et devint très sérieuse le dimanche matin, au moment même où éclatait un incident imprévu dont le retentissement dure encore.

Quelques jours avant le Conclave, arrivait à Home un cardinal autrichien dont on remarqua bientôt la mine austère, les propos édifians et l’air préoccupé. Il faisait beaucoup de visites et allait d’un cardinal à l’autre en répétant : « Quelle grave affaire ! Prions bien ! Invoquons l’Esprit saint ! Unissons-nous ! » Parlant parfaitement notre langue, il se montrait empressé auprès des cardinaux français, auxquels il aimait à rappeler que son grand-père avait servi sous Napoléon en qualité de colonel de la Grande Armée. « Vous plairait-il, lui dit l’un d’eux, de déjeuner avec vos collègues de cette nation que vous aimez ? — Je ne puis pas, Eminence. Je ne mange plus ! Je ne songe plus qu’à la grande affaire et je prie tout le temps. — Vous semblez en effet préoccupé, Eminence, et l’on dirait que vous êtes chargé du secret de l’Empereur. Vous travaillez pour ou contre un candidat ? — Je n’ai point de candidat pro ; mais j’ai un candidat contra. Il faut un pape qui fasse de la politique un moyen et non pas un but. Ah ! prions bien ! Unissons-nous ! Invoquons l’Esprit saint ! »

Ce que le cardinal n’ajoutait pas, c’est qu’il avait dans sa poche une injonction formelle à l’égard de l’Esprit saint, sous la forme d’un message qui le gênait beaucoup, et qu’il aurait bien voulu faire acquitter par un autre. Il offrit son petit papier à plusieurs en les suppliant d’en donner lecture à sa place. Un cardinal prussien reconduisit sans phrase. Le secrétaire du Conclave déclara qu’il ne pouvait pas, le cardinal-doyen qu’il ne voulait pas. Le dimanche matin, il alla confier son embarras au cardinal Rampolla lui-même, qui le renvoya au tribunal de sa conscience, et, au commencement du scrutin, pendant que chacun écrivait son vote, le cardinal-évêque de Cracovie demanda la parole et s’exprima littéralement comme il suit : Honori mihi duco, ad hoc officium jussu altissimo vocatus, humillime rogare Vestram Eminentiam, prout Decanum Sacri Collegii Eminentissimorum Sacrae Romanae Ecclesiae Cardinalium et Camerarium S. R. E., ut ad notitiam suam percipiat idque notificare et declarare modo officioso velit, nomine et auctoritate Suae Majestatis Apostolicae Francisci Josephi, Imperatoris Austriae et Régis Hungariae, jure et privilegio antiquo uti volentis, veto exclusionis contra Eminenlissimum Dominum meum cardinalem Marianum Rampolla del Tindaro.

Romae, 2 Augusti 1903.

† J. Card. Puzyna.

« Je me fais un honneur, ayant été appelé à cet office par un ordre très haut, de prier Votre Eminence, en sa qualité de doyen du Sacré-Collège et de Camerlingue de la Sainte Eglise Romaine, de vouloir bien apprendre pour sa propre information et pour le déclarer d’une manière officielle au nom et par l’autorité de François-Joseph, empereur d’Autriche et roi de Hongrie, que Sa Majesté entendant user d’un droit et d’un privilège anciens, prononce le veto d’exclusion contre mon Eminentissime Seigneur le cardinal Mariano Rampolla del Tindaro. »

La phrase n’est point coulante et elle commence mal. Honori duco ! Je me fais un honneur ! Le cardinal n’y mettait point de formes, et ses prédécesseurs en veto disaient habituellement : Doleo, je regrette.

Cette intervention impériale, inconnue et inattendue du plus grand nombre, ne resta point sans réponse. Immédiatement le cardinal-doyen se leva. « Cette communication, dit-il, ne peut être accueillie par le Conclave ni à titre officiel ni à titre officieux et il n’en sera tenu aucun compte. » Puis le cardinal Rampolla, demandant à son tour la parole, protesta en ces termes : « Je regrette qu’une grave atteinte soit portée en matière d’élection pontificale à la liberté de l’Église et à la dignité du Sacré-Collège par une puissance laïque, et je proteste donc énergiquement. Quant à mon humble personne, je déclare que rien de plus honorable et rien de plus agréable ne pouvait m’arriver. (Nihil honorabilius, nihil jucundius mihi contingere poterat.) »

Il dit cela debout, grave et pâle, avec un accent de dignité qui émut l’assemblée et où se révélait toute l’élévation de son âme. Pendant cette minute-là, le cardinal Rampolla ne compta point un seul adversaire dans le Conclave !

Nous ne voulons pas ajouter une dissertation à toutes celles qui ont déjà été écrites sur le veto. Nous constaterons seulement qu’il produisit sur les cardinaux d’abord et ensuite sur tous les juges compétens l’effet d’un anachronisme choquant, comparable aux propos et aux procédés les plus arriérés qui aient jamais été reprochés aux revenans de l’émigration. Une fois de plus l’Autriche méritait l’épigramme de Mallet du Pan : « Les coalisés ont toujours été en retard d’une année, d’une armée et d’une idée. » Il n’y avait qu’à modifier un peu la phrase. Les coalisés retardaient d’un siècle, d’une arme et d’une idée. — Il semble bien en effet qu’ils étaient trois, quoique M. le comte Goluchowski ait affirmé que l’Autriche avait agi toute seule ; mais les affirmations des diplomates ont souvent besoin d’être interprétées par une exégèse spéciale. L’arme qu’ils ont employée était rouillée et ne servira plus ; l’idée qu’ils ont méconnue, celle de la liberté parfaite de l’élection pontificale, s’imposera désormais à la conscience publique ; et les coalisés, sans le vouloir et sans le prévoir, auront donné le coup de grâce à une institution surannée, car ils ne trouveront plus de cardinal pour parler latin en leur nom.

Le bon et docile archevêque de Cracovie apprit, à l’attitude de ses collègues, qu’il y a un autre veto que celui dont il s’était fait l’interprète. Pendant trois jours encore on le rencontra dans les galeries avec sa mine toujours austère et préoccupée, mais il ne parlait plus de l’Esprit saint, et, au lieu du Veni Creator ; il avait l’air de réciter l’acte de contrition. On assure qu’il est étonné du bruit qu’il a fait dans le monde et qu’il ne comprend pas la sévérité avec laquelle il a été jugé. « Pourquoi m’écrit-on des lettres désagréables, dit-il, puisque j’ai été la cause de l’élection d’un si bon Pape ? »

Son Eminence se flatte : elle n’a été cause de rien. Déjà, au Conclave de Venise, en 1800, le cardinal Herzan, qui brandissait le veto contre une grande partie du Sacré-Collège et prétendait imposer l’élection du cardinal Bellisomi, ne l’obtint point et travailla en pure perte. L’Autriche n’a pas réussi davantage au conclave de 1903. Il ne paraît guère possible de revendiquer comme un succès autrichien l’élection d’un Pape venu de cette Venise où la plainte de Silvio Pellico et le cri de guerre de Manin retentissent toujours ; élevé à une époque où la jeunesse respirait la haine de l’Autrichien avec l’air natal ; patriarche de cette basilique de Saint-Marc où, chaque année, la fête de l’Empereur créait la solitude ? Quoi qu’il en soit, il n’y a pas à discuter l’hypothèse. Les témoins les plus autorisés affirment que le veto n’a été qu’un incident et, comme le disait l’un d’eux, un coup d’épée dans le Tibre. Au moment où il se produisit, le Sacré-Collège était divisé au sujet du cardinal Rampolla en deux moitiés égales qui ne se seraient jamais accordées sur son nom, et l’on commençait à redouter un Conclave prolongé.

Le veto ne passa pourtant point inaperçu. Il fut unanimement blâmé et valut une voix de plus au cardinal Rampolla, qui, le dimanche soir, recueillit trente suffrages au lieu de vingt-neuf. Il y a des pays, il y a des assemblées qui se seraient montrés plus susceptibles et où l’ingérence de l’Autriche eut amené l’élection immédiate du candidat qu’elle repoussait. Une telle hardiesse eût tué le veto, mais elle n’était ni dans le tempérament italien ni dans les habitudes des conclaves, et, sans doute, la prudence ne) la conseillait pas. Comment blesser à ce point l’Autriche et mécontenter les puissances qui partageaient ses rancunes ? Le résultat du veto fut de rendre plus ardent chez tous le désir d’en finir vite et d’accroître l’ardeur des partisans du cardinal Sarto. Déjà, le dimanche matin, il était arrivé à vingt et une voix, en dehors de l’ingérence autrichienne, car les bulletins étaient écrits avant qu’elle se manifestât. Le dimanche soir, il obtenait vingt-quatre voix, mais ses amis se heurtèrent alors aux résistances de son humilité, et, au commencement de la séance, en quelques paroles très touchantes, il supplia les cardinaux de ne point penser à lui : « Sono indegno ! sono incapace ! Dimenticatemi ! Je suis indigne ! Je suis incapable ! Oubliez-moi ! » s’écriait-il avec une sincérité d’accent qui, malgré lui, augmentait sas chances en augmentant l’estime qu’il inspirait. Ce même soir, en quelques paroles très dignes, le cardinal Perraud, exprimant l’opinion des Français, protesta, en invoquant une constitution de Pie IX, contre l’intrusion d’une puissance politique dans l’élection. On fut un peu étonné qu’aucune voix d’au-delà des Pyrénées ne vînt appuyer cette protestation.

Au scrutin de lundi matin, le cardinal Sarto arrivait en tête avec vingt-sept voix ; puis venait Rampolla avec vingt-quatre, Gotti avec six, Prisco, Oreglia, Capecelatro avec chacun une et un bulletin blanc. C’était évidemment pour le cardinal Rampolla le commencement de la fin ; mais il restait à vaincre l’opposition même du cardinal Sarto, qui renouvela immédiatement sa supplication plaintive. Ses amis particuliers s’y employèrent et firent un pressant appel à sa conscience pour le décider au sacrifice. « Il n’avait qu’un mot à dire et l’élection était faite. Ce mot, Dieu et l’Eglise le lui demandaient. Se dérober au fardeau, c’était se dérober à un devoir évident. »

Le mot fut dit, le consentement fut arraché quelques minutes avant le scrutin du soir, et, au commencement de la séance, le cardinal Satolli déclara que le cardinal Sarto, cédant aux instances de ses collègues, s’en remettait de son élection à la Providence. Il obtint trente-cinq voix, sept de moins que la majorité nécessaire. Le cardinal Rampolla descendit à seize, Gotti en eut sept, Oreglia deux, Di Pietro une, Capecelatro une.

L’élection était assurée pour le lendemain. Le mardi matin, tout commença comme à l’ordinaire. Les trois scrutateurs désignés par le sort furent les cardinaux Cassetta, Mathieu et Martinelli. Leurs opérations furent naturellement suivies avec plus d’attention encore que les jours précédens et un mouvement marqué se produisit dans l’assemblée quand le nom de Sarto fut prononcé pour la quarante-deuxième fois. Il obtint encore huit suffrages, dix restèrent fidèles au cardinal Rampolla et deux au cardinal Gotti. Les trois recenseurs nommés pour contrôler ces chiffres furent les cardinaux Richard, Manara et della Volpe, et, à onze heures, la voix du vénérable archevêque de Paris proclama que le patriarche de Venise était nommé pape par cinquante voix. Aussitôt les cardinaux sortirent de leurs places et vinrent se ranger autour de l’élu. Le cardinal Oreglia, tenant le cérémonial en main, lui dit en latin : « Acceptes-tu l’élection qui vient d’être faite de ta personne en qualité de Pape ? »Le cardinal Sarto était accablé. Il avait les yeux pleins de larmes, des gouttes de sueur perlaient sur ses joues, et il parut près de s’évanouir. Presque tous les cardinaux pleuraient aussi. Après un moment de silence, il répondit d’une voix altérée : « Que ce calice passe loin de moi ! Cependant, que la volonté de Dieu soit faite ! » Ce n’était pas la réponse officielle, et le doyen recommença la question avec une légère nuance d’impatience. Le cardinal Sarto prononça la parole attendue : « J’accepte ! — Comment veux-tu être appelé ? — Confiant dans les suffrages des saints Pontifes qui ont honoré le nom de Pie par leurs vertus et qui ont défendu l’Église avec force et avec douceur, je veux être appelé Pie X. »

Alors les cérémoniaires abaissèrent tous les baldaquins à l’exception de celui de l’élu, et Mgr Riggi, leur chef, donna lecture d’un court procès-verbal de l’élection. Puis le Pape fut conduit à la sacristie pour revêtir le costume pontifical. Trois soutanes blanches, une grande, une moyenne, et une petite, y avaient été préparées. On lui mit la moyenne avec la calotte blanche, le camail et l’étole rouges, et, après quelques minutes, il revint s’asseoir sur le palier de l’autel où son fauteuil remplaçait celui des scrutateurs. Tous les cardinaux vinrent s’agenouiller devant lui pour le premier hommage, ce qu’on appelle officiellement la première adoration, qui consiste à baiser successivement le pied, la main et la joue du nouveau Pape. Il était encore bien ému, et déjà pourtant un paie sourire se mêlait à ses larmes quand il embrassait ses amis. Les visages des cardinaux rayonnaient d’une joie religieuse. Convaincus qu’ils avaient fait le meilleur choix que comportaient les circonstances et que leur élu était celui de l’Esprit saint, ils voyaient des yeux de la foi la colombe mystique se poser sur cette tête blanche qui se résignait avec tant de peine à la triple couronne. Après l’adoration, le cardinal Macchi quitta la chapelle pour aller annoncer le nom de l’élu à la foule immense qui attendait sur la place Saint-Pierre, et il prononça les paroles consacrées : « Je vous annonce une grande joie ; nous avons un Pape, le cardinal Sarto, qui a pris le nom de Pie X. » On savait déjà depuis une demi-heure que l’élection était faite, parce que les bulletins, ayant été brûlés sans addition de paille mouillée, n’avaient produit qu’une fumée légère. Beaucoup même avaient appris le nom du Pape par une petite télégraphie particulière. Le mot sarto signifie en italien tailleur. Aussitôt après le scrutin, des employés du Vatican s’étaient montrés aux fenêtres, qu’il n’y avait plus de raison de tenir closes, et avaient fait le geste de coudre, qui avait été compris. Les prélats de la suite du cardinal Macchi invitèrent par signe le peuple à entrer dans la basilique pour, recevoir la première bénédiction pontificale. On avait beaucoup disserté à propos de cette bénédiction. Qu’elle fût donnée par le Pape tourné vers la place Saint-Pierre ou vers l’intérieur de l’église, la chose, par elle-même, n’avait aucune importance, mais on y avait attaché une signification politique. Vers la place, cela voulait dire que le Pape tendait les bras au Quirinal et acceptait tous les faits accomplis. Pie X ne pouvait se prêter à une pareille interprétation, et il n’y eut pas une voix pour lui conseiller une démarche risquée, condamnée à l’avance par l’exemple et les sentimens bien connus de ses deux prédécesseurs. Il se présenta donc, suivi de tous les cardinaux, à la loggia intérieure, où il fut salué par une acclamation et un enthousiasme qui ratifiaient le choix du Sacré-Collège. Il bénit la Ville et le Monde d’une voix douce et sympathique qui alla droit au cœur de la foule. Puis il rentra au Vatican, alla embrasser dans son lit le cardinal Herrera toujours malade, et remonta dans sa cellule d’où il envoya une dépêche à ses sœurs et une à son clergé, inaugurant ainsi son règne par un acte de charité délicate et par un souvenir tout chargé d’affection et de regrets pour cette Venise qu’il aimait tant, où il était tant aimé, et qu’il ne reverra plus.


UN TEMOIN.

Cardinal MATHIEU.


  1. Giornale d’Italia, juillet 1903.
  2. A l’exception des choses destinées à une publicité immédiate, comme les dépêches des souverains, la visite des ambassadeurs et la nomination des officiers du Conclave.
  3. Je ne parle pas français.
  4. Dans quel diocèse êtes-vous archevêque ? — Je suis patriarche de Venise. — Vous ne parlez pas français ? Vous n’êtes donc pas papable, parce qu’un pape doit parler français. — Non, je ne suis pas papable, Éminence, et j’en remercie Dieu.