Les Doïnas/IV

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Kraiu-Nou ou la Nouvelle Lune (première édition 1853)
Traduction par J.-E. Voïnesco.
Les DoïnasJoël CherbuliezLittérature roumaine (p. 34-37).




IV

KRAIU-NOU

OU LA NOUVELLE LUNE


À cette heure du soir, où l’oiseau vole à son nid en jetant un petit cri plaintif comme un soupir ; à cette heure du crépuscule où il replie sa tête sous son aile et s’endort doucement parmi les feuilles ;

Zamfira, triste et pensive, sortait de sa tente et fixait des regards humides de larmes sur la lune qui répandait sa blanche lumière sur le front de la jeune fille.

Depuis que la charmante enfant souriait dans le monde comme la fleur des champs, le soleil seul avait déposé des baisers sur son sein vierge et sur ses yeux brillants.

Ses cheveux, noirs comme une nuée d’orage, tombaient jusqu’à ses pieds le long de son beau corps, et souvent la jolie fille se cachait dans ses cheveux pour se mettre à l’abri du soleil.

Mais surtout quand elle portait sur sa tête une kofitza[1] pleine d’eau fraîche destinée à ses frères ; quand sa petite bouche devenait humide, et que la fleur placée sur son sein était voluptueusement soulevée par les mouvements onduleux de sa poitrine…

Oh ! alors tous les passants qui la rencontraient éprouvaient tout à coup une soif ardente ; ils lui demandaient un peu d’eau et en buvaient longtemps en regardant la jeune fille ; puis ils s’en allaient en soupirant sous l’influence d’un vague désir.

Elle chantait gaiement comme l’alouette qui s’élève joyeusement dans l’air pendant l’été, et à sa voix la campagne résonnait doucement : on aurait cru entendre le vol d’un esprit mystérieux.

Souvent les vieillards, assis en rond autour du feu sous la tente, se plaisaient à écouter ses chants ; souvent aussi ils consultaient les sorts pendant la nuit aux lueurs de la lune, et prédisaient de belles destinées à la jeune fille.

Mais un soir, là-haut, sur la colline, une vieille sorcière consulta les quarante et un grains de maïs[2], et dit tout à coup en frémissant : « Ô ma fille, que Dieu te préserve du bel étranger à la voix caressante ! »

Dès lors Zamfira apercevait souvent une ombre glissante parmi les nuages, et toute la nuit elle restait pensive, le cœur dévoré de vagues désirs, l’âme pénétrée de doux frissons…

En ce moment elle était sortie de sa tente pour fixer ses regards humides de larmes sur la lune, et sa voix mélancolique chantait ainsi :

« Ô croissant lumineux, tu m’as trouvée toute en larmes ; tu m’as trouvée avec des pensées tristes et avec la figure assombrie.

« Mon cœur regrette, mais que regrette-t-il ! Je ne sais ce qu’il veut, je ne sais ce qu’il désire, mon pauvre cœur !

« Car il entend pendant la nuit des frémissements d’ailes, et puis de doux chuchotements qui lui parlent du haut des nuages.

« Puis, quand les rayons du jour viennent resplendir là-haut, mon pauvre cœur songe encore longtemps au rêve évanoui de la nuit.

« Ô croissant lumineux, sois le bien venu parmi nous ; mais, quand tu nous quitteras, ah ! ne va pas laisser après toi le regret amer qui dévore mon âme.

« Laisse-moi avec un collier de beaux ducats, et une écharpe blanche et des babouches rouges.

« Laisse-moi surtout bienheureuse, et fais que mon vœu s’accomplisse avant ton départ d’ici, ô croissant bien-aimé. »

Voilà qu’un bel étranger passant dans la sombre vallée entendit la voix de la jeune fille et vint s’arrêter en face d’elle.

Doux étaient les yeux, douce était la figure, douce aussi était la voix de cet étranger, car la nuit fut bientôt passée, et l’aurore trouva la belle enfant toute joyeuse.

Trois jours après elle portait à son cou un collier de superbes ducats ; elle avait sur les cheveux un voile blanc ; mais, hélas ! plus de fleurs roses sur ses joues.

Trois jours après, le croissant s’effaça du ciel, et, comme lui, le bel étranger disparut. La pauvre fille s’assit au bord du chemin, et le regretta beaucoup et pleura beaucoup après lui.

Trois jours après, là-bas, dans la vallée, il ne restait plus que son tombeau, et bien longtemps on entendait une voix plaintive passer dans le vent de la nuit et répéter avec douleur :

« Toi, qui vas gaiement sur la colline pour confier les secrets de ton âme au croissant de la lune, ô pauvre jeune fille, fuis à la tombée de la nuit, fuis le bel étranger à la voix caressante. »

  1. Kofitza est une espèce de broc en bois.
  2. Les diseuses de bonne aventure se servent de quarante et un grains de maïs.