Les Deux Étoiles (Gautier)/14

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Librairie de Tarride (p. 61-74).



CHAPITRE XIV.


Nous avons laissé la Belle-Jenny débusquant de la Tamise et gagnant la haute mer. Le but du voyage, le capitaine l’ignorait sans doute, car lorsque les grandes vagues du large commencèrent à laver le bordage du navire, il demanda respectueusement à Sidney, rêveusement assis sur un tas de cordages roulés :

— Maître, où donc allons-nous ?

— Vous le saurez quand nous serons arrivés, cher capitaine Peppercul.

— Oh ! je ne le demande pas par curiosité, répondit le capitaine, mais le timonier est là qui attend pour pousser la roue de son gouvernail à droite ou à gauche.

— C’est juste, répliqua sir Arthur Sidney, avec un léger sourire, sans toutefois indiquer de destination.

— Le vent, continua Peppercul, a sauté depuis hier, il fait un temps superbe pour sortir de la Manche et entrer dans l’Océan ; si pourtant vous avez affaire dans la Baltique ou près du Pôle, en louvoyant et en courant des bordées, on tâchera d’arriver.

— Puisque le vent nous pousse hors de la Manche, dit Sidney avec un air d’insouciance admirablement joué s’il n’était pas vrai, laissons faire le vent !

Le capitaine donna aussitôt les ordres pour qu’on fît tomber la Belle-Jenny dans le lit de la brise. En un clin d’œil les voiles furent orientées, et le navire, pris en poupe par un souffle vif et soutenu, s’avança rapidement entre deux crêtes d’écume.

Voyant que Sidney gardait le silence, Peppercul ne jugea pas à propos de faire d’efforts pour soutenir la conversation et se retira respectueusement à quelque distance.

Jack, l’ami de Mack-Gill, était en train de faire une épissure à une corde, lorsque Sidney l’appela.

— Faites monter dans ma cabine la femme que nous avons recueillie cette nuit.

— Je vais l’apporter sur-le-champ à Sa Seigneurie, répondit Jack en plongeant par une écoutille comme un diable d’opéra qui disparaît dans le gouffre d’une trappe.

Pendant que Jack allait chercher Edith couchée dans un hamac sous les profondeurs de l’entrepont, Sidney, le front incliné par une préoccupation soucieuse, se dirigeait vers sa cabine pour s’y trouver en même temps que la jeune femme.

Ce ne fut pas cette ombre convulsive dont la blancheur perçait les ténèbres qu’encadra la porte de la cabine en s’ouvrant, mais un jeune homme mince et de taille moyenne, vêtu d’une cotte et d’une chemise de mousse : ses traits délicats et fins se dessinaient dans un ovale d’une pâleur extrême ; ses yeux marbrés luisaient fiévreusement, et sa bouche abandonnée des couleurs de la vie, tranchait à peine sur le ton du reste de la peau. Une certaine confusion perçait à travers sa tristesse, et lorsque Sidney leva les yeux vers lui, une légère rougeur pommela ses joues.

Un certain étonnement se peignit dans le regard de Sidney, qui attendait une femme et voyait paraître un mousse. Mais Jack, qui marchait derrière le prétendu jeune homme, comprit cette surprise et la fit cesser.

— Madame n’était, lorsque nous l’avons tirée de l’eau, vêtue que d’un simple peignoir de mousseline, et comme nous n’avons pas ici un assortiment de vêtements de femme, j’ai mis à côté de son hamac cette chemise de laine rouge et cette cotte goudronnée. Voilà pourquoi la femme repêchée se trouve être un joli mousse.

— C’est bien, Jack, laissez-nous, dit sir Arthur Sidney avec un signe impératif.

Sidney, resté seul avec Edith, fixa sur elle un œil scrutateur aussi perçant que celui de l’aigle ; ce n’était pas un regard, c’était comme un jet lumineux qui semblait aller chercher à travers le crâne ou la poitrine l’idée dans la cervelle et le sentiment dans le cœur.

Edith resta impassible pendant cet examen qui lui fut sans doute favorable, car Sidney se leva avec la même politesse respectueuse que s’il eût été dans un salon. Il lui prit la main par le bout des doigts, et lui dit, en la conduisant vers le divan garni de coussins qui occupait le coin de la cabine :

— Madame, daignez vous asseoir ; vous paraissez faible et souffrante, et pour qui n’a pas le pied marin, il n’est pas facile de rester debout.

En effet, la Belle-Jenny, la bride sur le cou, faisait des foulées dans la mer comme un cheval fougueux, et le niveau du plancher se déplaçait à chaque instant.

Conduite par Sidney, Edith se laissa tomber plutôt qu’elle ne s’assit sur le divan.

Il y eut un instant de silence que rompit Sidney de sa voix harmonieuse et calme, rendue plus douce par un accent de pitié.

— Je ne vous demanderai pas, madame, si c’est un crime ou un désespoir qui vous a précipitée dans la Tamise par cette affreuse nuit de tempête : un miracle a fait passer à côté de vous une barque remplie de gens qui se hâtaient dans l’ombre vers une œuvre mystérieuse. Vous êtes tombée du ciel au milieu de leur secret : par le coup de théâtre le plus imprévu, vous avez déjoué les précautions les mieux prises, et vous avez vu ce que nul ne doit voir ni redire ; un coup de rame vous rendait au gouffre. Mes hommes n’attendaient qu’un signe.

— Oh ! pourquoi ne l’avez-vous pas fait ? interrompit Edith, en portant ses mains diaphanes à ses yeux rougis.

— Je ne l’ai pas fait, continua Sidney, car quelque chose a crié en moi, et il m’a semblé que replonger dans la mort l’être qu’un hasard merveilleux rattachait à la vie, eût été une barbarie froide, une espèce d’impiété envers le destin. Mais, je ne dois pas vous le cacher, cette existence que je vous ai rendue, il m’est interdit de vous en laisser la libre disposition, au moins jusqu’à l’achèvement de la grande œuvre à laquelle je travaille : le vaisseau qui nous emporte ne doit s’arrêter que dans les mers les plus lointaines. Jusque-là vous serez morte pour tout le monde.

— Ne craignez rien, mylord, je n’ai pas envie de ressusciter.

— Cet habit que vous avez pris, continua Sidney, vous le garderez quelque temps. — Plus tard, quand il faudra le quitter, je vous le dirai. N’ayez aucune crainte. Malgré nos airs sinistres et ténébreux, nous sommes d’honnêtes gens, nous tendons à un grand but. Et en disant ces mots, les yeux de Sidney resplendirent, son front rayonna, ses traits s’illuminèrent ; mais bientôt, comme honteux de cette effusion, il reprit son regard tranquille et son attitude froide. Fiez-vous à ma loyauté, madame, je ne vous aurais pas retirée de la mort par l’infamie, et puisqu’un assassinat ou un suicide vous ont jetée au fleuve, il faut que vous en sortiez radieuse et réconciliée ; avec moi, les dangers du moins seront glorieux, et si vous succombez à la tâche, les siècles vous béniront.

— Oh ! oui, répondit Edith, maintenant que tous les fils qui me liaient à l’existence ont été brisés, je sens que je ne puis vivre que pour le dévoûment ; moi, mes jours sont finis, je n’ai plus de but ni d’espoir, aucune raison d’être : tout m’est impossible, même la mort, puisque Dieu m’a suspendue sur le gouffre sans m’y laisser enfoncer. Disposez de votre servante, substituez votre volonté à la mienne, mettez votre âme dans mon cœur vide. Soyez ma pensée ; je m’abjure dès aujourd’hui, j’oublie qui j’ai été, qui je suis, je désapprendrai jusqu’à mon nom ; je prendrai celui que vous m’imposerez ; un fantôme, cela se baptise comme on veut ; je me tiendrai debout, et j’irai jusqu’au jour où vous me direz : Spectre, je n’ai plus besoin de toi, recouche-toi dans ta tombe.

— Je t’accepte, dit Arthur Sidney d’un ton solennel et presque religieux, toi qui te donnes sans réserve et te voues au but inconnu avec ardeur et foi, ô pauvre jeune âme brisée ; je te promets, à défaut de bonheur, au moins le repos. Désormais, vous habiterez cette petite chambre à côté de ma cabine, et aux yeux de l’équipage, qui ne vous a pas vue dans vos habits de femme, vous passerez pour mon mousse.

Edith fut installée dans un étroit réduit, et son office, plus apparent que réel, se bornait à chercher un livre pour Sidney ou à lui apporter sa longue-vue ; le reste du temps, appuyée sur le bastingage ou perchée dans le trinquet de gabie, elle noyait ses regards dans les nuages infinis et contemplait l’Océan, qui lui paraissait petit à côté de son chagrin.

Le vaisseau fuyait toujours, enfermé dans ce cercle d’airain que l’horizon de la mer trace autour des navires. Le soleil se levait et se couchait ; les chevaux blancs secouaient leurs folles crinières ; les marsouins jouaient au triton et à la sirène dans le sillage ; de temps à autre une bande grisâtre, bordée d’écume, émergeait, loin, bien loin, sur la gauche de la Belle-Jenny, avec l’apparence d’un banc de nuages colorés par un rayon ; des albatros, berçant leur sommeil avec leur vol, planaient au-dessus des mâts ou rasaient les vagues, une aile dans l’eau et l’autre dans l’air ; à mesure qu’on avançait, le ciel était plus clair et les brumes du nord restaient en arrière comme des coureurs essoufflés.

Mais bientôt tout disparut : plus d’oiseaux, plus de silhouettes de côtes lointaines ; rien que la mer et le ciel avec leur grandeur monotone et leur agitation stérile. La chanson vénitienne, dans son admirable mélancolie, dit qu’il est triste de s’en aller sur la mer sans amour. C’est vrai, et c’est beau ; l’amour seul peut remplir l’infini ! Mais sans doute la barcarolle n’entendait pas un amour sans espoir et brisé comme celui d’Edith pour Volmerange. Une grande tristesse envahi la pauvre jeune femme ; elle ne pouvait s’empêcher de songer à la vie heureuse qu’elle aurait pu mener, et pour laquelle Dieu et la société l’avaient faite, et qu’une complication d’intrigues scélérates lui rendait impossible : elle pensait aussi à lord et à lady Harley, au désespoir affreux de ce noble père et de cette respectable mère, et des larmes coulaient silencieusement sur son beau et pâle visage, larmes plus amères que l’Océan où elles tombaient.

Contradiction bizarre, mais qui n’étonnera pas les femmes, elle aimait davantage Volmerange depuis cette nuit terrible : tant de violence prouvait aussi tant de passion ! Cette rigueur implacable lui plaisait ; plus d’indulgence eût témoigné de la froideur : il faut bien aimer pour se croire le droit de mort ! Quelles espérances de bonheur Volmerange avait-il donc fondées sur elle qu’il n’avait pu en supporter la ruine ? que faisait-il maintenant, désespéré, bourrelé de remords, forcé de fuir sans doute ? Quel effet avait produit dans le monde cette catastrophe sinistre et mystérieuse ? telles étaient les questions toujours les mêmes et résolues de cent manières, que se posait Edith, tandis que la Belle-Jenny, tantôt poussée par une brise carabinée, tantôt ramassant dans ses toiles jusqu’au plus languissant souffle d’air, s’acheminait vers son but mystérieux.

Benedict, de son côté, pensait beaucoup à miss Amabel, et toutes les fois qu’il passait sur le pont à côté d’Edith, ils se regardaient tristement, et leurs chagrins se reconnaissaient.

Enfin on arriva en vue de Madère, et Sidney envoya un canot à la ville pour renouveler ses provisions et acheter une garderobe complète de femme à Edith. Robes, linges, châles, chapeaux, rien n’y manquait ; on eût dit un trousseau de jeune mariée. Cependant ou ne lui fit pas quitter ses habits de mousse.

Soit qu’il crût devoir se soumettre au serment rappelé, soit que Sidney l’eût véritablement conquis à ses idées, Bénédict ne s’était plus révolté contre cet enlèvement étrange qui l’avait arraché au bonheur d’une manière si soudaine, et il ne paraissait pas avoir conservé de rancune contre son ami.

Ils restaient ensemble de longues journées dans la cabine, accoudés à la table suspendue, couverte de papiers et d’instruments de mathématiques ; sir Arthur Sidney, après de longues méditations, traçait sur une ardoise des dessins compliqués remplis de chiffres algébriques et de lettres de renvoi que Benedict recopiait au lavis en les épurant et en leur donnant toute la précision désirable ; quelquefois, avant de les traduire sur le papier, il faisait à Sidney des observations que celui-ci écoutait avec une attention profonde, et qui amenaient quelque changement dans le plan primitif.

Bientôt, du plan, les deux amis passèrent à l’exécution d’un modèle réduit. Ils taillaient gravement de petites pièces de bois longues comme le doigt, et dont il eût été difficile de deviner la destination ; quand tout fut taillé, Sidney réunit avec beaucoup d’adresse les morceaux séparés et numérotés que lui tendait Benedict, qui paraissait, lui aussi, attacher un vif intérêt à l’opération. De ce travail acharné d’un mois, il résulta un canot d’un pied de long, tout à fait pareil en dehors à ceux qui composent ces flottilles que les enfants font flotter sur les bassins des parcs ou des jardins royaux, mais au-dedans rempli de rouages, de tubes et de cloisons.

Ce résultat puéril en apparence sembla réjouir beaucoup les deux amis, et Sidney poussa un soupir de satisfaction en posant la dernière planchette.

— Je crois que nous avons réussi, dit Sidney, autant qu’on peut être sûr d’une chose par la théorie.

— Il faudra l’essayer, répondit sir Benedict Arundell.

— Rien n’est plus facile, répliqua Sidney en frappant un coup sur un timbre placé près de lui

Suscité des profondeurs de la cambuse où il était en train de faire avec un ami des études comparatives sur la force spécifique de l’arack et du rhum, Jack apparut bientôt sur le seuil de la porte et attendit, en tournant son chapeau dans ses doigts, les ordres de sir Arthur Sidney.

— Apporte-nous une baille pleine d’eau, dit Sidney à Jack, qui, surpris de cet ordre bizarre, ne put s’empêcher de se faire répéter l’ordre.

— Votre honneur a bien dit une baille pleine d’eau ?

— Oui. Qu’y a-t-il là qui t’étonne ? répliqua Sidney.

— Rien, mylord ; je croyais avoir mal entendu, répondit Jack, et je cours chercher l’objet demandé.

Quelques minutes après Jack reparut, portant avec son ami Mack-Gill une cuve remplie, qui fut délicatement posée à l’entrée de la chambre.

Quand les deux matelots se furent retirés, Sidney prit délicatement la petite chaloupe et la posa sur l’eau avec le sérieux d’un enfant qui croit lancer un vaisseau de guerre dans une cuvette.

Chose singulière, le canot, au lieu de flotter, comme on devait s’y attendre, s’enfonça graduellement et s’engloutit sous l’eau de la baille, ce qui parut charmer beaucoup Sidney et Benedict, bien qu’ordinairement les barques ne soient pas faites pour sombrer. Sidney, plein d’enthousiasme en remarquant que le petit canot n’allait pas jusqu’au fond de la cuve, s’écria ;

— Regardez, Benedict, comme il se maintient à cette profondeur ; mes calculs étaient justes. Oh ! maintenant je suis sûr de tout. Et ses yeux brillèrent, et sa narine se dilata enflée d’un souffle de noble orgueil ; mais bientôt reprenant son sang-froid habituel, il releva sa manche, plongea son bras nu dans l’eau et en retira la petite chaloupe qu’il serra précieusement après l’avoir fait égoutter.

Le succès de cette opération parut aussi faire beaucoup de plaisir à Benedict, et à dater de ce jour, un rayon d’espérance égaya sa tristesse. Quant à la pauvre Edith, qui n’était pas dans le secret du canot, sa mélancolie s’était tournée en résignation morne. Comme nous l’avons dit, elle n’avait guère d’autre distraction que le spectacle de l’immensité.

Le voyage durait déjà depuis près de trois mois et ne semblait pas près de finir. Les Canaries, les îles du Cap-Vert, avaient fui bien loin à l’horizon ; en passant à l’île de l’Ascension, Mac-Gill et Jack, envoyés dans la chaloupe à la grotte, aux renseignements, trouvèrent dans la bouteille suspendue à la voûte un papier roulé et couvert de signes énigmatiques, qu’ils portèrent à sir Arthur Sidney.

Sir Arthur lut couramment ce grimoire effroyable, après avoir posé dessus un papier découpé en grille qu’il tira de son portefeuille, et parut satisfait du contenu de la note hiéroglyphique, car il dit à Benedict : C’est bien ; tout va comme je veux.

L’île de l’Ascension dépassée, au bout de quelques jours de navigation, une espèce de nuage grisâtre commença à sortir de la mer comme un flocon de brume pompé par le soleil.

Bientôt le nuage devint un peu plus opaque, et ses contours se dessinèrent plus nettement à l’horizon clair ; avec la longue-vue on pouvait en discerner la silhouette.

Ce n’était pas un nuage assurément.

C’était la terre ; c’était une île : elle s’élevait graduellement du sein des eaux, ne montrant encore, à cause de la déclivité de la mer, que la découpure de ses montagnes. Mais bientôt, on la vit tout entière, immobile et sombre, au milieu de l’immensité, avec sa pale ceinture d’écume.

D’énormes rochers à pic de deux mille pieds de haut faisaient surplomber leurs masses volcaniques sur la mer qui battait leur base et se roulait, échevelée et folle de colère, dans les anfractuosités creusées par ses attaques : on eût dît qu’elle avait conscience de ce qu’elle faisait, tant les flots revenaient à la charge avec acharnement.

Ces immenses masses granitiques, estompées à leurs pieds par un brouillard d’écume, avaient la tête baignée de nuages mêlés de rayons. Leurs escarpements gigantesques, leurs flancs décharnés, où la lave des volcans refroidis traçait des sillons pareils à des cicatrices de blessures anciennes, leurs cimes effritées par les pluies torrentielles, présentaient un tableau d’une majesté sauvage et sinistre ; ils avaient l’air grandiosement horrible.

Ces rochers paraissaient tombés là du haut du ciel le jour de l’escalade des géants ; ils étaient encore tout écornés et tout brûlés des éclats de la foudre. Quelque chose de surhumain devait s’y passer, une vengeance inouïe, un supplice à rappeler les croix du Caucase, et l’on cherchait involontairement sur quelque cime la silhouette colossale d’un Prométhée enchaîné.

Pour peu que la fantaisie eût voulu s’y prêter, une nuée ouverte en aile, qui palpitait au-dessus d’une crête vaguement ébréchée en forme humaine, figurait suffisamment le vautour.

En effet, un Prométhée, aussi grand que l’autre, mugissait là, cloué depuis cinq ans par la Force et la Puissance, comme dans la tragédie d’Eschyle.

Tout l’équipage était sur le pont. Sir Arthur Sidney contemplait l’île noire avec un regard indéfinissable où il y avait de la honte, de la douleur et de l’espoir. Muet, il serrait la main de Benedict, debout à côté de lui et qui paraissait aussi pénétré d’une vive émotion. Le capitaine Peppercul avait laissé à moitié vide un gallon plein de rhum, ce qui était pour lui le plus haut signe de perturbation morale.

L’ordre fut donné de jeter l’ancre en face de la ville dont les maisons grisâtres se dessinaient au fond de la grande déchirure des montagnes ouvertes à ce seul endroit, car partout elles entourent l’île comme une ceinture de tours et de bastions.

Edith, qui, à bord de la Belle-Jenny, avait vécu dans un isolement parfait et ne s’était nullement rendu compte de la marche du navire, émue de curiosité à l’aspect de cette terre, s’approcha timidement de sir Arthur Sidney, qui, ne pouvant détacher ses regards du spectacle offert à ses yeux, lui posa le bout des doigts sur le bras, car il ne faisait aucune attention à elle, et lui dit d’une voix un peu tremblante, car jamais elle ne lui adressait la parole la première :

— Mylord, comment s’appelle cette île ?

— Cette île, répondit sir Arthur Sidney en sortant de sa rêverie et avec un accent singulier, cette île s’appelle SAINTE-HÉLÈNE ! ! !