Les Destinées de la nouvelle Poésie provençale

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Les Destinées de la nouvelle Poésie provençale
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 12 (p. 660-681).
LES DESTINEES
DE LA
NOUVELLE POESIE PROVENCALE

Lis Iselo d’or, par M. Frédéric Mistral, 1 vol. in-8o ; Avignon.

Avez-vous voyagé sur les côtes de Provence ? Vous êtes-vous promené le long de ce beau rivage où l’air est si doux, la mer si bleue, la terre si riche, la batellerie des petits ports si vive et si alerte ? De Marseille à Toulon, du côté de Cassis et de La Ciotat, vers le golfe de Leques ou le cap de la Gide, plus loin encore, après la Seyne, après Toulon, après Hyères, avez-vous admiré ce merveilleux ensemble de lignes et de couleurs, de vie active et de rêveuse indolence ? Si vous avez parcouru ces bords, parmi tant de merveilles réunies à souhait pour le plaisir des yeux, vous avez remarqué un phénomène particulièrement poétique. Vers le soir, à l’heure où le soleil s’incline à l’horizon, on voit apparaître au loin comme des îles d’or sur la mer légèrement assombrie. Ce sont les derniers rayons du soleil couchant qui vont frapper tous ces îlots, toutes ces pointes de roc, Pomègue, Le Maire, Jaros, éparpillés dans les eaux de Marseille, ou les îles d’Hyères au-delà de Toulon, ou là-bas, plus loin que Fréjus, en face de Cannes la souriante, le groupe illustre des îles de Lérins. Vraies îles d’or en effet, quand le soleil les illumine, paradis enchantés qui éblouissent le regard et font que l’imagination s’y crée un monde idéal. Seulement cette transfiguration ne dure point ; aux heures éclatantes succèdent les heures, noires, et les îles d’or deviennent des îles de pierre. Montez en bateau, faites-vous conduire à ce point lumineux, que trouvez-vous ? La plupart du temps, des masses de rochers, quelquefois une nature aimable comme aux îles d’Hyères ou de grands souvenirs comme à Lérins. Rochers, nature, souvenirs, tout cela certes a son caractère et son prix, bien que l’étincelant mirage ait promis autre chose. Si l’île d’or a disparu, il reste toujours une île, un refuge, un lieu où prendre pied, un lieu que baigne la plus poétique des mers et d’où l’on peut voir à toute heure le rivage de notre France.

Cette belle image des îles d’or, évoquée à nos yeux par le titre du recueil de vers que vient de publier M. Frédéric Mistral, me représente dans un symbole exact les destinées de la nouvelle poésie provençale. Ai-je besoin de dire qu’il ne s’agit pas du mirage et de ses illusions ? L’épigramme serait bien inopportune au moment de citer un nom qui rappelle des succès poétiques aussi durables que brillans. Nous voulons seulement indiquer, comme M. Frédéric Mistral lui-même l’a fait à sa manière, que la nouvelle poésie provençale a eu des origines très simples, très modestes, et que, malgré les lueurs splendides qui en ont transfiguré le caractère, elle fera bien de s’y rattacher en toute franchise. Les îles d’or ! En inscrivant ces mots à la première page de son livre, le poète a un scrupule, et il s’empresse d’y répondre ainsi : « Ce titre, j’en conviens, peut sembler ambitieux, mais on me pardonnera quand on saura que c’est le nom de ce petit groupe d’îlots arides et rocheux que le soleil dore sous la plage d’Hyères. » Des îlots arides, des landes rocheuses, tel a été aussi le point de départ de cette poésie provençale de nos jours qu’a dorée bientôt une si éclatante lumière. Il est bon de se rappeler ce point de départ. C’est bien là, je n’en saurais douter, le sens des paroles que nous venons de transcrire. Ajoutons que, de ces îlots arides transformés aujourd’hui en verdoyantes oasis, il ne faut jamais perdre de vue la terre de la patrie, pas plus qu’on ne la perd des îles d’Hyères, des îles de Lérins, de toutes les îles d’or disséminées sur nos côtes de Provence. Si tel est le sens de ce titre, nous n’avons pas à excuser ici une image trop ambitieuse ; au contraire, nous félicitons le poète de l’inspiration doublement filiale qui le ramène avec tant de grâce dans sa véritable voie.

Où donc est-il né, cet art provençal du XIXe siècle ? Où, comment, par quels soins s’est épanouie la fleur charmante ? J’ai raconté ici même cette touchante histoire[1]. La poésie, qui a fini par charmer toute une partie de la France, et qui, populaire dans le midi, est devenue pour le nord un sujet de surprise et d’attention studieuse, a eu les commencemens les plus humbles. Ah ! certes, l’image des îlots arides n’est que trop exacte ; c’était bien en des terres rocheuses qu’avait péri de siècle en siècle la végétation des anciens jours. La vieille langue de la Provence, la langue des sirventes et des canzones, la langue de tous ces chantres d’amour, les maîtres de Dante, dont Fauriel a si bien fait revivre les inspirations, cette noble langue défigurée, mutilée, détruite, avait subi dans le cours des siècles un outrage pire que la mort, elle ne servait plus qu’à l’expression des pensées grossières. La littérature populaire confiée à l’idiome d’Arnaud Daniel, et de Bernard de Ventadour était la littérature des cabarets. Facéties, gros mots, pensées grivoises, chansons libertines, tel était, il, y a une trentaine données, le fonds littéraire de la Provence pour ceux qui, sachant mal le français, en étaient réduits à leur langage usuel. Un jour, le fils d’un jardinier de Saint-Rémy, à peine sorti des écoles où il a cultivé aussi son jardin, veut faire la lecture du soir à sa vieille mère. On a beau se coucher de bonne heure, les soirées sont longues en hiver ; il serait doux d’avoir un livre écrit dans le langage natal, un livre grave ou joyeux, qui sût élever l’âme ou divertir l’esprit. Il cherche et ne trouve rien. Des vers gracieux, des récits aimables, des pages qui puissent répondre honnêtement à un honnête désir de s’instruire, s’il veut se les procurer, il faut qu’il les emprunte aux lettres françaises. C’est ainsi que la pauvre femme, en son humble domaine rustique, est séparée du monde des idées. La langue qui pourrait charmer pour elle l’ennui des heures oisives se compose de mots qu’elle n’entend pas ; la langue qui résonnerait si doucement à ses oreilles, ne lui offre que des pages illisibles. L’honneur de M. Joseph Roumanille est d’avoir senti, avec tant de vivacité, la douleur et la honte de cette situation. Il a compris que la langue natale était avilie, et il a conçu le dessein de la réhabiliter. Ce dessein est devenu la tâche de toute sa vie ; grande tâche et vraiment patriotique ! Il travaillait pour son père et sa mère, il travaillait aussi pour toutes les familles de la campagne, pour tous les ménages des mas. Du Rhône aux Alpes et de la Durance à la mer, combien d’amis inconnus, se disait-il, accueilleront ces pages que je vais leur envoyer ! Voilà comment M. Joseph Roumanille publia son premier recueil de poésies provençales, li Margarideto. Ces pâquerettes, comme il les appelle, c’étaient des fleurs du jardin de Saint-Rémy, fleurs toutes simples, mais toutes fraîches, fleurs de saine pensée comme de gai savoir, offrande et appel adressés du fond du Mas des Pommiers à tout le peuple de Provence. L’offrande fut reçue avec grande joie, et l’appel retentit de tous côtés. En fait de poésie et d’art, il ne faut que réussir une bonne fois pour créer tout un courant d’idées, inspiration chez les uns, imitation chez les autres. M. Roumanille obtint ce succès-là du premier coup, et comme en toute occasion il continuait de chanter, ici un conte joyeux, là une élégie, comme il joignait d’ailleurs à cette œuvre de rénovation poétique un apostolat social et défendait les vieilles mœurs au milieu des fièvres de 1848, il devint bientôt le chef d’un travail d’esprit qui fut un véritable événement pour la Provence durant plusieurs années. L’essaim des poètes bourdonnait autour de la ruche. Employons une image plus locale encore, ce fut une vraie farandole comme dans les fêtes populaires de ces contrées du soleil. Petits et grands jeunes et vieux, se tenaient par la main dans une ronde immense et s’entraînaient l’un l’autre aux sons du tambourin. Tous ces chants de provenance si diverse, il fallut bientôt les rassembler pour en montrer l’unité bienfaisante et la signification sérieuse. M. Roumanille fut naturellement l’éditeur de ce recueil. Il avait été le premier chef d’orchestre, il devait continuer de diriger l’œuvre commune jusqu’au jour où des talens originaux prendraient librement leur essor. Celui-qui écrit ces lignes fut invité à expliquer au public la portée de cette tentative, à en donner du moins le commentaire patriotique et moral, car, en ce qui concerne la langue même des écrivains provençaux, il était trop peu qualifié pour en parler avec compétence ; il traça donc une introduction qui essayait en même temps d’être un programme, une exhortation, une sorte d’engagement pour la direction à suivre, et ce n’est pas là un des moins précieux souvenirs de sa vie littéraire. Ainsi parut en 1852 le volume intitulé li Prouvençalo.

Parmi les jeunes chanteurs qui se pressaient autour de M. Roumanille, le maître en avait remarqué un qui se nommait Frédéric Mistral. Il était âgé alors de vingt et un ans. Paysan, fils de paysans, Frédéric Mistral avait été dans les collèges, comme disent les bonnes gens de la campagne ; à cette date, il était bachelier ès-lettres, et, s’il n’avait pas encore terminé son droit, il s’en fallait de bien peu. Les collèges ne lui avaient pas fait oublier ses premiers maîtres ; il était bien l’enfant du sillon, l’élève des laboureurs et le compagnon des pâtres. Quand les chants de Joseph Roumanille réveillèrent la poésie provençale de son engourdissement séculaire, la Belle au bois dormant prit bien des aspects différens selon les foyers qu’elle visitait. Ce fut une poésie rustique, une poésie franche et robuste qui éclata sur les lèvres de Frédéric Mistral. Il eut l’ambition d’écrire les géorgiques de son pays. Virgile, Homère, Hésiode, s’associaient dans sa pensée aux scènes qui avaient enchanté son enfance. Il retrouvait sans efforts la tradition des âges primitifs. Quelques pièces dispersées çà et là, tantôt de belles imitations virgiliennes, tantôt des peintures directement inspirées de la nature provençale, furent ses premiers essais. Plusieurs de ces hardies ébauches parurent dans le recueil dont nous parlions tout à l’heure. Telles sont par exemple les strophes si neuves sur le furieux vent de la vallée du Rhône.


« Écoutez-le : quelle tempête ! Où va-t-il et d’où vient-il ? Tu es pour nous un vrai fléau, et pourtant nous t’aimons, roi des vents ! Grâce à toi, dans nos veines circule incessamment un sang plus vif, et quand tu es là chassant le Rhône en souverain, à coups de fouet tu nous remues si l’été veut nous énerver.

«… Taisez-vous, vents de la mer, vent de la tramontane, vent de Narbonne, vous qui, pour tordre un brin d’osier, êtes forcés de vous donner au diable ! Dieu vous fit, molles brises, pour caresser le bouton des fleurs ; le mistral, il le créa pour bercer les chênes, les grands arbres enfans des monts, et aussi pour en être la hache. »


Dès l’insertion de ces pages dans le recueil des Provençales, on pouvait signaler chez le jeune poète l’ambition de mêler à la grâce naturelle de la langue du midi la vigueur d’une littérature plus mâle. Personne, disions-nous, ne regrette plus que lui la mollesse d’idées et de style qui a été si fatale au génie de ses aïeux. Il ne renonce pas à l’élégance, mais quel sentiment hardi de la réalité, quelle énergie redoutable dans ses-peintures ! Soit qu’il chante la Belle d’août et qu’avec une grâce funèbre il associe toute la nature éplorée aux malheurs de son héroïne, — soit que, dans l’étrange pièce intitulée Amarun, il attaque le débauché, le secoue, le flagelle, et l’enferme, épouvanté, au fond du sépulcre infect, — soit que, devant un épi de folle avoine, son ironie vengeresse châtie l’oisiveté insolente, toujours il y a chez lui une pensée généreuse, une imagination agreste, un langage imprégné des plus franches odeurs du terroir. S’il nous était permis de nous citer nous-mêmes, nous rappellerions quel pronostic nous avait inspiré dès 1852 la vigueur de ces premières ébauches. C’est alors que nous disions avec confiance : « Ce qui a pu être pour d’autres une simple farandole est pour lui une chose grave. Il est un de ceux qui ont pris le plus à cœur la restauration du pur langage d’autrefois. Si cette école s’organise avec suite et produit d’heureux fruits, ce sera en grande partie à M. Frédéric Mistral qu’en reviendra l’honneur. »

Il serait bien superflu de rappeler avec quel éclat les deux poèmes de Mireille et de Calendal, le premier surtout, justifièrent ces pressentimens. On pouvait attendre beaucoup du jeune maître-chanteur sans concevoir des espérances si hautes. Un vrai poète était né, un poète dont la littérature française devait s’honorer autant que la littérature provençale. Il y eut là pourtant une déviation fâcheuse. Je ne parle pas des conditions nouvelles imposées désormais à cette littérature du sol natal. Que l’inspiration familière si pieusement fondée par M. Joseph Roumanille se trouvât transportée en face du grand public, que les triomphes du dehors pussent coûter quelque chose à la sincérité de la pensée première, en un mot que le point de départ si touchant, si modeste de cette restauration de la langue natale fût exposé bientôt à quelque dédain de la part des poètes enivrés de bravos, c’était là un danger assurément, mais un danger dont il fallait bien prendre son parti, puisqu’il tenait au succès même de l’entreprise commune. Non, ce n’est point de cela que je parle, quand je signale à propos de Mireille le premier symptôme d’une déviation regrettable. Ce symptôme, bien fait pour alarmer les plus sincères amis de la poésie nouvelle, c’est l’espèce de fièvre qui éclatait dans la préface du poème. L’auteur de cette belle épopée rustique ne s’était pas contenté de rajeunir sa langue aux sources pures, de reconstituer le vieil idiome avec le savoir du critique et l’inspiration de l’artiste ; exalté par son œuvre, il osait mettre la langue provençale restaurée au-dessus de la langue française, si bien qu’on pouvait se demander s’il ne mettait pas aussi la petite patrie au-dessus de la grande.

J’étais un de ceux que cette déclaration de guerre à notre langue nationale offusqua le plus vivement ; je la relevai ici même. Sans marchander les éloges à ces grandes scènes de nature et de passion qui font la beauté de Mireille, je demandai compte à M. Mistral de ses étranges doctrines. Autant j’admirais le poète, autant je réprouvais le critique. A ses affirmations altières, j’opposais l’invincible autorité des faits. La langue française sacrifiée à la langue provençale ! Un pareil débat pouvait convenir au moyen âge, aux premiers siècles du moyen âge, alors que l’idiome du nord, n’étant pas encore soutenu par des œuvres immortelles, voyait s’épanouir au soleil sa brillante sœur du midi. Nos vieux siècles, je le veux bien, — le XII, le XIe surtout, — n’auraient pas été surpris de ces prétentions-là ; il est impossible au XIXe de s’y arrêter un seul instant. Quoi ! après tant de victoires, après tant de courses triomphantes dans tous les domaines de l’esprit, la langue qui a grandi de saint Bernard à Mirabeau, de Joinville à Guizot, de Turold à Lamartine, une langue si agile, si forte, si pleine, la langue du » moyen âge et de la renaissance, la langue du XVIIe et du XVIIIe siècle, la langue assouplie encore de nos jours par les révolutions de la poésie et de la critique, une telle langue serait tenue en échec par un idiome qui depuis six cents ans a disparu du champ de bataille des idées et qui, réduit aux choses de la vie commune, n’a pu être, comme l’autre, mille fois trempé et retrempé dans la fournaise ! Je rappelais à M. Mistral la lettre que Voltaire, en un débat du même genre, avait écrite à un apologiste trop enthousiaste du parler italien, M. Deodati de Tovazzi. Je lui rappelais avec quelle verve André Chénier, dans un de ses poèmes, avait développé les argumens de Voltaire. Il y avait même tel et tel vers, dans la vive apostrophe de Chénier, qui semblaient directement à l’adresse de M. Mistral ; le poétique novateur de la fin du dernier siècle ne permettait pas qu’on accusât dans une préface l’indigence de notre langue, et quand il s’agissait de venger ce bel idiome, sa colère ne ménageait rien. Sans se rendre à toutes nos raisons, M. Mistral sentit qu’il faisait fausse route. Avec ces franches natures, il n’est rien de tel que de parler franc. C’était le moment où Lamartine le comparait à Homère, où d’autres, qui n’avaient pas les mêmes excuses, s’exprimaient sur le même ton, sans tact, sans mesure, brouillant les ; choses entrevues de trop loin et ne soupçonnant pas quels intérêts se trouvaient en jeu. L’auteur de Mireille ne prit pas le change, il nous écrivit loyalement : « Vous avez, secoué le faux clinquant de mon succès pour n’en laisser briller que l’or pur. » Et dès la seconde édition de Mireille la préface disparut.

Cependant ce succès de Mireille, soutenu bientôt par la publication d’un autre grand poème, Calendal, œuvre d’imagination et d’art, pleine de tableaux hardis, et de sentimens héroïques, mettait en toute lumière la nouvelle poésie provençale. Les jeunes maîtres-chanteurs, si empressés déjà au premier appel de M. Roumanille, accouraient toujours plus nombreux. Au premier rang, comme un troisième chef, s’était placé M. Théodore Aubanel, l’auteur du Neuf thermidor, du Massacre des innocens et de la Grenade entrouverte. Nous ne citerons pas les autres, de peur de ne pas être complètement juste, c’est au public particulier du terroir de marquer les rangs et les distances. Disons seulement que, depuis le premier jour, cette poésie n’a jamais chômé, qu’elle n’a manqué à aucune fête du pays, qu’un almanach populaire très gai, très joyeux, très sensé, y forme désormais une vraie bibliothèque à l’usage du peuple des campagnes, et que l’éditeur de cette petite revue annuelle, M. Roumanille lui-même, pourrait bien quelquefois répéter en souriant les mots de Pline le Jeune : magnum proventum poetarum annus hic attulit.

Au milieu de ce travail, qui rappelait par instans le bourdonnement d’une ruche, il y avait parfois de bien touchans épisodes. Peu de temps après la publication de Calendal, des Espagnols chassés de leur pays par la guerre civile vinrent se réfugier dans Avignon. L’un d’eux, Catalan d’origine, avait précisément essayé de faire dans sa contrée natale ce que MM. Roumanille, Mistral, Aubanel, faisaient si vaillamment au pays d’Arles et du comtat. Catalogne, Provence, c’étaient des sœurs autrefois, c’étaient du moins des compagnes d’enfance issues du même sang et parlant le même langage. L’homme que le hasard des révolutions envoyait ainsi aux bords du Rhône pour y renouer des liens rompus depuis des siècles était don Victor Balaguer, orateur et poète, qui a joué un rôle dans les cortès d’Espagne, qui est même devenu ministre sous un des gouvernemens nés de la révolution de 1868. Vous devinez la joie du poète catalan quand une circonstance fortuite le rapprocha des poètes provençaux. Une œuvre pareille avait cimenté d’avance leur amitié. Dès le premier mot, on se reconnut. Il lui sembla qu’une patrie nouvelle lui souriait. Plus tard, lorsque les événemens permirent à Victor Balaguer de repasser les Pyrénées, ses amis de Catalogne tinrent à honneur, non-seulement de remercier les Provençaux de l’accueil fait à leur compatriote, mais de célébrer ensemble leur fraternité reconquise. Ils chargèrent une main habile de ciseler une coupe d’argent qui fût le symbole de cette poétique alliance. Représentez-vous une coupe de forme antique dont le support est une tige de palmier. Autour de la tige se dressent deux jeunes filles à la taille élancée, au visage souriant, que désignent d’une façon assez claire des armoiries finement sculptées ; on reconnaît la Catalogne et la Provence. A la base sont inscrits deux vers de don Balaguer, et deux vers de M. Frédéric Mistral. Sur les parois, dans un cartouche où s’enlacent des lauriers, se lisent les mots suivans en langue catalane : Record ofert per patricis catalans als felibres provenzals per la hospitatat donata al poeta calala Victor Balaguer, 1867. La coupe fut envoyée aux. poètes provençaux, non pas à un seul, mais à tous, à tous les chanteurs, à tous les félibres ; c’est un terme de la vieille langue de notre midi, qui répond assez bien à celui de maître ès-arts, et que nos chanteurs avaient adopté depuis peu. A qui devait être confiée la garde du précieux écrin ? Évidemment au fondateur de l’école, au fils du jardinier de Saint-Rémy. Quand de fraternelles agapes réunissent les félibres, M. Roumanille n’oublie pas la coupe des Catalans, qui passe de mains en mains au milieu des chants de joie. Le plus beau de ces chants est celui que M. Mistral a composé, chant devenu populaire en Provence et que je retrouve dans les Iles d’or :

« Provençaux, voici la coupe qui nous vient des Catalans, tour à tour buvons ensemble le vin pur de notre cru. Coupe sainte et débordante, verse à pleins bords, verse à flots les enthousiasmes et l’énergie des forts !

« D’un ancien peuple fier et libre, nous sommes peut-être la fin, et si les félibres tombent, tombera notre nation. Coupe sainte et débordante, verse à pleins bords, verse à flots les enthousiasmes et l’énergie des forts !

« D’une race qui regerme, peut-être sommes-nous les premiers jets ; de la patrie peut-être nous sommes les piliers et les chefs. Coupe sainte et débordante, verse à pleins bords, verse à flots les enthousiasmes et l’énergie des forts !

« Verse-nous les espérances et les rêves de la jeunesse, le souvenir du passé et la foi dans l’an qui vient. Coupe sainte et débordante, verse à pleins bords, verse à flots les enthousiasmes et l’énergie des forts !

« Verse-nous la connaissance du vrai comme du beau, et les hautes jouissances qui se rient de la tombe. Coupe sainte et débordante, verse à pleins bords, verse à flots les enthousiasmes et l’énergie des forts !

« Verse-nous la poésie pour chanter tout ce qui vit, car c’est elle l’ambroisie qui transforme l’homme en Dieu. Coupe sainte et débordante, verse à pleins bords, verse à flots les enthousiasmes et l’énergie des forts !

« Pour la gloire du pays, vous enfin, nos complices, Catalans, de loin, ô frères, tous ensemble communions ! Coupe sainte et débordante, verse à pleins bords, verse à flots les enthousiasmes et l’énergie des forts ! »


Il y avait bien dans ces strophes viriles certains mots qui ne sonnaient pas très juste à nos oreilles. On pouvait craindre des méprises funestes chez les auditeurs qu’enivrait cette espèce de marseillaise provençale. Plusieurs estimaient que tel passage éveillait trop l’idée d’une patrie distincte, d’une patrie séparée. Comment douter pourtant des sentimens du poète, quand on le voyait, en ces mêmes années et dans une pièce adressée aux mêmes poètes catalans ses complices, faire cette déclaration : « Nous, les Provençaux, flamme unanime, nous sommes de la grande France, franchement et loyalement ; vous, les Catalans, bien volontiers vous êtes de la magnanime Espagne ? » Comment douter du poète qui, après avoir rappelé avec regrets l’ancienne vie autonome de sa contrée natale, expliquait si nettement les transformations nécessaires, bien plus, les transformations bienfaisantes : « A la mer doit tomber le ruisseau… Des perfides froidures de l’équinoxe le blé serré se préserve mieux ; et les petits vaisseaux pour naviguer en sûreté, quand l’onde est noire et l’air obscur, doivent naviguer de conserve… il est bon d’être nombre, il est beau de s’appeler les enfans de la France, et, quand on a parlé, de voir courir sur les peuples un esprit de vie nouvelle. » Assurément, l’homme qui parlait de la sorte ne devait pas être soupçonné de vouloir affaiblir chez ses compatriotes de Provence le sentiment de la grande patrie. Bref, en dépit de certaines paroles dont on aurait voulu atténuer l’accent, il était impossible de voir dans l’épisode des Catalans autre chose qu’une aventure, touchante image de ces mouvemens d’expansion, de ces ardeurs de sympathie qui appartiennent si profondément au génie de notre France.

L’aventure eut des suites dont la poésie provençale n’eut qu’à se féliciter. Au printemps de 1868, la ville de Barcelone devait célébrer ses jeux floraux. Les poètes catalans organisateurs de la fête y invitèrent leurs frères des contrées du Rhône. Plusieurs d’entre eux, M. Mistral en tête, répondirent à cet appel, et l’abbaye du Montserrat vit arriver sur ses hautes cimes une légion de pèlerins enthousiastes comme elle n’en avait pas connu depuis le XIIIe siècle. Un savant même, un des maîtres de la philologie et de la critique érudite, M. Paul Meyer, s’était joint à M. Mistral et à ses amis, heureux de retrouver au grand soleil toutes vives, toutes radieuses, maintes choses qu’il a disputées si vaillamment à la poussière des manuscrits. La même année, au mois de septembre, la Provence reçut à son tour les représentans littéraires de la Catalogne. Saint-Rémy, la jolie petite ville des Alpilles, d’où est sortie la renaissance provençale, avait été choisie pour centre de la fête. On s’y souvient encore de ces journées d’enthousiasme. Ce n’était pas seulement une réunion de lettrés qui échangent des complimens et des toasts, c’était une solennité populaire. L’église y était associée comme dans les cérémonies du moyen âge. Les cloches sonnaient, les hautbois chantaient, les tambourins mettaient tout ce monde en liesse. Avignon et Arles continuèrent la réception poétique, donnant chacune à la fête un caractère particulier. Sur la rive droite du Rhône, au-delà de Villeneuve-lèz-Avignon, dans ce pittoresque vallon du chêne vert, d’où l’on domine un si splendide pays, la villa Séménow entendit par un soir de septembre des sirventes et des canzones répétés au loin par les échos. C’est là que M. Mistral lut pour la première fois son poème du Tambour d’Arcole que nous avons traduit et publié ici même quelques semaines plus tard[2]. Quelles fêtes aussi dans les arènes d’Arles ! Et quels entretiens aux Aliscamps ! On sait que le souvenir du Dante, évoqué par un vers de la Divine Comédie, plane sur l’austère allée au milieu des tombes romaines. Toutes ces choses, rattachées à la visite des Catalans, forment un brillant épisode dans l’histoire de la nouvelle poésie provençale.

Puis vinrent les institutions littéraires, concours et congrès, les premiers très sagement établis puisqu’il s’agit de donner une direction à la recrue annuelle des jeunes écrivains, les autres beaucoup moins heureux, à mon avis, car ils tendent à faire oublier deux choses dont il faut conserver le souvenir comme une sauvegarde. Quelles sont ces deux choses ? Le sentiment d’où est née cette poésie nouvelle et le but qu’elle doit poursuivre. Quand je vois la philologie érudite, la philologie ambitieuse et contentieuse, chercher à s’emparer de ces poétiques domaines, j’éprouve quelques inquiétudes. Fut-elle représentée par les plus estimables savans, elle me fait peur. J’aperçois ici deux dangers très différens pour l’école des fêlibres, le danger du pédantisme et le danger de l’infatuation. Certes que des savans étrangers s’occupent de la langue de MM. Roumanille et Mistral, qu’un professeur de l’université d’Helsingfors annonce pour son cours de cette année une explication grammaticale du second chant de Miréio, qu’en Allemagne, en Finlande, en Suède, l’idiome renouvelé de la Provence soit étudié avec amour, on ne peut que se réjouir d’une telle victoire. Pareillement il est tout naturel que nos philologues ne restent pas indifférens au réveil d’une langue qui a précédé la langue française, qui produisait déjà des poèmes alors que sa sœur du nord balbutiait, qui du IXe siècle au XIIIe a donné tant de preuves de souplesse et de grâce. Fauriel a fait un cours en Sorbonne sur l’ancienne poésie provençale, M. Paul Meyers complété par ses recherches personnelles les travaux de son illustre devancier, il y a une chaire au Collège de France pour la langue française du moyen âge, il y a une école tout entière, et une vaillante école, où s’enseigne tout ce qui intéresse nos vieilles chartes du nord et du midi ; pourquoi l’idiome séculaire, rajeuni de nos jours par les félibres, ne serait-il pas l’objet d’études attentives et précises ? Rien de plus juste, et pourtant on est toujours tenté de dire aux disciples de M. Roumanille : Prenez garde ! à chacun son lot et sa peine. La tâche du philologue n’est pas la tâche du poète. Que vous êtes-vous proposé, enfans du comtat et du pays d’Arles ? Vous avez eu le dessein de créer une littérature honnête, virile, sérieuse et joyeuse tout ensemble, qui remplaçât pour vos mères, pour vos femmes et vos enfans les écrits misérables nés d’une langue avilie. Que veulent au contraire ceux qui s’appliquent autour de vous à l’étude un peu tumultuaire de ce département des langues romanes ? Ils veulent des textes quels qu’ils soient. Ils fouillent partout sans choix, sans art, et tout ce qu’ils rencontrent ils le ramassent. Les choses que vous avez résolu de condamner à l’oubli reparaissent au jour par les soins de ces maladroits auxiliaires. Suscités par vous, ils travaillent contre vous. Voilà votre premier péril, si vous n’êtes sur vos gardes, le danger du prosaïsme et de la vulgarité. Il y en a un second d’un autre ordre : à force de vous entendre dire en des congrès solennels que vous avez retrouvé une langue et ressuscité une nation, vous finirez peut-être par céder aux tentations décevantes. Il ne faudrait pas qu’une certaine infatuation littéraire vous entraînât à perdre de vue la grande communauté nationale. Ce fut souvent votre écueil, défiez-vous !

On le voit donc par ce résumé fidèle, l’histoire de la poésie provençale au XIXe siècle présentait à la fois des efforts très dignes de sympathie et des symptômes un peu inquiétans. Le grand intérêt du recueil de vers que vient de publier M. Frédéric Mistral, c’est que le poète, sans y prétendre et sans blâmer personne, le plus simplement et le plus naturellement du monde, ramène l’entreprise commune en ses justes limites.

Les pages qui avaient un instant déparé Mireille en 1859, c’étaient les pages altières de la préface, c’est la préface au contraire qui seize ans plus tard fait la principale beauté des Iles d’or. Voyez quelle simplicité, quelle droiture, quelle largeur d’inspiration ! voyez aussi quelles leçons se dégagent de ces confidences loyales ! Les jeunes générations oubliaient peu à peu le point de départ du félibrige ; c’est Mistral lui-même qui leur rappelle ces touchantes origines. Nous sommes fils de paysans, dit-il, et quand nous écrivons la langue du pays nous écrivons pour nos frères. Les aînés doivent assistance aux plus jeunes ; si nous sommes plus lettrés, il est juste que nos études profitent à notre langue natale, et par elle à ceux qui nous liront. La poésie que nous avons créée n’a pas d’autre raison d’être. Tel est évidemment le sens de ces pages si simples, si mâles, où le poète nous raconte sa première enfance et l’éducation de son esprit :


« Je suis né à Maillane en 1830, le beau jour de Notre-Dame de septembre. Maillane est un village du pays d’Arles comptant une quinzaine de cents âmes, et situé au centre d’une vaste plaine barrée au midi par les Alpilles bleues.

« Mes parens habitaient la campagne et exploitaient eux-mêmes leur bien patrimonial. Mon père, qui était veuf de sa première femme, avait cinquante-cinq ans lorsqu’il se remaria, et je suis le fruit de ce second lit. Mon pauvre père, — je l’ai perdu en 1855 dans ses quatre-vingt-quatre ans, — était ce qu’on appelle un homme du vieux temps. Voici comment il avait fait la connaissance de ma mère : Une année, à la Saint-Jean, maître François Mistral était au milieu de ses blés qu’une troupe de moissonneurs abattaient à la faucille. Des essaims de glaneuses suivaient les ouvriers et ramassaient les épis qui échappaient au râteau. Maître François, mon père, remarqua une belle fille qui restait en arrière, comme si elle eût eu honte de glaner comme les autres. Il s’approcha d’elle et lui dit : — Mignonne, de qui es-tu ? quel est ton nom ? — La jeune fille répondit : — Je suis la fille d’Etienne Poulinet, le maire de Maillane ; mon nom est Délaïde. — Comment, dit mon père, la fille de Poulinet, qui est le maire de Maillane, va glaner ! — Maître, répliqua-t-elle, nous sommes une nombreuse famille, six filles et deux garçons, et notre père, quoiqu’il ait assez de biens, comme vous savez, quand nous lui demandons de quoi nous attifer, nous répond : « Mes fillettes, si vous voulez de la parure, gagnez-en. » Voilà pourquoi je suis venue glaner. — Six mois après cette rencontre, qui rappelle l’antique scène de Ruth et de Booz, le bon maître François demanda Délaïde à maître Poulinet, et je suis né de ce mariage.

« Mon enfance première se passa donc à la ferme, en compagnie des laboureurs, des faucheurs et des pâtres. Je me souviens toujours de ce temps avec délices, comme le pauvre Adam devait se souvenir du paradis terrestre.

« Chaque saison renouvelait la série des travaux. Le labour, les semailles, la tonte, la fauche, les vers à soie, les moissons, le dépicage, les vendanges et la cueillette des olives, déployaient à ma vue les actes majestueux de la vie rustique éternellement dure, mais éternellement honnête, salubre, indépendante et calme.

« Tout un peuple de serviteurs, d’hommes loués au mois, de journaliers, allait et venait dans les terres du mas, avec la houe ou le râteau ou bien la fourche sur l’épaule, et travaillant toujours avec des gestes nobles comme dans les peintures de Léopold Robert. Mon vénérable père les dominait tous, par la taille, par le sens, comme aussi par la noblesse. C’était un grand et beau vieillard, digne dans son langage, ferme dans son commandement, bienveillant au pauvre monde, rude pour lui seul. »


On retrouve ici le type de ces hautes figures agrestes qui tiennent si bien leur place dans Mireille, maître Ambroise, le pauvre vannier de Valabrègue, et maître Ramon, le riche fermier du mas des Micocoules. Ce n’est pourtant pas là ce qui me frappe le plus en ce moment et en cet endroit ; il est évident, et j’en félicite le poète, qu’il a voulu surtout faire reparaître le public particulier auquel s’adresse la nouvelle poésie provençale. Comme le fils du jardinier de Saint-Rémy est devenu prosateur et poète pour donner à sa mère des livres qu’elle pût lire, le fils du fermier de Maillane écrivait ses premiers chants pour réjouir le cœur de ce grand vieillard. On a pu en douter autrefois, on n’en doutera plus désormais ; M. Frédéric Mistral, tout en faisant œuvre d’artiste, songeait aussi bien que Roumanille aux gens illettrés de son pays, et c’est très sincèrement qu’il écrivait, au début de Mireille : « Je ne chante que pour les pâtres et les gens des mas. »

Car cantan que per vautre, o pastre et gent di mas !


Si l’élan du poète et la curiosité du styliste l’entraînaient parfois au-delà de ses frontières, il n’en était pas moins, comme M. Roumanille, fidèle à sa tâche particulière et à son domaine propre. Je suis charmé, quant à moi, de voir avec quelle précision il affirme aujourd’hui ces choses, marquant ainsi le devoir de tous et le rappelant à chacun.

Voici encore une autre leçon, non moins opportune et non moins vive. On dit que, dans l’effervescence du félibrige, de jeunes téméraires ont oublié le respect des vieilles croyances, que, par crainte de paraître trop attachés aux traditions, ils ont pris certaines allures peu conformes à la pensée du fondateur, enfin qu’un esprit légèrement sceptique et railleur s’est insinué çà et là. Ce n’est rien encore, c’est un symptôme pourtant, et un symptôme qu’on ne doit pas dédaigner sous le soleil des pays rouges. Si la nouvelle poésie provençale n’est pas consacrée à l’entretien des vieilles mœurs, elle n’a plus ni âme, ni principe, ni raison d’être, elle n’est rien. Toute sa force est dans le sentiment d’où elle est sortie. Il appartenait à M. Frédéric Mistral de donner cet avertissement à ses confrères, et c’est pour cela, je n’en saurais douter, qu’il a tracé cette fière image de son vieux père. Écoutez-le parler, le bon fermier de Maillane ; ce n’était pas un homme qui méconnût son temps, il ne maudissait pas les changemens nécessaires, il avait servi la France aux heures les plus sombres de notre histoire ; mais, chrétien loyal et confiant, au-dessus des ruines d’ici-bas, il apercevait toujours la religion des ancêtres.


« Engagé volontaire pour défendre la France pendant la révolution, il se plaisait le soir à raconter ses vieilles guerres. Sous la terreur, il avait creusé un souterrain pour cacher les suspects, et, tant qu’avaient duré les discordes civiles, il avait abrité les proscrits fugitifs, de quelque parti qu’ils fussent.

« Au plus mauvais de ce temps-là, il avait été requis pour transporter du blé à Paris où régnait la famine. C’était dans l’intervalle où l’on avait tué le roi. La France épouvantée était dans la consternation. En retournant un jour d’hiver à travers la Bourgogne, avec une pluie froide qui lui battait le visage, et de la fange sur les routes jusqu’au moyeu des roues, il rencontra, nous disait-il, un charretier de son pays. Les deux compatriotes se tendirent la main, et mon père, prenant la parole : — Tiens ! où vas-tu, voisin, par ce temps diabolique ? — Citoyen, répliqua l’autre, je vais à Paris porter les saints et les cloches. — Mon père devint pâle, les larmes lui jaillirent, et, ôtant son chapeau devant les saints de son pays et les cloches de son église qu’il rencontrait là sur une route de Bourgogne : — Ah ! maudit ! lui fit-il, crois-tu qu’à ton retour on te nommera pour cela représentant du peuple ?

« Le fondeur de saints courba la tête de honte, et, reniant son Dieu, il fit tirer ses bêtes.

« Mon père, je vous le dirai, avait une foi profonde. Le soir, en été comme en hiver, il faisait à haute voix la prière pour tous, et puis, quand les veillées devenaient longues, il lisait l’Évangile à ses enfans et domestiques. Fidèle aux vieux usages, il célébrait avec pompe la fête de Noël, et, lorsque pieusement il avait béni la bûche, il nous parlait des ancêtres, il louait leurs actions et il priait pour eux. Lui, quelque temps qu’il fît, était toujours content ; et si parfois il entendait les gens se plaindre, soit des vents tempétueux, soit des pluies torrentielles : — Bonnes gens, leur disait-il, celui qui est là-haut sait fort bien ce qu’il fait comme aussi ce qu’il nous faut.

«… Il fit la mort d’un patriarche. Après qu’il eut reçu les derniers sacremens, toute la maisonnée nous pleurions autour du lit. — Mes enfans, nous dit-il, pourquoi pleurer ? Moi, je m’en vais et je rends grâce à Dieu pour tout ce que je lui dois : ma longue vie et mon labeur qui a été béni. — Ensuite il m’appela et me dit : — Frédéric, quel temps fait-il ? — Il pleut, mon père, répondis-je. — Eh bien ! dit-il, s’il pleut, il fait beau temps pour les semailles. — Et il rendit son âme à Dieu. »


Cette simple et mâle figure, si franchement dessinée, va devenir populaire au pays des Alpilles. On parlera dans les mas du fermier de Maillane. J’espère surtout que ces pages serviront de guide aux jeunes continuateurs de la renaissance provençale et les empêcheront de s’égarer, « Voilà, dit M. Frédéric Mistral, l’homme fort, naturel et doux auprès duquel j’ai passé mon enfance, » C’est comme s’il disait : « Voilà mon maître, il m’a enseigné la langue que je parle et la poésie qui m’enchante. » M. Roumanille avait exprimé les mêmes sentimens, il est bon que M. Mistral les exprime à son tour avec l’autorité due à ses grandes idylles épiques. Si on a tenté parfois de séparer les deux poètes, l’un plus simple, plus enraciné dans le sillon natal, l’autre plus hardi, plus fier et dont la voix dépasse les horizons de la Provence, on ne l’essaiera plus désormais. L’auteur modeste des oubreto voit aujourd’hui son inspiration et ses principes confirmés par l’auteur de Mireille. J’insiste, car je sens très vivement combien cette poésie, pour ne pas dévier, a besoin de se rattacher sans cesse à ses origines. M. Mistral commence à le sentir de même et je ne saurais douter du sentiment qui l’anime lorsque dans cette préface du recueil des Iles d’or il rend un si touchant hommage à M. Joseph Roumanille. Il faut citer encore, ces confidences intimes sont précieuses à recueillir :


« Un événement d’importance majeure, non-seulement pour moi, mais pour notre renaissance, vient se placer ici. C’était en 1845, au pensionnat où j’étais, un jeune homme de Saint-Rémy ayant nom Roumanille entra comme professeur. Étant voisins déterres, — Maillane et Saint-Rémy sont du même canton, — et nos familles se connaissant de longue date, nous fûmes bientôt camarades. Roumanille, déjà piqué par l’abeille provençale, recueillait en ce temps-là son livre des Pâquerettes. A peine m’eut-il montré dans leur nouveauté printanière ces gentilles fleurs de pré, qu’un beau tressaillement s’empara de mon être et je m’écriai : — Voilà l’aube que mon âme attendait pour s’éveiller à la lumière ! — J’avais bien jusque-là lu quelque peu de provençal, mais j’étais ennuyé de voir que notre langue était toujours employée en manière de dérision. Il est vrai que j’ignorais encore les fiers poèmes de Jasmin. Roumanille le premier, sur la rive du Rhône, chantait dignement dans une forme simple et fraîche tous les sentimens du cœur. Donc nous nous embrassâmes et fîmes amitié sous une étoile si heureuse que depuis trente ans nous marchons de compagnie, sans que notre affection ou notre zèle se soient ralentis jamais. Embrasés tous deux du désir de relever le parler de nos mères, nous étudiâmes ensemble les vieux livres provençaux, et nous nous proposâmes de restaurer la langue selon ses traditions et ses caractères nationaux, — ce qui s’est accompli de nos jours avec l’aide et le vouloir de nos frères les félibres. »


La préface des Iles d’or n’est donc pas seulement un recueil de confidences intimes, c’est une sorte de manifeste ; il y a là, pour qui sait lire, des leçons excellentes et qui viennent fort à point. J’en dirai autant du livre même. Il renferme les mémoires poétiques de l’auteur, les pièces qu’il a écrites au jour le jour depuis vingt-cinq ans, chansons et sirventes, rêves et plaintes, toasts, saluts, cantiques, du milieu desquels se détachent trois poèmes d’une beauté rare, mais en même temps le drapeau de la grande France, comme dit M. Mistral, s’y déploie noblement avec ce crêpe noir que nos désastres de 1870 ont noué au sommet de la hampe.

Les trois poèmes sont la Fin du moissonneur, la Princesse Clémence et le Tambour d’Arcole. Je les nomme dans l’ordre chronologique. La Fin du moissonneur, écrite en 1853 et dédiée à M. Signet, est un tragique tableau où se heurtent les brûlans rayons et les ombres sinistres. Des moissonneurs sont à l’œuvre par un ardent soleil de juin. Jamais on n’a vu pareille Saint-Jean d’été ; la terre est comme chauffée à blanc et un vent de feu courbe les blés. Pas une journée à perdre, pas une heure. A la tête de la troupe est un pauvre vieillard qui, avec plus de zèle que de force, avec plus d’ardeur que de solidité, entraîne ses jeunes compagnons. Tout à coup, comme une flèche embrasée, un rayon du midi l’a touché au front, il trébuche, il chancelle ; le gars vigoureux qui le suit, aveuglé lui-même par le soleil, avance toujours et frappe, suivant le rhythme puissant qui conduit son bras et son arme. Hélas ! ce n’est pas une rangée d’épis qui tombe sous le tranchant du fer, c’est un homme. Aussitôt on crie, on accourt, les lieuses de javelles s’empressent autour du blessé, ce sont des pleurs, des lamentations ; mais lui, qui va mourir, il les console, puis il regarde le ciel et se recommande à monseigneur saint Jean, patron des moissonneurs. « O monseigneur saint Jean, souvenez-vous de moi ! souvenez-vous de mon coin d’oliviers dans la montagne, veillez sur ma fille, consolez ma femme, élevez mon fils. Si parfois j’ai murmuré, pardonnez-moi. La faucille, quand elle rencontre un caillou, crie, elle aussi. O monseigneur saint Jean, l’ami de Dieu, patron des moissonneurs, père des pauvres gens, dans votre paradis, souvenez-vous de moi ! » Sa figure devient toute pâle, ses yeux fixes semblent regarder le soleil, le vieux moissonneur est mort. Muets, sombres, la faucille en main, les autres se sont remis à moissonner en toute hâte, car un mistral de flamme secouait les épis.

La Princesse Clémence, composée en 1863, nous transporte dans un monde tout différent. Un moine du XVIe siècle a raconté en ses chroniques une scène des plus singulières. Il prétend qu’un roi de France, de la branche des Valois, ayant ouï vanter comme une merveille de grâce une jeune princesse de la maison de Provence, résolut de la demander en mariage. Il se trouvait par malheur que le père de la jeune fille était boiteux. Le roi de France, est-il dit, n’était qu’un balourd, et véritablement, si l’histoire est fidèle, ce balourd montra bien (est-ce le moine qui parle ? est-ce le poète ?) « que bassesse niche parfois dans le cœur des plus grands. » L’infirmité du père de la belle le mettait en souci. La princesse Clémence n’avait-elle pas aussi quelque défaut dissimulé avec soin qui, révélé plus tard, détruirait sa beauté ? Suivant le vieux dicton, un enfant court le risque de ressembler à ses parens par le pied ou par l’épaule. Que diraient les Anglais, si les enfans de la reine de France allaient être boiteux, bossus, manchots ou bègues ? Il exigea donc que la jeune fille se montrât sans voile à ses ambassadeurs. L’histoire est scabreuse ; le vieux moine l’avait contée avec une parfaite candeur, M. Mistral en a tiré un récit poétique aussi chaste que hardi. Elle est charmante, la fière héroïne, et certes elle ne permet à personne de honteuses pensées, quand, après avoir rougi d’abord aux premières paroles de l’ambassadeur, elle estime à si haut prix la couronne qui lui est offerte. « Que pour ce dernier voile m’ait défailli la couronne de France, ah ! fit-elle, on ne le dira pas. » Le nuage léger se déchire, « et Vénus Arlésienne apparaît comme le jour au sommet des montagnes. » Le poète ajoute, d’après le vieil historien, que toute la Provence battit des mains à l’héroïque et superbe Clémence, « car point ne songe à mal qui ne fait mal. »

C’est un vrai tour de force que d’avoir raconté une aussi étrange histoire sans que la poésie ni la chasteté aient eu à y retrancher un mot. J’aime encore mieux pourtant le poème si original intitulé le Tambour d’Arcole. Suivant une tradition du midi, le tambour qui battit la charge au pont d’Arcole et ramena nos soldats ébranlés était un enfant de la Provence. M. Mistral s’inspire de ce souvenir, D’abord en quelques traits rapides il montre la révolution, un monde qui se forme, une France nouvelle qui se lève, les fils du nord et du midi, de l’est et de l’ouest, tous camarades sous les trois couleurs, tous faisant fermenter dans la même cuve le vin de la mère-patrie. C’est là le premier chant ou le prologue. Le second, c’est la bataille. Foudroyés par la canonnade, les soldats de la république hésitent un instant devant le pont d’Arcole. Vainement Bonaparte, l’épée dans une main, le drapeau dans l’autre, s’élance et crie : « Grenadiers, en avant ! » les plus braves sont découragés. Écoutez pourtant cet appel du tambour ; ah ! voilà des mains qui ne tremblent point. Qui donc les tient, ces baguettes-là ? Un enfant de troupe perdu dans la fournaise. Ici le style sent la poudre, les strophes sonnent la charge, comme l’instrument du héros inconnu, le petit Etienne, né à Cadenet, aux bords de la Durance :


« Effaré, l’âme en fête, battant, battant le rappel, il court se mettre à la tête devant le général.

« Ce n’est qu’une fauvette, pauvret ! mais son tambour terrible parle, et parle de liberté, d’honneur ;

« En colère, en furie, il parle des vieillards, des fils, il parle de la patrie et fait dresser les cheveux.

« Et beaux jouvenceaux qui sanglotent et pleurent soudain, et vieux soldats qui grognent sous leurs catogans, « Battant, battant la charge, ensemble il les fait bondir, il les pousse, il les lance pêle-mêle, interdits :

« Dans la sombre bordée qui tonne sur le pont l’armée s’engouffre en désordre, toute de front ;

« Avec le sang qui fume, les cris, les râles, la poudre qui s’allume, la mort, le tourbillon,

« Au chant de la Marseillaise, au chant de la liberté, par l’armée française le pont est emporté. »


Après cette heure terrible, le gars héroïque eut sa part de succès ; le général Bonaparte lui donna devant toute l’armée deux baguettes d’honneur faites d’ivoire et d’or ; son nom était dans toutes les bouches ; on le citait partout comme un modèle ; mais ces bruits-là passent vite en des années qui valent des siècles. Le lendemain, le surlendemain, la Victoire s’est-elle souvenue de lui ? Tous les compagnons du grand capitaine ont fait leur chemin. Les voilà ducs, princes, maréchaux, rois. Le pauvre tambour, qu’est-il devenu ? Il est gros-jean comme devant. Il vieillit sous le harnais, vétéran inconnu ; il vieillit triste et seul au régiment, car, si les recrues remplacent les recrues, les nouveaux camarades n’ont guère souci des anciens. Un jour donc qu’il se promenait dans Paris, couvert de cicatrices, perclus, les cheveux blanchis, tout son jeune temps lui repassa devant les yeux, les marches, les batailles, les triomphes, la journée d’Arcole, son tambour faisant parler l’âme irritée de la patrie, puis l’oubli, la vieillesse amère, la résignation et le dégoût. Ah ! se dit-il, qu’est-ce que la gloire ? Une décoration vaine. Qu’il eût mieux valu pour lui rester sur les bords de la Durance, bêcher tranquillement la terre, prendre femme, avoir des enfans, habiter son nid dans la paix de Dieu ! Tout en rêvant ainsi, il arrive sur la place du Panthéon, où le fronton de David venait d’être découvert. « Eh ! tambour, lui crie un passant, regarde donc ; celui qui est là-haut, l’as-tu vu ? » Le vieillard lève les yeux et aperçoit le jeune soldat, avec son tambour en bandoulière, battant la charge auprès de son général. « Alors, ivre de sa folie première, en se voyant si haut, en plein relief, sur les ans, sur les nues, sur les orages, dans la gloire, l’azur et le soleil, il sentit en son cœur un doux gonflement et raide mort tomba sur le carreau. »

Qui donc prétendait que M. Frédéric Mistral était moins Français que Provençal ? On ne chante pas ainsi nos souvenirs, on ne prononce pas, comme il le fait, le nom des Provençaux qui ont illustré la France, quand on met la petite patrie au-dessus de la grande. Il faut l’entendre, en toute occasion, citer avec orgueil les noms de ses glorieux compatriotes, de ceux qui ont travaillé, chacun selon son génie, à la grande unité nationale, Massillon et Vauvenargues, Mirabeau et le bailli de Suffren, et M. Thiers, et M. Mignet. Si des sentimens peu français, à ce qu’on assure, ont été exprimés çà et là dans les congrès du félibrige, s’il est vrai qu’en 1870 je ne sais quelles idées de séparation aient germé comme des plantes vénéneuses en quelques têtes malsaines, enfin, plus près de nous encore, si » aux fêtés du centenaire de Pétrarque, en 1874, le nom de la France, dit-on, n’a pas retenti une seule fois, ce n’est pas M. Frédéric Mistral qui peut redouter à ce sujet les reproches de sa conscience.

J’en ai pour sûr garant le Psaume de la pénitence, une des plus belles pièces du recueil, adressée à la mémoire d’un de ses amis, M. Jules Foureau, botaniste lyonnais, tué au combat de Nuits à l’âge de vingt-six ans. Seigneur, dit le poète, tu nous frappes d’épouvantables coups ; par le fer des barbares tu nous haches comme les épis, tu nous tords comme l’osier ; par la guerre et la discorde, tu brises notre orgueil et nous forces à confesser nos fautes. Puis après le tableau de nos désastres, commence la litanie des confessions : Seigneur ! nous avons mal agi, nous avons rejeté nos vieilles mœurs, nous avons répudié nos traditions, nous avons renié notre Dieu, nous avons foulé aux pieds le respect. Enfin, la confession terminée, éclate la clameur suppliante :


« Seigneur, au nom de tant de braves qui sont partis sans défaillir, et valeureux, dociles et graves, sont tombés dans les combats ;

« Seigneur, au nom de tant de mères qui pour leurs fils vont prier Dieu, et qui, ni l’an prochain, hélas ! ni l’autre année, ne les reverront ;

« Seigneur, au nom de tant de femmes qui ont au sein un petit enfant, et qui, pauvrettes ! de leurs larmes mouillent la terre et le drap de leurs lits ;

« Seigneur, au nom des pauvres gens, au nom des forts, au nom des morts, qui auront péri pour la patrie, pour leur devoir et pour leur foi !

« Seigneur, pour tant de revers, pour tant de pleurs et de douleurs, pour tant de villes ravagées, pour tant de sang vaillant et sain !

« Seigneur, pour tant d’adversités, de massacres, d’incendies, pour tant de deuil sur notre France, pour tant d’outrages sur notre front ;

« Seigneur, désarme ta justice ! Jette un regard ici-bas, écoute les cris des mourans et des blessés ! »


Malheureusement nous sommes obligés de nous arrêter, les dernières strophes gâteraient ce patriotique élan. Pourquoi M. Mistral, après avoir si bien parlé de la désolation commune, finit-il par faire bon marché des épreuves que Paris subissait alors avec tant de courage et de dignité ? La pièce est datée du mois de novembre 1870. Ce n’était pas le moment de faire une part dans ses supplications, et d’abandonner la grande ville, comme une maudite, aux vengeances de Dieu. Il y a là une page que je voudrais déchirer. Paris, dans les souffrances du siège, a forcé le respect de l’Europe ; en parler à cette date comme en parle M. Mistral, c’est manquer à la poésie autant qu’au patriotisme. Que l’auteur des Iles d’or se le rappelle une fois pour toutes ; s’il veut servir efficacement la cause de la poésie provençale, il fera bien de répéter souvent, comme dans les vers cités plus haut, ces mots si doux à prononcer : notre France.

Tel est précisément l’intérêt de ce nouveau recueil. Une faute échappée à l’entraînement du poète ne nous fera pas méconnaître la profonde inspiration de son œuvre. La préface est un avertissement pour les félibres, les poèmes principaux leur seront un modèle. Je félicite cordialement M. Frédéric Mistral d’avoir rappelé à ses jeunes disciples, à quelques-uns même de ses confrères, quelles furent les origines de ce mouvement poétique, quel en est le sens, quelle en est la portée, et de leur avoir expliqué en même temps ce que vaut par-dessus tout l’unité tutélaire de la patrie. Si l’intention dont nous prenons acte n’est pas également marquée à toutes les pages du livre, elle brille dans les meilleures et en relève la beauté.

Un mérite particulier de ces avertissemens, c’est leur caractère d’opportunité ; il devenait de plus en plus nécessaire de calmer les têtes folles. On remarquait chez les plus forts des symptômes inquiétans, et les censeurs les plus autorisés avaient besoin d’être censurés à leur tour. Il y a trois mois à peine, l’écrivain qui est incontestablement, après MM. Roumanille et Mistral, le troisième chef de la poésie provençale renouvelée, M. Théodore Aubanel, adressait aussi des admonitions à un nombreux auditoire. C’était aux fêtes de Forcalquier, dans une cérémonie où la poésie s’associait à la religion. Les paroles de M. Aubanel, très nobles parfois, expriment ça et là des choses excellentes, mais seulement quand il se livre à des exhortations littéraires ; or, parmi les conseils qui doivent être donnés à la nouvelle littérature provençale, le plus urgent à mon avis est le conseil patriotique, conseil de sagesse et de bon sens. C’est fort bien de condamner les vers conçus en mauvais français et déguisés en mauvais provençal, indigne mascarade, parodie des deux langues. C’est fort bien de protester contre tout soupçon d’idée séparatiste, mais au moment même où l’on fait cette déclaration, pourquoi se donner un démenti à soi-même en écrivant des phrases comme celles-ci : « Écoutez, ô gouvernans ! si hauts et puissans que vous soyez, sachez que la langue provençale est bien au-dessus de vous ! Sachez que nous sommes un grand peuple et qu’il n’est plus temps de nous mépriser ! Trente départemens parlent notre langue ; d’une mer à l’autre mer, des Pyrénées aux Alpes, des landes de la Crau aux plaines du Limousin, le même amour fait battre notre poitrine, l’amour de la terre natale et de la langue maternelle. Sachez que vous arrêterez plutôt le mistral quand il souffle et la Durance quand elle déborde que la langue provençale dans son triomphe. Sachez que vous serez tombés depuis longtemps, alors que le Provençal toujours jeune parlera encore de vous avec pitié[3] ! »

Voilà le délire qui commence. Il y a là d’ailleurs autant d’erreurs que de mots. M. Aubanel devrait se rappeler que la division des dialectes a été une cause d’affaiblissement et de ruine pour l’ancienne littérature provençale ; où est donc aujourd’hui, d’une mer à l’autre mer et du Limousin à la Crau, l’unité de langage dont il est si fier ? Il faut cultiver honnêtement son jardin et ne pas prétendre ainsi d’un trait de plume conquérir trente départemens qui ne veulent pas être conquis. Au contraire, c’est par tout le pays, c’est du midi au nord et de l’est à l’ouest, que règne dans le langage comme en toute chose l’unité nationale indestructible. Ah ! qu’il vaut mieux répéter avec M. Frédéric Mistral, sans aucune arrière-pensée : « Nous sommes de la grande France, franchement et loyalement ! » ou bien encore : « Il est bon d’être nombre, il est bon d’appartenir à une grande race, et, quand elle a parlé, de sentir passer sur les peuples un souffle de vie nouvelle ! » De quelle langue a-t-il dit cela ? De la langue qui nous est commune à tous.

Je veux en rester sur ces dernières paroles avec M. Frédéric Mistral. Ses lecteurs les plus sympathiques ont vu là un engagement. Qu’ils y demeurent fidèles lui et ses amis ; leur inspiration même y gagnera. Écrire modestement pour le foyer intime, se rattacher fortement au foyer commun, voilà en deux mots quel doit être leur programme : bouche provençale et cœur français. C’est alors qu’ils habiteront vraiment ces îles d’or signalées par le poète, humbles îles, humbles terres qu’illuminent parfois des rayons magnifiques et d’où l’on ne perd jamais de vue les rivages et le drapeau de la France.


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Voyez, dans la Revue du 15 octobre 1859, l’étude intitulée la Nouvelle poésie provençale. MM. I. Roumanille, F. Mistral et Th. Aubanel.
  2. Voyez, dans la Revue, au 15 novembre 1868, les pages qui portent ce titre : Un Mot sur la fête internationale de Saint-Rémy de Provence.
  3. Voyez Discours de Teodor Aubanel président di Jo flourau tengu dins la vilo coumtalo de Fourcauquié pèr li festo de Nosto-Damo de Prouvènco (11-12-43-14 de setèmbre 1875), in-8o, Avignon.