Les Elections de 1863

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Les Elections de 1863
Revue des Deux Mondes2e période, tome 46 (p. 257-277).
LES
ELECTIONS DE 1863

La France est retrouvée, et l’esprit de 89 a repris son cours. Ce fleuve se caché et s’enfouit quelquefois comme le Rhône ; mais il reparaît à quelque distance, large et rapide comme lui, et va fertiliser en les inondant les campagnes qui bordent ses rives. C’était chose certaine, le mouvement de réaction que la secousse de 1848 avait déterminé devait un jour prendre fin, et l’intimidation énervante de la raison publique ne pouvait être éternelle. On ne garde pas à tout jamais le mal de mer qui vient de la tempête. Ceux qui ont un peu observé la France de la révolution savaient bien que le moment venu où elle se redresserait, elle le ferait avec soudaineté. Cependant les plus confians ne croyaient pas que ce fût encore pour si tôt, et ajournaient aux élections prochaines l’avertissement qu’ont donné les dernières. Nous avons gagné une avance de cinq ou six ans. Tout le monde sait à présent que, sauf les incidens qui peuvent retarder ou précipiter les choses, la première fois que parlera la voix des élections, c’est la France libérale qui se fera entendre, et tout se taira devant elle.

Chacun est donc prévenu, et nul plus que le gouvernement n’a intérêt à comprendre le sens de ce qui vient de se passer. Il est étrange que ce soit parmi ses amis attitrés qu’on s’est obstiné à prétendre que ce sens lui échappait, tandis que ceux qu’ils appellent ses ennemis soutenaient qu’il a des yeux pour voir les signes du temps. Certes, si, comme on le dit et peut-être on le croit, nous ne rêvions que révolutions, nous ferions des vœux pour que le pouvoir suprême fût sourd à la voix de l’opinion renaissante. À dire le vrai, nous ne croyions pas qu’il en fût ainsi, et, si l’on veut à toute force nous faire tenir un langage passionné, nous ne l’espérions pas.

Le fait est venu bientôt justifier nos conjectures. Il ne faut pas exagérer la gravité des dernières mutations ministérielles ; mais le sens en est évident. En mettant dans le poste le plus important de son conseil ce que son dernier ministre de l’intérieur venait d’appeler officiellement un rhéteur, le chef de l’état a manifesté l’importance croissante de la discussion des affaires du gouvernement, et le ministre de l’intérieur s’est retiré.

Voilà déjà un commentaire bien significatif du résultat des dernières élections. Il nous aidera à en étudier librement, à en décrire avec calme le caractère. Le drame est terminé, cherchons à en tirer la moralité. Toute épreuve est une leçon.


I

Quoique Montesquieu ait prononcé que le peuple est admirable pour choisir ceux à qui il veut confier quelque partie du pouvoir, les publicistes n’ont pas trouvé facile de régler le mode d’après lequel ce choix du peuple doit s’opérer. La loi des élections est restée un des plus épineux problèmes de la science constitutionnelle. L’extrême diversité des solutions qu’on en a données ne prouve que trop la perplexité des législateurs mis en présence de cette question fondamentale ; On conçoit, à voir leurs divergences, ce mot, souvent répété, qu’il faudrait qu’une loi des élections tombât du ciel. Ce vœu semble accompli lorsque cette loi est l’œuvre du temps, et que, consacrée par l’usage, elle se maintient comme une tradition incontestée. Les hommes en effet ont une certaine disposition à révérer comme une origine céleste une origine oubliée, et un peu de droit divin s’attache toujours à ce qui est plusieurs fois séculaire. C’était là peut-être la meilleure raison que les défenseurs de l’ancien système électoral de la Grande-Bretagne pussent opposer aux partisans1 de la réforme parlementaire. Ce que celle-ci a remplacé avait le mérite d’être coutumier ; mais la convention qui fonde le respect sur l’habitude n’a qu’un temps, comme toutes choses, et les réformes parlementaires deviennent nécessaires dès qu’elles sont jugées telles par l’opinion. Certes l’Angleterre n’a pas à se repentir de la sienne ; cependant elle y a perdu une certaine stabilité, et sa législation électorale est périodiquement remise en question. Nous vivons dans un temps où l’immutabilité n’est plus de mise, et les esprits doivent se faire au changement, pour que le changement cesse d’être une révolution.

Il y a eu un temps où la France croyait avoir mis la main sur les bases définitives d’un bon système d’élections. C’était à l’époque de la restauration, laquelle aimait fort à caresser l’illusion du définitif ; mais il y avait, précisément alors au cœur de notre législation quelque chose de tombé des nues : c’était la charte. Imposée à tous par les événemens, acceptée: plutôt que préméditée par son auteur même, subie comme une nécessité fâcheuse pour les uns, bienfaisante pour les autres, la charte, très raisonnable, quoique très peu rationnelle, avait quelque chose de l’autorité de ce qui ne se discute pas. Elle avait décidé, un peu au hasard, que pour concourir aux élections il fallait être Français, avoir trente ans et payer 300 francs de contributions directes. Cela fut pris pour bon, même pour excellent, et les vieillards se souviennent d’un temps où la France s’attachait à cette combinaison arbitraire comme à un droit naturel. On eût dit une vérité éternelle, au respect que lui portaient les esprits, et même de grands esprits. Une loi faite sur ces principes, la loi du 5 février 1817, a joui dans son temps de toutes les apparences d’un dogme politique. Je n’ai pas connu de loi plus populace. Les masses même qu’elle excluait sévèrement du cercle qu’elle avait tracé se passionnaient pour elle. On avait induit d’un article fortuit de la charte, et l’induction avait été élevée à toute la dignité d’une démonstration: philosophique, que l’élection devait être directe, et pratiquée par tous les censitaires à 300 francs. La théorie du système, c’est que le droit d’élire devait suivre la capacité d’élire, et que cette capacité, ce que Montesquieu appelle la suffisance, fondée sur l’intérêt, l’éducation ou l’indépendance (on disputait sur ce point), était irrécusablement et même exclusivement attestée par une cote de 100 écus. Après 1830, nous trouvâmes que 200 francs d’impôt étaient devenus le signé de la capacité ; mais le fond du système ne changea pas, et même les diverses réformes qui furent proposées n’en différaient que par la diversité des manières de constater la capacité.

Ce système, longtemps populaire, avait d’abord le mérite d’être simple. Un cens invariable, une élection directe, rien de moins compliqué ; mais la simplicité, malgré l’attrait qu’elle a pour l’esprit humain, est encore bien moins dans la politique que dans les sciences le gage de la vérité. Heureusement une certaine vérité ne manquait pas au système : il donnait ce qu’il promettait, des élections, réelles, c’est-à-dire des élections accomplies avec discernement et avec indépendance ce qui ne veut pas dire que les électeurs avaient toujours raison et ne cédaient-à aucune influence extérieure, c’est là la chose impossible ; mais du moins savaient-ils à quelle opinion ils donnaient leur suffrage, et s’ils cédaient à quelque intérêt, c’est qu’ils le voulaient bien. Rien n’était moins machinal que les élections entre 1817 et 1846. Le système avait encore un autre genre de vérité : il avait été calculé, annoncé, pour donner la prépondérance aux classes moyennes ; il donnait la prépondérance aux classes moyennes. Sous la restauration, il les organisait pour la défense et la conquête ; sous la monarchie de juillet, pour la possession et la jouissance. Le but était donc atteint, et ce n’est pas la faute du système si ceux à qui il assurait le pouvoir ne l’ont pas gardé.

Le curieux, c’est que ce système était accusé d’être trop démocratique. Il l’est peut-être encore dans un certain monde. Les cent ou deux cent mille plus imposés de la France étaient, disait-on, une démocratie. Le cent-cinquantième ou même le trois-centième de la population, représenté directement par une assemblée qui en formait environ le soixante-dix-millième, telle était la démocratie de ce temps-là ; les publicistes de l’antiquité l’auraient appelée une oligarchie. Et cependant, s’il est vrai, comme il me le semble, qu’un esprit d’égalité soit un esprit démocratique, on avait raison, et surtout le parti de la restauration était fondé à dire que le navire ouvrait la voile au vent de la démocratie. L’histoire de toute la restauration n’est que celle d’efforts tentés avec des fortunes diverses pour résister au vent qui soufflait, et, tantôt dépliant, tantôt carguant les voiles, gouverner dans le calme, comme si le calme eût été la tempête.

Les lois d’élection qui se sont succédé pendant trente ans de monarchie constitutionnelle ont donc eu cet avantage de représenter assez fidèlement l’opinion régnante de l’ancien tiers-état. Des nuances, des fluctuations, des retards dans l’expression du vœu général sont l’accompagnement et, si l’on veut, l’inconvénient obligé de tout système d’élections libres. La liberté a pour effet non pas de donner à tout le monde satisfaction, mais de donner à tout le monde l’espérance. Seul, le pouvoir absolu peut quelquefois obtenir l’unanimité par le découragement universel.

Tel n’était pas l’effet produit par l’ancien système des électeurs censitaires. En ce qui touche la liberté, il laissait peu à désirer, ou n’offrait que des inconvéniens qu’une réforme modérée aurait supprimés ; mais, je n’hésite pas à le dire, il n’était pas assez démocratique, j’entends par là assez populaire. Cantonner la vie politique dans une étroite enceinte et en donner l’irritant spectacle à la société entière, interdire aux masses toute participation à l’activité civique en excitant par l’exemple toutes les idées et toutes les passions qu’on les oblige à comprimer, faire en un mot de la liberté politique un privilège restreint et un stimulant universel, sera toujours une œuvre imprudente et contradictoire ; la base sera toujours trop étroite pour l’édifice. Demandera-t-on comment nous entendons obvier au mal et résoudre la difficulté ? Nous serons dispensé de répondre à ceux qui nous adresseront la question, car ce sont ceux apparemment qui l’ont résolue par le suffrage universel. Cette solution peut être prise au moins comme un fait accompli.

Il n’y a guère en effet, dans nos temps modernes, de terme fixe qui soit généralement adopté entre le suffrage restreint et le suffrage universel. Le seul système qui puisse être cité est celui de l’Angleterre, c’est-à-dire la condition d’un revenu peu élevé analogue à celle d’un cens modique, combinée avec des formes électorales extrêmement populaires et qui comportent la plus grande publicité. Les choses vont à ce point que lorsque le poil, c’est-à-dire le vote individuel et le dénombrement des votans ne sont pas demandés, l’élection peut à la rigueur être faite par la multitude qui remplit la place publique, qu’elle soit ou non composée d’électeurs. Si, dans les élections anglaises auxquelles j’ai assisté, je n’ai pas augmenté d’une main levée la majorité du candidat nommé, c’est que je ne l’ai pas voulu.

Je laisserai les statisticiens établir ce que représente en France un loyer d’habitation de 250 francs, signe principal de la capacité électorale en Angleterre ; mais je crois que si l’équivalent de ce signe était adopté en France, il produirait dans les grandes villes des effets analogues à ceux du suffrage universel, et qu’ailleurs il diminuerait très sensiblement l’action des moyens d’influence de l’administration. Il est vrai que la publicité du vote, si on l’empruntait à nos voisins, pourrait rétablir cette influence. Quoi qu’il en soit, le système britannique a aussi le mérite de la vérité. Il donne également des élections réelles. Nulle part l’opinion publique n’est plus maîtresse qu’en Angleterre.

En est-il de même du suffrage universel ? Nous le prenons tel qu’il est constitué parmi nous ; quand il n’aurait pour lui que le fait de son existence, il mériterait plus d’attention que les projets et les hypothèses des publicistes. Constatons d’abord qu’il est difficile de différer plus en principe des systèmes antérieurs que le suffrage universel. Le système des électeurs censitaires était conçu en défiance du nombre ; il était fondé sur cette idée que le nombre n’était rien de plus que la force. De là cette attribution exclusive du droit d’élire à ceux qui en étaient jugés dignes, c’est-à-dire jugés capables de l’exercer. Un tel privilège ainsi motivé était en accord avec la doctrine qui plaçait la souveraineté, non dans le nombre, c’est-à-dire dans la force, mais dans la raison. Philosophiquement, il n’y a rien à reprendre à cette doctrine ; politiquement, elle a le tort d’être absolue. La politique n’est pas le domaine de l’absolu. On peut dire du nombre tout le mal qu’on voudra, mais enfin il est quelque chose. Partout on décide les questions à la majorité. La quantité et la qualité sont deux catégories dont toute philosophie tient également compte, et dans les affaires ce n’est pas seulement à la guerre que les gros bataillons ont leur prix. Le suffrage universel fait au nombre la part aussi large qu’elle peut être faite. C’est un principe comme un autre ; quant à nous, nous le trouvons (dans la constitution comme on trouvait les 300 francs dans la charte de 1814, et nous nèfle contestons pas davantage.

Nous faisons mieux, nous le prenons du bon côté. Nous ne cherchons ni à l’éluder, ni à l’amoindrir, ni à le violenter. Nous ne le posons pas comme un principe de pure montre dont on se vante et dont on se défie, que l’on préconise en public et que l’on mine dans l’application, On peut remarquer en effet.que, nais au jour par la révolution de 1848, il a été maintenu et même développé, par une réaction qui se portait l’adversaire de cette révolution. La contradiction est frappante. Le gouvernement actuel est fondé à se prévaloir du suffrage universel comme de son principe ; cependant il est probable que parmi ses serviteurs, animés en général de l’esprit de réaction, plus d’un ne pense pas du suffrage universel autant de bien que lui. Il est probable qu’ils le subissent plus qu’ils ne l’aiment, ou qu’ils ne l’admettent en parole que pour s’en défendre dans la pratique. Et en effet la manière dont certaines gens essaient de l’employer dénote beaucoup de peur ou beaucoup de mépris.

Leur exemple a conduit les habiles à ne conserver du suffrage universel que le mot, car tel est le but, ce semble, de l’expédient des deux degrés d’élection qui reprend faveur aujourd’hui. L’expérience a trop peu justifie ce système, et une bonne organisation m’en paraît trop difficile pour qu’il me soit possible de dire si je le trouve bon ou mauvais, Au premier abord, je n’y vois qu’un moyen d’employer et d’éluder le suffrage universel. Ce m’a tout l’air d’une fiction législative, disons le mot, d’un subterfuge, pour paraître faire ce qu’on ne veut pas, et ménager ce qu’on ne respecte pas. Il faudrait me donner bien des raisons pour me faire juger excellent ce qui est si peu sincère.

Mais le suffrage universel directement donné l’est-il davantage ? On le conteste. Tout système, électoral a nécessairement ses défauts et ses dangers. Voyons donc quels sont les défauts et les dangers du nôtre.

Le principal défaut, c’est, pour avoir fait au nombre une part trop grande, le risque de la faire trop petite à la raison. Le droit de suffrage n’est plus nécessairement accompagné de l’aptitude à l’exercer. Il s’ensuit la possibilité d’élections faites sans discernement, sans intelligence, sans opinion, sans volonté. Les masses, quand elles sont calmes, peuvent exercer un droit comme on remplit une formalité. Elles peuvent voter machinalement. Elles n’échappent guère à cet inconvénient que lorsque le sang-froid les abandonne. La passion peut en effet s’emparer d’elles, et leur donne un but, un esprit. L’élection devient alors plus réelle ; mais, en cessant d’être insignifiante, elle devient redoutable. Les adversaires du suffrage universel le placent entre ces deux extrémités, et, forcés de choisir, ils optent en général pour l’insignifiance.

Pour nous, nous ne contestons pas que du suffrage universel puisse sortir, selon les temps, le calme plat ou la tempête ; mais nous ne croyons pas qu’il soit irrévocablement condamné à cette seule alternative. Tous les systèmes peuvent y être poussés par les circonstances, et tout ce qu’on peut dire du nôtre, c’est qu’il est plus qu’un autre exposé à ce danger ; mais il n’est pas vrai que, sainement entendu, sagement organisé, il dégénère nécessairement en un simulacre d’élection. Quand il est libre, quand il est entouré de garanties suffisantes, il est au contraire, parmi les divers modes d’élection, un des moins exposés à de mesquins résultats. La voix du peuple est loin d’être infaillible, elle se trompe comme la clameur publique ; mais, comme la clameur publique, elle est chose grave, et le choix des masses, toutes choses égales d’ailleurs, ne se porte pas de lui-même sur un inconnu. L’illusion peut l’égarer, non l’indifférence, et toutes les fois que l’élection vraiment populaire se jette sur le premier venu, soyez assuré que les suffrages ne sont pas libres, qu’il n’y a pas d’élection, mais semblant d’élection, et qu’on s’est moqué du peuple.

Mais, si ses choix sont rarement nuls, ils peuvent être dangereux ; qui en doute ? À cela quel remède ? il n’y en a qu’un, et, quoique bon, il n’est pas sûr : c’est d’assez bien gouverner pour épargner . aux nations ces dégoûts subits, ces ressentimens et ces défiances intraitables, ces colères irréfléchies, enfin toutes ces illusions de la passion, nuages orageux qui grondent si souvent à l’horizon des pays libres. Mais assurément le moyen d’éviter ces bourrasques imprévues n’est pas de procéder comme s’il n’en devait jamais survenir, de s’endormir dans la quiétude d’un pouvoir incontesté, et de croire engourdir les masses en les déshabituant de toute pensée et de toute volonté. Rien n’est plus dangereux que de leurrer une nation de l’ombre de ses droits pour qu’un jour, lassé et désabusée, elle se réveille implacable. On peut avilir les peuples en les trompant, mais on ne les rend ni sages ni généreux.

Partisan invariable d’une politique sincère, nous rechercherons donc sans arrière-pensée quels sont les moyens de faire sortir du suffrage universel une élection vraie. Nous disons avant tout une élection vraie, car c’est ce qu’on peut attendre de mieux d’un principe électoral dès qu’on l’a posé. Si l’on n’en veut tirer qu’une élection qui plaise, il ne faut pas le poser, à moins qu’on ne soit :sûr d’avance qu’il rendra naturellement ce qu’on en attend. Autrement il vaut mieux y renoncer que de le falsifier, pour en déduire un mensonge public, car alors il ne s’agirait plus d’une représentation nationale, mais d’une véritable subornation de témoins appliquée à la politique. On élèverait une tribune à l’imposture.

Admettons donc que lorsqu’on proclame le suffrage universel, c’est qu’on ne le craint pas ; mais sans le trop craindre ne peut-on pas avouer qu’il ne porte pas avec lui la garantie d’un discernement suffisant dans le choix des représentai ? Si l’on se préoccupe de cet inconvénient, il est probable qu’on sera conduit à ne recevoir le suffrage que de celui qui sait l’écrire. En principe, il est difficile de trouver à cette condition une objection valable. Ceux qui y résistent le plus n’oseraient guère soutenir qu’une société universellement pourvue des lumières modestes de l’instruction primaire ne serait pas plus apte à faire acte de peuple libre qu’une multitude qui n’a jamais lu ces mots : France, loi, ordre, liberté, patrie. Il est possible de penser, il ne l’est guère de dire que l’on préfère aux premiers élémens de l’éducation ce que M. Royer-Collard appelait la bienheureuse innocence des brutes. Nous ne pouvons que joindre nos vœux à ceux de tous les amis de la dignité humaine : qu’il vienne bientôt le jour où tout Français saura lire et tracer le nom de son pays et celui de ses enfans !

Si cependant nous tenions dans nos mains le pouvoir de restreindre actuellement par cet ajournement le suffrage universel, nous hésiterions à en user. Voici pourquoi. C’est dans les campagnes surtout que l’instruction primaire fait tristement défaut. C’est parmi les électeurs des campagnes que la loi qui exigerait qu’on sût lire et écrire ferait les plus grands vides, et la proportion de la population rurale à la population urbaine serait considérablement intervertie dans les collèges électoraux. Or si les habitans des champs exercent leurs droits politiques avec infiniment moins de réflexion que les citoyens des villes, ils sont plus soumis aux influences permanentes, plus fidèles aux traditions qui subsistent dans toute société. On peut donc dire qu’en général les campagnes sont, dans l’état présent des choses, l’élément conservateur, et les villes l’élément novateur ; les unes et les autres se partagent entre elles la résistance et le mouvement. Ce sont là des faits généraux, des faits naturels ; tout système électoral doit admettre et même consacrer les données réelles de la société à laquelle il s’applique, et il faudrait y regarder à deux fois avant de supprimer ou d’affaiblir une différence fondamentale entre les deux grandes sections qui la composent. L’uniformité trop absolue est un des écueils où peut se heurter toute législation électorale. Lorsque des circonstances permanentes rompent cette uniformité, le législateur doit les respecter, les recueillir même, et leur conserver dans son œuvre toute leur valeur. Malgré tout, l’esprit des campagnes doit être pris en considération à l’égal de l’esprit des villes.

J’avoue que le premier est moins éclairé que le second, qu’il peut même être asservi ou annulé plus aisément, et, tout en lui faisant sa part, je ne conseillerais pas de trop s’appuyer sur cette torpeur, cette absence de mouvement politique, cette docilité aveugle qu’une fausse raison d’état conseillerait d’exploiter. Encore une fois on est ici entre deux écueils : trop craindre d’un, côté le défaut de discernement, de l’autre le défaut de modération ; trouver les campagnes trop servies ou les villes trop indépendantes. La seconde crainte a prévalu sur la première dans les précautions que le législateur a prises contre la concentration du suffrage universel.

Établir que les élections se feront par communes, c’est évidemment verser du côté de l’esprit de localité et rendre autant que possible municipales des élections politiques. Les lois s’épuisent en précautions pour assurer la sincérité, la liberté, le secret, la régularité des opérations électorales ; jamais elles ne semblent avoir assez fait pour les préserver de toute influence abusive. Or ces opérations si difficiles à régulariser, la division par communes les multiplie outre mesure. Une élection ne se fait plus dans un ou plusieurs collèges, mais dans cinquante, dans cent collèges et plus encore. Ce sont, à vrai dire, pour nommer un seul député, cent élections au lieu d’une. Le moyen d’assurer.la bonne tenue de tant d’opérations simultanées ? Peut-on espérer que ce qui est déjà difficile à réaliser sur un grand théâtre, ce qui exige tout l’art et toute la vigilance du législateur, savoir le maintien des conditions de loyauté et d’indépendance nécessaires à toute élection, véritable, sera obtenu dans trente ou quarante mille communes, où l’autorité et le public peuvent manquer à la fois des principes de la moralité politique et de la pratique de la liberté légale ? On se plaint que les populations rurales n’aient pas toutes les lumières nécessaires, et l’on ne craint pas de les isoler, de les abandonner sans surveillance possible, sans contre-poids et sans contrôle. Il y a plus d’un village en France où le maire, l’adjoint, le maître d’école et le garde champêtre sont les seuls qui sachent lire et plus ou moins écrire. Comment comprendraient-ils dans toute leur sévérité, dans toute leur délicatesse les devoirs importans que la loi et la politique imposent aux fonctionnaires dans les élections ? S’ils comprennent ces devoirs, comment se promettre qu’ils n’auront pas la tentation d’y manquer, et qu’ils ne céderont pas à la tentation ? S’ils y cèdent, comment l’empêcher, comment le savoir, comment le constater dans un village inerte où l’opinion publique n’existe pas, où personne peut-être ne connaît la loi et ne saurait l’interpréter, où les plus intelligens n’ont pas une idée juste dès droits ni des limites de la puissance publique, où la totalité de la population peut ignorer l’importance, le but, le sens de la formalité qu’on l’oblige d’accomplir ? Quelle est la promesse, quelle est la menace, quelle est l’assertion ou la nouvelle que pourra s’interdire le dernier des délégués de l’autorité, là où il est certain de ne rencontrer personne qui résiste ou le démente ? Il peut arriver que le dire d’un garde champêtre change en un jour l’opinion locale, et qu’un mot de lui maîtrise tous les votes par la seule crainte d’encourir un de ses procès-verbaux en lui désobéissant. Ce dernier degré de la servitude politique est possible, et je ne vais pas jusqu’à l’hypothèse, si peu chimérique cependant, de la violence brutale et de la fraude effrontée. Voilà les abus possibles qui méritent l’attention du législateur.

En tout pays, sous tout régime qui admet des élections, l’influence de l’autorité donne naissance aux questions les plus difficiles. Cette influence est inévitable, on peut même la trouver utile, nécessaire ; mais jusqu’où doit-elle aller ? Sous quelle forme, dans quelle mesure peut-elle s’exercer ? Où cesse-t-elle d’être légitime ? Il n’est pas aisé de le dire, car si l’on prétend qu’elle doit s’interdire tout ce qui n’est ni légal ni loyal, plus d’un demandera la définition de ces mots. En voici une qui a son prix. N’est ni légal ni. loyal tout procédé qui ne supporterait pas la publicité. La conscience du magistrat, si elle ne suffit pour l’avertir d’elle-même, peut s’éclairer par cette question qu’il doit se poser avant d’agir : que dirai-je si je suis convaincu publiquement d’avoir fait ce que je vais faire ? Cette règle suffit dans bien des cas ; mais pour qu’elle ait une valeur effective, il faut la publicité, elle suppose que la tribune et la presse puissent tout dire. Là où manquent ces garanties, la morale politique est en péril, car il faut toujours en revenir là : sans la liberté de la tribune et de la presse, la société s’abaisse, et le pouvoir achève de la corrompre encore en se dépravant.

Or cette publicité n’existe plus dans un système d’élections toutes locales. Et que serait-ce si au sein même du gouvernement la crainte salutaire de l’opinion avait cessé de défendre la conscience morale contre tous les sophismes de la conscience officielle ? Il demeure donc évident que plus le droit d’élire descend profondément jusque dans les dernières couches de la nation, plus il a besoin d’être entouré de toutes les garanties qui en assurent le franc et loyal exercice ; plus il faut que la publicité, le droit de discussion, le droit de protestation, les formes protectrices de l’indépendance et du secret du vote soient respectées par les lois et les mœurs. Et comme ces conditions ne peuvent être remplies hors du contrôle de l’opinion, l’élection politique ne doit pas être communale. Il semble que l’élection par canton, comme elle s’est pratiquée deux fois, serait le mode le plus propre à concilier la nécessité d’épargner un trop grand déplacement à des masses populaires et celle de les soustraire à l’action immédiate des tyrannies locales, en les transportant dans une sphère où l’indépendance est plus à l’aise, où les influences sont régularisées les unes par les autres, et se limitent en se faisant concurrence.

Ce retour à l’élection cantonale n’entraînerait pas le retour au scrutin de liste, qui paraît en désaccord évident avec le suffrage universel. Faire élire un seul député, deux au plus dans chaque collège, est en général le meilleur moyen de s’assurer qu’il y aura quelque lien entre l’élu et l’électeur. Les hommes de la campagne aiment à connaître celui qu’ils choisissent, et si l’on peut leur refuser des lumières politiques, ils ne sont pas mauvais juges de la réputation ni du caractère, et généralement leurs suffrages ne se porteront librement que sur celui qu’ils estiment. Les élections rurales sont naturellement dirigées par la commune renommée. C’est dans les villes que la politique reprend son empire ; c’est dans les villes que la politique suffit pour créer de légitimes rapports entre un homme connu seulement par ses talens et ses opinions et des électeurs qui ne savent de lui que son nom, et qui le choisissent de loin parce qu’ils pensent comme lui.

Voilà donc une différence essentielle entre le suffrage universel dans les villes et le suffrage universel dans les campagnes. Dans les unes comme dans les autres, une grande notoriété est presque toujours nécessaire au candidat pour qu’il réussisse. Dans les campagnes, c’est la notoriété locale et morale obtenue par la propriété ou l’industrie. Dans les villes, c’est plutôt la notoriété générale et politique, gagnée plus spécialement dans l’exercice des professions libérales. L’importance de cette différence incontestable pourrait conduire à donner un ou plusieurs députés, à raison de la population, à toute ville de vingt mille âmes et au-dessus, et à diviser tout le reste, villes du second ordre et campagnes réunies, en circonscriptions électorales nommant chacune un député et ne comprenant jamais moins de vingt mille électeurs. On conçoit que les bases de la division devraient être l’objet d’un examen attentif. On n’indique ici que le principe d’une législation nouvelle fondée sur le suffrage universel.

Ce seul changement, l’élection par canton d’un député pour chaque circonscription, tantôt purement urbaine, tantôt urbaine et rurale à la fois, mais soumise à toutes les règles, à toutes les garanties des pays libres, mettrait le suffrage universel à l’abri des principales critiqués, et donnerait suffisamment carrière aux deux influences, aux deux esprits qui se disputent partout la direction de la société. Ceux qui se préoccupent surtout d’une certaine exactitude proportionnelle dans la représentation des divers intérêts sociaux trouveront beaucoup à prendre dans un ouvrage ingénieux que vient de publier M. Guadet sous ce titre : De la Représentation nationale en France. L’auteur est de ceux qui attachent une extrême importance au mécanisme représentatif, et qui ne croient pas la souveraineté du peuple suffisamment respectée, si elle ne reproduit pas dans l’assemblée élective avec les mêmes proportions les élémens dont se compose la société où elle réside. Il se donne donc beaucoup de peine pour décalquer en petit la nation dans la chambre. Nous avouerons qu’ici comme en tout, préoccupée principalement de l’intérêt de la liberté, notre sollicitude se porte davantage sur la pureté des élections et la prérogative des chambres élues. C’est moralement et non statistiquement qu’une nation doit être représentée, et nous tenons beaucoup plus à voir assurée par le régime intérieur des chambres la responsabilité ministérielle, dont M. Guadet nous paraît faire trop facilement le sacrifice, qu’à constituer artistement une assemblée où toutes les professions aient leurs mandataires. L’important encore une fois, c’est qu’il y ait élection véritable, je veux dire élection libre, et que l’opinion publique domine par la chambre dans le gouvernement, car c’est là le fond de la liberté politique. Si le suffrage universel ne servait pas à cela, à quoi servirait-il, et à quoi bon des élections[1] ?


II

Il conviendrait maintenant d’examiner comment la nation, conviée dans toutes les communes de France à contribuer à la formation de la représentation nationale, a usé de ce droit, droit d’autant plus précieux qu’il est peut-être le seul droit politique reconnu sans restriction dans l’état présent des choses.

Il y a toujours dans une société prise en masse un grand nombre d’indifférens politiques, et ce nombre n’est donné ni exclusivement ni fidèlement par le chiffre des abstentions au jour des élections. Outre que des empêchemens de divers genres, et quelquefois des systèmes politiques qui n’attestent rien moins que de l’indifférence, peuvent déterminer les gens à s’abstenir, il peut y avoir par compensation une assez grande quantité de votans qui, pour avoir participé à l’élection, n’en sont pas moins, touchant les affaires publiques, d’une froideur et d’une insouciance notoires, et ceux-ci ne fournissent pas un élément sans valeur à la totalité des suffrages exprimés. En général les véritables indifférens, soit qu’ils s’abstiennent, soit qu’ils votent, sont une fraction numériquement et politiquement importante de la population électorale. C’est sur eux que tout gouvernement doit avoir les yeux ; c’est d’eux que le pouvoir compose volontiers son corps de bataille, ou tout au moins son corps de réserve, suivant que la constitution est plus près de l’absolutisme ou plus voisine du libéralisme. Plus le pays est libre, plus diminue la force de l’armée des indifférens. Sous un régime de pleine liberté, elle n’est que l’appoint naturel ou l’arrière-garde utile de la majorité gouvernementale, parce qu’alors le gouvernement garde les caractères d’un parti parvenu au pouvoir et toujours inquiet des moyens de le conserver. C’est un point digne d’attention que le sens dans lequel marche le contingent variable de l’indifférence politique: suivant qu’elle est en progrès ou en déclin, un pouvoir habile changera de calcul et d’allures. Il devra surtout bien distinguer si les indifférens se détachent vers l’opposition, ou si l’opposition décroît en leur envoyant des recrues. Le fait n’est pas toujours facile à constater, et ce n’est pas non plus une médiocre erreur que de prendre pour de l’indifférence l’ennui et le dégoût. La lassitude dans le parti conservateur n’a souvent que les apparences d’un progrès de la tranquillité publique, tandis qu’elle annonce en réalité au gouvernement l’isolement et l’impuissance quand viendra l’heure du péril.

Quoi qu’il en soit, les retours de l’indifférence politique sont les mauvais jours de la liberté ; souvent même cette indifférence se réduit à celle de l’esprit sur les conditions, l’organisation, la marche du pouvoir, mais n’en est pas moins compatible avec les plus vives passions politiques que puisse exciter l’emportement réactionnaire. C’est lorsque la haine et la crainte d’un parti oppressivement anarchique ont obscurci toutes les idées généreuses et énervé tous les nobles sentimens, accompagnement nécessaire de la liberté publique. Ces crises d’abaissement national se rencontrent dans l’histoire, et il y a des espèces de gouvernement dont elles font tout le succès. Des politiques se présentent qui font métier de recueillir les nations découragées et de se charger de leurs affaires, quand elles renoncent à les faire elles-mêmes. En les prétendant plus ruinées qu’elles ne sont, ils trouvent moyen d’établir leur propre fortune ; les peuples qui se donnent ainsi des sauveurs ressemblent à ces dissipateurs sans énergie qui, pour s’épargner la peine de refaire leur position, enrichissent leur intendant.

Il est arrivé même à de grands hommes d’édifier leur puissance et leur gloire sur la faiblesse des peuples. Ce n’est pas la moins étrange et la moins puérile duperie des hommes réunis en société que de se croire inhabiles à se tirer par leurs propres efforts des grandes épreuves de la destinée, et l’empressement avec lequel ils se jettent parfois aux pieds de quiconque les dispense du soin de répondre d’eux-mêmes est une des défaillances sociales qui ont le plus autorisé les esprits chagrins à douter de la possibilité d’une liberté durable. Ceux qui en politique ne croient pas à la liberté sont comme ceux qui en philosophie ne croient pas à la raison ; ils reviennent par le scepticisme à une tyrannie qu’ils appellent aussi le principe d’autorité.

On ne peut se le dissimuler, notre pays avait reçu dans ces dernières années quelques atteintes du mal d’une sceptique indifférence. Pendant un temps, le sentiment dominant était le même qui porte les rois à l’abdication, cet épuisement qui ne permet plus d’éprouver ou de satisfaire d’autre besoin que celui du repos ; mais une telle disposition ne peut jamais régner seule longtemps chez la nation qui a fait la révolution française, non que l’ardeur de la foi politique puisse tout d’un coup se ranimer et ressaisir en un jour tous les esprits. Ce n’est point par de telles saccades que marche l’opinion ; mais au temps où tout va à l’indifférence succèdent les temps où c’est au contraire l’indifférence qui perd du terrain ; seulement, il faut l’avouer, les gouvernemens sont, rarement assez habiles pour que ce ne soit pas sous la forme de l’opposition que se relève l’esprit politique. Nous en faisons une nouvelle expérience en ce moment.

Je ne fais aucune difficulté de reconnaître que la majorité de la nation, sans assurément tout approuver, a pendant un temps pleinement accepté la forme constitutionnelle établie en 1852 ; mais il est visible qu’elle change aujourd’hui, et qu’il est de l’intérêt du gouvernement de changer comme elle. Donnera-t-il l’exemple, assez nouveau en France, de se transformer à propos ? C’est à cette épreuve que l’attendent les plus clairvoyans de ses amis et de ses ennemis.

Puisque l’on parle tant des vieux partis, il peut être utile de rechercher quelle a été leur participation au mouvement qui vient de se manifester, et de leur dire sans détour et sans amertume ce qu’on attendait d’eux et ce qu’ils n’ont pas toujours réalisé.

Dans l’ordre des dates, le premier des partis est le parti légitimiste, puisque lui-même tient du passé son principe, et, pour légitimer un gouvernement, ne connaît rien d’égal à la consécration du temps. Le respect de l’antiquité a toujours été respectable lui-même, et il donne une réelle dignité au parti légitimiste. Considéré, si l’on ose ainsi parler, dans sa vie privée, nul parti n’a plus de titres à l’estime. Pour ceux mêmes qui professent à l’égard de son principe l’incrédulité la plus absolue, ce principe a cependant le mérite de porter le nom sacré du droit, et même quand le droit est une illusion, il vaut mieux l’adorer que la force. Mais le parti légitimiste semble avoir été mis au monde pour justifier la distinction contestée que Montesquieu a faite entre l’honneur et la vertu. Ce noble parti est conduit par l’honneur ; ce qui lui manque à un certain degré, c’est la vertu, j’entends, comme l’entend l’Esprit des Lois, la vertu publique, celle qui se sacrifie à l’état et au pays. L’état, pour ceux qui voient dans l’hérédité dynastique autre. chose qu’une combinaison utile, devient une fiction parfois chimérique, et la patrie elle-même est ce que leur imagination rêve et non ce que les événemens en ont fait. L’idéal les détache de la réalité. C’est là ce qui maintient dans un fâcheux isolement, et par suite dans une inaction plus fâcheuse encore, un parti qui plus que tout autre aurait besoin de se mêler à l’activité sociale. Ce que les adversaires de l’aristocratie lui reprochent le plus communément, c’est d’être oisive. Serait-il bien avisé au parti de l’aristocratie de répondre en se faisant un devoir de cette oisiveté même, et de mettre sa gloire à être actuellement inutile à la patrie ? À ce compte, que deviendrait sa jeunesse ? Il semble donc que, docile à d’illustres exemples, ce respectable parti, en conservant toute la réserve dont l’abandon serait une infidélité à son principe, agirait plus sagement, s’il prenait une part plus effective à une œuvre aussi nationale que les élections. Il a naturellement une véritable indépendance ; comme toute minorité, il a la haine de l’arbitraire. C’est tout ce qu’il faut pour prendre une grande place dans l’opposition.

On rapproche souvent le parti catholique du parti légitimiste. Par le parti catholique il ne faut pas entendre tous ceux qui croient et professent la religion catholique en France ; ce n’est pas là un parti. Ce nom n’appartient qu’à ceux qui rapportent et subordonnent toute politique à l’intérêt catholique. Ce parti est en général vif et animé. Il est représenté par des hommes de talent. Politiquement, il a manqué quelque peu d’ensemble et de consistance. Ainsi il s’est quelquefois montre gouvernemental jusqu’à la faiblesse. Il conserve trop de défiance et de préventions contre le libéralisme. On doit souhaiter qu’il suive plus résolument la voix de quelques-uns de ses chefs, et forme décidément une avant-garde libérale dans l’armée de la foi. Une complaisance pour l’absolutisme, taxée quelquefois de connivence, n’a que trop nui à l’église et à ses défenseurs. Ses ennemis ont usé et abusé contre elle de cette faute peut-être involontaire. L’ardeur visible du parti catholique à se séparer de la foule, ses goûts de distinction et d’originalité, peut-être même cette fantaisie de paradoxe qu’on lui a reprochée, doivent lui servir à rompre avec l’ancienne école contre-révolutionnaire et à faire alliance avec une certaine démocratie libérale qui peut être indifférente, mais qui n’est pas hostile en matière religieuse : Si le parti catholique tout entier s’était compromis à la suite de quelques-uns de ses membres les plus éminens dans les dernières élections, il aurait donné une preuve d’existence et de force qui aurait profité à sa cause.

Il aurait même exercé quelque influence sur le clergé, qui le considère avec défiance et ne le suit jamais sans hésitation. Je ne suis pas de ceux qui voudraient que cette hésitation cessât entièrement et que le clergé entrât pleinement dans l’activité politique. Il ne l’a pas fait lors des dernières élections, et quand il est sorti d’une réserve qui lui sied presque toujours bien, il l’a fait pour agir en sens divers, ici conservateur avant tout et par suite gouvernemental, là indépendant et tendant à l’opposition. Comme la question romaine est provisoirement pacifiée et que le statu quo semble imposé à tout le monde par la nécessité, il est tout simple que le clergé se soit abstenu de toutes démonstrations prononcées. La déclaration des sept prélats consultés à l’époque des élections nous paraît parfaitement mesurée et, quoi qu’on en dise, irréprochable. Nous ne demandons, quant à nous, rien de plus, et quelque désir que nous éprouvions de voir l’église se réconcilier peu à peu avec les idées libérales et renoncer aux anathèmes contre la révolution, nous n’oublierons pas que les élections politiques étant après tout une arène ouverte aux passions mondaines, elle n’y doit jamais descendre qu’avec précaution, et qu’il y a toujours quelque difficulté à concilier le choix accidentel d’une opinion et d’une candidature politiques avec le devoir permanent de prêcher la concorde et la paix ; mais j’ajoute que cette situation intermédiaire, cette sorte d’arbitrage moral et conciliateur entre les partis, qui convient au clergé, devrait avant tout le préserver du rôle officiel de défenseur du pouvoir et d’instrument de gouvernement que ses plus célèbres organes lui ont trop souvent conseillé. L’impartialité absolue vaudrait encore mieux, dût-elle le condamner à la neutralité.

Venons maintenant à cette grande masse nationale dans laquelle se confondent les opinions réactionnaires, impérialistes, gouvernementales, conservatrices, constitutionnelles, libérales, démocratiques, républicaines, radicales, socialistes, que l’on pourrait toutes comparer à autant de filons métalliques plus ou moins riches engagés dans une gangue d’indifférence. Là est ce milieu où s’opère tout le travail politique. Là se jouent dans une sorte de fermentation sourde, quelquefois invisible, des affinités, des forces, des résistances qui modifient sans cesse les proportions et même la nature des combinaisons internes du corps social. Les élections sont des crises qui manifestent ces transformations tantôt lentes, tantôt subites, et presque toujours imprévues. Les élections de 1863 n’auront pas été sous ce rapport les moins significatives de notre histoire moderne.

Distinguons, pour plus de simplicité, seulement trois partis : les conservateurs, parmi lesquels se range naturellement la très grande majorité des amis de l’administration ; les libéraux, chez lesquels cependant tout n’est pas opposition ; les démocrates, qui ont, eux aussi, par quelque côté, de certaines liaisons avec l’empire. Le fait dominant des dernières élections, c’est la réapparition du second de ces partis, et sa tendance à se transformer en opposition constitutionnelle. Ce n’est pas une opinion qui renaît, c’est une opinion qui se relève et qui sent que son temps approche. C’est la France de 89 qui reprend sa course.

On dit que les résultats ont été faibles ; mais les symptômes ont été de beaucoup supérieurs aux résultats. Tout gouvernement clairvoyant doit s’applaudir quand les signes avant-coureurs d’une crise sont suffisans pour l’annoncer avant qu’elle soit menaçante. Il est averti avant d’être en péril, et il peut encore prendre les devans. Évidemment un mouvement secret s’était opéré dans les esprits, mais, comme à tout changement des dispositions intimes d’une nation, il fallait un incident qui le manifestât. Cet incident provocateur, ce fut (je ne vois pas pourquoi l’amitié m’empêcherait de le dire), ce fut la mémorable candidature de M. Thiers. Dès que le premier bruit en courut il y a peu de mois, l’opinion y vit comme un signal, et là est la cause occasionnelle de tout ce qui est advenu depuis ; une partie du public accepta l’idée d’un retour vers les traditions et les hommes de la liberté constitutionnelle.

Ce retour pouvait être diversement jugé. Que des hommes longtemps tenus à l’écart des affaires publiques en vinssent à reconnaître la possibilité et à montrer l’intention d’y rentrer sans sacrifier leurs principes ni leur dignité ; que, sortant d’un état de protestation muette contre les institutions, ils déclarassent le moment arrivé d’y chercher une place et d’en tirer parti au profit de la liberté, quoique ce fût évidemment pour y jouer un rôle d’opposition légale, ce n’était pas en soi un acte d’hostilité : ce pouvait même, à certains égards, être regardé comme un rapprochement, car c’était au moins déclarer que le régime existant ne leur paraissait pas à jamais fermé aux idées de réforme qu’ils professent ; c’était le déclarer perfectible ; c’était en un mot l’accepter. Que le pouvoir se montrât indifférent, cela se conçoit, mais irrité, c’est moins concevable. Il semble qu’une sage politique aurait pu regarder comme un succès ce changement de position, cette sorte d’adhésion conditionnelle. Des libéraux ne sont pas des légitimistes ; entre eux et le gouvernement de fait ne s’élève point la barrière d’un principe absolu : leurs opinions mêmes les obligent à le reconnaître quand la nation l’accepte. Ils n’en sont guère séparés que par des questions de législation. Un changement dans la conduite ou dans les institutions suffit pour qu’ils changent d’attitude envers le pouvoir, et ils peuvent honorablement prendre leur part des libertés communes, remplir tous les devoirs qui suivent les fonctions électives, dès qu’il y a chance de les remplir avec profit pour le public. C’est là ce que signifiait le changement opéré dans certaines situations personnelles, et je puis garantir que la seule question douteuse pour beaucoup d’hommes indépendans et loyaux a été celle-ci : faut-il rester éternellement séparé des institutions du pays, c’est-à-dire apparemment n’en attendre l’amendement que d’une révolution ? Répondre par la négative n’avait, ce semble, rien de factieux.

Chacun a ses travers, et les gouvernemens sont des personnages qui ont les leurs. Un des plus communs est la manie d’avoir le plus d’ennemis possible. J’ai vu cette manie singulière suggérer bien des fautes et attirer bien des dangers à des pouvoirs fort différens. Dans un état libre, on se l’explique jusqu’à un certain point par les passions qu’engendre la lutte des partis. Un amour-propre ombrageux s’empare quelquefois des hommes publics, qui ne conquièrent et ne défendent leur pouvoir qu’à la pointe de leur talent. Le même travers serait moins explicable chez des ministres parfaitement dispensés de cette nécessité déplorable. Il y a une politique quinteuse, soupçonneuse, malveillante, irritante, qui est comme le mauvais génie d’un gouvernement : des gens qui gouverneraient comme on conspire voient dans toute dissidence l’inimitié, dans toute opposition un complot ; des adversaires politiques sont pour eux dès ennemis personnels. Ces gens-là inventeraient au besoin ce que des hommes d’état feindraient même d’ignorer.

On ne peut pas malheureusement dire que cette politique provoquante ne se soit pas montrée dans ces derniers temps, et tout le monde sait aujourd’hui qu’elle n’a pas plus reçu l’approbation du souverain que du pays. Au reste, l’opposition aurait tort de s’en plaindre. Ce n’est pas à elle de gémir de tout ce qui excite l’opinion. Ce qui nous importe à nous davantage, c’est la conduite des partis indépendans. Ce qui nous touche, c’est que les uns aient de la résolution, les autres de la sagesse ; c’est que, grâce à leurs progrès respectifs, ils forment peu à peu un ensemble d’opposition qui rende aujourd’hui la liberté nécessaire, et un jour la liberté gouvernable.

La ville de Marseille a donné un admirable exemple, lorsqu’elle a porté en même temps à la députation M. Thiers, M. Berryer et M. Marie. On ne peut trop citer de tels rapprochemens à ces hommes éclairés, mais incertains, qui, faute de prendre à temps leur parti, amènent les révolutions à force de les redouter. Ceux, en trop grand nombre, qui voient sans cesse se lever derrière l’image de la liberté le spectre de l’anarchie, et qui se décident à repousser l’une à cause de l’autre, risquent fort de n’échapper qu’à la liberté. Si, comme il est arrivé trop souvent aux élections dernières, les libéraux conservateurs se tenaient toujours à l’écart, ou même prêtaient leur appui aux opinions antiréformistes, ils s’exposeraient, par une timidité imprévoyante, à perpétuer, à aggraver cette défiance mutuelle, cette funeste mésintelligence qui n’a que trop divisé les deux grandes sections de l’ancien tiers-état. Si nous nous parquons à tout jamais en deux classes distinctes qui reproduiraient au sein de la bourgeoisie le vieil antagonisme des privilégiés et des non privilégiés, c’en est fait et de la liberté, et de l’ordre, et surtout de la stabilité. L’anarchie sera toujours le danger d’une liberté précaire, et l’oppression toujours le honteux recours de l’ordre menacé. Les anciens chefs de la bourgeoisie veulent-ils retrouver l’influence qu’ils ont si follement laissé perdre, il faut qu’ils fassent de leurs lumières, de leur loisir, de leur richesse, des moyens de protection pour les droits et les intérêts du plus grand nombre. Il faut qu’ils se recommandent par de grands services rendus à la liberté de tous ; il faut qu’ils soient les patrons, non les adversaires de la démocratie. C’est en la servant qu’on mérite l’honneur de la guider, et elle ne désarmera que devant ceux qui l’aimeront sans la craindre, comme le disait Louis XIV de Henri IV à l’égard des protestans. La complicité, la simple complaisance, ou même la tolérance à l’endroit de tous ces procédés de pouvoir arbitraire que certains politiques prennent pour les seules sauvegardes de la société, crée entre les citoyens d’un même pays des ressentimens qui se retrouvent un jour, et la plus vulgaire prudence nous ferait un devoir de laisser aux Machiavels de l’absolutisme la responsabilité de ces inventions oppressives qui diffament dans l’estime des peuples les noms augustes de la justice et de la loi.

Comme les uns ont à se préserver du soupçon d’indifférence, de dédain ou d’injustice envers les masses, d’autres ont besoin de se mettre en garde contre une facilité malveillante à former légèrement de pareils soupçons. Le parti démocratique n’a été que trop accusé de nourrir des sentimens d’envie contre tout ce qui prétendait à quelque supériorité sociale. L’habitude des révolutions, le spectacle des fautes des partis et des injustices du pouvoir, l’attrait trompeur de ces théories étroites et absolues qui simplifient outre mesure le problème social, la difficulté de faire une part équitable aux erreurs involontaires des hommes, aux inévitables infirmités des choses humaines, ont trop souvent trompé les imaginations populaires sur la cause et le remède des maux de la société, et accrédité une opinion misanthropique qui attribue toute souffrance et tout méfait aux torts intéressés de tout ce qui semble puissant. On s’exagère à la fois la perversité des hommes, la gravité des offenses, la facilité des réparations. Plus d’une cruelle expérience aurait dû apprendre aux partisans de la démocratie illimitée que tous les maux de ce monde ne sont pas des abus accidentels ; que les révolutions entreprises pour les supprimer ne sont ni aussi aisées, ni aussi efficaces que le rêve notre impatience ; que l’ingratitude et la violence envers les réformateurs modestes qui se contentent de progrès lents et limités conduisent souvent à rendre la prépondérance aux ennemis de toute réforme et de tout progrès. On ne gagne pas plus à trop haïr d’un côté qu’à trop craindre de l’autre. La défiance peut être aussi aveugle que la confiance, et une politique vindicative ne saurait être une politique vraiment libérale. On a dit avec raison à la tribune qu’il fallait rattacher de plus en plus la démocratie à la liberté. En effet, l’amour et la pratique de la liberté, en développant le sentiment du droit, apprennent la justice, et nous préservent de cette intolérance qui, ne supportant ni frein ni retard, multiplie et manque les révolutions.

C’est donc contre les ombrages d’une politique ardente et jalouse que doit se prémunir la démocratie. Ce n’est pas le temps d’être exigeant, soupçonneux, exclusif. Ouvrant son vaste sein à tout ce qui s’offre pour la servir, la démocratie ne doit repousser aucune alliance. Ses concessions se tourneront presque toujours pour elle en conquêtes. Toute liberté lui profitera, de quelque main qu’elle lui vienne.

Ce n’est pas apparemment à nous de détourner le public quand il se reporte vers les choses et les hommes du passé. Nous ne voudrions pas cependant qu’enfermé dans le cercle étroit des souvenirs il dédaignât la nouveauté. La nouveauté dans les hommes, c’est la jeunesse. Quel que soit le mérite de l’expérience acquise et du talent éprouvé, la situation des hommes nouveaux les rend plus propres à préparer l’avenir. Ils peuvent plus hardiment parler de promesses et d’espérances, et la démocratie doit se montrer d’autant plus empressée de les accueillir et de les rechercher que les institutions de ces dernières années ont été moins propres à les mettre en lumière. C’était à ce point que la France se faisait accuser d’une stérilité momentanée ; mais enfin M. Forcade, M. Prevost-Paradol, M. Lanfrey, M. Lavertujon, d’autres encore, ont percé à travers tant d’obstacles, et vers eux et leurs pareils la démocratie doit tourner ses regards. Elle ne saurait trop tôt placer au premier rang de tels défenseurs.

En tout cas, la cause de la liberté est dans une situation nouvelle, et il y aurait peu de sagesse à l’engager trop étroitement dans les liens du passé. Des esprits entêtés ou faibles pourraient seuls se dissimuler qu’elle a encore beaucoup à faire pour reprendre l’ascendant qu’elle a possédé à d’autres époques. Tout n’est pas fortuit dans ses revers, et ce qui n’excuse pas la conduite, mais ce qui explique le succès de nos adversaires, notre nation, qui ne passe pas pour manquer d’amour-propre, a eu l’humilité de prêter un temps l’oreille à l’opinion qui la déclare la seule de l’Europe impropre à la liberté ? je dis la seule, quoique le roi de Prusse paraisse depuis quelques semaines réclamer pour ses sujets la même distinction. Mais enfin ils ne sont pas tous convertis, ceux qui soutenaient de bonne foi que ce qui est possible à Bruxelles ne l’est pas à Lille, et que Grenoble ne peut supporter ce dont s’accommode fort bien Turin. « En présence de cette opinion, qui s’affaiblit, mais qui subsiste, tous ceux qui, à un degré quelconque, veulent la mettre dans son tort s’attacheront à lui enlever tous les prétextes, toutes les apparences qui la colorent, en se ralliant dans ces idées conciliatrices de droit commun qui ôtent à la liberté et à l’égalité les formes d’une revanche de la dictature populaire contre le despotisme monarchique. La haine de l’arbitraire et de la violence doit réunir enfin tous ceux que l’arbitraire a persécutés, que la violence a perdus, et la France doit mettre son point d’honneur à faire mentir ses détracteurs, j’entends ces incrédules qui lui jettent à toute heure l’éloge de l’Angleterre comme pour la défier de l’égaler ; mais elle ne réussira à les confondre que par son union dans la volonté d’être libre, libre par la raison et la justice. Les timides qui ajournent la liberté parce qu’elle est difficile et hasardeuse se privent d’avance de tout moyen de la modérer un jour et de se faire écouter des masses qu’ils auront délaissées sans défense en temps d’adversité. Les téméraires qui s’inquiètent peu de ménager les dissentimens et les doutes, de rassurer les intérêts et les scrupules, retordent le triomphe pacifique et définitif des idées régénératrices qui sont l’honneur de notre siècle. Ce triomphe est au prix d’une réconciliation entre la prudence et la témérité. La France n’a qu’un drapeau : quand cessera-t-elle de croire qu’il couvre de son ombre deux nations ennemies ? La France a prouvé maintes fois qu’elle ne craignait personne : quand cessera-t-elle de se craindre elle-même ?


CHARLES DE REMUSAT.

  1. Ces pages ont été écrites avant que la Revue n’ait publié les remarquables réflexions de M. le duc d’Ayen sur le suffrage universel : autrement on en aurait expressément profité, quoique M. le duc d’Ayen ait considéré d’une manière plus générale une question traitée ici uniquement en vue des circonstances de l’application.