Les Deux Frères (Sand)/17

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Calmann Lévy (p. 181-193).



XVII


J’étais atterré, je dus faire un grand effort pour répondre. Enfin je réussis à me remettre et à lui expliquer le but que j’avais poursuivi. Je lui racontai toute ma vie, que je sus résumer en peu de mots, pour ne lui en montrer que les points essentiels, mon dévouement à mon bienfaiteur, ma croyance première à son injustice, mon désir de préserver Gaston, et puis la découverte que j’avais cru faire de la vérité au bois de Boulogne. Il se souvint d’avoir été suivi par un homme qu’il avait pris pour un voleur et qu’il se tenait prêt à écraser avec son casse-tête. Il apprit par moi de quelle façon il avait été recherché et surveillé, et comment, les apparences étant contre lui, j’avais été entraîné, pour l’amour de Roger, à l’action à la fois perfide et téméraire de lire sa correspondance et de le dépouiller durant son sommeil de ce que je regardais alors et avais toujours regardé depuis comme un moyen de salut pour Roger. Je lui expliquai la douloureuse lutte entre mon attachement pour la comtesse et mon dévouement à son fils, dont je m’étais fait un devoir sacré. Enfin je lui dis que, s’il croyait avoir le droit de me traiter de lâche espion, il n’avait pas celui de me supposer cupide et personnel. Je pouvais lui en donner la preuve, et mon orgueil froissé ne résista pas au désir, peut-être insensé, de la lui donner tout de suite.

— Je n’ai jamais été payé, lui dis-je, je me suis acquitté par de longs et fidèles services des avances que M. de Flamarande m’avait faites pour sauver l’honneur de mon père. Jamais je n’ai voulu, malgré ses offres obstinées, recevoir le moindre dédommagement de mes fatigues de corps et d’esprit. À sa dernière heure, il a voulu me laisser un don de cent mille francs. Les voici, je les ai trouvés sous son oreiller avec mon nom, et vous voyez que déjà je les ai mis sous enveloppe pour les restituer à la succession. Je vous en fais le dépositaire. Je n’en veux pas, je ne veux rien, je n’ai besoin de rien et de personne, et pourtant je n’ai rien ; mais je trouverai un emploi quelconque, il me faut si peu pour vivre ! J’aurai une satisfaction relativement égale à la vôtre, monsieur le marquis, le témoignage de ma conscience, et, comme vous, je pourrai dire que, si je n’ai pas toujours été maître de mes sentiments, du moins je n’ai obéi qu’à une idée de devoir et à un besoin de dévouement.

M. de Salcède me laissa déposer les cent mille francs sur son bureau. Il me regardait attentivement et paraissait m’étudier. Cela me gênait, je craignais de me laisser entraîner à me poser devant lui en homme trop content de lui-même, et pourtant je sentais le besoin et j’usais du droit de me relever dans son opinion.

— Vous ne concluez pas, me dit-il, voyant que j’attendais sa réplique. Vous ne me dites pas comment vous jugez votre situation présente et ce que vous comptez faire.

— Je croyais l’avoir dit, monsieur, je veux m’en aller loin d’ici et de tous les Flamarande. Je les regretterai, je le sais, car je les ai tous aimés, et je pleurerai Roger, que j’aimais le plus ; mais je sens que mon rôle est fini, et, puisqu’il a mal fini, j’aime autant échapper aux reproches. Je vous donne ma parole d’honneur qu’en sortant de chez vous je pars pour toujours, et que vous n’entendrez plus jamais parler de moi.

— Permettez-moi une dernière question, monsieur Charles. Partirez-vous avec la conviction que vous vous êtes trompé, que madame de Flamarande est irréprochable et que Gaston de Flamarande est aussi légitime que Roger ? Mon devoir est, au cas où il vous resterait quelque doute, de vous donner toutes les explications que vous pourrez demander. Vous voyez que je vous traite en homme sérieux.

— Je ne sais si c’est par conviction ou par pitié, lui répondis-je, car je voyais sur sa figure une expression de tristesse, mais je vous répondrai avec franchise. En ce moment-ci, je crois que vous me dites la vérité, et, comme les preuves sur lesquelles j’avais établi mon jugement ont perdu toute valeur, je dois considérer mon propre jugement comme non avenu. Cependant, je me connais, je suis soupçonneux. J’ai une nature inquiète ; j’ai vécu trop longtemps sous l’empire d’un doute que j’ai cru fondé pour passer tout d’un coup de la négation tourmentée à la foi sereine. Je serai repris par mon trouble intérieur à la moindre occasion, et peut-être céderai-je encore à une préoccupation maladive que je prendrai pour une lumière impérieuse. Il faut que je parte, c’est la meilleure des solutions. J’irai en Amérique ou en Australie. J’irai n’importe où, mais toujours assez loin pour n’être pas à craindre à moi-même et aux autres. Laissez-moi prendre congé de vous ; tous les comptes de ma gestion sont établis dans un ordre scrupuleux, et le budget de Ménouville est en parfait équilibre. Quant aux autres affaires du comte de Flamarande, il y a longtemps que je n’y étais plus initié, et je ne pourrais plus donner aucun éclaircissement.

— Écoutez-moi, Charles, dit M. de Salcède avec un soudain accent de bienveillante douceur et en me posant la main sur l’épaule, écoutez-moi bien, et peut-être reprendrez-vous courage. Depuis une heure que je vous observe comme je n’ai jamais eu l’occasion de le faire, et que je vous écoute sans ressentiment, je crois vous avoir pénétré. Écoutez donc mon jugement sur vous. Le plus grand service que l’on puisse rendre à un homme dans votre situation, c’est de l’aider à se bien connaître lui-même, et je veux, je dois vous rendre ce service-là… Tout à l’heure, je vous ai pris pour un infâme, et puis pour un fou, ensuite pour un maniaque, et je me suis demandé si, dans ses longues relations confidentielles avec vous, M. de Flamarande ne vous avait pas inoculé sa maladie.

— Il y a de cela, répondis-je tristement ; je me le suis dit maintes fois !

— Eh bien, non, reprit M. de Salcède, vous n’êtes ni fou, ni maniaque, ni méchant, ni fourbe ; vous êtes une nature inquiète, vous l’avez dit, et gouvernée par une certaine exaltation dont vous ne connaissez pas les mobiles. Il y en a deux : le premier, c’est la vanité, je dirai, si vous voulez, l’orgueil froissé ; le second…, vous ne l’avouerez jamais, et je ne vous le signalerai pas, mais vous me comprenez sans que je parle.

— Vous vous trompez, monsieur, m’écriai-je, sentant une sueur froide couler de mon front, car il arrivait à l’accusation que j’avais toujours redoutée plus que tout au monde.

— Vous avez deviné si vite, reprit-il, que je n’hésite plus à le croire. Oui, voilà le mal caché qui nous a perdus tous deux. Il m’a jeté, moi, dans une exaltation non moins vive que la vôtre, mais les circonstances m’ont conduit forcément au dévouement noble. Je ne m’en glorifie pas, j’eusse été un lâche, si j’avais méconnu mon devoir. Quant à vous, vous avez souffert autrement, et votre dévouement s’est changé en persécution ; votre amour-propre avait trop souffert dans la domesticité, et je me hâte de dire que vous étiez plus fait pour commander que pour obéir. Vous aviez reçu une bonne éducation, vous étiez capable, et votre figure inspirait la confiance. Vous vous seriez fait facilement une situation sociale aussi heureuse qu’honorable. Vous avez cru pouvoir servir impunément la haute aristocratie, et dès lors vous avez subi ses prestiges ; vous vous êtes identifié à des points d’honneur, à des préjugés romanesques, à des drames renouvelés des antiques légendes, dont vous n’eussiez eu aucun souci, aucune idée dans la vie bourgeoise. Déclassé, vous vous sentiez malgré vous l’égal de vos maîtres. Condamné à vous regarder comme leur inférieur, vos impressions ont pris un caractère d’aigreur, de dépit et surtout de jalousie, dont j’ai été le principal objet.

Je me levais éperdu, il me fit rasseoir.

— Je n’en dirai pas davantage, continua-t-il avec calme. Ce n’est pas à moi de vous condamner et de méconnaître l’empire d’une passion qui peut nous rendre abjects ou sublimes selon le point par lequel la destinée s’empare de nous. Laissez-moi vous dire, dans le besoin que j’éprouve de réhabiliter autant que possible un homme aussi foncièrement honnête et délicat que vous l’êtes, laissez-moi vous dire que celui qui a violé mon domicile, ouvert mes meubles, lu mes lettres et dérobé jusque sur moi une prétendue preuve d’adultère, non, cet homme-là n’était ni un malfaiteur ni un espion, c’était un jaloux désespéré qui acceptait le rôle et usurpait le droit d’un époux vengeur.

Je fus encore une fois brisé par l’autorité froide de M. de Salcède. Touchait-il la vérité, je n’en sais encore rien moi-même. Je n’ai jamais voulu, je ne veux jamais le croire. Je niai avec assez d’obstination pour le convaincre au moins que je n’avais jamais caressé en moi la moindre chimère, et je vis qu’il faisait plus de cas de moi à mesure qu’il voyait ma sincérité.

— Allons, me dit-il, ne parlons plus jamais de ces choses ; qu’elles restent un secret absolu entre nous, de même que le reste. Je vous donne ma parole d’honneur que personne au monde ne se doutera de votre conduite envers moi et du motif que je lui attribue. Vous pouvez conserver intacte l’estime de madame de Flamarande et l’amitié de Roger. C’est à vous de les justifier, et je suis sûr qu’à présent vous ne serez plus tenté de troubler leur sécurité. Voyez, malgré ce que vous avez fait contre moi, car c’est envers moi seul que vous avez été gravement coupable, j’ai encore confiance en vous et je vous rends à vous-même. Le seul remède à l’humiliation que vous subissez vis-à-vis de moi, c’est de vous réhabiliter complétement dans mon estime. Je vous en offre le moyen en vous jurant que vous pouvez rester attaché à la famille de Flamarande, puisque aucune révélation, aucun avertissement de ma part ne vous ôtera la confiance dont vous y jouissez.

— Je crois à votre parole, monsieur le marquis, mais j’ignore si je pourrai profiter de votre générosité ; je ne le crois pas dans l’état d’accablement où je suis. Pourtant je ne veux pas vous quitter sans vous restituer, à vous et à M. le comte Gaston de Flamarande, deux pièces essentielles. Voici d’abord le véritable autographe que je vous avais dérobé ; en second lieu, voici la déclaration de M. le comte Adalbert de Flamarande, donnant acte des droits légitimes de Gaston par l’explication des motifs de son exil. J’ai menti à madame la comtesse en lui disant que son mari m’avait repris cette pièce. Je craignais alors de mettre cette dernière ressource au service du mensonge, mais j’ai menti également au comte mourant en lui disant qu’elle avait été anéantie, voulant cette fois me réserver le droit de proclamer la vérité, si elle venait détruire mes fâcheuses suppositions.

— Merci, Charles ! dit le marquis en reprenant son talisman avec une joie évidente. J’accepte aussi le dépôt que vous me faites et qui est de la dernière importance, puisqu’il justifie complètement madame de Flamarande devant ses fils et aux yeux du monde. À présent, Charles, vous allez reprendre le legs de M. de Flamarande. Ni Gaston ni Roger ne consentiront jamais à vous en dépouiller.

— Ne me le rendez pas, monsieur le marquis, je le brûlerais !

— Eh bien, je vous le garde, et je chargerai les héritiers de vous le faire reprendre. Mais où allez-vous maintenant ? ajouta-t-il en remarquant mon insistance pour le quitter sans avoir pris un parti relatif à moi-même.

— Je ne sais pas, lui dis-je ; je vais marcher, respirer, réfléchir.

— Vous n’avez point à réfléchir, reprit-il. Vous avez un devoir immédiat à remplir : vous avez mis un doute dans l’esprit de Roger, il faut le lui ôter avant qu’il voie sa mère, il faut lui dire qu’effectivement j’ai eu le désir d’adopter Gaston par suite de l’affection que j’avais pour lui, mais que madame de Flamarande n’y a jamais consenti. Moi, j’irai l’avertir pour qu’elle ne contredise pas votre dernière assertion ; je vais lui écrire, je remettrai la lettre de grand matin à Charlotte, qui couche dans le donjon auprès d’elle ; vous, vous guetterez le réveil de Roger. Il n’est que trois heures, nous avons encore du temps devant nous. Voulez-vous m’attendre ? nous sortirons ensemble.

— Non, monsieur le marquis, j’aime mieux être seul. Je ferai mon devoir, soyez tranquille.

— Eh bien, au revoir et à tantôt, dit M. de Salcède en me tendant la main.

Je fus touché de tant de grandeur d’âme et de bonté. Des larmes longtemps contenues coulèrent sur mon visage et soulagèrent mon cœur. Je revins par la campagne, j’avais réellement besoin d’air et je pleurai librement, j’étais dans un abattement inexprimable. Tout ce que m’avait dit M. de Salcède me revenait à l’esprit et m’écrasait. J’achevais en moi-même le jugement qu’il avait porté sur moi et ma conscience l’aggravait.

— Il ne m’a pas dit, pensais-je, tout ce qu’il devait me dire, il m’a épargné ! J’ai cru que la fin justifiait les moyens, voilà mon erreur, ma condamnation et ma honte ; faire le mal pour amener le bien, il paraît que cela ne réussit jamais, et j’en suis la preuve. Et quand, par-dessus le marché, on se trompe sur le but que l’on poursuit, quand on a fait le mal pour n’arriver qu’à le faire encore, comme cela m’est arrivé en désespérant Roger par des insinuations maladroites, on est si cruellement puni, qu’il faut bien sentir et reconnaître qu’on a eu tort, qu’on a manqué sa vie et qu’on n’améliore pas celle des autres en gâtant la sienne propre. On n’est plus bon à rien quand on s’est laissé devenir mauvais. Que pourrai-je réparer maintenant ? On croira encore en moi parce que Salcède est un cœur généreux ; mais je n’y croirai plus, moi, je me haïrai, je me ferai honte à moi-même. Ah ! pourquoi ne me suis-je pas précipité des falaises de Ménouville ? pourquoi ce dégoût de la vie que j’éprouvais alors ne m’a-t-il pas donné le courage d’en finir ?

Je fus pris en ce moment d’une rage de suicide, et il est fort probable que j’y aurais cédé sans un événement qui me fit comprendre qu’il est lâche de se supprimer quand on a un châtiment trop mérité à subir.

Comme j’étais arrivé au bord du torrent, le bruit de ses chutes m’avait empêché d’entendre le galop d’un cheval qui retentissait sur le sentier plus élevé que le lit de la Jordanne. Quand il fut presque au-dessus de moi, je le distinguai du clapotement de l’eau et je levai la tête. Il ne faisait pas encore jour, et je ne vis qu’une ombre noire qui passait sur ce chemin étroit et dangereux avec la rapidité de la foudre.

À l’instant même, je me représentai Roger fuyant Flamarande sous le coup du soupçon que j’avais mis en lui. J’essayai de remonter le ravin pour le joindre. C’était une tentative impossible en cet endroit, surtout dans l’obscurité. Je ne m’étais pas élevé de quelques mètres que j’entendis le galop du cheval déjà hors de portée. Je courus vers le manoir, et sur le seuil je rencontrai Ambroise.

— Qu’est-ce que c’est ? lui dis-je. Est-ce un des chevaux de la ferme attaqué au pâturage par des loups ?

— Non, non, répondit-il, ce n’est pas ça. C’est quelque chose de plus contrariant : c’est M. Roger qui a pris fantaisie de se promener avant le jour. Je ne dormais pas, je l’ai vu entrer dans l’écurie avec une lumière et en sortir avec le bidet du père Michelin, qu’il avait sellé lui-même ; une bonne bête, mais un peu folâtre, qui se défendra s’il la bouscule. Tout le monde dort encore, et, comme il avait laissé sa bougie allumée à l’entrée de l’écurie, j’ai eu crainte du feu et je suis descendu malgré ma fièvre. Alors, en refermant la porte de la cour, j’ai vu que M. Roger prenait un chemin où les chevaux ne passent point facilement, et j’ai crié après lui ; mais il n’a rien entendu, et il a pris le galop. Comment faire pour courir après lui ? Il faudrait des jambes de quinze ans, et encore !

— Il y a sans doute un autre cheval à l’écurie, je vais le prendre.

— Il y a le poulichon d’Espérance, mais il est encore plus fou ; il n’y a que lui pour le monter.

— N’importe, m’écriai-je, je le prendrai !

Je courus vers l’écurie, et, avec l’aide du pauvre Ambroise, tout tremblotant de fièvre, je sellai la jeune bête, qui ne se laissa pas faire volontiers. Enfin j’allais l’enfourcher, lorsque Gaston, éveillé par le bruit, accourut, s’enquit de ce qui se passait, bondit sur son cheval et, avec la légèreté d’une ombre, s’engagea dans le sentier qu’avait pris Roger.