Les Dieux antiques/Les Argonautes

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J. Rothschild, éditeur (p. 248-253).




LES ARGONAUTES.


L’expédition des Argonautes est le voyage d’un grand nombre de chefs achéens pour recouvrer la Toison d’Or, ou celle du bélier d’or de Phrixos. Qu’est-ce Phrixos ? un fils d’Athamas et de Néphèle. À la mort de Néphèle, Athamas épousa Ino ; et Phrixos, avec sa sœur Hellé, vécut dans le malheur, avant qu’un bélier, à toison d’or, les ravît l’un et l’autre. Comme le bélier s’élevait dans l’air, Hellé tomba du dos de l’animal et se noya dans l’Hellespont, qui porte son nom. Phrixos alla plus loin, au palais d’Ætés, roi de Colchis, et sacrifia à Zeus, protecteur des fugitifs, le bélier qui l’avait porté. On suspendit la toison d’or dans la maison d’Ætès, jusqu’à l’heure où vinrent la réclamer les chefs achéens, pressés par Athamas.

L’expédition fut concertée comme il suit (mais disons d’abord qu’il existe des versions nombreuses de cette histoire) : La plus communément reçue constate que Pélias, neveu de Jason, avait été averti de se tenir sur ses gardes « contre un homme chaussé d’un seul soulier » ; Jason parut au sacrifice ayant perdu l’une de ses sandales dans un fleuve, et Pélias lui ordonna d’aller chercher la toison d’or en Colchide. Jason rassemble en conséquence tous les grands chefs d’alentour et navigue sur la nef Argo, qui possédait le don de la parole (fig. 208). Au nombre de ceux qui l’accompagnent, Héraclès, Méléagre, Amphiarée, Fig. 208. — Construction de la Nef d’Argo.
Adméte, et d’autres héros (fig. 209). Voguant à l’Est, ils s’engagèrent dans les rocs périlleux nommés les Symplegades, qui s’ouvraient et se fermaient continuellement, avec une promptitude telle, qu’un oiseau avait à peine le temps de les traverser. Tiphys gouverna le vaisseau de manière à passer sauf par les rocs, qui se fixèrent après ce fait. On traversa la terre des Amazones, et l’on atteignit enfin la Colchide, où Jason (fig. 210) demanda la Toison à Ætès, lequel refusa de la donner avant que Jason eût labouré la terre avec les taureaux soufflant la flamme, et l’eût ensemencée des dents du dragon. Ce que Médée, par son aide, le mit à même de faire : elle lui Fig. 209. — Argonautes.
Fig. 210. — Jason et la Toison.
oignit le corps d’un onguent qui protégeait de l’haleine violente des taureaux, et lui dit de jeter une pierre aux hommes armés qui naîtraient des dents du dragon. Qu’advint-il ? Jason jeta la pierre, et les hommes commencèrent aussitôt à se battre entre eux et jusqu’à leur totale extermination. Alors Médée charma et endormit le dragon gardien de la Toison ; et Jason, tuant le monstre, fut maître du trésor et se hâta Je revenir dans la nef Argo.

Incidents qui appartiennent au retour de ce voyage : Ætès poursuivit le vaisseau dans une hâte furieuse ; et Médée, qui avait fui avec Jason, coupa son propre frère Apsyrtos en morceaux, et jeta ses membres, un par un, dans la mer. Ætès s’arrêta pour les recueillir : la nef échappa à son atteinte. Lors du retour de Jason à Iolcos, Médée persuada aux filles de Pélias de couper aussi le corps de leur père, et d’en apporter les membres dans un chaudron, disant qu’elle rendrait ce vieillard à la vie, tel qu’il était dans sa jeunesse. Elles obéirent : mais Médée, prétendant regarder les astres afin de savoir à Fig. 211. — Médée.
quel moment user de ses sortilèges, laissa les membres se consumer : c’est ainsi que l’avertissement à Pélias s’accomplit. Jason ne resta pas à Iolcos : Médée, dans son char à dragons, l’emmena à Argos, où il s’éprit de la beauté de Glaucé, fille de Créon. Médée parut tout supporter patiemment, comme si même la chose lui plaisait ; et elle envoya à Glaucé, pour cadeau de noces, la belle robe que lui donna, à elle, Hélios, avant de quitter la maison de son père. La jeune fille n’eut pas plus tôt mis la robe, que ce vêtement commença à lui brûler la chair ; et le vieux Créon, qui essaya de le déchirer, périt avec son enfant. Médée s’évanouit ensuite d’Argos dans le char à dragons. Se rappelle-t-on encore quelque chose de cette magicienne (fig. 211) ? On dit qu’elle tua ses deux enfants, les fils de Jason.

Voici comment toute cette étrange et terrible histoire a pris naissance. Quelques phrases décrivaient les changements du jour et de la nuit : et le soleil, qui s’appelle Hélios Hypérion (le gravisseur), passait pour descendre, le soir, dans une coupe ou un vase d’or, qui le portait au cours du fleuve Océan, dans la demeure noire de la Nuit : il y trouvait sa mère, sa femme et ses enfants, et c’est de cette coupe qu’il s’élevait encore le matin.

Si vous voulez retrouver, de temps immémoriaux, l’histoire des Argonautes, écoutez les plus vieux poèmes indiens. Le départ du soleil laissant les hommes dans la peine et la crainte, l’idée d’une recherche de cet Ami perdu se présenta d’elle-même à leur pensée primitive ; on supposa donc que toutes les choses que l’astre avait choyées de sa chaleur, dans le courant du jour, le cherchaient, réussissant enfin à le trouver et à le ramener.

Qu’est-ce alors que la nef Argo ? Un symbole de la terre, en tant que génératrice : elle contient en soi les germes de toutes les choses vivantes. Cette nef porte tous les chefs achéens, qui reviennent avec une force et une vigueur nouvelles, quand leur mission est accomplie. Génératrice de toutes choses, la terre apparaissait aux anciens comme un être conscient, possédant le don de la pensée, de la vue, et même du langage : aussi la nef parle. Quant à la toison d’or, voyez-y le vêtement d’or (ou les rayons) du soleil, lequel réapparaît dans la robe donnée par Hélios à Médée : ces rayons peuvent ou chauffer ou brûler ceux qu’ils viennent à toucher. C’est la même robe que donne Nessos à Déjanire, et qui consume le corps d’Héraclès.

Médée, enfin, incarne un être possédant cette sagesse, qui appartient à Phoïbos Apollon par droit de naissance. Cette sagesse, Asclépios et Tantale en héritent, en tant que représentant les secrets cachés de Zeus (le ciel) : appliquée à Médée comme à une femme sage ou instruite, elle suggère une idée de sorcellerie et de magie. Tout cela n’explique guère l’histoire du dragon ! N’y voir en effet qu’une autre version, rapportée ici, des pierres changées en hommes dans l’histoire de Deucalion.

Détails. Ætès poursuit Argo dans sa retraite, parce que les Gorgones chassent Persée, comme on peut dire des ténèbres qu’elles chassent le soleil ; et il les laisse derrière soi quand il s’élève dans le ciel. Ces pouvoirs dispensateurs de la vie que possède Médée, s’expliquent ; car le même soleil qui cause une sécheresse mortelle, rappelle aussi les choses à la vie après l’assoupissement de la nuit et le long sommeil de l’hiver.

Aussi Médée, comme Tantale et Lycaon, est-elle capable de tuer ; et, comme Asclépios et Héraclès, de rendre les morts à la vie. Le char à dragons de Médée demeure bien le même que le char d’Indra, d’Hélios et d’Achille. Celui d’Indra est traîné par les Harits (qui dans les légendes occidentales deviennent les Grâces) ; celui d’Hélios et d’Achille, par des chevaux immortels : au char de Médée s’attellent des dragons, parce que le mot dragon signifiait « quelqu’un à la vue perçante » : et ce nom s’appliquait naturellement à des créatures que l’on supposait convoyer le soleil à travers les cieux.