Les Eaux de Saint-Ronan/25

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Les Eaux de Saint-Ronan
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 25p. 341-350).


CHAPITRE XXV.

EXPLICATION.


… Avec votre permission, gentil cachet.
Shakspeare.


Dans le vestibule du château de Shaws, le comte d’Étherington rencontra Mowbray revenant de son inutile poursuite. Ce fut avec une espèce de confusion qu’ils s’abordèrent l’un l’autre ; celui-ci, à cause de la lettre qu’il avait reçue ; celui-là, par suite de la scène qui venait de se passer. Cependant Mowbray demanda au comte s’il avait vu sa sœur, et le pria de rentrer au salon ; mais Étherington répondit qu’il ne voulait pas abuser davantage de la patience de miss Mowbray.

« J’espère, milord, que vous en avez reçu un accueil agréable ? Je me flatte que Clara vous aura fait convenablement les honneurs de la maison pendant mon absence. — Miss Mowbray a paru un peu troublée de mon apparition subite ; le domestique m’a introduit un peu brusquement ; et, dans les circonstances où nous sommes elle et moi, il y a toujours un peu de gaucherie dans une première entrevue, quand il ne se trouve point de tiers pour remplir le rôle de maître des cérémonies. Je soupçonne, à l’air de votre sœur, que vous n’avez pas tout-à-fuit gardé mon secret, mon cher ami. Moi-même… il m’a semblé que j’étais un peu embarrassé en approchant de miss Mowbray… mais la glace une fois brisée, j’espère avoir des occasions fréquentes de voir votre aimable sœur. — Soit ; mais comme vous parlez de nous quitter à l’instant même, il faut auparavant que je vous dise un mot, et nous ne sommes pas convenablement ici pour causer. — Je ne puis vous refuser, mon cher John, » dit Étherington en le suivant avec un tressaillement secret, pareil peut-être à celui de l’araignée quand elle voit sa toile perfide menacée d’être détruite, et que, suspendue au centre, elle examine tous les points, incertaine de celui qu’elle doit d’abord défendre. C’est une partie du châtiment de ceux qui, abandonnant le droit chemin, s’efforcent d’arriver à leur but par la fraude et l’intrigue.

« Milord, » dit Mowbray lorsqu’il l’eut conduit dans un petit appartement où il renfermait ses fusils, ses lignes et les autres instrumens de ce genre, vous avez joué cartes sur table avec moi ; je suis obligé même de convenir que vous m’avez donné de grands avantages. Je n’ai donc aucun droit d’écouter des rapports préjudiciables à la réputation de Votre Seigneurie, sans vous les communiquer sur-le-champ. Voici une lettre anonyme que je viens de recevoir. Peut-être Votre Seigneurie connait-elle l’écriture, et pourra-t-elle le ainsi en découvrir l’auteur. — Je reconnais l’écriture, » dit le comte en prenant la lettre des mains de Mowbray, « et j’ose dire que l’auteur est le seul être au monde qui pouvait avoir l’audace de répandre des calomnies à mon préjudice. J’espère, monsieur Mowbray, qu’il vous est impossible de regarder cette infâme accusation comme autre chose qu’une fausseté. — En remettant ce billet entre vos mains, sans plus ample information, je prouve suffisamment que je n’y vois que des mensonges, milord ; et en même temps, je ne doute pas que Votre Seigneurie ne soit à même de détruire une si futile calomnie par les preuves les plus éclatantes. — Certainement, monsieur Mowbray, dit le comte ; car outre que je suis en pleine possession du domaine et du titre de mon père, dernier comte d’Étherington, j’ai son contrat de mariage, mon propre certificat de naissance et le témoignage de tout le pays, pour établir mon droit : toutes pièces qui seront produites dans le plus bref délai possible. Vous ne vous étonnerez pas qu’on ne voyage point avec ces sortes de documents dans une chaise de poste. — Certainement non, milord ; il est suffisant qu’elles soient produites lorsque besoin sera… mais puis-je vous demander quel est l’auteur de cette lettre, et s’il a des motifs particuliers de haine qu’il veuille satisfaire par ces imprudentes assertions ? — Il est, ou du moins il passe pour être, je suis fâché de le dire, un de mes très proches parents… un frère du côté paternel, mais un frère illégitime… Mon père le chérissait beaucoup… Je l’aimais aussi, car il possède des qualités vraiment rares, et il passe généralement pour un homme supérieur ; mais il y a quelque chose d’irrégulier dans son esprit… Un grain de folie qui rend le pauvre jeune homme dupe de vaines illusions touchant ses dignités et sa grandeur. Cette démence lui inspire la plus profonde aversion contre ses proches parents, et en particulier contre moi. C’est un homme extrêmement agréable par le ton et les manières, si bien que la plupart de mes amis pensent qu’il y a plus de malice que de folie dans son fait ; mais j’espère qu’on doit me pardonner de juger avec moins de rigueur un individu qui passe pour fils de mon père. Vraiment ! je ne puis m’empêcher d’être fâché pour ce pauvre Frank, qui aurait pu faire une excellente figure dans le monde. — Puis-je vous demander le nom de ce jeune homme, milord ? — L’indulgence de mon père lui a donné notre nom de famille, Tyrrel, et son propre nom de baptême, Francis ; mais son véritable nom, le seul auquel il ait droit, est Martigny. — Francis Tyrrel ! s’écria Mowbray ; mais précisément, c’est le nom de l’individu qui a fait du tapage aux Eaux avant l’arrivée de Votre Seigneurie… vous pouvez avoir vu un avertissement… une espèce de placard. — Oui, monsieur Mowbray, répondit le comte ; mais épargnez-moi sur ce sujet, je vous en conjure. Voilà le véritable motif qui m’a empêché jusqu’à présent d’avouer la connexion qui existe entre ce malheureux et moi ; mais il n’est pas étonnant que des personnes dont l’imagination est exaltée se précipitent dans des querelles sans motifs, puis battent honteusement en retraite. — Ou bien après tout, dit M. Mowbray, on peut l’avoir empêché d’aller au rendez-vous… c’était le jour où Votre Seigneurie, je crois, reçut sa blessure ; et si je ne me trompe, vous avez vous-même blessé l’homme qui avait tiré sur vous. — Mowbray, » répliqua Étherington en baissant la voix et en le prenant par le bras, « vous dites la pure vérité… et je suis vivement satisfait de remarquer que les conséquences de cet accident ne peuvent avoir été sérieuses… Une idée me frappa ensuite : c’est que l’homme par qui j’avais été si étrangement attaqué avait quelque ressemblance avec l’infortuné Tyrrel… je ne l’avais pas vu depuis des années… En tout cas, il ne peut avoir été grièvement blessé, puisqu’il est maintenant en état de recommencer ses intrigues au préjudice de ma réputation. — Votre Seigneurie voit les choses d’un œil ferme, dit Mowbray, plus ferme que bien des gens ne pourraient le faire, suivant moi, surtout après avoir failli commettre une action épouvantable. — Mais, en premier lieu, je ne suis nullement sûr d’avoir jamais couru un tel risque ; car, comme je vous l’ai souvent dit, je n’ai vu qu’un moment l’homme qui m’a assailli ; et, en second lieu, je suis convaincu maintenant qu’il n’en est résulté aucune conséquence fâcheuse. Je suis un trop vieux chasseur de renards, pour avoir peur du fossé que je viens de franchir, comme ce drôle qui, dit-on, s’évanouit le matin à la vue du précipice qu’il avait sauté lorsqu’il était ivre la nuit précédente. L’homme qui a écrit cette lettre, » ajouta-t-il en la touchant du doigt, « est vivant et capable de me menacer, et s’il lui est arrivé de recevoir une blessure de moi, il m’en a fait une dont je porterai la marque jusqu’au tombeau. — Oh ! je suis loin de blâmer Votre Seigneurie de ce qu’elle a fait dans un cas de légitime défense ; mais l’affaire aurait pu prendre une tournure très désagréable… Puis-je vous demander quelles mesures vous comptez prendre à l’égard de ce malheureux qui, suivant toute probabilité, est dans le voisinage ? — Il faut d’abord que je découvre le lieu de sa retraite, et ensuite je verrai ce qu’il conviendra de faire pour la sûreté de ce pauvre diable et pour la mienne. Il est probable aussi qu’il trouvera assez de filous pour piller la fortune qu’il possède encore, et qui, je vous l’assure, est bien suffisante pour attirer une multitude de gens qui le ruineront en l’amusant. Puis-je vous demander d’être aux aguets et de m’en donner connaissance, si vous le revoyez ou si vous entendez encore parler de lui ? — Très certainement, milord, je n’y manquerai pas ; mais le seul endroit où je sache qu’il se soit arrêté est la vieille auberge de Saint-Ronan. Il n’y loge plus à présent ; mais peut-être la vieille écrevisse d’hôtelière nous pourra-t-elle donner des renseignements sur son compte. — Je ne manquerai pas de les lui demander, » dit lord Étherington. Il prit cordialement congé de Mowbray, monta à cheval, et parcourut au galop l’avenue du château.

« Voilà un futur beau-frère, se dit Mowbray en le suivant des yeux, « qui possède un sang-froid admirable ! il tire sur le fils de son père avec aussi peu de remords que s’il tirait au blanc… comment me traiterait-il donc, moi, si nous venions à nous quereller ? Eh bien ! je mouche une chandelle avec une balle, et je perce l’as de cœur : si donc les choses allaient mal entre nous, ce n’est point à un blanc-bec qu’il aurait affaire, mais à John Mowbray. »

Cependant le comte d’Étherington, de retour à l’hôtel, monta dans son appartement ; et, peu satisfait des événements de la journée, il se mit à écrire à son correspondant et son confident, le capitaine Jekill, une lettre que nous sommes heureusement à même de présenter à nos lecteurs :

« Mon cher Harry,

« On dit qu’on peut prévoir la chute d’une maison lorsque les rats la quittent, reconnaître un état en décadence par la désertion des confédérés et des alliés, et un homme qui succombe par l’abandon de ses amis : si cet augure est bien fondé, votre dernière lettre peut être regardée comme de sinistre présage. Il me semble que vous êtes allé assez loin, et que toujours je vous ai fait partager assez libéralement avec moi, pour que vous ayez quelque confiance dans mon savoir-faire, quelquefois en mes moyens et mes ressources. Quel démon insensé peut vous avoir tout-à-coup inspiré des doutes politiques et des scrupules de conscience ? Je ne puis regarder tout cela que comme des symptômes de crainte et de désaffection. Vous ne pouvez comprendre, dites-vous, un duel entre si proches parents ; ensuite, l’affaire vous semble délicate ; puis les choses ne vous ont jamais été pleinement expliquées ; et enfin, si je veux que vous preniez une part active à l’affaire, il faut que je vous honore d’une confiance pleine et entière ; sinon, comment pourriez-vous me rendre les services que je vous demande ? Telles sont vos propres expressions.

« Or, quant aux scrupules de conscience, sachez donc que tout s’est passé sans malheur, et il n’est pas probable que la chose se présente de nouveau. En outre, n’avez-vous jamais ouï parler de querelles entre amis ? Et, le cas advenant, ne doivent-ils pas jouir du privilège ordinaire des gens d’honneur ? D’ailleurs comment savoir si ce maudit drôle est réellement mon parent ? Quant à la confiance pleine et sans réserve… le fond de l’affaire, c’est qu’Harry Jekill en sait assez déjà sur le compte du noble lord Étherington pour obliger Sa Seigneurie à lui conter toute son histoire. Un autre que moi, mon honnête Harry, prendrait la peine de vous rappeler les temps passés et des circonstances que vous semblez avoir oubliées : il finirait par exprimer l’humble opinion que, si Harry Jekill est prié aujourd’hui de rendre service au noble lord susdit, Harry a d’avance sa récompense en poche. Mais, moi, je ne raisonne pas ainsi : je vais donc me soumettre aux circonstances, et vous conter toute l’histoire, quoique un peu ennuyeuse, dans l’espoir de vous mettre si bien sur la trace que vous n’aurez plus ensuite qu’à courir. « Francis, cinquième comte d’Étherington, et mon très honoré père, était ce qu’on appelle un homme fort singulier, c’est-à-dire qu’il n’était ni sage ni fou… trop raisonnable pour se jeter à l’eau, il aurait cependant pu, dans un accès de colère, être assez fou pour y jeter les autres. Ce père était sous les autres rapports un bel homme, un homme accompli, ayant une certaine expression de hauteur dans la physionomie, mais singulièrement agréable lorsqu’il le voulait ; bref, c’était un homme qui pouvait réussir auprès du beau sexe.

« Lord Étherington, voyageant en France, donna son cœur, et même, comme l’ont prétendu certaines personnes, sa main à une jolie orpheline, Marie de Martigny. De cette union naquit, dit-on (car je suis déterminé à n’avoir aucune certitude sur ce point), cet être incommode, Francis Tyrrel, comme il se nomme, mais, comme j’aime mieux le nommer, Francis Martigny, ce dernier nom favorisant mes vues, de même que le premier peut-être seconde davantage ses prétentions. Or, je suis trop bon fils pour souscrire à la régularité prétendue du mariage entre mon honorable père et la jolie orpheline, parce que mon susdit père, à son retour en Angleterre, épousa, à la face de l’église, ma très affectionnée et très bien dotée mère, Anne Bulmer de Bulmerhall, de laquelle heureuse union je naquis, moi, Francis Valentin Bulmer Tyrrel, légitime héritier des fortunes réunies de mon père et de ma mère, attendu que j’étais possesseur incontestable de leurs noms. Mais le noble et riche couple ne fit pas bon ménage, et la mésintelligence augmenta encore lorsque mon père fit venir de France cet autre Sosie, ce malheureux Francis Tyrrel l’aîné, pour qu’il fût élevé avec moi.

« Maintes disputes matrimoniales s’élevèrent entre le noble lord et l’illustre dame : un jour entre autres, ma mère, irritée de cette inconvenante réunion du légitime et de l’illégitime, trouva le langage de son rang trop insuffisant pour exprimer la force de ses sentiments généreux, et empruntant : au vulgaire deux mots énergiques, elle les appliqua à Marie de Martigny et à son fils Francis Tyrrel. Jamais comte n’entra dans une colère pareille à celle de mon père, et dans la chaleur de la réplique, il adopta les expressions de ma mère, pour lui apprendre que, s’il y avait dans sa famille une c… et un bâtard, c’était elle-même et son enfant.

« J’étais déjà un petit gaillard intelligent, et ce propos de mon père me frappa ; mais il rentra aussitôt en lui-même. Peut-être se rappela-t-il qu’il existait dans les lois anglaises un mot tel que bigamie ; ma mère, de son côté, considéra les conséquences fâcheuses d’une transformation de comtesse Étherington en mistress Butler, ni femme, ni veuve, ni fille ; et il y eut une apparente réconciliation qui dura quelque temps. Mais le discours de mon père resta gravé dans ma mémoire. Un jour que j’exerçais sur mon ami Francis Tyrrel l’autorité d’un frère légitime, le vieux Césil, valet confident de mon père, fut si scandalisé, qu’il me prévint que nous pourrions par la suite changer de condition. Ces deux communications accidentelles me parurent une clef de certains sermons dont notre père avait coutume de nous régaler tous deux quand nous étions enfants, mais moi en particulier, sur l’extrême mutabilité des choses humaines. Toute cette éloquence me semblait de mauvais augure pour l’avenir ; et quand je vins en âge de prendre en mon particulier des renseignements, je demeurai encore plus convaincu que mon très honorable père avait conçu l’idée de faire une honnête femme de Marie de Martigny et un frère aîné légitime de Tyrrel, après sa mort du moins, sinon pendant sa vie. Ma conviction augmenta encore lorsque, à propos d’une petite affaire qui m’arriva avec la fille de mon gouverneur, mon père entra dans une violente fureur et m’exila en Écosse, où Francis devait m’accompagner, avec défense à moi de porter le titre de lord Oakendale, et ordre de me contenter du nom de mon aïeul maternel, Valentin Bulmer, celui de Francis Tyrrel se trouvant déjà occupé. J’osai répondre que, si je devais quitter mon titre, je croyais avoir le droit de conserver le nom de famille. Je voudrais que vous eussiez alors vu le regard de rage que me jeta mon père, à cette observation hardie. « Tu es… » dit-il, et il s’arrêta, comme pour chercher l’expression la plus amère qui pût remplir le blanc… « tu es le fils de ta mère et son parfait portrait… » Cela me parut le reproche le plus cruel qu’il m’eût jamais adressé. « Porte donc son nom, mais porte-le avec patience et discrétion ; sinon je te jure que tu n’en porteras jamais d’autre le reste de ta vie. » Ces mots me mirent un cadenas à la bouche. Puis, faisant allusion à mon aventure avec la fille de mon gouverneur, il disserta longuement sur la folie des mariages secrets, m’avertissant que dans le pays où j’allais, le nœud matrimonial est souvent caché sous des fleurs, et qu’on se trouve l’avoir au cou lorsqu’on s’attend le moins à porter une pareille cravate ; il m’annonça en finissant qu’il avait conçu des vues très particulières sur mon avenir et sur celui de Francis, et qu’il ne nous pardonnerait jamais à l’un ni à l’autre de nous engager dans les liens téméraires qui empêcheraient ses vues de se réaliser.

« On nous expédia donc pour l’Écosse, accouplés comme deux chiens d’arrêt, et animés de fort peu de cordialité l’un à l’égard de l’autre. Je remarquai souvent chez Francis le désir d’entrer en explication sur nos situations respectives ; mais je ne me sentais nullement disposé à encourager sa confiance. Cependant, comme, d’après l’ordre de mon père, nous nous appelions cousins et non frères, nous finîmes par nous traiter en camarades, sinon tout-à-fait en amis. Ce que pensait Francis, je n’en sais rien ; pour ma part, je dois avouer que j’épiais toujours quelque occasion de me raccommoder avec mon père, dût-ce être au préjudice de mon rival. Mais la fortune, tandis qu’elle semblait me refuser une pareille occasion, nous précipita tous deux dans les labyrinthes les plus étranges et les plus compliqués que préparât jamais cette divinité capricieuse : je travaille encore en ce moment à m’en tirer par force ou par adresse.

« Mon père était grand chasseur, et Francis et moi nous avions tous deux hérité de son goût pour cet exercice ; mais moi surtout, je l’aimais avec une véritable fureur. Édimbourg, qui est une résidence passable en hiver et au printemps, devient désagréable l’été ; et pendant l’automne, c’est le séjour le plus triste auquel de pauvres humains puissent être condamnés. Aucun lieu public n’est ouvert, aucun habitant de considération ne reste dans la ville ; ceux qui ne peuvent la quitter se cachent dans des coins obscurs, comme honteux de se montrer dans les rues… les nobles s’en vont à leurs maisons de campagne… les bourgeois courent prendre les bains de mer… et tout le monde se dirige vers les marais pour chasser les coqs de bruyère. Nous qui sentions combien il était indigne de rester en ville pendant cette saison déserte, nous obtînmes du comte, non sans peine, la permission de nous livrer à la chasse dans quelque coin ignoré. La première année de notre bannissement, nous allâmes chasser dans le voisinage des montagnes ; mais vexés sans cesse par les garde-chasses et leurs domestiques, nous nous établîmes, l’année suivante, dans ce petit village de Saint-Ronan, où il n’y avait encore ni eaux, ni beau monde, ni tables de jeu, ni personnages grotesques, à l’exception d’une vieille imbécile d’hôtesse chez qui nous logions. Le lieu nous plut. La vieille aubergiste, connaissant un certain drôle, agent d’un gentilhomme qui ne résidait pas dans ses domaines, nous fit obtenir la permission de chasser sur ses terres ; ce dont nous profitâmes, moi avec ardeur, Francis avec plus de modération. Il était, en effet, d’un caractère grave et réfléchi, et souvent à l’usage du fusil il préférait des promenades solitaires dans les beaux sites sauvages dont le village est entouré. J’en éprouvais plus de plaisir que de peine, simplement parce qu’il était désagréable de me trouver toujours avec un individu dont la fortune semblait en opposition directe avec la mienne ; mais mon gentilhomme avait meilleur goût que je ne pensais, et s’il ne cherchait pas des coqs de bruyère sur la montagne, il avait découvert un faisan dans le bois.

— Clara Mowbray, fille du seigneur des domaines plus pittoresques que riches de Saint-Ronan, était alors à peine âgée de seize ans : c’était une aussi vive, une aussi belle nymphe des bois que l’imagination peut la concevoir… simple comme un enfant pour tout ce qui concernait le monde et ses usages, fine comme l’ambre dans toutes les connaissances qu’elle avait trouvé l’occasion d’acquérir, ne craignant de mal de la part de personne, et douée d’un esprit dont le naturel et la vivacité répandaient l’amusement et la gaîté partout autour d’elle. Ses actions étaient libres de toute contrainte et réglées par son seul caprice ; car son père, vieillard morose et grondeur, était cloué sur son fauteuil par la goutte, et son unique compagne, fille d’un rang inférieur, élevée dans la plus grande déférence pour les fantaisies de miss Mowbray, l’accompagnait à la vérité dans ses excursions à travers le pays, soit à pied soit à cheval, mais ne pensait jamais à contrarier ses désirs ni sa volonté.

« Francis, heureux coquin, fit la connaissance de ces demoiselles, grâce à l’incident suivant. Miss Mowbray et sa compagne s’étaient déguisées en paysannes dans le dessein d’aller surprendre la famille d’un de leurs riches fermiers. Elles avaient réussi à leur grande satisfaction, et s’en revenaient chez elles après le soleil couché, lorsqu’elles furent rencontrées par un manant… une espèce de Harry Jekill, qui, la tête troublée par un verre ou deux de whisky, ne reconnut pas la noblesse du sang sous leur déguisement, et accosta la fille d’une centaine d’aïeux comme il aurait abordé une laitière. Miss Mowbray se plaignit… sa compagne jeta les hauts cris… arriva le cousin Francis, fusil sur l’épaule, qui mit le rustre en fuite.

« Tel fut le commencement d’une liaison qui fit de grands progrès avant que je la découvrisse. La belle Clara, à ce qu’il paraît, trouva plus sûr d’errer dans le bois avec une escorte : et mon studieux et sentimental parent devint son constant compagnon. À leur âge, il était probable qu’il se passerait quelque temps avant qu’ils pussent se comprendre ; mais une confiance et une intimité parfaites s’étaient établies entre eux avant que je connusse leur amour.

« Il faut que je fasse ici une pause jusqu’à demain, Harry ; je vous enverrai la suite dans une prochaine lettre. La blessure que j’ai reçue l’autre jour à l’épaule me répond encore dans le bout des doigts : n’allez donc pas critiquer mon écriture.