Les Doïnas/II

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La vieille Kloantza (première édition 1853)
Traduction par J.-E. Voïnesco.
Les DoïnasJoël CherbuliezLittérature roumaine (p. 27-31).




II

LA VIEILLE KLOANTZA


Vieille sorcière, coursier de Satan.
(Dicton populaire.)


La vieille Kloantza, assise sur ses talons dans un fourré de buissons desséchés, regarde fixement tantôt la lune pâle et blonde, tantôt le grand feu qui brille au village voisin.

Elle file, la vieille édentée ; elle file en faisant claquer ses mâchoires et ses doigts ; le fuseau de sa quenouille tourne rapidement en bourdonnant dans l’air.

« Fuis, dit-elle, loin de moi, ô Démon de la laideur ! va-t-en par-dessus la forêt couverte de feuilles, au fond du sombre désert ; fuis loin de moi, afin que mon bien-aimé, le plus beau des jeunes garçons, accoure de suite à mon appel.

« Ah ! s’il voulait venir auprès de moi, pour que je sois seule, toute seule ; à l’aimer dans ce monde ! Fasse le Seigneur Dieu que tout ici-bas tourne à son avantage aussi rapidement que tourne mon fuseau.

« Mais s’il ne voulait pas venir !… Fasse l’esprit du mal qu’il soit éternellement frappé de maléfice, et poursuivi éternellement par la colère de l’enfer.

« Que ses yeux tournent dans leurs orbites ; que sa langue soit prise et que Satan, armé d’un fer brûlant, lui arrache le cœur de la poitrine pour le jeter dans les flammes éternelles.

« Que le monstre vert le poursuive tant qu’il y aura devant lui de la terre pour courir et de la lumière pour voir ! Que les terribles esprits de la nuit, Hraconit[1] et Sang-Rouge[2], viennent le torturer à leur tour jusqu’à l’aurore. »

La vieille file avec plus de rage ; son fuseau devient invisible en tournant. Elle s’agite, elle frémit, car soudain une grande étoile vient de tomber du ciel ; une tache noire s’est posée sur le disque de la lune, et le feu du village voisin a diminué.

« Ô mon jeune bien-aimé, retire ta main de la Hora[3] qui tournoie autour de ce grand feu ; détourne surtout tes doux regards des yeux de ces jeunes filles qui dansent avec toi, car elles ont de grands yeux qui portent malheur.

« Viens à moi, mon brave chéri, viens ; je te chanterai de douces chansons pendant la nuit, je te soignerai comme une fleur, je te défendrai par mes exorcismes du mauvais œil, des destinées cruelles et de la morsure des serpents.

« Hélas ! depuis ce jour d’été où, égaré dans le bois, tu chantais la Doïna d’amour, mon pauvre cœur, plein d’amertume, est en guerre avec mon âme.

« Oh ! viens livrer à mes caresses ta figure radieuse, ainsi que tes beaux yeux à mes baisers ; je jure en revanche de filer pour toi des habits de soie et une écharpe impériale.

« Le Vircolici[4] s’étend comme un nuage sur le disque de la lune… Accours, ô mon bien-aimé, avec la rapidité du vol de l’oiseau, car je sens ma vie s’achever comme la laine de ma quenouille. »

La vieille Kloantza gémit et pleure, elle a fini de filer, hélas ! et son bien-aimé n’est pas venu. Elle tord ses mains dans un accès de désespoir affreux, puis se lève, se tourne du côté de l’orient et dit à haute voix :

« Sors du chaos ténébreux, ô toi l’ennemi du ciel, toi qui changes l’année en siècle pour les âmes qui souffrent, esprit du mal, Satan !

« Toi qui, de ton aile, éteint les lampes funéraires des tombeaux où reposent les reliques des saints, quand tu fais trois fois le tour de la terre en un clin d’œil.

« Viens comme aux heures de désolation quand, la nuit, tu prends ton vol en blasphémant, viens accomplir mon vœu au prix de mon âme, que je te cède pour l’éternité. »

Elle dit, et tout à coup la vallée et la montagne retentissent d’un bruit étrange ; les corbeaux croassent au sein des nuages, et sur la branche élevée d’un arbre reluisent soudain deux yeux ennemis.

« J’amènerai près de toi ton bien-aimé, dit à la vieille Kloantza une voix effrayante, mais à condition que tu me prennes sur tes épaules, et que tu fasses trois fois le tour de l’étang à travers les fleurs et les serpents de ses bords. »

La vieille Kloantza accepte sans plus songer au péché mortel qu’elle commet. Elle part en emportant Satan qui grince affreusement des dents, et qui blasphème tout le long de la route.

Elle saute, la vieille, elle court, elle vole, aiguillonnée par son ardent désir, pareille à un hibou qui s’élance vers un ruisseau pour se désaltérer… Elle court, et derrière elle le fuseau se dévide en roulant dans les herbes.

Elle fuit, la vieille échevelée, semblable à un tourbillon de poussière ; elle court sur le rivage glissant, et dans le silence profond de la nuit, Satan hurle, hurle toujours.

Des milliers d’esprits infernaux sortent aux rayons de la lune, glissent à travers les roseaux de l’étang et poursuivent, en sifflant, la folle Kloantza, qui saute et prononce des exorcismes.

La forêt retentit d’un long éclat de rire jusque dans ses profondeurs ; la vallée et la montagne y répondent par un autre éclat de rire plus effrayant encore, mais elle ne s’en émeut pas.

Elle n’entend plus, elle ne voit plus, tant elle court follement ; on dirait, à la voir, un esprit de l’autre monde emporté par la terreur, tant elle se précipite ardemment vers le but éloigné, à la voix de l’espérance qui la pousse en avant.

Encore dix pas à faire, dix pas difficiles à franchir, puis elle pourra caresser son bien-aimé, le soigner comme une fleur, le préserver par ses exorcismes du mauvais œil, des destinées cruelles et de la morsure des serpents.

Deux pas encore… Ah ! le coq éveillé chante tout à coup dans le bois, et Satan le maudit se lance avec sa victime dans les profondeurs de l’étang.

L’eau rebondit en flots écumeux et bouillonne après la chute des corps, puis, tournoyant en larges cercles liquides, elle oscille avec un bruit sourd entre le rivage et les roseaux.

Puis elle se calme par degrés, se balance lentement et reflète avec amour le disque pâli de la lune, dont la lumière argentée lutte avec les premiers rayons du jour…

Lorsque le voyageur attardé passe en sifflant pendant la nuit aux bords de cet étang, il entend par moments d’étranges chuchotements au sein des roseaux, puis une voix plaintive qui dit ces paroles :

« Viens à moi, mon brave chéri ; viens, je chanterai pour toi la nuit de douces chansons, et je te soignerai comme une fleur, et je te préserverai par mes exorcismes du mauvais œil, des destinées cruelles et de la morsure des serpents. »

  1. Hraconit, esprit infernal dans la croyance populaire.
  2. Sang-Rouge, esprit infernal dans la croyance populaire.
  3. Danse populaire de la Romanie qui rappelle exactement le chorus antique des Romains ; les femmes et les hommes se prennent par les mains et forment de grandes rondes au centre desquelles se tiennent les musiciens, lautari. Il est d’usage que l’un des jeunes gens chante pendant les évolutions de la danse ; ces chants portent également le nom de horas.
  4. Vircolici, c’est l’éclipse. La superstition populaire prétend qu’un dragon, du nom de Vircolici, dévore la lune.