Les Disciples à Saïs et les Fragments de Novalis/Les Disciples à Saïs/01

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Traduction par Maurice Maeterlinck.
Paul Lacomblez, Éditeur (p. 3-9).


I

Le Disciple.


Les hommes marchent par des chemins divers. Qui les suit et les compare verra naître d’étranges figures ; figures qui semblent appartenir à cette grande écriture chiffrée qu’on rencontre partout : sur les ailes, sur la coque des œufs, dans les nuages, dans la neige, dans les cristaux, dans les formes des rocs, sur les eaux congelées, à l’intérieur et à l’extérieur des montagnes, des plantes, des animaux, des hommes, dans les clartés du ciel, sur les disques de verre et de poix lorsqu’on les frotte et lorsqu’on les attouche : dans les limailles qui entourent l’aimant, et dans les étranges conjonctures du hasard… On y pressent la clef de cette écriture singulière et sa grammaire ; mais ce pressentiment ne veut pas se fixer dans une forme et semble se refuser à devenir la clef suprême. On dirait que quelque alcahest est répandu sur le sens des hommes. Ce n’est que par moments que leurs peines et leurs désirs paraissent prendre corps. Ainsi naissent leurs pressentiments ; mais peu après, tout flotte de nouveau, comme autrefois, devant leurs yeux.

J’entendis dire de loin que l’inintelligibilité n’était que le résultat de l’Inintelligence ; que celle-ci cherchait ce qu’elle avait déjà, et, ainsi, ne pouvait rien trouver par-delà. On ne comprenait pas la parole, parce que la parole ne se comprenait pas, ne voulait pas se comprendre elle-même. Le Sanscrit véritable parlait pour le plaisir de parler, parce que la parole était sa joie et son essence.

Peu de temps après un autre dit : L’Écriture sainte n’a pas besoin d’explications. Celui qui énonce la Vérité est plein de la vie éternelle, et ce qu’il écrit nous paraît prodigieusement relié à d’authentiques mystères, car c’est un accord de la symphonie de l’Univers.

Assurément la voix parlait de notre Maître, car il s’entend à réunir les traits qui sont épars de tous côtés. Une clarté singulière s’allume en son regard, quand les Ruines sublimes sont ouvertes devant nous et qu’il épie en nos yeux le lever de l’étoile qui doit nous rendre visible et intelligible la Figure. S’il nous voit tristes, et que la nuit ne cède pas, il nous console, et promet au voyant assidu et fidèle une fortune meilleure. Souvent il nous a dit comment, en son enfance, le désir d’exercer ses sens, de les occuper et de les satisfaire ne lui laissait aucun repos. Il contemplait les étoiles, et sur le sable, il imitait leur position et leur cours. Il regardait sans cesse dans l’océan de l’air, et ne se lassait point d’admirer sa clarté, ses mouvements, ses nuages, ses lumières. Il rassemblait des pierres, des fleurs, des insectes de toute espèce, et les plaçait de mille façons diverses, en ligne devant lui. Il examinait les hommes et les animaux. Il s’asseyait au bord de la mer et y cherchait des coquillages. Il écoutait attentivement son cœur et ses pensées. Il ne savait où son désir le poussait. Lorsqu’il fut plus âgé, il erra par le monde, visita d’autres terres, d’autres mers, d’autres cieux. Il vit des rocs nouveaux, des plantes inconnues, des animaux, des hommes. Il descendit en des cavernes et sut de quelles stratifications variées était formé l’édifice de l’Univers. Il façonna l’argile en étranges figures de rochers. Peu à peu, il rencontra partout des objets qu’il connaissait déjà, mais ils étaient étrangement mêlés et appariés, et ainsi, bien souvent, d’extraordinaires choses s’ordonnaient d’elles-mêmes en lui. Il remarqua bientôt les combinaisons qui unissaient toutes choses, les conjonctures, les coïncidences. Il ne tarda pas à ne plus rien voir isolément. En grandes images variées se pressaient les perceptions de ses sens. Il entendait, voyait, touchait et pensait en même temps. Il aimait à réunir des choses étrangères. Tantôt les étoiles lui semblaient des hommes, tantôt les hommes des étoiles, les pierres des animaux, les nuages des plantes. Il jouait avec les forces et les phénomènes. Il savait où et comment ceci et cela pouvait se trouver et apparaître et cherchait ainsi sur les cordes, des sons et des chants qui ne fussent qu’à lui seul.

Il ne nous apprend pas ce qu’il lui advint depuis lors. Il nous dit que nous-mêmes, guidés par notre désir et par lui, nous découvrirons ce qui lui est arrivé. Plusieurs d’entre nous l’ont quitté. Ils retournèrent vers leurs parents et apprirent des métiers. Quelques-uns furent envoyés par lui au dehors ; mais nous ne savons où. Il les avait choisis. Parmi eux, les uns étaient là depuis peu de temps ; les autres avaient fait un plus long séjour. L’un d’eux était encore un enfant ; il était à peine arrivé que le Maître voulut lui livrer l’enseignement. Il avait de grands yeux sombres à fond d’azur ; sa peau brillait comme les lys, et ses cheveux comme de légers nuages lorsque descend le soir. Sa voix nous entrait dans le cœur. Volontiers nous lui eussions donné nos fleurs, nos pierres, nos plumes, et tout ce que nous possédions. Il souriait avec une gravité infinie, et nous étions étrangement heureux à ses côtés. Un jour, il reviendra, dit notre Maître, et demeurera parmi nous. Alors l’enseignement prendra fin. Il envoya avec lui un autre disciple, à cause de qui, souvent, nous fûmes affligés. Toujours, il semblait triste. Il fut ici durant bien des années ; rien ne lui réussissait. Il avait peine à trouver quelque chose, lorsque nous cherchions des cristaux ou des fleurs. Il avait peine aussi à voir au loin et ne parvenait pas à disposer avec art les lignes variées. Il brisait tout ce qu’il touchait. Et cependant nul n’avait une telle ardeur, une telle joie à voir et à entendre. Un jour, — c’était avant que l’enfant fût entré dans notre cercle — il devint tout à coup adroit et joyeux. Triste, il s’en était allé, il ne revenait pas ; et la nuit s’avançait. Nous étions fort inquiets. Soudain, au lever de l’aurore, nous entendîmes sa voix en un bosquet voisin. Il chantait un chant joyeux et sublime. Nous étions étonnés. Le Maître jeta du côté de l’aurore un regard comme je n’en verrai jamais plus. Le chanteur fut bientôt parmi nous, et, une béatitude indicible peinte sur le visage, nous apportait une humble petite pierre d’une forme singulière. Le Maître la prit dans sa main, embrassa longuement son disciple, puis il nous regarda, les yeux mouillés de larmes, et mit cette petite pierre à un endroit vacant parmi les autres pierres, là tout juste, où, comme des rayons, plusieurs lignes se rencontraient.

Je n’oublierai jamais ce moment. Il nous sembla que nous avions eu, en passant, dans nos âmes, un clair pressentiment de ce merveilleux Univers.

Moi aussi, je suis moins habile que les autres ; et l’on eût dit que les trésors de la nature ne se découvraient pas volontiers à mes yeux. Cependant, le Maître m’aime bien, et il me laisse à mes pensées, lorsque les autres sortent à la recherche. Je n’ai jamais éprouvé ce qu’éprouva le Maître. Tout me ramène en moi-même. J’ai compris ce qu’a dit un jour la seconde voix. Je suis heureux de contempler les choses et les figures merveilleuses des salles, mais il me semble qu’elles ne sont que des images, des voiles, des ornements rassemblés autour d’une image divine ; et celle-ci occupe sans cesse mes pensées. Je ne la cherche pas, mais je cherche souvent en elles. On dirait qu’elles vont me montrer le chemin, où, profondément endormie, m’attend la vierge que mon esprit désire.

Le maître ne m’en a jamais parlé, et je ne peux rien lui avouer ; il me semble que c’est un inviolable secret. J’eusse voulu interroger cet enfant mystérieux ; je trouvais je ne sais quel air fraternel en ses traits, et tout, à ses côtés, me semblait devenir intérieurement plus clair. Certes, s’il était demeuré plus longtemps, j’eusse éprouvé plus de choses en moi-même, et peut-être aussi qu’à la fin mon cœur se fût ouvert et ma langue se fût déliée. J’eusse voulu m’en aller avec lui. Il n’en fut pas ainsi. J’ignore combien de temps encore il faut que je demeure ici. Je crois qu’il m’y faudra rester toujours. J’ose à grand’peine me l’avouer : mais cette pensée m’oppresse trop intimement : je crois qu’un jour je trouverai ici ce qui m’émeut sans cesse ; toujours elle est là. Lorsque je marche ici, dans cet espoir, tout m’aparaît sous une forme plus haute et dans un ordre nouveau ; et tout indique une même patrie. Chaque objet me semble alors si connu et si cher ! Et ce qui, naguère, me paraissait singulier et étrange me devient tout à coup familier.

Cette étrangeté même m’est étrange, et c’est pourquoi cette réunion m’attira et me repoussa toujours en même temps. Je ne puis comprendre le Maître. Il m’est si incompréhensiblement cher ! Je le sais, il me comprend, il n’a jamais parlé contre mon sentiment ou contre mon désir. Bien plus, il veut que nous suivions notre propre chemin, car chaque chemin nouveau passe par des terres nouvelles et nous ramène enfin à ces demeures, à cette patrie sacrée. Or, je veux, moi aussi, décrire ma Figure, et si aucun mortel, selon l’inscription qui est là, ne soulève le voile, il faut que nous tâchions à nous rendre immortels. Celui qui ne veut pas le soulever, n’est pas un véritable disciple à Saïs.