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Les Deux Amis de Bourbonne

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Œuvres complètes de Diderot, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierV (p. 265-278).




Il y avait ici deux hommes, qu’on pourrait appeler les Oreste et Pylade de Bourbonne. L’un se nommait Olivier, et l’autre Félix ; ils étaient nés le même jour, dans la même maison, et des deux sœurs. Ils avaient été nourris du même lait ; car l’une des mères étant morte en couche, l’autre se chargea des deux enfants. Ils avaient été élevés ensemble ; ils étaient toujours séparés des autres : ils s’aimaient comme on existe, comme on vit, sans s’en douter ; ils le sentaient à tout moment, et ils ne se l’étaient peut-être jamais dit. Olivier avait une fois sauvé la vie à Félix, qui se piquait d’être grand nageur, et qui avait failli de se noyer : ils ne s’en souvenaient ni l’un ni l’autre. Cent fois Félix avait tiré Olivier des aventures fâcheuses où son caractère impétueux l’avait engagé ; et jamais celui-ci n’avait songé à l’en remercier : ils s’en retournaient ensemble à la maison, sans se parler, ou en parlant d’autre chose.

Lorsqu’on tira pour la milice, le premier billet fatal étant tombé sur Félix, Olivier dit : « L’autre est pour moi. » Ils firent leur temps de service ; ils revinrent au pays : plus chers l’un à l’autre qu’ils ne l’étaient encore auparavant, c’est ce que je ne saurais vous assurer : car, petit frère, si les bienfaits réciproques cimentent les amitiés réfléchies, peut-être ne font-ils rien à celles que j’appellerais volontiers des amitiés animales et domestiques. À l’armée, dans une rencontre, Olivier étant menacé d’avoir la tête fendue d’un coup de sabre, Félix se mit machinalement au-devant du coup, et en resta balafré : on prétend qu’il était fier de cette blessure ; pour moi, je n’en crois rien. À Hastembeck[1], Olivier avait retiré Félix d’entre la foule des morts, où il était demeuré. Quand on les interrogeait, ils parlaient quelquefois des secours qu’ils avaient reçus l’un de l’autre, jamais de ceux qu’ils avaient rendus l’un à l’autre. Olivier disait de Félix, Félix disait d’Olivier ; mais ils ne se louaient pas. Au bout de quelque temps de séjour au pays, ils aimèrent ; et le hasard voulut que ce fût la même fille. Il n’y eut entre eux aucune rivalité ; le premier qui s’aperçut de la passion de son ami se retira : ce fut Félix. Olivier épousa ; et Félix dégoûté de la vie sans savoir pourquoi, se précipita dans toutes sortes de métiers dangereux ; le dernier fut de se faire contrebandier[2].

Vous n’ignorez pas, petit frère, qu’il y a quatre tribunaux en France, Caen, Reims, Valence et Toulouse, où les contrebandiers sont jugés ; et que le plus sévère des quatre, c’est celui de Reims, où préside un nommé Coleau, l’âme la plus féroce que la nature ait encore formée. Félix fut pris les armes à la main, conduit devant le terrible Coleau, et condamné à mort, comme cinq cents autres qui l’avaient précédé. Olivier apprit le sort de Félix. Une nuit, il se lève d’à côté de sa femme, et, sans lui rien dire, il s’en va à Reims. Il s’adresse au juge Coleau ; il se jette à ses pieds, et lui demande la grâce de voir et d’embrasser Félix. Coleau le regarde, se tait un moment, et lui fait signe de s’asseoir. Olivier s’assied. Au bout d’une demi-heure, Coleau tire sa montre et dit à Olivier : « Si tu veux voir et embrasser ton ami vivant, dépêche-toi, il est en chemin ; et si ma montre va bien, avant qu’il soit dix minutes il sera pendu. » Olivier, transporté de fureur, se lève, décharge sur la nuque du cou au juge Coleau un énorme coup de bâton, dont il l’étend presque mort ; court vers la place, arrive, crie, frappe le bourreau, frappe les gens de la justice, soulève la populace indignée de ces exécutions. Les pierres volent ; Félix délivré s’enfuit ; Olivier songe à son salut : mais un soldat de maréchaussée lui avait percé les flancs d’un coup de baïonnette, sans qu’il s’en fût aperçu. Il gagna la porte de la ville, mais il ne put aller plus loin ; des voituriers charitables le jetèrent sur leur charrette, et le déposèrent à la porte de sa maison un moment avant qu’il expirât ; il n’eut que le temps de dire à sa femme : « Femme, approche, que je t’embrasse ; je me meurs, mais le balafré est sauvé. »

Un soir que nous allions à la promenade, selon notre usage, nous vîmes au-devant d’une chaumière une grande femme debout, avec quatre petits enfants à ses pieds ; sa contenance triste et ferme attira notre attention, et notre attention fixa la sienne. Après un moment de silence, elle nous dit : « Voilà quatre petits enfants, je suis leur mère, et je n’ai plus de mari. » Cette manière haute de solliciter la commisération était bien faite pour nous toucher. Nous lui offrîmes nos secours, qu’elle accepta avec honnêteté : c’est à cette occasion que nous avons appris l’histoire de son mari Olivier et de Félix son ami. Nous avons parlé d’elle, et j’espère que notre recommandation ne lui aura pas été inutile. Vous voyez, petit frère, que la grandeur d’âme et les hautes qualités sont de toutes les conditions et de tous les pays ; que tel meurt obscur, à qui il n’a manqué qu’un autre théâtre ; et qu’il ne faut pas aller jusque chez les Iroquois pour trouver deux amis.

Dans le temps que le brigand Testalunga infestait la Sicile avec sa troupe, Romano, son ami et son confident, fut pris. C’était le lieutenant de Testalunga, et son second. Le père de ce Romano fut arrêté et emprisonné pour crimes. On lui promit sa grâce et sa liberté, pourvu que Romano trahît et livrât son chef Testalunga. Le combat entre la tendresse filiale et l’amitié jurée fut violent. Mais Romano père persuada son fils de donner la préférence à l’amitié, honteux de devoir la vie à une trahison. Romano se rendit à l’avis de son père. Romano père fut mis à mort ; et jamais les tortures les plus cruelles ne purent arracher de Romano fils la délation de ses complices.




Vous avez désiré, petit frère, de savoir ce qu’est devenu Félix ; c’est une curiosité si simple, et le motif en est si louable, que nous nous sommes un peu reproché de ne l’avoir pas eue. Pour réparer cette faute, nous avons pensé d’abord à M. Papin, docteur en théologie, et curé de Sainte-Marie à Bourbonne : mais maman s’est ravisée ; et nous avons donné la préférence au subdélégué Aubert, qui est un bon homme, bien rond, et qui nous a envoyé le récit suivant, sur la vérité duquel vous pouvez compter :

« Le nommé Félix vit encore. Échappé des mains de la justice, il se jeta dans les forêts de la province, dont il avait appris à connaître les tours et les détours pendant qu’il faisait la contrebande, cherchant à s’approcher peu à peu de la demeure d’Olivier, dont il ignorait le sort.

« Il y avait au fond d’un bois, où vous vous êtes promenée quelquefois, un charbonnier dont la cabane servait d’asile à ces sortes de gens ; c’était aussi l’entrepôt de leurs marchandises et de leurs armes : ce fut là que Félix se rendit, non sans avoir couru le danger de tomber dans les embûches de la maréchaussée, qui le suivait à la piste. Quelques-uns de ses associés y avaient porté la nouvelle de son emprisonnement à Reims ; et le charbonnier et la charbonnière le croyaient justicié, lorsqu’il leur apparut.

« Je vais vous raconter la chose, comme je la tiens de la charbonnière, qui est décédée ici il n’y a pas longtemps.

« Ce furent ses enfants, en rôdant autour de la cabane, qui le virent les premiers. Tandis qu’il s’arrêtait à caresser le plus jeune, dont il était le parrain, les autres entrèrent dans la cabane en criant : Félix ! Félix ! Le père et la mère sortirent en répétant le même cri de joie ; mais ce misérable était si harassé de fatigue et de besoin, qu’il n’eut pas la force de répondre, et qu’il tomba presque défaillant entre leurs bras.

« Ces bonnes gens le secoururent de ce qu’ils avaient, lui donnèrent du pain, du vin, quelques légumes : il mangea, et s’endormit.

« À son réveil, son premier mot fut : « Olivier ! Enfants, ne savez-vous rien d’Olivier ? — Non, » lui répondirent-ils. Il leur raconta l’aventure de Reims ; il passa la nuit et le jour suivant avec eux. Il soupirait, il prononçait le nom d’Olivier ; il le croyait dans les prisons de Reims ; il voulait y aller, il voulait aller mourir avec lui ; et ce ne fut pas sans peine que le charbonnier et la charbonnière le détournèrent de ce dessein.

« Sur le milieu de la seconde nuit, il prit un fusil, il mit un sabre sous son bras, et s’adressant à voix basse au charbonnier… « Charbonnier !

« — Félix !

« — Prends ta cognée, et marchons.

« — Où !

« — Belle demande ! chez Olivier. »

« Ils vont ; mais tout en sortant de la forêt, les voilà enveloppés d’un détachement de maréchaussée.

« Je m’en rapporte à ce que m’en a dit la charbonnière ; mais il est inouï que deux hommes à pied aient pu tenir contre une vingtaine d’hommes à cheval : apparemment que ceux-ci étaient épars, et qu’ils voulaient se saisir de leur proie en vie. Quoi qu’il en soit, l’action fut très-chaude ; il y eut cinq chevaux d’estropiés et sept cavaliers de hachés ou sabrés. Le pauvre charbonnier resta mort sur la place d’un coup de feu à la tempe ; Félix regagna la forêt ; et comme il est d’une agilité incroyable, il courait d’un endroit à l’autre ; en courant, il chargeait son fusil, tirait, donnait un coup de sifflet. Ces coups de sifflet, ces coups de fusil donnés, tirés à différents intervalles et de différents côtés, firent craindre aux cavaliers de maréchaussée qu’il n’y eût là une horde de contrebandiers ; et ils se retirèrent en diligence.

« Lorsque Félix les vit éloignés, il revint sur le champ de bataille ; il mit le cadavre du charbonnier sur ses épaules, et reprit le chemin de la cabane, où la charbonnière et ses enfants dormaient encore. Il s’arrête à la porte, il étend le cadavre à ses pieds, et s’assied le dos appuyé contre un arbre et le visage tourné vers l’entrée de la cabane. Voilà le spectacle qui attendait la charbonnière au sortir de sa baraque.

« Elle s’éveille, elle ne trouve point son mari à côté d’elle ; elle cherche des yeux Félix, point de Félix. Elle se lève, elle sort, elle voit, elle crie, elle tombe à la renverse. Ses enfants accourent, ils voient, ils crient ; ils se roulent sur leur père, ils se roulent sur leur mère. La charbonnière, rappelée à elle-même par le tumulte et les cris de ses enfants, s’arrache les cheveux, se déchire les joues. Félix, immobile au pied de son arbre, les yeux fermés, la tête renversée en arrière, leur disait d’une voix éteinte : « Tuez-moi. » Il se faisait un moment de silence ; ensuite la douleur et les cris reprenaient, et Félix leur redisait : « Tuez-moi ; enfants, par pitié, tuez-moi. »

« Ils passèrent ainsi trois jours et trois nuits à se désoler ; le quatrième, Félix dit à la charbonnière : « Femme, prends ton bissac, mets-y du pain, et suis-moi. » Après un long circuit à travers nos montagnes et nos forêts, ils arrivèrent à la maison d’Olivier, qui est située, comme vous savez, à l’extrémité du bourg, à l’endroit où la voie se partage en deux routes, dont l’une conduit en Franche-Comté et l’autre en Lorraine[3].

« C’est là que Félix va apprendre la mort d’Olivier et se trouver entre les veuves de deux hommes massacrés à son sujet. Il entre et dit brusquement à la femme Olivier : « Où est Olivier ? » Au silence de cette femme, à son vêtement, à ses pleurs, il comprit qu’Olivier n’était plus. Il se trouva mal ; il tomba et se fendit la tête contre la huche à pétrir le pain. Les deux veuves le relevèrent ; son sang coulait sur elles ; et tandis qu’elles s’occupaient à l’étancher avec leurs tabliers, il leur disait : « Et vous êtes leurs femmes, et vous me secourez ! » Puis il défaillait, puis il revenait et disait en soupirant : « Que ne me laissait-il ? Pourquoi s’en venir à Reims ? Pourquoi l’y laisser venir ?… » Puis sa tête se perdait, il entrait en fureur, il se roulait à terre et déchirait ses vêtements. Dans un de ces accès, il tira son sabre, et il allait s’en frapper ; mais les deux femmes se jetèrent sur lui, crièrent au secours ; les voisins accoururent : on le lia avec des cordes, et il fut saigné sept à huit fois. Sa fureur tomba avec l’épuisement de ses forces ; et il resta comme mort pendant trois ou quatre jours, au bout desquels la raison lui revint. Dans le premier moment, il tourna ses yeux autour de lui, comme un homme qui sort d’un profond sommeil, et il dit : « Où suis-je ? Femmes, qui êtes-vous ? » La charbonnière lui répondit : « Je suis la charbonnière… » Il reprit : « Ah ! oui, la charbonnière… Et vous ?… » La femme Olivier se tut. Alors il se mit à pleurer, il se tourna du côté de la muraille, et dit en sanglotant : « Je suis chez Olivier… ce lit est celui d’Olivier… et cette femme qui est là, c’était la sienne ! Ah ! »

« Ces deux femmes en eurent tant de soin, elles lui inspirèrent tant de pitié, elles le prièrent si instamment de vivre, elles lui remontrèrent d’une manière si touchante qu’il était leur unique ressource, qu’il se laissa persuader.

« Pendant tout le temps qu’il resta dans cette maison, il ne se coucha plus. Il sortait la nuit, il errait dans les champs, il se roulait sur la terre, il appelait Olivier ; une des femmes le suivait et le ramenait au point du jour.

« Plusieurs personnes le savaient dans la maison d’Olivier ; et parmi ces personnes il y en avait de malintentionnées. Les deux veuves l’avertirent du péril qu’il courait : c’était une après-midi, il était assis sur un banc, son sabre sur ses genoux, les coudes appuyés sur une table et ses deux poings sur ses deux yeux. D’abord il ne répondit rien. La femme Olivier avait un garçon de dix-sept à dix-huit ans, la charbonnière une fille de quinze. Tout à coup il dit à la charbonnière : « La charbonnière, va chercher ta fille et amène-la ici… » Il avait quelques fauchées de prés, il les vendit. La charbonnière revint avec sa fille, le fils d’Olivier l’épousa : Félix leur donna l’argent de ses prés, les embrassa, leur demanda pardon en pleurant ; et ils allèrent s’établir dans la cabane où ils sont encore et où ils servent de père et de mère aux autres enfants. Les deux veuves demeurèrent ensemble ; et les enfants d’Olivier eurent un père et deux mères.

« Il y a à peu près un an et demi que la charbonnière est morte ; la femme d’Olivier la pleure encore tous les jours.

« Un soir qu’elles épiaient Félix (car il y en avait une des deux qui le gardait toujours à vue), elles le virent qui fondait en larmes ; il tournait en silence ses bras vers la porte qui le séparait d’elles, et il se remettait ensuite à faire son sac. Elles ne lui dirent rien, car elles comprenaient de reste combien son départ était nécessaire. Ils soupèrent tous les trois sans parler. La nuit, il se leva ; les femmes ne dormaient point : il s’avança vers la porte sur la pointe des pieds. Là, il s’arrêta, regarda vers le lit des deux femmes, essuya ses yeux de ses mains et sortit. Les deux femmes se serrèrent dans les bras l’une de l’autre et passèrent le reste de la nuit à pleurer. On ignore où il se réfugia ; mais il n’y a guère eu de semaines qu’il ne leur ait envoyé quelques secours.

« La forêt où la fille de la charbonnière vit avec le fils d’Olivier, appartient à un M. Leclerc de Rançonnières, homme fort riche et seigneur d’un autre village de ces cantons, appelé Courcelles[4]. Un jour que M. de Rançonnières ou de Courcelles, comme il vous plaira, faisait une chasse dans sa forêt, il arriva à la cabane du fils d’Olivier ; il y entra, il se mit à jouer avec les enfants, qui sont jolis ; il les questionna ; la figure de la femme, qui n’est pas mal, lui revint ; le ton ferme du mari, qui tient beaucoup de son père, l’intéressa ; il apprit l’aventure de leurs parents, il promit de solliciter la grâce de Félix ; il la sollicita et l’obtint.

« Félix passa au service de M. de Rançonnières, qui lui donna une place de garde-chasse.

« Il y avait environ deux ans qu’il vivait dans le château de Rançonnières, envoyant aux veuves une bonne partie de ses gages, lorsque l’attachement à son maître et la fierté de son caractère l’impliquèrent dans une affaire qui n’était rien dans son origine, mais qui eut les suites les plus fâcheuses.

« M. de Rançonnières avait pour voisin à Courcelles, un M. Fourmont, conseiller au présidial de Ch…[5]. Les deux maisons n’étaient séparées que par une borne ; cette borne gênait la porte de M. de Rançonnières et en rendait l’entrée difficile aux voitures. M. de Rançonnières la fit reculer de quelques pieds du côté de M. Fourmont ; celui-ci renvoya la borne d’autant sur M. de Rançonnières ; et puis voilà de la haine, des insultes, un procès entre les deux voisins. Le procès de la borne en suscita deux ou trois autres plus considérables. Les choses en étaient là, lorsqu’un soir M. de Rançonnières, revenant de la chasse, accompagné de son garde Félix, fit rencontre, sur le grand chemin, de M. Fourmont le magistrat et de son frère le militaire. Celui-ci dit à son frère : « Mon frère, si l’on coupait le visage à ce vieux bougre-là, qu’en pensez-vous ? » Ce propos ne fut pas entendu de M. de Rançonnières, mais il le fut malheureusement de Félix, qui s’adressant fièrement au jeune homme, lui dit : « Mon officier, seriez-vous assez brave pour vous mettre seulement en devoir de faire ce que vous avez dit ? » Au même instant, il pose son fusil à terre et met la main sur la garde de son sabre, car il n’allait jamais sans son sabre. Le jeune militaire tire son épée, s’avance sur Félix ; M. de Rançonnières accourt, s’interpose, saisit son garde. Cependant le militaire s’empare du fusil qui était à terre, tire sur Félix, le manque ; celui-ci riposte d’un coup de sabre, fait tomber l’épée de la main au jeune homme, et avec l’épée la moitié du bras : et voilà un procès criminel en sus de trois ou quatre procès civils ; Félix confiné dans les prisons ; une procédure effrayante ; et à la suite de cette procédure, un magistrat dépouillé de son état et presque déshonoré, un militaire exclus de son corps, M. de Rançonnières mort de chagrin, et Félix, dont la détention durait toujours, exposé à tout le ressentiment des Fourmont. Sa fin eût été malheureuse, si l’amour ne l’eût secouru ; la fille du geôlier prit de la passion pour lui et facilita son évasion : si cela n’est pas vrai, c’est du moins l’opinion publique. Il s’en est allé en Prusse, où il sert aujourd’hui dans le régiment des gardes. On dit qu’il y est aimé de ses camarades, et même connu du roi. Son nom de guerre est le Triste ; la veuve Olivier m’a dit qu’il continuait à la soulager.

« Voilà, madame, tout ce que j’ai pu recueillir de l’histoire de Félix. Je joins à mon récit une lettre de M. Papin, notre curé. Je ne sais ce qu’elle contient ; mais je crains bien que le pauvre prêtre, qui a la tête un peu étroite et le cœur assez mal tourné, ne vous parle d’Olivier et de Félix d’après ses préventions. Je vous conjure, madame, de vous en tenir aux faits sur la vérité desquels vous pouvez compter, et à la bonté de votre cœur, qui vous conseillera mieux que le premier casuiste de Sorbonne, qui n’est pas M. Papin. »

LETTRE


de m. papin, docteur en théologie, et curé de sainte-marie à bourbonne.


J’ignore, madame, ce que M. le subdélégué a pu vous conter d’Olivier et de Félix, ni quel intérêt vous pouvez prendre à deux brigands, dont tous les pas dans ce monde ont été trempés de sang. La Providence qui a châtié l’un, a laissé à l’autre quelques moments de répit, dont je crains bien qu’il ne profite pas ; mais que la volonté de Dieu soit faite ! Je sais qu’il y a des gens ici (et je ne serais point étonné que M. le subdélégué fût de ce nombre) qui parlent de ces deux hommes comme de modèles d’une d’amitié rare ; mais qu’est-ce aux yeux de Dieu que la plus sublime vertu, dénuée des sentiments de la piété, du respect dû à l’Église et à ses ministres, et de la soumission à la loi du souverain ? Olivier est mort à la porte de sa maison, sans sacrements ; quand je fus appelé auprès de Félix, chez les deux veuves, je n’en pus jamais tirer autre chose que le nom d’Olivier ; aucun signe de religion, aucune marque de repentir. Je n’ai pas mémoire que celui-ci se soit présenté une fois au tribunal de la pénitence. La femme Olivier est une arrogante qui m’a manqué en plus d’une occasion ; sous prétexte qu’elle sait lire et écrire, elle se croit en état d’élever ses enfants ; et on ne les voit ni aux écoles de la paroisse, ni à mes instructions. Que madame juge d’après cela, si des gens de cette espèce sont bien dignes de ses bontés ! L’Évangile ne cesse de nous recommander la commisération pour les pauvres ; mais on double le mérite de sa charité par un bon choix des misérables ; et personne ne connaît mieux les vrais indigents que le pasteur commun des indigents et des riches. Si madame daignait m’honorer de sa confiance, je placerais peut-être les marques de sa bienfaisance d’une manière plus utile pour les malheureux, et plus méritoire pour elle.


Je suis avec respect, etc.

Madame de *** remercia M. le subdélégué Aubert de ses intentions, et envoya ses aumônes à M. Papin, avec le billet qui suit :


« Je vous suis très-obligée, monsieur, de vos sages conseils. Je vous avoue que l’histoire de ces deux hommes m’avait touchée ; et vous conviendrez que l’exemple d’une amitié aussi rare était bien faite pour séduire une âme honnête et sensible : mais vous m’avez éclairée, et j’ai conçu qu’il valait mieux porter ses secours à des vertus chrétiennes et malheureuses, qu’à des vertus naturelles et païennes. Je vous prie d’accepter la somme modique que je vous envoie, et de la distribuer d’après une charité mieux entendue que la mienne.


« J’ai l’honneur d’être, etc. »


On pense bien que la veuve Olivier et Félix n’eurent aucune part aux aumônes de madame de ***. Félix mourut ; et la pauvre femme aurait péri de misère avec ses enfants, si elle ne s’était réfugiée dans la forêt, chez son fils aîné, où elle travaille, malgré son grand âge, et subsiste comme elle peut à côté de ses enfants et de ses petits-enfants[6].


Et puis, il y a trois sortes de contes… Il y en a bien davantage, me direz-vous… À la bonne heure ; mais je distingue le conte à la manière d’Homère, de Virgile, du Tasse, et je l’appelle le conte merveilleux. La nature y est exagérée ; la vérité y est hypothétique : et si le conteur a bien gardé le module qu’il a choisi, si tout répond à ce module, et dans les actions, et dans les discours, il a obtenu le degré de perfection que le genre de son ouvrage comportait, et vous n’avez rien de plus à lui demander. En entrant dans son poëme, vous mettez le pied dans une terre inconnue, où rien ne se passe comme dans celle que vous habitez, mais où tout se fait en grand comme les choses se font autour de vous en petit. Il y a le conte plaisant à la façon de La Fontaine, de Vergier, de l’Arioste, d’Hamilton, où le conteur ne se propose ni l’imitation de la nature, ni la vérité, ni l’illusion ; il s’élance dans les espaces imaginaires. Dites à celui-ci : Soyez gai, ingénieux, varié, original, même extravagant, j’y consens ; mais séduisez-moi par les détails ; que le charme de la forme me dérobe toujours l’invraisemblance du fond : et si ce conteur fait ce que vous exigez ici, il a tout fait. Il y a enfin le conte historique, tel qu’il est écrit dans les Nouvelles de Scarron, de Cervantes, de Marmontel…

— Au diable le conte et le conteur historiques ! c’est un menteur plat et froid…

— Oui, s’il ne sait pas son métier. Celui-ci se propose de vous tromper ; il est assis au coin de votre âtre ; il a pour objet la vérité rigoureuse ; il veut être cru ; il veut intéresser, toucher, entraîner, émouvoir, faire frissonner la peau et couler les larmes ; effet qu’on n’obtient point sans éloquence et sans poésie. Mais l’éloquence est une sorte de mensonge, et rien de plus contraire à l’illusion que la poésie ; l’une et l’autre exagèrent, surfont, amplifient, inspirent la méfiance : comment s’y prendra donc ce conteur-ci pour vous tromper ? Le voici. Il parsèmera son récit de petites circonstances si liées à la chose, de traits si simples, si naturels, et toutefois si difficiles à imaginer, que vous serez forcé de vous dire en vous-même : Ma foi, cela est vrai : on n’invente pas ces choses-là. C’est ainsi qu’il sauvera l’exagération de l’éloquence et de la poésie ; que la vérité de la nature couvrira le prestige de l’art ; et qu’il satisfera à deux conditions qui semblent contradictoires, d’être en même temps historien et poëte, véridique et menteur.

Un exemple emprunté d’un autre art rendra peut-être plus sensible ce que je veux vous dire. Un peintre exécute sur la toile une tête. Toutes les formes en sont fortes, grandes et régulières ; c’est l’ensemble le plus parfait et le plus rare. J’éprouve, en le considérant, du respect, de l’admiration, de l’effroi. J’en cherche le modèle dans la nature, et ne l’y trouve pas ; en comparaison, tout y est faible, petit et mesquin ; c’est une tête idéale ; je le sens, je me le dis. Mais que l’artiste me fasse apercevoir au front de cette tête une cicatrice légère, une verrue à l’une de ses tempes, une coupure imperceptible à la lèvre inférieure ; et, d’idéale qu’elle était, à l’instant la tête devient un portrait ; une marque de petite vérole au coin de l’œil ou à côté du nez, et ce visage de femme n’est plus celui de Vénus ; c’est le portrait de quelqu’une de mes voisines. Je dirai donc à nos conteurs historiques : Vos figures sont belles, si vous voulez ; mais il y manque la verrue à la tempe, la coupure à la lèvre, la marque de petite vérole à côté du nez, qui les rendraient vraies ; et, comme disait mon ami Caillot[7]: « Un peu de poussière sur mes souliers, et je ne sors pas de ma loge, je reviens de la campagne. »


Atque ita mentitur, sic veris falsa remiscet,
Primo ne medium, medio ne discrepet imum.

Horat. De Art. poet., v. 151.

Et puis un peu de morale après un peu de poétique, cela va si bien ! Félix était un gueux qui n’avait rien ; Olivier était un autre gueux qui n’avait rien : dites-en autant du charbonnier, de la charbonnière, et des autres personnages de ce conte ; et concluez qu’en général il ne peut guère y avoir d’amitiés entières et solides qu’entre des hommes qui n’ont rien. Un homme alors est toute la fortune de son ami, et son ami est toute la sienne. De là la vérité de l’expérience, que le malheur resserre les liens ; et la matière d’un petit paragraphe de plus pour la première édition du livre de l’Esprit[8].

  1. Cette bataille, livrée le 26 juillet 1757, fut gagnée par le maréchal d’Estrées contre le duc de Cumberland. (Br.)
  2. Bourbonne, alors chef-lieu de subdélégation, était frontière de la Champagne, de la Lorraine et de la Franche-Comté, et il s’y faisait beaucoup de contrebande. (Br.)
  3. La route de Villars et celle d’Iche. (Br.)
  4. Sur une copie qui est en notre possession, Rançonnières est remplacé par Romainville, et Courcelles par Jolibois.
  5. Toutes les éditions portent Lh… au lieu de Ch… Diderot a voulu désigner Chaumont. (Br.)
  6. Il est à supposer que nous n’avons pas ici la première version du conte. Nous trouvons dans une lettre à Grimm, du 21 octobre 1770, la preuve qu’il doit avoir subi divers remaniements. Voici, en effet, ce que nous y lisons :

    « J’avais pensé comme vous que l’atrocité du prêtre ôtait tout le pathétique de l’histoire de Félix. Envoyez-moi une copie de cette histoire et de celle d’Olivier, et ce que vous me demandez sera fait ; mais dépêchez-vous. »

    Dans une autre lettre du 2 novembre au même, Diderot écrit :

    « On m’a envoyé le papier de Félix, mais on aurait bien fait d’y joindre celui d’Olivier que j’avais demandé, afin de donner aux deux contes un peu d’unité. N’importe, je me passerai de celui qui me manque et je ferai de mon mieux. »

    Quelle fut la nature des corrections opérées ? Nous ne savons ; mais peut-être la lettre de M. Papin a-t-elle remplacé une intervention plus directe et plus atroce du prêtre.

  7. L’un des meilleurs acteurs de la comédie italienne, deviné par Garrick, et dont Grimm disait qu’il était sublime sans effort. « Personne, écrit-il, ne faisait avec une mesure plus juste tout ce qu’il voulait faire. Le Kain est un homme prodigieusement rare ; peut-être Caillot est-il plus rare que lui. Caillot ne se doutait point de son talent ; il se croyait fait pour chanter avec beaucoup d’agrément, jouer avec beaucoup de gaieté, avec une belle mine bien réjouie ; mais il ne se croyait pas pathétique. Garrick, l’ayant vu jouer pendant son séjour en France, lui apprit qu’il serait acteur quand il lui plairait… » Caillot quitta le théâtre en 1772 et fut remplacé par un jeune abbé appelé Narbonne, échappé de la musique de Notre-Dame.
  8. Cette édition ne se fit pas attendre. Condamné en 1759, l’Esprit reparut en 1771 (Londres). Diderot était sans doute au courant de ce qui se préparait.