Les Dictateurs/Période contemporaine/Lénine dictateur

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Denoël et Steele (p. 203-212).

Lénine Dictateur

Les mêmes circonstances anarchiques qui avaient permis à Lénine de prendre le pouvoir allaient entraver l’installation et le développement de la révolution.

Le programme bolchevik, abondamment défini par avance, était multiple : réunion sans délai d’une Assemblée constituante ; suppression de la peine de mort ; reconnaissance de leur indépendance aux nationalités existant dans le cadre de l’ancien Empire ; distribution de la terre aux paysans ; abolition de la police, de l’armée permanente et du fonctionnarisme ; suppression des privilèges ; égalité des traitements et salaires ; concurrence pacifique des partis politiques dans le sein des soviets.

Aucun des points de ce programme tout abstrait ne pouvait être réalisé.

Les bolcheviks, pour la plupart, s’étaient persuadés que le triomphe de leur parti, la défection de l’armée russe et la fraternisation sur le front auraient sur tous les belligérants une influence décisive, qu’à leur exemple on se déciderait partout à une paix sans vainqueurs ni vaincus, tandis que le prolétariat mondial se dresserait pour la lutte de classes.

Les terribles exigences des Allemands leur apportèrent une de leurs premières déceptions. On fait traîner les pourparlers. Beaucoup, comme Trotzky, se déclarent partisans d’une guerre révolutionnaire plutôt que d’une paix honteuse avec les féodaux prussiens. Mais un ultimatum de Berlin les oblige à se rendre à l’évidence : on ne peut combattre avec une armée que l’on a déjà pris le soin de désagréger par la propagande marxiste. Si on ne cède pas aux Allemands, ils vont menacer dangereusement la révolution en envahissant tout le pays. Étouffant les murmures de la plupart de ses collaborateurs, Lénine leur fait comprendre qu’il n’y a plus à choisir, que l’on ne peut pas obtenir une paix meilleure, et qu’il est prêt, lui, à signer des conditions cent fois plus avilissantes, parce que c’est la seule manière de sauver la révolution.

C’est le traité de Brest-Litovsk.

La réunion de l’Assemblée constituante « représentant les classes laborieuses exploitées » est sur le terrain de la théorie un second échec. Les bolcheviks n’y obtiennent que le quart des suffrages. Les paysans ont voté pour les socialistes révolutionnaires, sans être capables de distinguer la droite de la gauche. La Constituante est dissoute par un décret de Lénine, le lendemain de sa première réunion. Un marin rouge entre dans la salle des séances, monte au fauteuil du président, lui met la main sur l’épaule et lui montre la porte. La République démocratique était finie.

La liberté de la presse pour les autres partis socialistes, décidée en principe par mesure de conciliation, ne résiste pas aux premières attaques des journaux, en particulier à celle de Gorki, traitant le bolchevisme de « calamité nationale ». Il est encore moins question de « concurrence pacifique des partis ».

Au fur et à mesure que les difficultés s’élèvent, Lénine abandonne son programme pour tendre vers un seul but : le maintien des bolcheviks au pouvoir. Selon son mot, 240.000 bolcheviks peuvent bien remplir le rôle des 130.000 seigneurs terriens qui ont naguère mené la Russie.

Ce qui pourrait subsister du plan de réformes initial achèvera de disparaître dans la double crise qui s’abat sur le pays : insurrection paysanne, guerre civile.

Un des premiers soins du dictateur a été de promulguer la nouvelle loi agraire. Elle abolit la grande propriété foncière, mais sans fonder en réalité l’exploitation collective. Les paysans se partagent l’usufruit des terres. Rosa Luxembourg a très justement observé qu’en pensant ainsi s’attacher les paysans, la révolution faisait un faux calcul, que ce morcellement du sol contrecarrait la tendance à la centralisation économique impliquée par le nouveau régime et « que la mesure, non seulement n’était pas socialiste, mais coupait le chemin qui mène au socialisme ». On ne créait pas une propriété socialiste, mais une propriété morcelée, dont la culture devait nécessairement marquer un recul technique sur celle des grands domaines. La répartition des terrains, fatalement arbitraire, ne ferait qu’accentuer l’inégalité ancienne, au profit des paysans riches, les koulaks. En fait, d’ailleurs, les décrets intervenus au sujet de la répartition ne firent que reconnaître un état de choses accompli, car les paysans, dès octobre, s’étaient réparti la terre de leur propre initiative.

La situation de plus en plus tragique de la Russie rendra bientôt illusoires ces partages. Tandis que l’armistice sépare les belligérants sur tous les fronts, la guerre civile ravage l’ancien empire.

De la fin de 1918 à l’automne 1919, les armées rouges sont bousculées sur la Volga, à Perm, sur le front oriental. Le général Ioudenitch les fait battre en retraite au nord jusqu’aux portes de Saint-Pétersbourg. Les défections sont innombrables dans leurs rangs.

Pendant cette période chaotique, la Russie, comme dans toutes ses périodes de troubles, connaît la famine. Lénine n’en a cure et, convaincu que la révolution mondiale ne tardera plus, que l’essentiel pour le bolchevisme est de durer, met tout en œuvre pour ce moment et institue « le communisme de guerre ».

La première conséquence de ce nouveau communisme est la réquisition à main armée des récoltes chez les paysans, qui se voient ainsi dépouillés aussi soudainement qu’ils étaient devenus propriétaires. Ces brutales opérations, dirigées par les soviets agricoles, soulèvent la fureur des moujiks qui dissimulent leurs céréales. Elles engendrent d’épouvantables persécutions, des massacres, une cruelle guérilla, plus meurtrière encore que la guerre civile, faisant près d’un million de victimes chez les seuls paysans.

D’autre part, la lutte entraîne la militarisation du parti bolchevik. La peine de mort est également rétablie, cela va sans dire, dans l’armée comme dans le civil (en même temps que les décorations qui avaient été elles aussi abolies). La commission extraordinaire, ou Tchéka, qui fait exécuter la loi martiale, est cent fois plus rigoureuse et sanglante que les organismes tzaristes équivalents.

Quant au principe des nationalités, il reçoit le plus flagrant des démentis en Géorgie, où une tentative d’indépendance et de république fédérative est brisée par les soldats rouges. Trotzky balaye le fameux principe par une simple question posée aux menchéviks géorgiens : « Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes équivaut-il au droit de porter impunément préjudice à ses voisins ? »

Grâce à cette tyrannie de toutes les minutes, la plus sanglante qu’aucun peuple ait jamais subie, la dictature de Lénine s’affermit. Les Soviets ne comptent plus que des fonctionnaires stylés votant au commandement les décrets jugés nécessaires. La Tchéka continue à fonctionner et étend son réseau sur tout le pays. Les syndicats sont tenus en laisse, comme les soviets. Tous les organismes de l’État, accaparés par les bolcheviks, sont étroitement tributaires des deux organismes suprêmes : le Politbureau (bureau politique) et l’Orgbureau (bureau d’organisation), composés seulement de cinq membres, et de qui dépendent toutes les décisions. « Une véritable oligarchie », reconnaît cyniquement Lénine.

Naturellement, aucun parti n’est plus toléré en dehors du bolchevick et la presse est complètement bâillonnée.

Cependant, après les horreurs de la pire des guerres civiles où les bolcheviks ont appliqué la cruauté méthodique recommandée par Lénine et Trotzky, la Russie connaît une situation peut-être encore plus tragique.

Les difficultés extrêmes de réquisition dans les campagnes soulevées ou ruinées, la désorganisation des transports qui ont toujours été précaires, ramènent la famine dans la plus grande partie du pays, et singulièrement dans les grands centres.

Le massacre ou la fuite de la plus grande partie de la classe dirigeante a privé l’industrie de sa tête. La production des usines étatisées est tombée à moins de vingt pour cent du rendement d’avant guerre. La socialisation tombe du sabotage à la destruction pure et simple : « Nous avons déjà, avoue Lénine, confisqué, nationalisé, cassé et démoli plus que nous ne pouvons recenser. »

Le bolchevisme, divaguant après ses premiers succès, annonce la suppression prochaine de la monnaie comme le progrès suprême. Déjà, il est admis en principe que l’État se chargera de tous les besoins des ouvriers. Mais en fait, il ne parvient à leur distribuer que de misérables rations qui se réduisent de mois en mois. Dans les villes surpeuplées, il est impossible de se procurer les objets de première nécessité : vêtements, sel, sucre, charbon, bois.

Ces échecs répétés ont fini par convaincre Lénine de la nécessité d’un retour en arrière : « La dictature du prolétariat, confesse-t-il, signifie que jamais encore le prolétariat des capitales et des centres industriels ne s’est trouvé dans une situation aussi terrible que maintenant. »

Le parti, après la défaite des spartakistes allemands et des judéo-communistes de Budapest, commence à comprendre que la révolution mondiale ne s’annonce pas pour demain. Lénine, chez qui coexistent si bizarrement l’idéologie à long terme la plus étroite et la plus inhumaine et une sorte de sens pratique, de réalisme immédiat, fait adopter au Xe Congrès du parti, malgré l’opposition furieuse de Trotzky, une nouvelle économie politique désignée par ses initiales « N. E. P. »

La Nep, qui surprend beaucoup les bolcheviks intransigeants, revient à un capitalisme limité et contrôlé : fin du rationnement, des confiscations, réouverture du marché, liberté de la vente pour les petits producteurs. C’est un démenti cuisant, un échec incontestable. Mais Lénine a compris que, sans ces concessions, le parti bolcheviste n’eût pas conservé le pouvoir, et il a sacrifié l’orthodoxie de sa doctrine économique pour assurer au parti la suprématie politique.

L’établissement de la Nep, véritable défaite pour le théoricien Lénine, sera sa dernière grande décision. Déjà ébranlée par la balle que lui avait tirée au cours d’une réunion ouvrière une étudiante juive, Dora Kaplan, sa santé le trahit de plus en plus. En mai 1922, il est atteint de graves troubles artériels et reste à moitié paralysé, sans espoir de guérison. Dans un an, il sera mort.

Cette dernière année fut toute remplie par sa lutte contre le futur maître, Staline, un ancien terroriste géorgien, qui n’avait joué jusque-là que des rôles de second plan, mais qui, ayant réussi à se faire nommer secrétaire général du Parti, accumule autour de ces fonctions les pouvoirs les plus variés. Staline qui devine la succession ouverte commence dans l’ombre la sélection de ses futurs subordonnés. Il exile ceux dont il doute. Il obtient des autres une obéissance totale.

Un conflit grave met aux prises Lénine et Staline sur la question de la Géorgie qui, désireuse de se donner une autonomie menchéviste, a mis les bolcheviks en minorité. À l’instigation de Staline, le Politbureau censure un article de Lénine. La dernière lettre du malade fut pour rompre avec Staline toute relation. C’était la lutte ouverte à brève échéance. Qu’en serait-il sorti ? Quels épisodes atroces, quelle lutte intestine allaient s’ajouter aux malheurs de la Russie ? Toutes les suppositions sont possibles. Mais Lénine succomba à une nouvelle attaque le 21 janvier 1924. Sa dépouille embaumée devint aussitôt l’objet d’un culte officiel, qui allait permettre de déguiser le reniement de fait de toutes ses théories, reniement auquel la réalité des choses, plus forte que sa volonté fanatique, l’avait peu à peu contraint.