Les Drames du Vésuve/03

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Le
drame du Vésuve


III.

LE SORT DE POMPÉI ET D’HERCULANUM[1].



I

L’humanité, qui aime à tout simplifier, s’arrête peu devant les catastrophes ; elle les décrit, les classe et n’y songe plus. On s’étonne parfois de l’indifférence des écrivains qui, après avoir raconté les péripéties d’un naufrage et peint vivement le spectacle d’un grand désastre, ne s’inquiètent plus des conséquences. De même à Pompéi nous n’avons d’attention que pour les victimes, sans nous occuper de ceux qui ont survécu. Les morts obtiennent toute notre pitié ; mais les vivans étaient-ils moins misérables ? Que sont devenus tant de milliers de citoyens qui avaient perdu leur fortune, leurs champs, leur maison et jusqu’au sol de leur patrie ? J’avoue que cette partie du drame, pour avoir été rejetée dans l’ombre, n’excite pas moins mon intérêt. Mon imagination se porte au-delà des faits mentionnés par les auteurs ; elle cherche quelques points fixes pour rattacher ses hypothèses ; elle demande à l’archéologie de suppléer au silence des historiens, car tel est son rôle, et de retrouver les traces d’un passé que les hommes ont effacé de leur mémoire.

Les lettres de Pline le Jeune nous apprennent que son oncle mourut le second jour de l’éruption, que ses compagnons, qui s’étaient enfuis vers Sorrente, ne revinrent que trois jours après, et qu’ils retrouvèrent son corps intact sous un linceul de cendres. Les phénomènes volcaniques durèrent-ils en effet cinq jours ? Cela est probable, surtout au pied même du Vésuve. Nous voyons combien se prolongent certaines éruptions violentes dont les modernes ont été les témoins. Celle de 1779, que sir William Hamilton a décrite dans son bel ouvrage[2], a été en croissant d’intensité pendant quatre jours. Le docteur Clarke a pu observer une autre éruption du 22 août au 5 septembre 1793. Il faut faire en outre la part des pluies, des émanations sulfureuses, de la stupeur des infortunés qui s’étaient réfugiés sur la montagne, dans les villes voisines et dans les îles, des nouvelles contradictoires répandues par les pêcheurs qui se risquaient à s’approcher sur leurs barques et par les messagers qui, sur la terre ferme, n’osaient pousser trop loin leur exploration. Après ces délais, les Pompéiens qui avaient échappé à la mort voulurent évidemment revoir les lieux d’où ils avaient emporté de si tragiques souvenirs, mais où ils avaient laissé tout ce qui était nécessaire à la vie. Les hommes partirent seuls, comme il était naturel, confiant à leurs hôtes les femmes et les enfans. Ils retrouvèrent leur ville, mais dans quel état ! La plupart des maisons étaient restées debout ; celles qui s’étaient écroulées étaient déjà ensevelies ; 12 pieds de pierres ponces et 3 pieds de cendres recouvraient uniformément le sol. Les champs et les jardins n’existaient plus : la place en était marquée par un tapis grisâtre d’où sortaient la pointe des arbustes étouffés et les branches des grands arbres, dépouillées de leurs feuilles avant la saison. Les maisons plus petites étaient enterrées jusqu’au toit ; mais toutes celles qui avaient un étage (c’était l’immense majorité) et qui avaient résisté aux secousses du tremblement de terre étaient facilement accessibles. Les rues existaient toujours, le niveau seul en était déplacé. Les rez-de-chaussée, les boutiques, les entre-sols avaient disparu ; les étages supérieurs, les balcons, les terrasses, formaient la bordure à droite et à gauche et étaient devenus des rez-de-chaussée : on y entrait de plain-pied par les fenêtres.

Après les douleurs du retour et les premières impressions d’un pareil spectacle, il fallut s’établir sur les ruines. Plus d’un toit s’était effondré, mais beaucoup d’autres pouvaient servir d’abri. Les chambres voûtées avaient mieux résisté ; les terrasses, faciles à balayer, offraient un lieu de campement. On attendit les nouvelles de Rome. Que fera l’empereur ? C’était l’idée qui venait à tous les esprits sous l’empire. Or l’empereur était Titus, si doux et si prodigue depuis qu’il régnait seul et se sentait seul responsable de l’amour ou de la haine des hommes. Titus en effet fut ému par le récit d’un événement inouï. Il envoya aussitôt, avec des pouvoirs étendus et de l’or, des personnages considérables, qui avaient rempli les fonctions de consul. Par malheur, un incendie éclata peu de temps après et dévora les plus beaux quartiers de Rome ; la peste survint, qui ravagea la capitale du monde. Dès lors toutes les ressources du trésor et toute l’attention de l’empereur furent absorbées, et Pompéi oubliée. Un édit impérial permit d’appliquer au déblai des villes du Vésuve les biens de ceux qui étaient morts sans héritiers ; en outre les habitans furent déclarés exempts d’impôts pour un certain nombre d’années. Le fisc ne pouvait faire d’autres sacrifices.

Que devinrent les Pompéiens, livrés à eux-mêmes avec ces encouragemens que la fortune rendait dérisoires ? C’est ici que le témoignage de l’archéologie est précieux, parce que l’histoire nous laisse dans une ignorance absolue. Or l’archéologie montre, par des traces irrécusables, que les Pompéiens employèrent un certain temps, non pas à déblayer leur ville, mais à la fouiller. Chacun était chez soi, du moins chacun de ceux qui étaient revenus ; chacun, logé à l’étage supérieur, conduisant ses esclaves et des manœuvres qui furent expédiés de toutes parts, put pénétrer, en creusant la cendre, dans son rez-de-chaussée et y rechercher les meubles, les ustensiles, les vêtemens, les objets précieux qu’il y savait enfouis. Le souvenir des lieux était trop frais pour qu’on ne se dirigeât pas à coup sûr. Quel propriétaire aurait oublié l’emplacement de son triclinium, de la table de bronze incrustée d’argent, des candélabres bien ciselés, de l’argenterie, ou celui du salon avec ses riches ornemens, ou celui de la bibliothèque avec ses rouleaux de papyrus rangés dans des boîtes de métal, ou les chambres dont les armoires étaient pleines d’étoffes, de parures, de tapis, ou les magasins garnis de provisions et de denrées protégées par les flancs épais des tonneaux en terre cuite et des jarres ? Les preuves de l’activité de ces fouilles abondent.

On ne remarque pas assez, lorsqu’on visite Pompéi, que les murs qui séparent certaines chambres des chambres voisines sont percés d’un trou irrégulier, fait à la hâte, et assez grand pour laisser passer un homme. Afin d’abréger leur travail, les Pompéiens pénétraient ainsi d’une pièce dans une autre ; au lieu de déblayer les portes, les corridors, les portiques, pour aller d’un appartement à un autre, ils faisaient comme les voleurs grecs, qu’on appelait perceurs de murailles (τοιχωρύχοι). À mesure qu’une salle était visitée, ils pratiquaient un trou dans le mur de la salle contiguë et la dépouillaient à son tour. Les modernes qui fouillent Pompéi savent bien, lorsqu’ils aperçoivent un mur ainsi troué, qu’ils n’ont rien à espérer en enlevant les cendres ; ils les enlèvent pour suivre le plan tracé, et ne recueillent en effet que des débris sans importance. Au contraire, si les murs sont intacts, c’est-à-dire si le propriétaire a péri ou n’a pas jugé bon de revenir, les découvertes sont presque certaines. Les seules pièces que les propriétaires aient presque toujours négligé de visiter sont les celliers et les cuisines ; c’est pourquoi les amphores, les vases de terre cuite, les casseroles, les poêlons, les chaudières de cuivre, dédaignés parce qu’ils avaient peu de valeur, figurent en si grand nombre au musée de Naples. Quant aux lampes d’argile et de bronze, emportées de tous côtés pour conjurer les ténèbres qui avaient duré plusieurs jours, on savait ne plus les retrouver à leur place habituelle. Au mois de janvier dernier, j’assistais au déblai de plusieurs chambres percées de la sorte. Quoiqu’elles fussent richement décorées, on n’y a rien trouvé, tandis que dans un corridor voisin qui n’avait point attiré l’attention des Pompéiens, parce que d’ordinaire un corridor ne sert que de passage, on a vu reparaître des vases de bronze, des amphores avec des inscriptions, des objets en verre, un sac de monnaies, que le possesseur y avait serrés à la hâte et qu’il n’a jamais pu reprendre, car son squelette a été recueilli dans une autre partie de la maison.

Les modernes se figurent Pompéi enfouie à une profondeur exagérée ; 7 mètres seulement recouvrent le sol antique, et encore, sur ces 7 mètres, 2 ont-ils été déposés par les éruptions postérieures à l’an 79 : donc l’an 79, 5 mètres de cendres ne pouvaient suffire pour cacher aux Pompéiens les emplacemens et les détails de leurs habitations, émergeant comme du milieu d’un manteau de neige. Qu’on s’imagine une petite ville de France d’où les habitans ont été chassés par une inondation : les eaux retirées, ils sont revenus, et trouvent tout enseveli sous 15 pieds de sable et de limon. Les rez-de-chaussée sont invisibles, on se promène à la hauteur des fenêtres du premier étage ; mais aucun habitant n’est embarrassé pour retrouver sa demeure et marquer les yeux fermés les places où il faut creuser pour retirer chaque meuble et chaque objet précieux. La même chose est arrivée à Pompéi ; seulement la pierre ponce et la cendre n’avaient rien gâté, et les remuer était un jeu.

À mesure que les citoyens opulens et les marchands avaient reconquis leurs richesses, ils les emportaient ; ils fuyaient cette terre inhospitalière qui ne pouvait ni nourrir ses habitans, ni même reverdir ; ils comptaient sur leur industrie, sur leurs relations commerciales, sur leurs amis, pour s’établir dans les pays voisins ; ceux qui vivaient du travail de leurs esclaves les emmenaient avec eux, et savaient qu’ils en tireraient partout un bon revenu. Les pauvres, qui n’avaient ni correspondans, ni amis, ni esclaves, craignaient de s’éloigner ; d’ailleurs l’attachement au sol natal est si grand dans tous les temps qu’on voit les villes détruites par des fléaux constans se relever à la même place. C’est ainsi que Portici s’étend au-dessus d’Herculanum, et que Torre del Greco, onze fois brûlée par les courans de lave, a été onze fois rebâtie ; on y a même ajouté une poudrière. Un certain nombre de citoyens s’unirent donc pour refaire une autre Pompéi, profiter des immunités que leur assurait le fisc impérial, et fouiller à l’aise les maisons sans maîtres que l’édit de Titus leur abandonnait. Le municipe possédait plus haut, sur le Vésuve, un territoire que la cendre n’avait point atteint et qu’on pouvait labourer. Protégés par les magistrats romains, aidés par les curateurs que l’empereur avait envoyés, ces Pompéiens fondèrent une nouvelle ville, plus chétive, située au nord de l’ancienne. M. Fiorelli a signalé les ruines de cette quatrième Pompéi[3], et M. Ernest Breton nous avertit qu’elles ont été reconnues entre Bosco reale et Bosco tre Case[4]. Il paraît en effet qu’on a découvert en ce lieu des ruines trop considérables pour être celles d’une villa ; on aurait dit un gros bourg fait à la hâte, avec des matériaux très divers, sans art, à une époque de décadence. Par un contraste singulier, les objets en marbre et en bronze, les lampes et les ustensiles qu’on recueillait dans le même lieu, avaient une élégance et un style bien supérieurs, qui rappelaient le premier siècle de notre ère. On s’explique cette opposition, si l’on admet que la mauvaise architecture est le fait de pauvres gens qui ont réédifié et entretenu jusqu’au Bas-Empire leur humble cité, et que les belles sculptures, les meubles, les œuvres d’art, provenaient des fouilles de l’ancienne ville.

Il paraît même certain que des travaux réguliers d’investigation furent conduits par les magistrats du nouveau municipe. Le forum, par exemple, a été dépouillé méthodiquement de son dallage en travertin ; quelques dalles engagées sous les piédestaux sont seules restées comme un témoignage ; toutes les autres ont été emportées pour parer la place de la cité nouvelle. De même les colonnes de la basilique, celles du portique d’Eumachia, qui est contigu au forum, les revêtemens de marbre, tant des édifices que des piédestaux de statues, ont été enlevés avec le même soin. En y réfléchissant, rien n’était plus naturel. Pendant plusieurs siècles, la vieille Pompéi servit ainsi de carrière ; les recherches étaient toujours lucratives, elles se renouvelaient de temps à autre selon les besoins. On a lu à l’entrée d’une maison ainsi visitée l’inscription suivante, tracée à la pointe sur le stuc : Δουμμοc Περτουca, avertissement qui semble signifier, dans son style barbare, maison ravagée, défoncée[5]. Or les caractères de cette inscription sont ceux du iiie siècle de l’ère chrétienne. Ce seul indice a fait supposer à certains critiques, bien à tort, que l’empereur Alexandre Sévère avait fait fouiller Pompéi, afin d’en tirer les colonnes et les marbres nécessaires aux constructions qu’il entreprenait à Rome. Pompéi, de si petite proportion, peu somptueuse dans ses matériaux, revêtue surtout de stuc et enfin déjà dépouillée, aurait bien vite déçu l’espoir d’un fastueux césar.

Qu’advint-il plus tard du municipe reporté sur les flancs du Vésuve ? À quelle époque fut-il détruit ou enseveli à son tour ? Fut-ce sous Théodoric ou sous Justinien, pendant des éruptions si violentes qu’on prétendit que les cendres du Vésuve avaient été portées par le vent jusqu’à Constantinople ? Fut-ce en 612, en 685, au xe siècle ou au XIe ? car le moyen âge a vu aussi des cataclysmes volcaniques, et c’est à cette époque que saint Janvier, protecteur de Naples, devint l’objet d’un culte si fervent ; les Napolitains tremblans ne demandaient qu’à lui seul leur salut. Un jour, la quatrième Pompéi disparut sans avoir laissé d’autres traces que celles que l’on a récemment constatées. Quant à la ville ensevelie sous Titus, elle fut un peu plus enterrée après chaque convulsion du Vésuve. Comme d’un autre côté les paysans du voisinage ne cessaient de démolir tout ce qui sortait du sol pour en tirer des tuiles, des briques, des matériaux faciles à transporter, l’heure vint où l’on ne vit plus qu’un vaste plateau de cendres d’où sortait un pan du théâtre et le sommet de l’amphithéâtre. La végétation avait commencé sur ces cendres, fécondées par la chaux et la poussière des ruines : la culture fit le reste. L’ignorance aidant, on ne songea plus qu’une ville découronnée dormait sous les champs de blé, les vignes et les ormeaux. Les temples de Pæstum avaient bien été oubliés depuis que l’évêque de Pæstum s’était transporté à Capaccio avec le reste d’une population décimée par la fièvre. Les voyageurs du xviiie siècle les découvrirent aussi sincèrement que les navigateurs découvrent un nouveau monde. Pompéi fut effacée de la mémoire des hommes au point que le nom même de Cività par lequel les gens du pays désignaient ce monticule verdoyant, n’avait plus de sens pour personne.

En 1592, l’architecte Domenico Fontana, qui avait érigé l’obélisque du Vatican et dont on voit le buste sous le porche de l’église de Monte Oliveto, construisait un aqueduc pour conduire l’eau du Sarno jusqu’à Torre dell’ Annunziata. En creusant pour les eaux un chemin souterrain qui existe et sert toujours, il traversa Pompéi depuis la rue de Stabies et le temple d’Isis jusqu’au forum et au temple de Vénus. Il n’y fit aucune attention, non plus qu’à une inscription qui portait le nom de Venus Pompeiana. En 1689, Giuseppe Macroni signala quelques traces de constructions, une serrure dévorée par la rouille, une pierre avec le mot de Pompei. Il en conclut que cette pierre appartenait à quelque monument consacré au grand Pompée. Enfin en 1748, le gouvernement, averti par les découvertes d’un paysan qui, en creusant un fossé, avait ramassé un Priape de bronze et un petit trépied, fit entreprendre des fouilles ; l’ingénieur don Rocco Alcubierre et ses contemporains croyaient retrouver Stabies.

Ce fut le 30 mars 1748 qu’Alcubierre fut autorisé par le roi Charles III (don Carlos d’Espagne) à tenter cette exploration. Herculanum, connue depuis 1721, fouillée depuis 1738, avait ouvert tous les yeux. Le roi comptait enrichir plus vite le musée qu’il fondait à Portici, et dont Herculanum faisait seule les frais. Alcubierre commence aussitôt un journal et met en titre Cava de la Cività, ce qui indique qu’il n’attache pas de sens au mot cività, qu’il le considère comme un nom propre dénué de sens, ainsi que la plupart des noms de localité : autrement, le journal étant rédigé en espagnol, il aurait mis en tête Cava de la Ciudad. Le 17 avril, on rencontre dans la rue de la Fortune le premier cadavre ; le 6 juillet, on est arrêté par des exhalaisons de gaz acide carbonique ; le 25 novembre, on commence à déblayer l’amphithéâtre, qui était apparent et qu’Alcubierre appelle l’amfiteatro de Estabia. Deux ans après, les travaux sont abandonnés. On lit à la date du 22 septembre 1750 : « J’ai décidé de retirer quelques ouvriers que j’avais à l’Annonciade, parce que depuis longtemps on n’a rien trouvé de substantiel, cosa sustancial. » En 1754, quatre hommes remuent la terre du 9 au 13 novembre, et sont de nouveau rappelés. Enfin le 30 mars 1755, les fouilles reprennent parce qu’un habitant du pays a rencontré une colonne de vert antique ; on s’empare de la place, on cherche et l’on recueille trois colonnes semblables qui sont envoyées à Portici. Ce n’est que le 27 novembre 1756 que le nom de Pompéi se glisse pour la première fois sous la plume du rédacteur du journal : Entre los edificios arruynados de la Pompeana. Enfin le 20 août 1763 une inscription monumentale apparaît auprès du tombeau de Mammia. Sur un piédestal de travertin, il est déclaré que T. Suédius Clémens a restitué au municipe des Pompéiens, reipublicœ Pompeianorum, les terrains envahis par les particuliers ; selon toute vraisemblance, ces particuliers étaient les colons envoyés de Rome et établis de ce côté. Dès lors, le doute n’était plus permis.

Le premier effet de cette révélation fut de reporter plus loin la curiosité, je devrais dire l’avidité ; on alla interroger le véritable emplacement de Stabies. On espérait y faire une abondante moisson d’objets propres à flatter les goûts du souverain ; on se souciait peu de pénétrer les secrets de l’antiquité, on n’avait ni plan ni méthode, on recouvrait à mesure et parfois l’on détruisait ; on ne voulait que des matières rares pour orner le palais, ou des œuvres d’art pour enrichir le musée. Stabies déçut cet espoir ; on y fit peu de trouvailles, les terres étaient partout cultivées, les expropriations coûtaient trop cher ; on reconnaissait non une ville, mais des maisons disséminées qui rappelaient qu’après le siége et les ravages de Sylla, Stabies avait cessé d’être une cité pour devenir un bourg, et plus tard un lieu de plaisance. On revint à Pompéi, et le 14 juillet 1764 le journal des fouilles est pour la première fois rédigé en langue italienne, sans que la direction des Italiens fût plus louable que celle des Espagnols. Pendant toute la fin du xviiie siècle, les fouilles furent conduites avec si peu de respect pour les monumens qu’elles ressemblaient à un pillage. On enlevait tout ce qui paraissait digne d’être enlevé, et l’on enfouissait à mesure une maison dépouillée sous les cendres de la maison voisine qu’on voulait dépouiller. C’est pour cela que les rapports de ceux qui surveillaient les travaux (soprastanti) contiennent bien plus d’inventaires que de descriptions. Les inventaires étaient une précaution contre leurs agens, une garantie pour eux-mêmes, une sécurité pour le prince qui les employait. On pouvait s’assurer chaque soir que le nombre et la qualité des objets envoyés à Portici s’accordaient avec le nombre et la qualité consignés sur les catalogues manuscrits. Du reste, le récit d’une visite faite à cette époque par un grand personnage donnera une idée plus juste de l’état des lieux.

Le 7 avril 1769, l’empereur Joseph II se rendit à Pompéi, accompagné par le roi Ferdinand IV, son beau-père, la reine, le comte de Kaunitz, le chevalier Hamilton, ministre d’Angleterre, l’antiquaire d’Hancarville[6], l’ingénieur F. de La Vega, etc… On débuta par la caserne des gladiateurs, dont le périmètre intérieur seul avait été déblayé. L’empereur s’étonna qu’on eût laissé l’espace intermédiaire enseveli sous une montagne de cendres. La Vega lui fit remarquer que les travaux étaient assez récens, parce que là jadis s’élevait un bois touffu qu’il avait fallu abattre. On passa ensuite dans une maison dont on avait dégagé quatre chambres ; comme ces chambres avec leurs peintures étaient intactes, on s’était arrêté à deux palmes (27 centimètres) au-dessus du sol, ce que l’on fait toujours à Naples lorsqu’on prévoit l’arrivée de quelques personnes de distinction. Dès que l’empereur parut, des ouvriers enlevèrent rapidement ce qui restait de pierres ponces, et l’on recueillit une feuille d’argent avec des figures en léger relief, des vases de bronze, un moule pour la pâtisserie, cinq gonds, une serrure, neuf monnaies, une clé, un morceau de tuyau de plomb, un vase de verre dont le bord seul était brisé, deux boutons de verre, cinq morceaux de flûte (lisez cinq charnières), une plaque d’ivoire sur laquelle était gravé un ornement, deux plats en terre, une lampe, une tête de Jupiter en terre cuite, quelques débris de talc (c’étaient les vitres du temps), d’autres objets d’importance moindre encore qui sont mentionnés dans l’inventaire du 7 avril[7]. L’empereur doutait ; il croyait qu’on lui avait préparé cette surprise ; son expérience lui rappelait qu’on trompe d’autant plus volontiers les souverains que c’est pour leur plaire ; il fallut lui prouver par la situation des objets, la qualité des terrains, la relation des trouvailles faites journellement, qu’on n’avait point « flatté sa fortune » (adulare la fortuna). En effet, dans les deux chambres suivantes, on ne trouva qu’un squelette et deux monnaies. De là on passa au théâtre, dont une partie de la scène était seule visible : l’épaisseur des cendres qui remplissait tout le reste était telle, que Joseph II ne put s’empêcher de demander combien d’ouvriers étaient employés et de s’écrier, en entendant qu’ils étaient trente, qu’il faudrait en employer trois mille. Cette critique était juste, car le roi des Deux-Siciles ne dépensait guère que 8 ou 10 000 livres par an pour les villes du Vésuve. L’Odéon, à peine reconnaissable, le temple d’Isis, donnèrent lieu aux mêmes regrets, et l’empereur ne cessa de presser le roi de prendre plus d’intérêt à de tels travaux ; ses instances devinrent presque de l’indignation quand, à la porte de la ville, La Vega lui montra le plan des édifices qu’on avait explorés, puis recouverts. Ferdinand IV répondit que cela s’était fait sous le règne de son auguste père, et l’ingénieur vint au secours du roi en assurant que l’on avait agi avec cette négligence tant qu’on ignorait quelle ville on dépouillait, mais que depuis six ans l’on savait avec certitude que c’était Pompéi, et que dès lors les monumens découverts avaient été respectés et demeuraient accessibles.

Malgré ces belles protestations, la direction des fouilles ne fut guère plus intelligente ni l’argent plus abondant tant que les Bourbons régnèrent à Naples. Cependant le goût de l’archéologie faisait des progrès dans le reste de l’Europe. Pour éviter les critiques des étrangers, on tenait à un secret rigoureux, on écartait les visiteurs ; les plus influens ne pénétraient que par force, les plus riches qu’en se soumettant à de singulières exactions. Le spectacle qu’ils avaient alors sous les yeux récompensait mal leurs efforts ; au milieu de tranchées mesquines et de ruines non entretenues erraient languissamment des condamnés enchaînés deux par deux et quelques esclaves mahométans pris aux Barbaresques. Il fallut une révolution et la présence des Français pour imprimer aux recherches une marche plus active. La France, partout où elle a porté ses armes, a porté aussi, comme excuse, l’amour des arts et de l’antiquité. Ses savans, les premiers, avaient tiré l’Égypte de son linceul ; ils devaient accompagner un jour nos armées en Grèce, en Afrique, en Syrie ; ils donnèrent alors aux Italiens eux-mêmes l’exemple du zèle et de la méthode. De même qu’à Rome les fouilles les plus considérables avaient été entreprises par les généraux ou les préfets français, de même la résurrection véritable de Pompéi date de l’occupation française[8]. Le général Championnet, lorsqu’il vint fonder la république parthénopéenne, songea aussitôt à Pompéi. Par son ordre furent déblayées les deux maisons auxquelles on a donné son nom. Après une réaction sanglante, les Français revinrent en 1806, et sous le règne de Joseph Napoléon, c’est-à-dire jusqu’au 23 mai 1808, plus de 150 ouvriers furent employés sans compter les enfans, qui couraient avec leurs petites corbeilles de jonc sur la tête. Murat porta ce nombre à 600, et allouait pour les fouilles plus de 100 000 francs par an. La reine Caroline suivait les travaux avec passion, elle encourageait tout le monde, se rendait chaque semaine sur les lieux. C’est alors que les monumens principaux, le forum, les murs d’enceinte, la voie des tombeaux, sont remis en honneur, et que Mazois, protégé par la reine, prépare son grand ouvrage qui n’a encore été dépassé par aucune des publications faites depuis soixante ans.

Lorsque Ferdinand Ier revint à Naples en 1815, il laissa aux chantiers une certaine activité tout en vendant une partie des terrains achetés par Murat ; mais à partir de 1819 cette activité se ralentit, et souvent, faute de fonds, les recherches furent suspendues. Sous les règnes de François Ier et de Ferdinand II, on avança lentement ; les visites des princes étrangers étaient le principal stimulant. On tenait toujours quelque maison aux trois quarts déblayée pour enlever devant eux la dernière couche, celle qui, étant plus près du sol, promettait le plus de découvertes. Enfin en 1860 les fouilles de Pompéi entrèrent avec M. Fiorelli dans une phase nouvelle. Que le gouvernement italien, désirant frapper les esprits, ait fait un sacrifice et donné les subventions nécessaires pour employer tout à coup près de cinq cents ouvriers, cela n’a rien de surprenant, sans être pour cela moins louable ; mais d’autres gouvernemens l’avaient fait. Ce qui constitue surtout l’importance des travaux entrepris dans ces dix dernières années, c’est le caractère de celui qui les dirige, c’est sa méthode vraiment scientifique, c’est une inspiration qui promet pour l’avenir des résultats aussi féconds qu’imprévus.

M. Fiorelli était bien connu des savans. De 1846 à 1851, il avait publié des Annales de numismatique[9], en 1853 les Antiquités du cabinet du comte de Syracuse, en 1854 les Inscriptions osques de Pompéi, en 1857 les Vases peints découverts à Cumes. Enfin l’on savait que depuis dix ans il recopiait et mettait en ordre les notes manuscrites rédigées chaque jour par les directeurs des fouilles depuis 1748 et envoyées aux conservateurs du musée avec les objets recueillis. Trois fascicules avaient même paru : il avait été forcé de suspendre cette publication, qui fut reprise en 1860. Ce travail considérable l’avait fait pénétrer dans les plus menus détails de l’histoire des fouilles de Pompéi ; il en connaissait le fort et le faible mieux que personne, il pouvait remédier aux fautes de ses prédécesseurs ou continuer ce qu’ils avaient fait de bien. Je ne louerai ni sa modestie, ni son désintéressement, ni sa passion pour l’antiquité, parce que ces qualités sont si nécessaires à tout vrai savant qu’il en faudrait plutôt condamner l’absence ; ce qui est plus rare, c’est que M. Fiorelli a su imposer à tous ceux qui font partie de son administration l’accomplissement des devoirs qu’il pratique lui-même. Tous les employés du musée de Naples sont devenus scrupuleux, discrets avec l’étranger, que persécutait jadis une mendicité effrontée ; les gardiens de Pompéi ont été organisés militairement, ils sont vigilans, ils ont une solde, et se croiraient déshonorés ou destitués, s’ils acceptaient le moindre présent. Les Napolitains sont tout surpris de se voir moralisés ; mais, quand les mains restent pures, les antiquités sont mieux gardées. Chaque visiteur donne 2 francs avant de franchir ces fameux tourniquets que n’auraient pas désapprouvés peut-être les Pompéiens, tant ils avaient le goût du commerce, et dont les produits sont appliqués à l’entretien et à la découverte des ruines. Quel voyageur n’est heureux de payer un impôt aussi légitime et ne voudrait contribuer pour une plus forte part à l’embellissement des lieux où il va trouver tant de jouissances ? Enfin M. Fiorelli a fondé à Pompéi une école archéologique semblable à notre école d’Athènes, où des jeunes gens distingués, désignés au concours par l’académie d’Herculanum, ont leur demeure, leur bibliothèque, leurs travaux communs ; ils sont les seconds de M. Fiorelli, ils surveillent les fouilles, ils en publient les résultats dans un Bulletin qui forme déjà un volume in-4o, et où MM. de Petra et Brizio se sont souvent signalés. Les réformes administratives ont donc été excellentes, et une épreuve qui dure depuis dix années peut être considérée comme décisive.

La méthode vient après l’administration. Quelle méthode nouvelle M. Fiorelli a-t-il inaugurée ? Avant lui, on jetait les cendres au plus près, et l’on formait autour de Pompéi des montagnes qui seront un terrible obstacle le jour où l’on voudra reconnaître l’enceinte, les accès, les alentours de la cité. M. Fiorelli, à l’aide d’un chemin de fer incliné où les wagons glissent par leur seul poids, emporte les déblais au-delà de l’amphithéâtre et loin de la ville. Avant lui, l’on s’inquiétait peu de consolider les ruines, qui s’écroulaient à mesure qu’on retirait les terres qui les soutenaient, et l’on ne conservait que ce qui restait debout. M. Fiorelli porte toute son attention sur les étages supérieurs ou les indices qui en subsistent. Avant lui, on attaquait les terrains au niveau du sol déjà découvert et l’on poussait devant soi en ramassant tout ce qui s’éboulait des talus sapés par la base ; M. Fiorelli agit avec plus de prudence en attaquant les terrains par le sommet. Une fois le périmètre d’un îlot de maisons déterminé, il fait emporter les couches supérieures de cendres qui sont le produit des éruptions modernes. Dès qu’il atteint la couche de l’an 79, il fait sonder, et partout où la tête des murs apparaît, on s’assure s’ils sont solides ou seulement appuyés sur la cendre durcie. Les poutres qui s’engageaient dans les murs, les pièces de bois qui formaient les linteaux des portes et des fenêtres, se sont consumées par l’action du temps : on commence par glisser à la place des pièces de bois de même dimension, et l’on empêche ainsi l’écroulement des constructions. En descendant encore un peu, on restaure, à mesure qu’elles paraissent, les constructions antiques. Un panneau de stuc se détache-t-il, on le fixe par des crampons de plomb. Le bord des peintures est-il si peu adhérent que l’air doive achever de le faire tomber, on le fortifie par une bordure de mortier dont la couleur ne peut être confondue avec la couleur du mortier antique. Un escalier menace-t-il ruine, on le consolide marche par marche. Un balcon laisse-t-il voir ses rondins de bois noircis et pulvérulens, on y substitue des rondins semblables. Une cavité se présente-t-elle, on y coule du plâtre, pour mouler l’objet inconnu qui y a laissé sa forme avant d’être détruit. En un mot, toutes les précautions[10] sont prises non-seulement pour conserver les moindres restes de Pompéi, mais pour recueillir l’empreinte de ce qui ne s’est pas conservé.

J’ai raconté par quel moyen les habitans de Pompéi étouffés sous la cendre nous étaient rendus avec leur costume, leur attitude, leur expression suprême. Le procédé de M. Fiorelli ne s’applique pas uniquement aux cadavres, il est applicable à tous les corps qui se sont décomposés assez lentement pour que le moule qui s’est formé autour d’eux devînt consistant et durable. Le bois, par exemple, qui a résisté pendant plusieurs siècles à l’humidité du sol et qui a pourri peu à peu comme les végétaux qui composent le charbon de terre, le bois se prête admirablement au moulage. Les poutres, les balcons, les marches d’escalier, les planches, même celles qui ont servi aux usages les moins faciles à décrire, les portes, les garnitures des fenêtres, en un mot tout ce qui est menuiserie peut être reproduit ; nous obtenons ainsi des renseignemens inattendus sur certaines industries des anciens. Les portes des boutiques sont particulièrement curieuses : on voit, par les moulages déposés dans un des musées provisoires de Pompéi, qu’elles étaient ménagées sur le côté, et que toute la devanture de la boutique était close par des planches ; ces planches étaient engagées, en haut et en bas, dans une rainure profonde, et se recouvraient les unes les autres comme les palettes d’un éventail ouvert. Le plâtre, en séchant dans les cavités d’où le bois a disparu, reprend la serrure, les verrous, les gonds, qui étaient restés fixés sur la cendre, et les représente à la place exacte qu’ils occupaient.

Les meubles en bois, siéges, lits, armoires, coffres, coffrets, etc., nous ont préparé les mêmes surprises. Dans une des maisons de Pompéi que M. Fiorelli a convertie en musée, on voit un coffre d’assez grande dimension qu’il a fait mouler et dont les charnières ont été une révélation. Tout le monde sait qu’on a recueilli à Pompéi des milliers de cylindres en os, percés d’un ou de deux trous : les inventaires les désignent comme des morceaux de flûte, et en vérité il fallait que tous les habitans eussent une passion désordonnée pour la musique, car l’on trouve de ces prétendus fragmens de flûte dans chaque maison. Dans les tombeaux de la Grèce et de l’Italie, des cylindres semblables, en ivoire ou en os, ont été souvent ramassés par les explorateurs, qui se contentaient de dire : « morceaux de flûte. » Quelle n’a donc pas été la satisfaction de M. Fiorelli lorsqu’en faisant briser la carapace de cendres qui recouvrait le plâtre versé dans une cavité, il vit paraître l’empreinte d’un grand coffre, et, ajustées sur le plâtre aussi exactement qu’elles l’avaient été sur l’original, la serrure en fer et les charnières en os, qui avaient mieux résisté que le bois ! Oui, les morceaux de flûte étaient des charnières que les trous servaient à fixer ; si les tombeaux antiques en contiennent fréquemment, c’est que les objets précieux enterrés avec le mort étaient serrés dans des coffrets qui se sont réduits en poudre, tandis que les cylindres des charnières tombaient sur le sol et restaient sans explication.

La plus belle application du moulage au mobilier pompéien est celle qui a permis de restituer un triclinium antique. Les lits sur lesquels les convives étaient couchés ont été montés, refaits, exposés au musée de Naples. Les ornemens de bronze, les incrustations, la couleur même qui était restée adhérente à la cendre pendant que le bois s’en allait en poussière, ont fourni les élémens de la restauration la plus charmante. La forme simple et logique, le renflement du dossier pour recevoir le matelas, ce dossier n’existant que sur les deux faces du triple lit, la décoration concentrée également sur les parties apparentes parce qu’elle était inutile du côté du mur, l’ingénieuse disposition des reliefs en bronze, l’opposition de la couleur rouge dont le bois était revêtu et des bandes d’argent, unies tour à tour et ornées, qui couvraient les angles de la menuiserie et en faisaient ressortir les moulures, tout a un caractère de nouveauté qui fait désirer que les révélations sur le mobilier des anciens soient poussées plus loin.

Malheureusement Pompéi n’est pas le lieu le plus favorable aux études de ce genre. D’abord la ville a été dépouillée par ses habitans, qui ont évidemment retiré la plus grande partie de leurs meubles. Ensuite les pierres ponces qui couvrent et entourent tous les objets posés sur le sol sont rebelles au moulage, ou donnent des empreintes très imparfaites. Ce n’est que par exception, lorsque la cendre fine a pénétré dans une chambre bien close, ou lorsque les gens sont allés mourir au-dessus de la couche de pierres ponces, que l’on peut mouler objets et cadavres. Les deux cinquièmes de la cité antique sont aujourd’hui déblayés : l’agora grecque, le forum impérial, les théâtres, l’amphithéâtre, la basilique, les curies, les temples, les bains, les plus beaux quartiers, les demeures les plus riches, c’est-à-dire que ce qu’il y a d’important semble avoir été découvert. Désormais tout paraît connu d’avance, les maisons se ressemblent, les peintures se répètent ; l’uniformité du style est inévitable dans une cité reconstruite d’un seul effort, à la même époque, par suite du même désastre. Si le gouvernement italien veut rendre à la science un service insigne et mettre M. Fiorelli à même de multiplier d’infaillibles découvertes, il est temps qu’il abandonne Pompéi pour concentrer toutes ses ressources sur une ville où les fouilles sont plus difficiles, mais où les résultats sont certains. Cette ville, c’est Herculanum. Je sais quelle défiance accueillera une telle proposition, quelles objections sont toutes prêtes : c’est pourquoi, avant de développer un plan, il est nécessaire de réfuter les préjugés populaires, de procéder régulièrement par démonstration, et de rassembler les détails propres à nous éclairer sur l’histoire, le sort et l’état actuel d’Herculanum.


II

Herculanum était située entre Naples et Pompéi, exactement au milieu de ce beau golfe que les Grecs comparaient à un vase-cratère. Elle était exposée également à toutes les brises qui soufflaient de la pleine mer pendant l’été ; on y avait la vue la plus magnifique ; la terre végétale y était profonde et fertile, deux rivières coulaient de chaque côté de la ville ; c’était un lieu plein de douceur, fait pour les oisifs qui voulaient jouir d’un perpétuel enchantement. Les Osques, qui s’y étaient d’abord établis, avaient été dépossédés par les Étrusques de Capoue ; les Étrusques, à leur tour, avaient été remplacés par les Grecs. On dit même qu’Herculanum devint l’asile de la plupart des colons grecs qui furent chassés des villes de l’Italie méridionale ; ils s’y établirent fortement, en assez grand nombre pour s’y faire respecter, ou plutôt avec le consentement de la confédération samnite, qui avait reconquis ses côtes et ne redoutait plus les débris d’une race qu’elle avait vaincue. Le nom d’Herculanum n’est en effet que la traduction latine du nom grec d’Héracléion, et l’on sait par une inscription que le premier magistrat de la ville s’appelait démarque, comme chez les Grecs, et non meddixtucticus, comme chez les Osques et à Pompéi. Quelques historiens ont même supposé qu’Herculanum, à cause du nombre, de la délicatesse et de la richesse de ses habitans, était la troisième ville de la Campanie, après Naples et Capoue.

Les Romains la soumirent et la reprirent de nouveau après la révolte générale qu’on appelle la guerre des alliés ; ils y envoyèrent une colonie, s’ils n’y tinrent pas garnison, car Strabon l’appelle une place forte[11], et nous voyons que sous l’empire les soldats de la flotte étaient casernés à Rétina, qui n’était que le port d’Herculanum. Dans tous les cas, ce pays devint un lieu de plaisance pour les Romains ; ils étaient près de Naples, ils subissaient l’attrait du génie grec et de l’idéal que le génie grec répandait sur la vie matérielle ; ils y bâtissaient des villas, les Fabius en avaient une, les Balbus une autre, et lorsque Agrippine prisonnière voulut être amenée à Caprée pour parler à Tibère, les prétoriens la laissèrent reposer dans une villa, voisine de la mer, que son fils Caligula fit saccager plus tard et dont Sénèque signale les ruines.

Ainsi l’histoire établit déjà des différences profondes entre Herculanum et Pompéi : la première est peuplée par des Grecs, la seconde par des Osques ; Herculanum est adonnée à la culture de l’esprit et aux élégans loisirs, Pompéi appartient tout entière au commerce ; l’une est habitée par les plus riches Romains et accablée de faveurs[12], l’autre est hostile aux Romains et plusieurs fois châtiée. On doit soupçonner qu’Herculanum a servi de modèle à Pompéi dans bien des détails de la civilisation, on peut affirmer que Pompéi n’a rien appris aux Grecs d’Herculanum. Enfin le tremblement de terre qui fut si fatal à Pompéi, sous Néron, n’endommagea qu’à moitié Herculanum, de sorte qu’une partie des édifices antérieurs à l’empire et des maisons d’un style plus ancien, c’est-à-dire d’un goût plus pur, doit avoir été conservée ; on en peut juger déjà par la beauté des objets recueillis à Herculanum, on en jugera mieux quand la ville elle-même reparaîtra au jour.

Quel fut le sort d’Herculanum pendant l’éruption ? quels phénomènes particuliers se manifestèrent de ce côté du Vésuve ? quelles causes firent disparaître subitement de la surface du monde habité une ville florissante ? Je crois l’avoir démontré, l’enfouissement de Pompéi fut si incomplet qu’après quelques jours les habitans purent reconnaître leurs demeures, y camper et les fouiller ; Herculanum au contraire fut si profondément enterrée que le lendemain il semblait impossible d’en retrouver même la trace. Dès que ces questions sont posées, tout le monde répond aussitôt avec assurance : la lave a fait tout le mal, Herculanum a été engloutie sous 80 pieds de lave. Si les objets d’art, les bronzes, les tableaux, ont été merveilleusement conservés, c’est qu’ils avaient pour cuirasse contre les injures du temps une couche de lave impénétrable, qu’il faut tailler au ciseau. Cette explication séduit. L’imagination se figure aussitôt des fleuves de feu envahissant la ville, montant comme la mer soulevée par le flux, pénétrant par les portes et par les fenêtres, entourant toutes choses et les modelant, se refroidissant à mesure, gardant pour la postérité des trésors que la postérité devra chèrement conquérir, mais qu’elle retrouvera intacts.

Telle est en effet l’opinion répandue dans toute l’Europe et même à Naples ; la plupart des voyageurs qui ont visité Herculanum affirment qu’ils ont touché la lave de leurs mains, et plus d’un touriste, dans les volumes qu’il publie sur les villes du Vésuve, assure avec la même confiance que la difficulté de tailler la lave est le principal obstacle aux fouilles d’Herculanum. Comment donc oser dire à des gens si convaincus que c’est non pas le feu qui a englouti Herculanum, mais l’eau, que c’est non pas un torrent de lave ardente, mais une inondation de boue et de cendres délayées qui a rempli la ville ? Comment détruire un préjugé si fortement enraciné, que les ouvrages des géologues et des savans n’ont pu l’ébranler ? En vain Dufrénoy a démontré[13] que les eaux seules avaient porté sur Herculanum des monceaux de scories et de débris du tuf de la Somma ; en vain Dyer[14], Overbeck[15], Ernest Breton[16], etc., ont avancé dans diverses langues que les cendres seules, délayées par l’eau, durcies par le tassement, recouvraient Herculanum : on ne les a point écoutés, et l’on continue à maudire les laves qui rendent les fouilles si dispendieuses et si difficiles.

Tout le monde sait cependant quelle est la nature de la lave et quels en sont les effets. La lave est une masse incandescente dont la température est telle que tous les corps susceptibles d’entrer en fusion y sont absorbés et liquéfiés ; poussée hors des fissures du cratère par une force irrésistible de dilatation, cette masse s’avance comme un fleuve de feu et dévore tout sur son passage ; lente à se refroidir, elle devient aussi dure que du mâchefer et du porphyre. Or je fais appel aux souvenirs de tous ceux qui ont fait l’ascension du Vésuve pendant ces coulées de lave qui suivent une éruption et durent plusieurs semaines ou même plusieurs mois. Ce qui se passe aujourd’hui doit nous édifier sur ce qui se serait passé il y a dix-huit siècles ; il suffit d’appliquer à ses souvenirs un peu de réflexion et de bon sens.

Par exemple, nous avons vu de très faibles coulées, déjà éloignées de l’orifice d’émission et refroidies par le contact de l’air et du sol, entourer des maisons de campagne, les calciner, les faire écrouler par l’embrasement subit des planchers et des toits. Comment les statues de marbre et les stucs d’Herculanum, si la lave les a enveloppés, sont-ils demeurés intacts, avec leur ton primitif, sans éclats ni fissures ? Nous avons vu les métaux entrer en fusion au premier contact et disparaître dans cette pâte, rouge et visqueuse comme de la fonte de fer ou le verre sortant de la fournaise. Comment les objets d’argent, les statues de bronze, les vases de plomb, se retrouvent-ils à Herculanum avec leur forme, leurs reliefs, leurs ornemens, leur patine naturelle ? Les bronzes d’Herculanum sont encore mieux conservés que ceux de Pompéi : on les distingue par leur fraîcheur d’épiderme, leur poli, leur ton égal et foncé, tandis que les bronzes de Pompéi ont été attaqués par les exhalaisons sulfureuses, rongés à la surface, et ont contracté une belle couleur bleue d’outremer qui ressemble à celle du sulfate de cuivre.

D’autres faits du même genre ne sont pas moins inexplicables. Les guides montrent aux étrangers une expérience qui dégénère bientôt en jeu : ils séparent avec un bâton ferré un petit morceau de lave ardente, le laissent refroidir sur la terre et y appliquent un gros sou (jadis c’était un de ces larges carlins de cuivre qui valaient 5 sous), afin d’en obtenir une empreinte. Si l’opération est faite trop tôt, le cuivre entre en fusion, et la pièce de monnaie, au lieu de laisser son empreinte, disparaît, amalgamée avec le reste de la lave. Comment donc se peut-il qu’on recueille à Herculanum tant de monnaies antiques, de cuivre ou d’argent, et qu’elles n’aient été ni dévorées ni même altérées par ces flots de lave où se concentre une chaleur qui défie tous les calculs ? On sait aussi que les couleurs employées par les anciens pour décorer leurs édifices sont des couleurs à base minérale : elles bravent l’humidité du sol, mais le contact du feu les dénature ; les incendies partiels dont on voit les traces à Pompéi ont transformé par places le bleu en gris, le rouge en jaune, et les fabricans napolitains n’ignorent pas ce moyen très simple de produire aujourd’hui, avec du minium soumis à l’action du feu, ce qu’ils appellent du jaune brûlé. Pourquoi donc les maisons qu’on a fouillées à Herculanum offrent-elles des couleurs si admirables ? Pourquoi le bleu d’outremer et le rouge vermillon qui couvrent des murailles entières sont-ils d’une égalité et d’une fraîcheur qu’eût nécessairement détruites l’application d’un corps incandescent ? Enfin j’ai vu sur le Vésuve des arbres à peine touchés par la coulée de lave s’enflammer comme des allumettes, lancer un jet lumineux et tomber aussi rapidement que si la foudre les avait frappés. Pourquoi les poutres, les planchers, les linteaux d’Herculanum, au lieu d’être réduits en cendres, ont-ils pourri lentement au sein de la terre[17], à leur place, sans causer de vides ni de dégâts ? Pourquoi les retrouve-t-on noircis ainsi que des morceaux de chêne plongés dans la vase depuis des siècles, ainsi que les pilotis des ponts, ainsi que les pieux des anciens quais de Carthage, ainsi que les bois roulés par le Jourdain et rejetés par la Mer-Morte après qu’elle les a saturés de chlorure de sodium ? Pourquoi tout prouve-t-il qu’ils n’ont été décomposés que par l’effet du temps ? Pourquoi le bois a-t-il gardé sa qualité et sa couleur dans les parties traversées par des vis et des clous, c’est-à-dire protégées contre l’humidité par l’oxyde de fer ? Pourquoi recueille-t-on des manuscrits écrits sur la moelle fibreuse d’un roseau, sur du papyrus, quand la lave aurait dû les dévorer et faire envoler leurs cendres comme celles de la feuille de papier que nous jetons sur un brasier ? Pourquoi cette lave bénigne a-t-elle respecté également les fruits, les noix, les amandes, le linge, la soie, les mèches de lampe qu’on retrouve par centaines, et tant d’autres objets éminemment combustibles qui n’ont fait que noircir et qui disparaissent d’ordinaire sans laisser de traces dans le plus faible incendie ?

Je pourrais pousser plus loin cette réfutation par l’absurde ; les argumens iraient en se multipliant. C’est qu’en effet un peu de réflexion suffit pour démontrer que le feu n’a pu avoir aucune part dans la destruction d’Herculanum, et que si la lave, qui est le plus terrible agent de destruction après la foudre, y avait pénétré, on reconnaîtrait à peine quelques pierres noircies, des briques éclatées et des marbres réduits en chaux ; mais, pour aller plus vite au but, je dirai que, dans un récent voyage, j’ai examiné avec une attention particulière le sol d’Herculanum, c’est-à-dire des parties que les fouilles ont rendues accessibles. Je n’y ai pu découvrir un centimètre carré de lave ; tout est cendre, rien que cendre, et cette cendre a été durcie par trois causes : l’eau, le tassement, le temps. C’est précisément cette dureté, qu’il ne faut pas s’exagérer, qui a trompé les visiteurs, surtout dans les corridors souterrains qu’on a creusés pour explorer le théâtre. On descend par des escaliers où suintent les infiltrations des rues de Portici ; on entend sur sa tête le roulement des voitures ; on traverse des tunnels que le frottement a rendus luisans ; on voit sur les voûtes raboteuses la fumée des torches déposée depuis un siècle ; on subit l’impression des ténèbres en même temps qu’on croit s’enfermer dans les entrailles de la terre. En un mot, ce voyage a quelque chose de fantastique qui frappe l’imagination, et l’on a besoin d’être rassuré en se répétant que ces couloirs sont taillés dans la lave et à l’abri de tout éboulement ; mais, si l’on gratte cette prétendue lave avec l’ongle, on s’aperçoit qu’elle est friable, qu’elle cède, et que ce n’est que de la cendre durcie. Les guides montrent dans le plafond d’un de ces couloirs creusés assez régulièrement l’empreinte d’un masque humain. On admire cette solidité inaltérable d’une matière qui a moulé si bien les objets qu’elle enveloppait. Toutefois, si l’on essaie avec un couteau d’entailler, non pas l’empreinte elle-même, mais les parties qui l’avoisinent, on reconnaît avec étonnement que rien n’est plus facile, et que ce n’est encore que de la cendre durcie.

Une rue d’Herculanum, à l’extrémité de la ville, du côté de la mer, a été fouillée méthodiquement ; quelques maisons ont été nettoyées, la maison dite du Squelette, la maison d’Argus, une auberge, des magasins, une prison d’esclaves, etc. ; tout est à ciel ouvert, et l’on s’y promène comme dans une rue de Pompéi. L’espace ainsi déblayé est de 3 à 4 000 mètres carrés, surface assez considérable pour des observations du genre de celles qui nous occupent en ce moment. Or l’on n’y trouvera aucun débris de lave, aucun indice de lave, aucun dégât produit par la lave. Au contraire, si l’on examine les terrains à pic qui entourent cet espace de quatre côtés, tout est cendre, il y a 10 et 12 mètres de cendres ; ce n’est qu’à la partie supérieure qu’on aperçoit des charbons, des projectiles volcaniques, des couches diverses correspondant aux éruptions modernes et séparées par des couches de terre végétale qui avaient eu le temps de se reformer entre chaque éruption. Cherchez les monceaux de déblais extraits de ces fouilles, étudiez-les ; vous n’y verrez encore que de la cendre, rompue par la pioche aussi facilement que de l’argile ou de la pouzzolane.

Comment la cendre, dira-t-on, qui doit être légère, pulvérulente, sans cohésion, aurait-elle acquis assez de dureté pour prendre des empreintes durables, former des voûtes résistantes et avoir des apparences de solidité si trompeuses qu’on l’ait prise pour de la lave ? L’exemple de Pompéi et des empreintes recueillies dans les caves de la maison de Diomède est déjà une réponse ; mais des analogies plus frappantes encore aident à comprendre cette force d’adhérence. J’ai déjà raconté la formation des bancs de pépérin dans les vallées du Monte-Cavo par l’accumulation des cendres du volcan amalgamées avec les eaux. Cet amalgame est devenu tellement dur qu’il a fourni aux Romains des matériaux de construction. Les catacombes de Rome, qui ne sont autre chose qu’un tuf volcanique, c’est-à-dire des sables et des débris réduits en poudre, tassés par leur propre masse et par le temps, sont également friables, faciles à tailler, plus faciles à dégrader, et cependant on y a creusé des couloirs, des voûtes, des plafonds, des escaliers, des tombeaux innombrables et jusqu’à cinq étages de souterrains les uns au-dessous des autres. Il ne faut pas non plus oublier que la pouzzolane, qui donne un si excellent mortier hydraulique, était tirée dans le principe de Pouzzoles, près du Vésuve, et qu’elle n’est autre chose qu’une argile ferrugineuse soumise jadis à la haute température des volcans et rejetée comme une pluie de cendres. Enfin je rappellerai le grand autel d’Olympie, que décrit le voyageur Pausanias, et qui n’était formé que de la cendre des victimes brûlées en l’honneur de Jupiter. Après chaque sacrifice, les prêtres délayaient les cendres avec l’eau de l’Alphée, enduisaient l’autel et l’agrandissaient ainsi peu à peu, si bien qu’après dix siècles l’autel avait 125 pieds de circonférence et 22 de hauteur. Quiconque en effet a vu jeter de l’eau dans sa cheminée a pu juger de la ténacité de la cendre dès qu’elle est mêlée avec un liquide ; à plus forte raison les cendres volcaniques, dans la campagne de Rome, à Naples, à Santorin, sont-elles propres à la fabrication des mortiers.

Du reste, même quand ces explications ne satisferaient qu’à moitié le lecteur, les faits sont là, ils sont irrécusables. Je défie tout observateur attentif qui étudiera les parties d’Herculanum accessibles jusqu’à ce jour d’y découvrir autre chose que de la cendre. Sur la surface du sol actuel de Portici, qui est exhaussé en moyenne de 20 mètres, il pourra se faire qu’on signale des coulées de lave appartenant aux éruptions modernes, surtout du côté de Résina. Je ne puis affirmer non plus que dans un quartier inconnu d’Herculanum on ne constatera pas un jour la présence de la lave ; mais comme il ne peut être question aujourd’hui que de ce que nous connaissons, c’est-à-dire des parties de la ville qui sont visibles ou explorées, je répète qu’on ne pourra trouver un centimètre de lave à Herculanum, et que tout y est cendre.

Le problème, c’est de savoir comment une telle masse de cendres a pu être concentrée sur la malheureuse cité, et, puisque l’eau a joué un rôle si terrible, d’où provenait cette immense quantité d’eau.

Il est d’abord évident que les cendres ont été rejetées par le volcan ; d’après la nature du terrain ou les brèches produites à l’orifice du cratère, les pierres ponces étaient toutes rejetées du côté de Pompéi et de Stabies, tandis que les cendres étaient portées sur Herculanum. Peut-être convient-il de faire la part du vent qui séparait ces matières et des convulsions qui les lançaient inégalement. Ensuite il faut se rappeler que toute éruption très violente est accompagnée de vapeur d’eau, provenant de la rencontre subite des nappes d’eau souterraines avec le feu. J’ai expliqué l’origine de ces nappes[18], j’en ai montré les effets quand elles se précipitent dans le foyer d’éruption. De telles vapeurs, dont le volume et la force de dilatation dépassent tout calcul, sont refroidies aussitôt qu’elles sont en contact avec l’atmosphère ; elles se condensent et retombent en pluies. Si M. Fouqué, en 1865, dans une éruption de l’Etna qui n’avait rien d’extraordinaire, a pu constater qu’il était tombé sur la montagne 22 000 mètres cubes d’eau en vingt-quatre heures, on peut quintupler et même décupler ce chiffre pour l’explosion du Vésuve, dont la violence en 79 n’a jamais été égalée. Sans recourir à l’hypothèse de boues projetées par le cratère, ni s’appuyer sur l’exemple des volcans de Java, qui lancent dans les airs des gerbes de fange au lieu de gerbes de feu, on peut assurer que de telles quantités d’eau, se confondant avec les cendres et les matières réduites en poudre que rejetaient d’autres cheminées du cratère, ont produit subitement un amalgame liquide soit dans l’air, soit en retombant sur le sol. Les Napolitains connaissent ce genre de phénomène, qui s’est reproduit plus d’une fois, dans des conditions modérées, il est vrai ; ils appellent cela des laves baveuses (lave bavose), et s’ils ajoutaient toujours l’épithète, ils auraient raison d’employer le substantif, et de dire qu’Herculanum a été ensevelie sous la lave. Herculanum en effet a été submergée par des laves baveuses[19], ou, pour employer une expression plus simple, par des torrens de boue.

En outre les pluies subites, je dirais volontiers les nappes d’eau qui tombaient du ciel à chaque émission de vapeur, ont entraîné toutes les cendres qui étaient déposées sur les pentes de la montagne, et les ont précipitées sur la plaine ; l’avalanche s’est jetée sur Herculanum. En même temps les deux rivières qui coulaient à droite et à gauche de la ville[20] cessèrent de couler jusqu’à la mer. Nous avons expliqué déjà[21] comment le rivage se souleva, pourquoi les vaisseaux de Pline furent arrêtés par des bas-fonds imprévus qui rendaient le port de Rétina inabordable. L’effet de ce soulèvement fut d’exhausser l’embouchure des deux rivières et de rejeter les eaux sur la ville. L’inondation apporta son contingent de vase, de cendres, de terre végétale. Il ne faut pas omettre les canaux comblés, les égouts obstrués, les aqueducs rompus par le tremblement de terre et versant leurs eaux dans la vallée. À mesure que la fange se déposait dans les rues, dans les cours, dans les chambres, le niveau de l’eau montait, de nouveaux dépôts s’accumulaient, les cendres qui tombaient du ciel à flots pressés se mouillaient aussitôt et grossissaient les atterrissemens. C’est ainsi qu’en quelques jours, en quelques heures peut-être, une cité florissante se trouva plongée sous une épaisseur moyenne de 20 mètres de boue. Les habitans qui ne s’étaient pas enfuis à temps furent noyés. En vain ils montèrent au premier étage, puis au second, puis sur les terrasses ou les toits : il fallut périr, ils durent laisser dans cette cendre liquide l’empreinte de leurs cadavres.

Quand les eaux se furent écoulées, on ne vit plus qu’un monticule grisâtre, raviné à la surface par les petits ruisseaux qui avaient tari les derniers. Rien n’émergeait plus, ni le fronton des temples, ni les murs du théâtre, ni le faîte des édifices les plus élevés. Sous une carapace qui allait chaque jour se tasser et durcir, Herculanum était bien autrement ensevelie que ne l’était Pompéi. Ce n’étaient pas 15 pieds de pierres ponces qui remplissaient le rez-de-chaussée et le premier étage des maisons jusqu’aux fenêtres, c’étaient 70 et 80 pieds de matière compacte qui cachaient même l’emplacement de la ville. Les habitans qui n’avaient pas succombé durent revenir plus tard, comme ceux de Pompéi ; moins heureux, ils ne purent rechercher leurs demeures, qu’aucun indice ne leur signalait, et qu’il leur paraissait impossible d’atteindre à des profondeurs inconnues. On croit avoir remarqué des traces de fouilles faites hors de la ville, au-dessus de la riche villa où les modernes ont recueilli 1 756 papyrus ; mais les propriétaires ne creusèrent pas assez bas, leur tentative fut vaine : les richesses d’art qu’on a trouvées il y a cent ans et qu’ils n’auraient pas manqué de reprendre en sont la preuve ; on les connaîtra tout à l’heure. Il est probable que le principal obstacle aux fouilles, ce fut, après la profondeur, l’humidité d’un sol d’alluvion où tout travail devenait bientôt impraticable.

Mais après seize siècles l’humidité s’est évaporée et les laves baveuses sont aujourd’hui assez compactes et assez résistantes pour qu’on puisse les creuser dans tous les sens. La surface a été rendue à la culture, des maisons s’y sont construites, Portici et Résina sont peuplées et florissantes. De nouvelles éruptions ont jeté un linceul plus épais sur Herculanum, qui semblait à jamais effacée du monde, lorsqu’en 1684 un boulanger, faisant creuser un puits, tomba sur des ruines antiques ; c’étaient celles du théâtre, où l’on montre toujours le puits de 1684. En 1720, Emmanuel de Lorraine, prince d’Elbeuf, qui était venu à Naples comme général dans l’armée espagnole et avait épousé la fille d’un grand seigneur napolitain, voulut bâtir une villa à Portici. Il acheta le terrain du boulanger, fit exploiter le sol par son architecte Giuseppe Standardo, en tira des marbres, des statues[22], vingt-quatre colonnes de jaune antique qu’on prétendait entourer un temple circulaire d’Hercule. Ce travail de mineur, conduit par des boyaux qui contournaient les monumens et y pénétraient, aurait été, sinon impossible dans la lave véritable, du moins tellement dispendieux qu’un particulier n’en aurait pas supporté le fardeau. Dans la cendre au contraire, ce n’était qu’un jeu ; à mesure qu’un corridor devenait inutile, on le rebouchait avec les cendres extraites du corridor qu’on creusait à côté et qu’on poussait dans une autre direction.

En 1736, don Carlos, devenu roi des Deux-Siciles, désira construire à son tour un château à Portici. Le prince d’Elbeuf lui céda son terrain, où les fouilles, je devrais dire les dévastations, furent reprises avec une activité d’autant plus grande que le roi voulait former un musée dans son palais. Non-seulement on détacha les marbres et les pierres des revêtemens, non-seulement on enleva les colonnes qui soutenaient les portiques, mais on ruina les enduits de stuc pour emporter les peintures et les ornemens qui les décoraient. Près de sept cents morceaux furent réunis à Portici, et l’on peut croire qu’on en a gâté autant sans réussir dans cette opération difficile. Ce qui excitait surtout la convoitise, c’étaient les belles statues de bronze qu’on découvrait intactes. Aussi l’académie d’Herculanum, fondée par le roi en 1755 et dont les membres se réunissaient chez le marquis Tanucci, appliquait-elle tous ses soins à la publication des monumens figurés, sans songer ni à conserver ni à décrire les monumens d’architecture que les ouvriers ravageaient dans leur travail souterrain. Les premières plaintes vinrent des habitans de Portici, qui sentaient le sol miné sous leurs pieds et craignaient les éboulemens. On fit droit à leurs réclamations. L’ingénieur suisse Carl Weber, qui remplaça l’Espagnol don Rocca Alcubierre, laissa de distance en distance des piliers qui consolidaient ces sortes de carrières pendant, qu’on les exploitait ; dès qu’elles semblaient épuisées, on les remplissait.

Il paraît toutefois que Carl Weber prenait note des découvertes et les consignait sur un plan. Ce plan, dont l’étendue n’a jamais dû être considérable, a été perdu, et la topographie d’Herculanum est restée un mystère. Les publications du graveur Cochin et de l’architecte Bellicard, de Lalande, de Requier, de Romanelli, du marquis Venuti, et même celles de Winckelmann, sont pleines d’incertitudes ou de contradictions. On prétendait, pour mesurer la grandeur de la ville, avoir compté cinq cents pas depuis la mer jusqu’à la porte du Vésuve, et quinze cents pas sur le rivage entre Résina et Portici. On avait reconnu une vallée au-delà du théâtre, une grande rue décorée de portiques qui reliait le théâtre à la ville, une basilique, un forum, des temples, une voie extérieure bordée de tombeaux ; mais la manière dont les fouilles étaient conduites nous est un témoignage d’abord que les études topographiques, s’il en a été fait, étaient fort incomplètes, ensuite qu’il reste encore bien des richesses enfouies à côté desquelles on a passé, enfin qu’un seul quartier de la ville, deux tout au plus, ont été explorés.

La moisson sera donc encore belle lorsque des explorations régulières, à ciel ouvert, pourront être entreprises. On a commencé en 1828, sous le règne de François Ier, à 200 pas au sud-ouest du théâtre. De ce côté, qui jadis était voisin de la mer, et à l’extrémité de la ville, on n’a rencontré que 11 mètres de cendres ; l’on a déblayé une rue qui conduisait du théâtre au port, les maisons qui bordaient cette rue, et notamment la maison d’Argus, où le premier étage était conservé avec ses charpentes consumées et noircies par le temps, avec ses vingt et une chambres, éclairées chacune par une fenêtre[23], avec des provisions de comestibles, noisettes, noix, dattes, amandes, figues, froment, lentilles, fèves, riz, miel dans un vase de verre, sans oublier les bijoux, le linge, les ustensiles, etc. On n’a pas su consolider l’étage supérieur, comme on le ferait aujourd’hui, et il a été démoli pour prévenir un éboulement ; mais il n’en est pas moins acquis qu’en s’avançant vers l’intérieur du tumulus et en soutenant les étages supérieurs avant de déblayer les étages inférieurs, on peut faire reparaître dans leur intégrité les demeures des anciens habitans d’Herculanum. Quant aux richesses d’art qu’elles contiennent, on peut les calculer d’après le nombre d’objets précieux recueillis dans une seule villa.

Ce fut de 1750 à 1760 que le roi Charles III, averti par un particulier qui creusait un puits, fit dépouiller et combler de nouveau cette maison de campagne, dont Winckelmann a décrit une partie[24]. On y a trouvé de beaux candélabres, des vases et des meubles en bronze, un lit et un double siège (bisellium), une bibliothèque dont le bois était pourri, mais dont les manuscrits, réduits en pâte par l’eau et rongés aux extrémités, se déroulent sur la machine inventée par le père Antonio Piaggi[25]. On y a trouvé quatre tableaux peints sur marbre en camaïeu, surtout celui qui représente des jeunes filles jouant aux osselets, et qu’a signé l’Athénien Alexandre ; les bronzes les plus vantés du musée de Naples, les six actrices qui se costument (peut-être des baigneuses figurées autour d’une piscine), les deux nageurs prêts à se jeter dans l’eau, le Faune ivre, une Minerve archaïque, les bustes des cinq derniers Ptolémées avec les deux Bérénice, le Platon et l’Archytas, l’Héraclite et le Démocrite, onze bustes romains, des satyres, des silènes, des animaux, des petits groupes, enfin cette admirable statue de Mercure au repos, qui a inspiré si heureusement le sculpteur français Duret lorsqu’il a exécuté son Danseur napolitain. Quant aux statues de marbre, elles étaient rares ; une seule, il est vrai, suffit pour illustrer une collection : c’est le chef-d’œuvre désigné par le nom d’Aristide et qui représente plus vraisemblablement l’orateur Eschine ; l’on doit ajouter que les bronzes les plus remarquables du musée de Naples viennent d’Herculanum et principalement de cette villa. Il y avait d’autres riches maisons de campagne, aux portes de la ville, sur les routes de Naples et de Pompéi : elles restent à découvrir.

On conçoit maintenant pourquoi M. Fiorelli doit porter de ce côté ses principaux efforts. Non-seulement il recueillera plus d’objets précieux qu’à Pompéi et d’un style supérieur, mais il rendra un service insigne à l’archéologie en dégageant peu à peu de son enveloppe, en consolidant, à mesure qu’il la dégagera, une ville qui a été enterrée dans toute sa hauteur. Auprès des résultats que promet Herculanum, ceux que donne Pompéi paraissent moins dignes d’envie. Pompéi était adonnée au commerce, elle était plus loin de Naples, on y avait le goût moins pur ; Herculanum était comme un faubourg de Naples et un lieu de repos, on y aimait les plaisirs de l’esprit et le luxe. Pompéi était habitée surtout par des Osques et par des colons pauvres, fils des grossiers vétérans envoyés par Auguste ; Herculanum avait été peuplée par une race privilégiée, la race grecque, elle attirait pendant l’été les Romains les plus riches et même les patriciens. À Pompéi, on était moins lettré, l’art s’appliquait surtout aux besoins de la vie ; à Herculanum, on avait des bibliothèques et l’on faisait venir des artistes grecs ou leurs œuvres. Pompéi a été dépouillée jadis à loisir par ses propres habitans ; Herculanum n’a pu l’être, et les boyaux de mine creusés au siècle dernier n’ont atteint que peu de maisons et surtout que les monumens publics. Enfin Pompéi, remplie surtout par des pierres ponces, assez grosses et assez anguleuses pour laisser partout des interstices, est un sol peu favorable au moulage, parce que la surface des objets n’y laisse qu’une empreinte raboteuse et imparfaite ; Herculanum est un immense moule, où l’agent le plus pénétrant, l’eau, a porté partout les matières les plus subtiles, les a tassées par dépôts continus, sans secousse, sans interruption, préparant pour la postérité, dès qu’elle saurait s’en servir, les images fidèles et saisissantes de tout ce qui a peuplé, constitué, décoré, meublé une cité antique.

C’est donc à Herculanum que la méthode si simple, mais si féconde de M. Fiorelli pourra surtout s’appliquer. C’est là que cet habile explorateur rencontrera des cadavres finement moulés, avec leurs traits, leur beauté et tout le détail des ajustemens ; c’est là qu’il saura découvrir les planchers, les plafonds, les portes, les fenêtres, les armoires, les siéges, les lits, les coffres, toute une menuiserie consumée par le temps, dont le plâtre prendra aussitôt la place et fera revivre les formes. Les moulures, si délicates qu’elles soient, auront laissé leur marque ; chaque fois que la pioche de l’ouvrier s’arrêtera à propos, on pourra couler dans les orifices qui se présenteront un mélange liquide qui, en durcissant, reproduira la boîte à fard, les sculptures d’un coffret de toilette, le roseau du scribe, les tablettes du poète, la planche sur laquelle le peintre avait ébauché son tableau, en un mot les produits les plus raffinés de l’industrie, même quand elle employait des matières que la terre devait décomposer. Des peintures nouvelles ou même des bronzes semblables à ceux qu’on a déjà excitent moins notre convoitise que toutes ces révélations, qui jetteront sur la vie antique un jour absolument nouveau. M. Fiorelli pourra également, avec la prudence qu’il montre à Pompéi et les procédés de consolidation qu’il emploie, soutenir les étages supérieurs, les chambres à coucher, les terrasses, les toitures peut-être ; il nous rendra dans leur intégrité des maisons qui sont enfouies dans toute leur hauteur et qu’aucune main n’a touchées depuis dix-huit siècles. L’auberge qui se voit aujourd’hui à l’extrémité d’Herculanum a été en partie ruinée par ceux qui la fouillaient, et présente cependant trois étages.

Devant de telles espérances, ma conclusion sera nette : il faut abandonner Pompéi et concentrer les efforts et les ressources sur Herculanum. Pompéi a donné à peu près tout ce qu’on doit en attendre, je crois l’avoir prouvé ; Herculanum a été ravagée çà et là, mais non explorée. Qu’on laisse à Pompéi une dizaine d’ouvriers pour continuer les fouilles sur quelques points ; ils dégageront par exemple, l’extrémité de l’agora grecque (forum triangulaire), ils rechercheront auprès de l’amphithéâtre le monument que reproduit le tableau de la bataille avec les habitans de Nucéria[26], ils déblaieront, du côté de la voie des tombeaux, le quartier important où la colonie romaine s’était établie (pagus Augustofelix). Cela suffira pour entretenir un peu d’activité, satisfaire les esprits avides de nouveauté et attirer les visiteurs. Une considération d’un ordre plus élevé doit même décider ceux qui hésiteraient. Personne n’ignore combien les maisons de Pompéi, qui sont depuis longtemps exposées au soleil, à la pluie, au vent de la mer, se sont altérées. Les marbres se rongent, les ornemens de stuc se détachent, les enduits craquent, les couleurs pâlissent, les peintures s’effacent, quoique frottées chaque année avec un lait de cire qui les protège et les jaunit ; les mosaïques, soulevées par la gelée des nuits d’hiver, se brisent sous le pied, et le mortier cesse de retenir leurs petits cubes. Les quartiers qui ont été dégagés, il y a soixante ans, sous le règne de Murat, sont déjà très dissemblables des quartiers fraîchement déblayés, et l’on peut prédire que dans un siècle, malgré tous les soins des conservateurs, il ne restera plus que des murs, des colonnes, des dallages, en un mot l’architecture sèche, sans ses vêtemens et sa parure. Si tout Pompéi revoyait la lumière d’ici à dix ans, les voyageurs qui visiteront la ville après l’an 2000 admettraient à peine nos descriptions et consulteraient avec défiance nos dessins et nos planches coloriées. Laissons donc aux âges futurs leur tâche et leur part de plaisir. Que chaque génération puisse mettre la main dans ce sol plein d’enseignemens, qu’elle s’instruise, qu’elle surprenne dans leur vivacité les détails qui accompagnent la découverte et disparaissent aussitôt ; qu’elle contemple dans leur fraîcheur les stucs, les mosaïques et les peintures que la terre humide conserve seule et conserve si bien ! Pompéi est un trésor enfoui ; on y puise à coup sûr, mais en le diminuant : laissons-en quelque chose à nos héritiers.

Quant aux obstacles que rencontre l’exploration d’Herculanum, ils se réduisent à deux : les constructions modernes qu’il faut exproprier, la quantité de cendres qu’il faut emporter. L’expropriation est coûteuse ; toutefois il s’agit non pas de démolir Portici et Résina, mais seulement d’étendre les fouilles actuelles dans un quartier où les maisons sont chétives, les jardins mal tenus, et où 15 000 francs paieront trois fois plus qu’il ne vaut un terrain déjà considérable. Il suffira d’acheter un peu chaque année : la continuité même des travaux, qu’on ne devra pousser qu’avec méthode et avec lenteur, permettra d’attendre les occasions, de profiter des décès et des ventes forcées. Les cendres, il est vrai, iront en croissant, et plus on avancera dans la colline, plus la couche sera épaisse. Aujourd’hui la tranchée a 11 mètres de hauteur, elle en aura 12, puis 15, 20 peut-être quand on entrera dans la profondeur du massif, de sorte qu’à chaque mètre superficiel de terre correspondront 12, 15, 20 mètres cubes de cendres. Où porter ces cendres ? Dans la mer ? mais elles seront rejetées par les vagues et produiront des atterrissemens regrettables. Sur des points sacrifiés ? mais on formera bientôt des montagnes qui entraveront un jour l’extraction, comme elles l’entravent sur deux côtés de Pompéi. L’esprit ingénieux et prévoyant de M. Fiorelli saura triompher de ces difficultés. De même qu’à Pompéi un chemin de fer transporte les pierres ponces au loin dans la plaine, de même des wagons jetteront les cendres d’Herculanum soit dans un ravin inutile, soit sur une plage basse, soit dans des carrières de lave abandonnées. Pourquoi, lorsqu’on est si près de la mer, ne pas établir sur la côte un dépôt de ces cendres, tant recherchées dans d’autres pays ? Pourquoi ne pas les offrir, gratuitement d’abord, aux spéculateurs qui voudront les enlever sur des barques, ou même les exporter sur des navires ? Ce que la compagnie de l’isthme de Suez a fait à Santorin, une autre compagnie ne peut-elle le faire à Résina ? Ces cendres ne sont-elles pas un engrais excellent, plein d’oxydes alcalins et de débris favorables à l’agriculture ? Sont-elles différentes de la pouzzolane, qui donne des mortiers et des enduits si renommés ? La seule opération du transport rendra cette pouzzolane plus meuble et plus fine, car, lorsque les wagons la précipitent en talus, elle se tamise naturellement, laissant rouler plus bas les pierres ou les scories qui s’y trouvent mélangées ; l’exploitation n’en sera que plus avantageuse pour l’industrie.

Une somme de 80 000 francs est inscrite chaque année au budget pour l’entretien du musée de Naples et les fouilles de Pompéi. On n’ose demander au parlement italien d’augmenter cette somme et de la porter, par exemple, à 100 000 francs. Il convient d’attendre un état des finances plus prospère. À ces 80 000 francs s’ajoute l’impôt perçu sur les visiteurs, qui a produit en 1869 plus de 40 000 fr. ; mais une inégalité choquante prouve dans quelle défaveur est aujourd’hui Herculanum. On a recueilli près de 39 000 fr. à Pompéi et moins de 2 500 francs à Herculanum, ce qui nous apprend, comme chaque entrée est de 2 francs, que 19 500 personnes éprouvaient le désir d’étudier Pompéi, tandis que 1 250 seulement consentaient à regarder Herculanum. En d’autres termes, le nombre des visiteurs a été quinze fois moins considérable dans un lieu que dans l’autre. Cette disproportion disparaîtra dès que les fouilles seront reprises vigoureusement à Herculanum. La nouvelle des premières découvertes excitera la curiosité publique. Herculanum étant sur la route de Pompéi, à un quart d’heure de Naples par le chemin de fer, on y percevra bientôt le même revenu, et la somme de 40 000 francs produite par les tourniquets des deux villes pourra s’élever un jour à 80 000 francs. Quand M. Fiorelli aura prélevé ce qui est nécessaire pour le musée, pour la solde des gardiens de Pompéi, pour les restaurations, pour l’entretien de l’école archéologique, pour la publication du Bulletin, il lui restera de quoi payer encore cinquante ouvriers en permanence, ce qui est plus que suffisant. En admettant même que les recettes ne s’accroissent pas, tout ce que nous demandons, c’est qu’on fasse à Herculanum les dépenses de fouilles qu’on faisait chaque année à Pompéi, sur une moins grande échelle, parce que l’expropriation absorbera une partie de ces fonds réservés, et parce que l’extraction sera plus coûteuse ; mais l’importance de ces travaux ne dépend pas de l’étendue qu’on leur donnera, elle dépend surtout de la façon dont ils seront conduits. Or M. Fiorelli a montré tout ce qu’on doit espérer de lui ; l’expérience qu’il a depuis dix ans acquise a donné à sa méthode une précision pour ainsi dire infaillible. L’opinion publique ne lui demandera pas de déblayer un îlot de maisons chaque année ; une seule maison suffira, et donnera peut-être plus de trésors que vingt maisons de Pompéi. Depuis les toits jusqu’au sol, tout sera sondé avec précaution, soutenu et restauré avant d’être dégagé de l’armure de cendre durcie ; les poutres, les linteaux, les balcons, seront copiés et aussitôt remplacés ; les étages ne seront plus démolis comme jadis ; les portes, les fenêtres, toute la menuiserie sera soigneusement moulée ; pas un trou ne sera signalé, si petit qu’il soit, sans qu’on y coule du plâtre ; les couches de cendres, horizontalement enlevées, laisseront apparaître tour à tour les orifices de ces précieuses cavités qui contiennent l’empreinte exacte des cadavres, des meubles, des étoffes, des marchandises contenues dans les boutiques, des objets les plus menus et des matières les moins durables. La tâche de M. Fiorelli est bien belle et vraiment digne d’envie. Les résultats qu’il a obtenus à Pompéi, sur un sol relativement ingrat, il les complétera avec un succès certain au milieu des maisons d’Herculanum, plus riches, mieux conservées, pleines de révélations, enveloppées par la cendre comme par un moule immense. Qu’il quitte donc Pompéi sans regrets, pour entreprendre des recherches plus délicates, mais que sa persévérance et son talent rendront assurément fécondes ! L’Europe l’applaudit à l’avance, et ses concitoyens montreront leur patriotisme en l’aidant énergiquement, car il ne peut manquer d’assurer à l’Italie la reconnaissance du monde savant et une gloire nouvelle.


Beulé.
  1. Voyez la Revue des 1er  et 15 mai.
  2. Campi Phlegrœi, p. 63.
  3. Giornale degli Scavi di Pompei, 1861, p. 57. Les trois Pompéi qui ont précédé sont : 1o la ville des temps antéhistoriques que je suppose ensevelie sous les premières éruptions, 2o la ville renversée en 63 par un tremblement de terre, 3o la ville qui nous a été conservée par l’éruption de 79.
  4. Pompeia, 3e édit., p. 20.
  5. Fiorelli, Giornale degli Scavi di Pompei, 1868, p. 42.
  6. C’est celui qui a publié les Vases d’Hamilton. La Vega estropie son nom et l’appelle d’Ancrevil.
  7. Pompeianarum antiquitatum historia, t. I, p. 228.
  8. Voyez, sur ce sujet, le témoignage non suspect d’un Anglais, M. Dyer. (Pompéi, p. 50.)
  9. Auparavant avaient paru ses Observations sur quelques monnaies grecques, Naples, in-8o, 1843.
  10. Il est juste de nommer, parmi les auxiliaires qu’emploie M. Fiorelli, M. Bramante, qui dirige les restaurations, et M. Padiglione, qui fait un merveilleux modèle de Pompéi en liége dans la proportion de 1 centimètre pour mètre.
  11. Φρούιον, liv. V, p. 378.
  12. Les inscriptions et les statues consacrées à toute la famille des Balbus en font foi.
  13. Mémoire sur les Terrains volcaniques des environs de Naples.
  14. Pompéi, 2e édit., p. 18 : « It does not appear that any lava flowed from the Vesuvius ; ejected matter consisted of rocks, pumice and ashes which seem to have been partly changed into liquid mud by torrents of rain. »
  15. Pompéji, in seinen Gebaüden, Alterthümern, u s. w., t. Ier, 2e édit., p. 29.
  16. Pompeia, 3e édit., p. 505 : « Herculanum dans son linceul de cendres pétrifiées. »
  17. C’est ainsi que les houilles, les anthracites et les lignites sont des bois transformés en charbon sans l’aide du feu, mais au contraire à la suite des déluges et par l’effet d’un séjour prolongé au sein de la terre.
  18. Voyez la Revue du 15 mai, p. 313.
  19. On a vu qu’à Pompéi également les eaux de l’aqueduc rompu dans la ville et les pluies torrentielles ont contribué à remplir de leurs alluvions les parties basses et les souterrains, et que plus d’un Pompéien a été noyé dans l’asile qu’il croyait impénétrable aux projectiles et aux cendres.
  20. Nonius Marcellus, ch. III.
  21. Voyez la Revue du 15 mai, p. 320.
  22. Parmi ces statues, je signalerai celles qui sont aujourd’hui au musée de Dresde. Le vice-roi de Naples Charles Borromée les avait réclamées et envoyées en présent au prince Eugène ; Victoire de Savoie, nièce et héritière du prince Eugène, les vendit au roi de Saxe en 1736. Winckelmann y voulait reconnaître des vestales : elles se rapprochent plutôt des filles de Balbus qui sont au musée de Naples, et qui ont été trouvées dans le même endroit.
  23. Voyez Bechi, t. VIII du Museo Borbonico, et Finati, Manuel pour Herculanum, Pompéi et Stabies, Naples 1844.
  24. Découvertes d’Herculanum, 4e partie, p. 38.
  25. On en a déroulé et lu cinq cents jusqu’à ce jour. Ce sont, pour la plupart, des traités de philosophie, écrits en grec, par Épicure, Philodème, Métrodore, Colotès, Démétrius, etc… Quel dommage que le possesseur de cette villa n’ait pas eu le goût de l’histoire et ne nous ait pas légué un Polybe, un Tite-Live, un Tacite complets !
  26. Voyez la Revue du 1er  mai, p. 9.