Les Evénemens du Maroc

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Les Evénemens du Maroc
Revue des Deux Mondes5e période, tome 14 (p. 147-166).
LES
ÉVÉNEMENS DU MAROC

Une rumeur de bataille nous arrive du Maroc. Le Sultan est aux prises, entre Fez et Taza, avec des tribus soulevées ; un compétiteur, surgi on ne sait d’où, a bousculé, dans un premier combat, les troupes de Mouley-abd-el-Aziz ; puis l’usurpateur, vaincu à son tour, s’est retiré dans les montagnes où il tient la campagne : voilà ce que nous ont appris les journaux. Mais les nouvelles, écloses dans les profondeurs du Maghreb, nous parviennent déformées, grossies ou atténuées selon les besoins du moment et les intérêts des intermédiaires. Le câble français, inauguré l’année dernière entre Oran et Tanger, rend, il faut le croire, de grands services au gouvernement, mais le public en est à peu près réduit aux informations de source anglaise ; et ce n’est pas seulement pour avoir encouru la disgrâce du Maître que le correspondant du Times, M. Harris, a quitté à franc étrier le camp du Sultan, dès que les événemens ont paru devenir graves ; c’est aussi pour rejoindre, dans sa jolie maison voisine de Tanger, l’extrémité du fil par où il renseigne l’Europe et le monde. A l’heure où, sous les yeux attentifs des grandes puissances, le Maroc traverse une crise dangereuse, qui pourrait servir de prétexte à des interventions étrangères, l’art de présenter, d’habiller les nouvelles est une partie essentielle de la stratégie politique.

Nous n’avons pas, dans ces quelques pages, l’ambition de faire des révélations inattendues sur les événemens qui troublent le Maroc ; nous voudrions seulement, soit en coordonnant les renseignemens connus, soit en utilisant des documens inédits, aider le public français à lire et à comprendre les nouvelles qui lui arrivent d’un pays, proche du nôtre sur la carte, mais infiniment éloigné de nous par ses mœurs et sa civilisation, à se représenter les personnages et la scène du drame qui se joue sur les bords de l’oued Sebou et de l’oued Innaouen[1].


I

Coups de fusil, batailles de tribu à tribu, anarchie et brigandage, cheurfa[2] turbulens, marabouts factieux, caïds révoltés, ne sont pas, au Maroc, choses extraordinaires ; les événemens qui viennent de s’accomplir n’ont rien d’anormal ; ils sont la conséquence naturelle de l’état social, politique et religieux du Maghreb. On sait que l’autorité du Sultan ne s’est jamais exercée que sur une faible partie du pays que nous appelons, à tort, son « empire, » et que la plupart des tribus berbères des montagnes échappent complètement à son action[3]. Guerroyer contre le Sultan n’apparaît aux tribus du bled-es-siba ni comme une trahison, ni comme une révolte : là où il n’y a jamais eu soumission, il ne saurait y avoir insurrection. A travers l’histoire du Maroc, on rencontre à chaque pas des épisodes analogues à celui qui vient d’avoir son dénouement aux environs de Taza. Mouley-el-Hassan, le père du Sultan actuel, n’a-t-il pas passé sa vie à cheval, dans son camp, à la tête de ses troupes, courant du Rif au Tafilelt et des bords de l’Atlantique à la frontière algérienne ? N’a-t-il pas été, au début même de son règne, rudement battu par ces mêmes Riata qui sont aujourd’hui les plus hardis partisans du prétendant ? N’a-t-il pas usé ses forces et ses jours sans achever cette tâche de Pénélope et ne l’a-t-il pas léguée, avec le lourd fardeau du pouvoir, à son fils puîné, Mouley-abd-el-Aziz ? Il ne faut donc ni s’étonner, ni s’alarmer d’incidens dont la succession compose toute la trame de l’histoire marocaine, qui se sont produits hier et qui se renouvelleront demain. La crise actuelle, cependant, a pris un caractère particulièrement grave par suite de plusieurs circonstances : d’abord, le mécontentement général causé, même parmi les tribus les plus fidèles, par les imprudences et les allures européennes du Sultan ; ensuite, l’apparition de l’usurpateur près de Taza, dans un pays qui touche au territoire des grandes tribus berbères, toujours insoumises, foyer de guerre et de rébellion d’où sont déjà sorties bien des révolutions et des dynasties nouvelles ; enfin les ambitions européennes qui guettent les événemens du Maroc et pourraient être tentées de les mettre à profit.

Au Maghreb, sur une terre d’Islam fermée à toutes les influences et à tous les bruits du dehors, et où tout changement apparaît comme un mal, dans une société pour qui la loi de la vie n’est pas l’évolution, mais la stabilité, toute tentative de réforme, toute initiative qui ne s’impose pas par la force, est un danger et provoque des rébellions. Mouley-abd-el-Aziz l’apprend aujourd’hui à ses dépens. Jeune, impatient de vivre et de s’agiter, avide de voir et de jouir, le Sultan, privé de l’expérience du grand vizir Bâ-Hamed, écartant les vieux serviteurs de son père, a donné sa confiance à des parvenus marocains, comme El-Menebhi, son ministre de la Guerre, et à des aventuriers étrangers, comme l’Ecossais Mac-Lean, dont il a fait un caïd. Curieux de connaître des Européens, il ne sut pas les choisir et fut la dupe de charlatans ; sous prétexte de l’initier à la civilisation étrangère, ils ne lui en apprirent que les côtés pittoresques ou amusans ; au lieu d’être des conseillers prudens, ils furent d’abord des fournisseurs, plus préoccupés de commandes avantageuses que de réformes pratiques. Les musulmans apprirent avec stupeur que Sidna[4] s’entourait de roumis et se plaisait à leurs divertissemens ; on le vit avec une indignation et un étonnement croissans faire de la photographie, poser lui-même devant l’objectif, se servir du téléphone, du cinématographe, monter en automobile ; des cartes postales anglaises, avec le portrait du Sultan, se vendaient dernièrement à Tanger et circulaient au Maroc ; or, Mahomet, destructeur des idoles de la Kaaba, a interdit la représentation de la personne humaine ; le Sultan, défenseur et incarnation de l’orthodoxie, violait donc les préceptes du Coran ! Entouré d’Européens, il affectait des allures exotiques ; il fit venir des danseuses andalouses et prit goût à leurs ébats ; des femmes chrétiennes furent admises dans son palais. Insatiable dans sa curiosité, il a commandé dernièrement un petit chemin de fer, un ballon captif, des appareils de télégraphie sans fil ; tout récemment, malgré la menace immédiate de l’insurrection, il commandait encore des bijoux pour 1 500 000 francs. Il semble prendre à tâche de choquer les habitudes séculaires, les préjugés les plus enracinés de ses sujets ; ils peuvent apercevoir chaque jour le fils de Mouley-el-Hassan jouant au lawn-tennis avec des Anglais et des Anglaises, ou « couvrant, » dans son parc, des kilomètres en automobile. Pendant la campagne contre les Zemmour, ne s’est-il pas montré à ses soldats frémissans de rage costumé en officier anglais, avec un pantalon de tirailleur, une veste rouge à boutons d’or et un casque !

Ce scandaleux mépris, publiquement affiché, des préceptes de la loi coranique et de coutumes qui sont presque des rites, n’aurait peut-être pas suffi pour porter une grave atteinte à la vénération religieuse des fidèles pour le Maître. Les bons musulmans, qui voyaient Mouley-abd-es-Selam, le dernier chérif d’Ouazzan, absorber avec entrain force verres d’absinthe, n’affirmaient-ils pas que si grande était sa sainteté qu’au seul contact de ses lèvres la liqueur défendue se changeait en lait ! Mais le jeune Sultan commit des imprudences plus graves, qui touchaient aux fondemens mêmes de la société marocaine. Animé d’un louable désir d’apporter plus de justice dans la répartition des impôts et dans l’administration de ses sujets, il crut pouvoir, d’un coup, par quelques décrets, réaliser ses réformes et implanter la civilisation européenne ; dans son zèle novateur, il a brûlé l’étape de treize siècles qui sépare l’Islam de la chrétienté. Il voulut d’abord établir plus équitablement l’assiette de l’impôt et mettre fin aux exactions des caïds ; mais les difficultés qu’entraîne en tout pays la modification d’un système de contributions existant étaient accrues, ici, du fait que c’est le Coran lui-même, seule loi écrite des pays musulmans, qui prescrit l’achour (un dixième de la récolte des grains) et la zekkat (2 pour 100 de la valeur des bestiaux). Les mesures nouvelles, mal comprises de la masse, suspectes aux dévots, avaient encore le grave inconvénient de léser les cheurfa, nombreux et influens, qui étaient jusque-là exempts de toute imposition et dont les propriétés étaient considérées comme biens habbous ; en outre, elles portaient atteinte aux intérêts des caïds, qui achètent leurs charges et qui, pressurés par le Sultan, extorquent à leur tour aux populations tout l’argent qu’ils en peuvent tirer. Ainsi, avec de généreux desseins, le Sultan mécontentait tout le monde.

Le 17 octobre dernier, un fait sans précédent vint alarmer les consciences et choquer les traditions les plus invétérées. Un indigène de la tribu des Oudaya, rencontrant dans une rue de Fez le missionnaire anglais Cooper, le tua d’un coup de fusil et courut se réfugier dans la mosquée de Mouley-Idris. Fondé par le patron de Fez, le saint le plus populaire du Maghreb, ce sanctuaire est inviolable et jouit du droit d’asile ; c’est un horm. Sont horm les villes saintes, comme Ouazzan, Mouley-Idris, les villes du Zerhoun, la plupart des mosquées, des zaouia, des tombeaux de santons ; une coutume immémoriale et sacrée y protège les fugitifs. Toucher la litière d’un chérif, ou la tente du Sultan, ou un canon[5], est encore, pour le suppliant, un moyen momentané de salut. Sans respect pour ces usages séculaires, le Sultan, à la demande de M. Hastings, vice-consul d’Angleterre, et de M. Harris, envoya immédiatement cinquante soldats qui arrachèrent le meurtrier à son asile et l’amenèrent devant lui ; il le fit d’abord fouetter publiquement à coups de lanières de cuir, puis, dès qu’arriva la nouvelle que M. Cooper avait succombé à sa blessure, il le fit conduire dans les jardins de l’arsenal et fusiller en présence de MM. Hastings et Harris. Ainsi, sur la simple requête de deux étrangers, Mouley-abd-el-Aziz faisait enlever, dans la plus sainte des mosquées, et exécuter un musulman, un chérif, coupable seulement d’avoir, en tuant un chrétien, commis un acte que le Coran recommande en plusieurs endroits, bien qu’en d’autres il paraisse le blâmer. Le Sultan, par son acte d’énergique et prompte justice, donnait ainsi la plus légitime des satisfactions aux plus anciennes réclamations de la diplomatie européenne, mais il faisait un pas décisif dans la voie où ses sujets redoutaient de le voir s’égarer. Les roumis, désormais, n’allaient-ils pas devenir les maîtres du Maghreb, puisque, non content de prendre leurs modes et leurs usages, le Maître ne semblait pas faire plus de cas de la vie d’un bon musulman, d’un descendant du Prophète, que d’un étranger, d’un infidèle ? Fez terrorisée cacha son mécontentement ; mais tout le parti dévot, les uléma, les tolba, se répandirent en plaintes et excitèrent l’opinion. C’est un fait très caractéristique, à ce point de vue, que, parmi les prisonniers du combat du 2 février, il se soit trouvé le mokaddem de la mosquée de Mouley-Idris. On se remémora tous les actes du jeune Sultan, ses propos peu orthodoxes, ses amusemens peu conformes aux prescriptions du Coran, les ambassades envoyées, l’année d’avant, à toutes les puissances européennes, ses négociations avec la France, ses concessions sur la frontière algérienne. C’était un traître, vendu aux chrétiens, c’était « un juif qui avait livré aux Français le tombeau de ses ancêtres[6]. » N’avait-il pas, en effet, au moment où nos soldats marchaient sur Igli, le Gourara et le Touât, fait lire à la khotba (prône qui se fait le vendredi, à trois heures, dans toutes les mosquées où officie un iman officiel) une lettre où il prescrivait de ne pas attaquer les Français tant qu’ils n’envahiraient pas le Tafilelt ? Que dire d’un Sultan qui s’oppose à la djehad (guerre sainte), qui oublie que Mahomet en a fait, pour tous les vrais croyans, une obligation collective ? Tout bon musulman doit faire la guerre sainte, quand elle est prêchée. Il doit au moins la désirer de tous ses vœux ; et, pour une cause si juste, il doit partir sans se retourner, divorcer d’avec ses femmes, répartir ses biens entre ses héritiers. Par quelle sacrilège aberration le Sultan pouvait-il oublier ainsi ses devoirs les plus sacrés et empêcher ses sujets de se conformer aux préceptes du Livre ?

Le bruit se répandait, dans la foule alarmée, que Mouley-abd-el-Aziz préparait des mesures plus pernicieuses encore pour l’intégrité des coutumes marocaines et l’indépendance du pays. On l’accusait d’avoir accordé une concession de chemin de fer aux agens de l’Angleterre, et de vouloir ainsi ruiner le peuple innombrable des muletiers, chameliers ou âniers, au profit de quelques étrangers. Bref, tous ces incidens, toutes ces coïncidences, les rivalités d’influence des grandes puissances, la venue de plus en plus fréquente d’Européens au Maroc, créaient, dans tout le bled-el-Maghzen, un état d’inquiétude et de mécontentement qui devait se manifester à la première occasion ; jusque dans les profondeurs du bled-es-siba, sur les flancs lointains de l’Atlas, les voyageurs et les pèlerins colportaient la nouvelle des scandales de la cour chérifienne. Tant que le Maghzen resta à Marrakech, au milieu d’un pays soumis, dans une ville obéissante, les colères ne se propagèrent pas et les murmures restèrent sourds ; mais tout s’aggrava l’année dernière, quand le Sultan se mit en route, avec sa suite et son armée, et, par Rbàt et la côte, se dirigea vers la cité de Mouley-Idris, vers Fez.

Un dicton du pays compare le Maghreb à un sablier, dont les deux royaumes de Fez et de Marrakech sont les deux ampoules ; le sable, lorsqu’il est dans l’une, ne saurait rester en même temps dans l’autre ; de même, le Sultan séjourne-t-il longtemps à Marrakech, Fez, la cité pharisienne, bigote et frondeuse, s’agite, les provinces du Nord se désaffectionnent, les marches berbères s’insurgent ; vient-il, au contraire, se fixer à Fez, il doit alors redouter le soulèvement du Sous ou du Tafilelt. Mouley-abd-el-Aziz a commencé son règne par un séjour de sept années à Marrakech ; proclamé aux dépens de son frère aîné, Mouley-Mohammed, le fils de la Circassienne fut tout de suite mal vu à Fez : l’élément religieux, qui y est très puissant ; les uléma gardiens de la foi orthodoxe, les tolba de l’université de Karaouïn, clabaudaient volontiers contre lui ; ils allaient répétant que le Maître n’oserait pas venir à Fez. Sentant le danger, Mouley-abd-el-Aziz s’est acheminé vers la grande ville ; mais il n’y est entré qu’après de laborieuses négociations et de coûteux marchandages. A peine s’y était-il installé qu’il sembla prendre à tâche de provoquer l’irritation et la rébellion par des actes audacieux, comme l’exécution du meurtrier du docteur Cooper. Dans ce centre de l’orthodoxie marocaine, les imprudences du jeune sultan et ses amusemens européens firent d’autant plus scandale qu’il y avait été accueilli avec moins d’enthousiasme ; jusque parmi les tribus des montagnes, des Djebala, du Rif et des Brâber, des symptômes de désaffection et de révolte se manifestèrent ; partout, le peuple mécontent se prit à regarder, d’un geste instinctif, vers l’horizon d’où tout bon musulman, à l’heure marquée par Allah, espère voir venir le Mahdi.


II

Les circonstances créent l’homme comme le besoin crée l’organe. Quand la colère d’un peuple gronde, bientôt apparaît celui qui synthétise ses revendications et qui profile du courant qu’il n’a pas créé. Plus que partout ailleurs l’histoire vérifie cette règle au Maroc, où la loi d’hérédité est mal établie, où plusieurs familles chérifiennes descendent du Prophète comme les sultans filali eux-mêmes, où, enfin, le pouvoir n’est pas seulement conféré par la naissance et par le consentement de la nation, mais surtout par la réputation de sainteté. La plupart des révolutions et des changemens de dynastie ont eu pour raison d’être un mouvement de restauration religieuse ou la revanche de l’un des royaumes dont la juxtaposition constitue le Maghreb.

Dans les pays d’Islam, où les coutumes successorales sont incertaines, il se trouve toujours, en cas de mort ou de défaillance d’un sultan, des compétiteurs tout prêts à lui succéder ou à lui disputer son pouvoir : ce sont ses frères et ses demi-frères Le père, en général, désigne son successeur, non seulement dans les familles régnantes, mais aussi dans les grandes maisons chérifiennes, où le chef, le détenteur de la baraka (don divin, bénédiction), la transmet à qui bon lui semble, parfois même hors de sa parenté. De là, autour des sultans, les cabales de cour, les intrigues des femmes ; de là aussi l’atroce coutume des souverains, répandue dans presque tous les pays islamiques, d’inaugurer leur règne par la suppression de tous leurs frères. Mouley-abd-el-Aziz n’a pas manqué à cette précaution, ou du moins le ministre Bâ-Hamed y a veillé pour lui. On sait comment, à la mort de Mouley-el-Hassan, la puissance et les intrigues du grand vizir firent préférer au fils aîné, Mouley-Mohammed-el-Aouar (le borgne), qui passait pour brutal, ignorant et très hostile aux étrangers, le fils, plus souple et plus affiné, de la belle esclave circassienne. Le malheureux « borgne » fut arrêté, sous prétexte d’attentat à la sécurité de l’État, emprisonné et interné à Meknez ; depuis l’avènement de son frère, l’histoire l’entrevoit à peine, ombre falote et misérable de sultan dépossédé, derrière les hautes murailles d’une geôle ; mais son souvenir resta dans le pays, il garda des partisans qui, n’osant se montrer, répandirent secrètement des légendes sur le prince emmuré, tantôt annonçant sa disparition, tantôt racontant qu’on lui avait fait subir le fameux supplice de la main cousue, décrit par Pierre Loti. La popularité du frère spolié grandissait, dans l’imagination populaire, de toutes les fautes de son cadet ; les yeux de bien des mécontens, de bien des ambitieux, se tournaient naturellement vers Meknez où languissait la victime de Bâ-Hamed. Son sort préoccupait d’autant plus l’opinion, que Mouley-abd-el-Aziz n’a pas d’enfans et que le bruit s’accrédite qu’il n’en aura jamais ; si io Sultan venait à disparaître, son frère serait son héritier tout désigné. Ainsi Mouley-Mohammed-el-Aouar demeure un prétendant éventuel, et des renseignemens nous apprennent que des tribus soulevées auraient salué son nom de l’acclamation impériale : « Que Dieu bénisse notre seigneur ! » Le Sultan, bien conseillé, a compris le danger et tenté de le prévenir ; il a fait ouvrir à son frère les portes de sa prison, il l’a fait venir dans son camp et lui a fait faire, dans Fez, une entrée solennelle ; mais il n’est pas exact, bien qu’on l’ait annoncé, qu’il lui ait conféré le commandement de son armée. Pareille confiance, en un tel pays, serait par trop imprudente ; c’est assez, pour le Sultan, d’avoir, en exhibant son frère bien vivant, dissipé les légendes, toujours plus dangereuses que les réalités, et de bénéficier lui-même de la popularité de son aîné, tout en le tenant, comme un otage, à son entière merci. Triste destinée que celle du « borgne ; » si le Sultan venait à être vaincu, il n’hésiterait sans doute guère à faire disparaître un aussi dangereux rival ; victorieux, il renverra probablement son frère à sa triste prison, jusqu’à ce que le poignard ou le poison le punisse d’avoir inconsciemment servi de drapeau à la révolte.

A défaut du prince borgne, ou de l’agitateur sur lequel nous reviendrons, existe-t-il d’autres prétendans connus à l’empire du Maroc ? On a parlé des cheurfa d’Ouazzan, amis et protégés de la France ; c’est méconnaître le rôle de cette famille et la nature de son influence. La généalogie des cheurfa d’Ouazzan remonte, par trente-cinq générations, jusqu’à Fatma (Fatime), la fille chérie du Prophète et l’épouse d’Ali, en passant par Mouley-Idris, fondateur de Fez ; la maison d’Ouazzan est donc la première du monde musulman et les sultans reconnaissent implicitement sa primauté, lorsque à leur avènement ils sollicitent, du chef de la famille, une bénédiction qui est comme la consécration de leur légitimité ; de même, à la guerre, ils se font toujours accompagner par un chérif Ouazzani. Mouley-ben-Abdallah, vers 1730, fut le fondateur de la ville d’Ouazzan, et ses deux petits-fils, Mouley-Taïeb et Mouley-Thami, prêchèrent la doctrine et organisèrent la double confrérie connue, en Algérie, sous le nom de Taïbiïn et, au Maroc, sous celui de Touhama.

Les chefs actuels de la confrérie et de la zaouïa vivent à Ouazzan, qu’ils gouvernent comme un fief à peu près indépendant ; ils parcourent, de temps en temps, le Maghreb, recevant les marques de la plus profonde vénération et recueillant d’abondantes ziara (aumônes). Mouley-abd-es-Selam, qui fut notre allié, vint en Algérie et demanda la protection du gouvernement français, a laissé cinq fils, dont l’aîné, Mouley-el-Arbi, est le détenteur actuel de la baraka. Mouley-el-Arbi n’aspire pas à jouer un rôle politique. Ni lui, ni ses frères, ni ses neveux, n’ont aucune velléité de devenir les compétiteurs de Mouley-abd-el-Aziz. « Pas de Sultan sans nous, pas de Sultan chez nous, » c’est la devise de leur loyalisme intéressé. Une prophétie leur a prédit qu’ils ne régneraient jamais ; au pouvoir temporel, avec tous ses risques et ses tracas, ils préfèrent leur autorité spirituelle, d’autant plus considérable et d’autant plus précieuse qu’elle est moins définie. Dans la crise actuelle, Mouley-abd-el-Aziz a trouvé un loyal appui dans les chefs de la maison d’Ouazzan, et aucun péril ne semble venir de ce côté pour la dynastie filalienne ; quant aux très nombreux cheurfa des branches cadettes, plus ou moins authentiques, il s’en rencontre par tout le Maroc, mais ils sont en général pauvres, sans influence, et il n’apparaît pas, quant à présent, qu’un prétendant puisse surgir parmi eux.

Du côté du Sud, au contraire, le Sultan ne suit pas sans appréhension les mouvemens qui, de temps à autre, agitent le Sous et le Tazeroualt, pays remuans et prompts à la révolte, pays de ferveur religieuse et d’intransigeante orthodoxie. Une prophétie très connue, — chose grave chez un peuple profondément religieux et fataliste, — annonce que les temps de la dynastie régnante sont accomplis et que le successeur du Sultan actuel viendra du Sous. Là-bas, dans l’Extrême-sud, au delà de Tiznit, Mouley-el-Hassan a lutté longtemps contre le fameux marabout Sidi-el-Hossein-ould-Hachem, chef de la zaouïa de Sidi-Ahmed ou Moussa, qui ne s’est jamais soumis que du bout des lèvres ; ces dernières années, son fils, devenu chef de la zaouïa, s’est révolté et s’est posé en prétendant au trône ; de 1898 à 1900, le caïd El-Guellouli, à la tête d’une forte armée appuyée sur la citadelle de Tiznit, a guerroyé longtemps contre le marabout, qui reste à peu près indépendant dans ses oasis. Que les temps troublés se prolongent pour le Maroc, que le Nord s’agite et retienne longtemps le Maghzen à Fez, et c’en serait assez pour que tout le Sud se lève à la voix du marabout de Sidi-Ahmed. Déjà, s’il en faut croire certains renseignemens, l’agitateur Bou-Hamara aurait envoyé un émissaire au marabout du Tazeroualt pour l’inciter à soulever toute sa région. Quand la dynastie filalienne a succédé, en 1665, à la dynastie saadienne, elle venait du Tafilelt ; comme elle a commencé il se pourrait qu’elle finît, en laissant la place à des hommes du Sud.

En dépit des prophéties, ce n’est cependant pas du Sud, mais du Centre et de l’Est, qu’est venu le danger qui a jeté l’effroi, en ces dernières semaines, jusque dans Fez et dans l’entourage du Sultan. Qu’est-ce que ce Bou-Hamara, apparu subitement dans l’histoire du Maroc, célèbre un jour, puissant une heure, aujourd’hui fugitif ? Bou-Hamara est un surnom qui signifie « l’homme à l’ânesse ; » le vrai nom de l’agitateur est Jelalli-ez-Zerhouni, originaire, comme son nom l’indique, du Zerhoun et, par conséquent, chérif[7]. C’est une sorte de charlatan, de magicien, de faux Mahdi. Un renseignement, que nous avons tout lieu de croire exact, nous le montre voyageant, l’hiver dernier, parmi nos tribus algériennes de l’Oranie, s’y faisant passer pour Mouley-el-Arbi, chérif d’Ouazzan, et escroquant des aumônes grâce à cette supercherie. Au mois de juillet dernier, on signalait la présence dans le Metghara (haute vallée de l’oued Ziz) d’un agitateur borgne, au nez fortement marqué de petite vérole, dont le signalement correspond à celui que l’on nous donne de Jelalli-ez-Zerhouni. L’agitateur travaillait-il pour son propre compte, avait-il l’intention de se substituer au Sultan actuel, ou voulait-il mettre à sa place quelque autre prétendant, soit Mouley-Mohammed, soit le marabout du Tazeroualt, soit tout autre, il est difficile de le savoir, et peut-être Bou-Hamara ne le savait-il pas très bien lui-même. Ce qui est sûr et très caractéristique, c’est qu’il était affilié à la grande et puissante secte des Derkaoua, et le fait que sa fortune a commencé dans le Metghara, centre d’action et d’influence des Derkaoua, confirme qu’il n’était sans doute que l’instrument de cette confrérie aux lointaines ramifications, et le représentant du particularisme berbère.

On sait que l’ordre des Derkaoua, fondé au siècle dernier par Mouley-el-Arbi-el-Derkaoui et son fils Mohammed-ben-el-Arbi-el-Alaoui, du Metghara, a trouvé des adeptes surtout parmi les tribus berbères ; très puissant et très répandu, il est, au Maroc, en quelque sorte l’analogue de ce qu’est, dans le Sahara et la Tripolitaine, la secte des Senoussites ; il répond à, la passion d’indépendance politique et religieuse qui a été, de tout temps, le caractère distinctif des Berbères. Les Derkaoua se recrutent parmi les pauvres ; avec leurs bâtons et leurs chapelets, ils parcourent les douars et les bourgades, comme jadis nos moines mendians ; ils s’astreignent à des pratiques particulières, comme de répéter un certain nombre de fois les formules du Coran ; dans la prière, ils ne mentionnent à voix haute que Dieu seul et se contentent d’ajouter, à voix basse, le nom de Mahomet. Ils se séparent ainsi de l’orthodoxie musulmane et témoignent ne reconnaître d’autre souverain que Dieu ; la conséquence est que, s’ils respectent, dans le Sultan, son caractère religieux, ils ne reconnaissent pas son autorité temporelle ; passionnés pour une indépendance ombrageuse, ils haïssent les étrangers et prêchent la guerre sainte. Mouley-el-Hassan, pendant son laborieux règne, a été en lutte constante avec leur influence, au Tafilelt comme dans les montagnes des Brâber. Ainsi, la révolte de Jelalli-ez-Zerhouni apparaît comme un épisode nouveau de la lutte, plus de vingt fois séculaire, des maîtres des plaines marocaines contre le particularisme indomptable des tribus montagnardes. C’est en étudiant ces tribus que nous pourrons nous rendre compte de la portée du conflit actuel, de ses origines et de ses conséquences.


III

Si, partant de Fez, on se dirige vers la vallée de la Moulouya et nos villes algériennes de Lalla-Marnia et de Tlemcen, il faut suivre le couloir naturel qui sépare les massifs du Rif de ceux de l’Atlas moyen. L’oued Innaouen, affluent de l’oued Sebou, et l’oued Msoun, affluent de la Moulouya, marquent, par les profondes coupures qu’ils ont creusées dans la montagne, la direction que toutes les armées de tous les temps ont suivie pour pénétrer dans les plaines atlantiques ou pour en sortir, la voie que prennent toutes les caravanes de commerçans et que ne saurait manquer d’emprunter, dans un avenir plus ou moins proche, le chemin de fer franco-marocain de Tlemcen à l’Atlantique par Marnia, Oudjda, Taza, Fez et Rbât. Là sont vraiment les portes du Maghreb-el-Aksa, et c’est Taza qui tient les clés. Taza, à trois journées de Fez et à cinq de Marnia, est bâtie à l’extrémité d’une presqu’île rocheuse « qui s’avance dans la plaine comme un cap[8], » et qui domine de 130 mètres le lit de l’oued Innaouen. Véritable oppidum, elle surplombe à pic, de trois côtés, les torrens et les magnifiques jardins qui l’entourent ; du côté du Sud-Est seulement, on y accède par une pente assez douce, à travers les vergers ; au Sud, elle est dominée par les contreforts du Djebel Tazekka (3 000 mètres) qui en rendraient la défense impossible contre un assaillant européen. De tout temps, une ville et une forteresse se sont élevées là, au carrefour des grandes voies commerciales qui conduisent, d’une part, vers Tlemcen et vers Fez, de l’autre, au Nord, vers Melilla et la Méditerranée, par l’oued Azrou et l’oued Quert, en quatre étapes, et, au Sud, en remontant les vallées, vers les pays du haut-Atlas et, plus loin, vers le Tafilelt. Cette admirable position stratégique et commerciale a fait la fortune de Taza ; elle était jadis l’une des sept grandes cités du Maghreb. Léon l’Africain vante sa splendeur ; Ali-bey, qui la vit au commencement du XIXe siècle, la décrit comme une ville prospère, riche, fière de ses superbes jardins, pleins de roses et de rossignols. Bien déchue aujourd’hui, Taza n’est plus que ruines et misère ; ses murailles croulantes ne renferment plus qu’une population peu nombreuse, et ses sanctuaires vénérés sont presque déserts ; tous ces malheurs sont dus au voisinage de la terrible tribu des Riata : guerriers redoutés, ils ont fait, de la ville abandonnée par le Maghzen, leur esclave et leur proie ; ils la pillent et la rançonnent sans cesse comme une ville conquise ; elle est, si l’on ose dire, leur vache à lait ; les belles palmeraies, orgueil de la cité, sont aux mains des bandes sauvages qui font payer aux habitans la faveur de récolter leurs propres fruits et même le droit de puiser de l’eau dans les torrens qui coulent au pied des murailles. Désespérés, les gens de Taza émigrent ; ceux qui restent vivent dans une perpétuelle insécurité ; dans leur détresse ils invoquent le Sultan ; le vicomte de Foucauld rapporte même les avoir entendus envier le bonheur et la tranquillité de Tlemcen. Il se pourrait que l’une des conséquences de la guerre actuelle fût de ramener enfin à Taza les troupes du Sultan et de délivrer la malheureuse cité de ses terribles oppresseurs. En tout cas, ce que nous avons dit de Taza suffira à faire comprendre pourquoi Bou-Hamara en avait fait le centre de ses opérations et de quelle importance est, pour la sécurité et l’avenir du Maroc, la possession de la ville et du carrefour qu’elle commande.

Au Nord de la trouée de Taza habitent les tribus des Djebala et du Rif ; au Sud, c’est le pays des Brâber, la région la plus sauvage, la plus impénétrable du Maghreb. C’est là, dans les hautes vallées de l’oued Sebou, de la Moulouya et de leurs affluens, sur les flancs du moyen-Atlas et des chaînes parallèles qui s’étagent jusqu’aux sommets neigeux du grand-Atlas, que le sang berbère s’est conservé pur de tout alliage étranger. Les tribus, jalousement indépendantes vis-à-vis du Sultan, ne le sont pas moins les unes vis-à-vis des autres ; guerrières et fanatiques, elles maintiennent, dans leurs montagnes et dans leurs hautes vallées, les coutumes et les traditions immémoriales de la race. Ici, nous sommes en plein bled-es-siba ; le Sultan n’a, chez les Brâber, aucune autorité ; il se contente de profiter de leurs divisions intestines, de leurs constans démêlés, pour soudoyer telle ou telle fraction, fournir des subsides à tel ou tel chef ; il parvient ainsi à neutraliser les unes par les autres ces remuantes tribus. Chaque douar a son chef, chaque fraction sa djemâa, chaque tribu son ou ses amrar ; les rivalités, les haines locales, les vendettas de famille rendent toute confédération, toute concentration de troupes impossible, même dans le cas où la guerre sainte viendrait soulever la haine fanatique de l’étranger. Les Brâber, s’ils détestent tout ce qui est chrétien, ne sont pas pour cela de très fervens musulmans ; n’entendant que la langue tamazirt, ils ne comprennent rien au Coran ni aux prières rituelles et ne connaissent que les pratiques extérieures du culte ; plus superstitieux que religieux, ils vénèrent les santons et les marabouts et leur accordent souvent une très grande influence temporelle. Vers l’Est, le domaine des Brâber s’arrête aux crêtes du moyen-Atlas ; s’ils descendent parfois jusque dans les steppes de la Moulouya, c’est pour y livrer des combats acharnés aux Oulad-el-Hadj, aux Oulad-Khaoua, aux Beni-Guil, tribus arabisées, toujours en guerre contre les tribus brâber.

C’est parmi ces peuplades à demi sauvages que Bou-Hamara a recruté ses partisans ; excités par l’espoir du butin, plus encore que par l’amour de la bataille et la griserie de la poudre, les montagnards se sont levés à sa voix. A la guerre, ils sont redoutables par leur bravoure ; mais, comme dans l’Europe du moyen âge, leurs guerres sont en général peu meurtrières ; leurs expéditions sont courtes ; ce sont plutôt des razzias, des raids, que de véritables campagnes ; vaincus, ils se fortifient dans leurs tirremt pour attendre une occasion plus propice. Le sort de la tentative du rival de Mouley-abd-el-Aziz dépendait du parti que prendraient les tribus brâber ; qu’elles s’unissent toutes pour le suivre, et c’en serait fait du Sultan ; qu’au contraire elles se combattent les unes les autres, et l’usurpateur serait perdu.

El-Zerhouni a trouvé ses fidèles les plus nombreux parmi les Riata. Cette tribu a une histoire, qu’elle doit à la position géographique de ses territoires. Les vallées du moyen-Atlas, qui séparent les quatre grands plissemens montagneux orientés parallèlement du Nord-Est au Sud-Ouest, viennent aboutir à Geldaman, le principal centre des Riata, à une demi-étape au sud de Taza ; de là, les Riata maîtrisent la grande trouée, le carrefour que nous avons décrit. Tout le commerce qui descend des hautes vallées, celui qui vient de Melilla, d’Algérie ou de Fez, passe à portée de leurs villages et sous la menace de leurs fusils. La tribu est peu nombreuse ; elle possède environ 3 000 fusils et 1 000 chevaux ; mais, très guerrière, très indépendante, riche du pillage des caravanes et de la rançon des voyageurs, elle tient en une rude tutelle les gros centres de Taza, Meknasa-el-Foukania et Meknasa-el-Tahtania ; elle coupe à son gré la route de Fez à Oudjda. Berbères d’origine, les Riata sont à demi arabisés, sauf la fraction montagnarde des Ahel-ed-Doula, qui fait cause commune avec les Beni-Ouaraïn et ne parle que berbère ; ils sont depuis longtemps en relations avec le Maghzen ; ce sont eux qui, en 1875, battirent complètement l’armée de Mouley el-Hassan, qui dut lui-même s’enfuir à pied, sans armes, et n’échappa qu’avec peine. Depuis lors, ils s’étaient soumis, au moins pour la forme, mais aucun caïd n’a jamais osé se risquer parmi eux ; l’espoir du pillage, les mauvais bruits répandus sur le Sultan, l’influence du mokaddem de Mouley-Idris, peut-être aussi la crainte de voir l’armée impériale s’établir à Taza et leur arracher leur proie, les ont décidés à marcher à la suite du prétendant Guerriers redoutables, cavaliers agiles, armés du remington, ce sont eux qui, dans la première rencontre, ont battu les soldats du Maghzen : vaincus à leur tour, ils n’ont pas déposé les armes et restent fidèles à la cause de Bou-Hamara, qui a épousé la fille d’un de leurs principaux chefs et qui paraît s’être réfugié dans leurs montagnes.

A leur suite, ils ont entraîné leurs voisins du Nord-Ouest, deux petites tribus des Djebala qui habitent les plateaux, sur la rive droite de l’oued Innaouen : les Tsoul et les Hiaïna. Tsoul, tribu montagnarde, ne fournit que des fantassins ; armés du remington, que la contrebande espagnole fournit abondamment à toutes les tribus du Rif, des Brâber et des Djebala, les hommes sont bons tireurs ; ils savent fabriquer la poudre, fondre les balles, réamorcer les douilles ; mais leurs cartouches sont mauvaises et leurs projectiles ne sont pas de calibre ; leur feu est à peu près sans efficacité au delà de 200 mètres, car ils ne savent pas se servir de la hausse. Les Hiaïna ont un millier de cavaliers, armés du remington et d’une sorte de faucille emmanchée au bout d’un long bâton qu’ils appellent le mekhtaf et qu’ils manient avec une grande dextérité. Il semble aussi que des contingens soient venus à l’insurrection des tribus arabisées nomades qui parcourent les steppes du Dahra, notamment des Oulad-el-Hadj.

Les Riata et leurs alliés pouvaient mettre en ligne des forces déjà sérieuses, mais insuffisantes pour venir à bout de la puissance du Sultan. L’avenir de l’insurrection dépendait des deux grandes tribus du moyen-Atlas, les Beni-Ouaraïn et les Aït-Ioussi. Les Beni-Ouaraïn sont la plus nombreuse tribu des Brâber ; ils peuplent les revers occidentaux du moyen-Atlas, entre les crêtes qui dominent le bassin de la Moulouya à l’Est, l’oued Sebou, à l’Ouest, et le pays des Riata, au Nord ; ils peuvent, disent-ils, mettre sur pied 12 000 à 14 000 fantassins. Mais leurs différentes fractions, séparées par d’énormes chaînes de montagnes, comme le djebel Bou-Iblan, qui atteint 4 000 mètres, ne pourraient pas facilement se mobiliser et se concentrer. Les Aït-Ioussi sont séparés des Beni-Ouaraïn par la haute vallée de l’oued Sebou ; à l’Est, ils confinent au territoire des Beni-Mgild, et, au Nord, ils s’approchent de la banlieue de Fez. Ils se vantent de pouvoir disposer de 6 000 à 7 000 fusils.

A se souvenir de l’histoire de ces dernières années, il semblait que ces puissantes tribus dussent plutôt se trouver du côté des ennemis du Sultan. Mouley-el-Hassan, dans sa longue lutte contre les Berbères et l’influence des Derkaoua, avait fait les plus grands efforts pour assurer la sécurité des routes de Fez à Marrakech et de Fez au Tafilelt ; il avait réussi à établir des garnisons et des caïds à Çefrou, à Azro et à Kasbat-el-Maghzen, sur la Haute-Moulouya ; mais il n’avait jamais pu venir à bout des tribus, et ses garnisons restaient confinées dans leurs citadelles ; un jour même, son oncle, Mouley-Serour, fut massacré, avec 300 cavaliers, par les Aït-Chokhman, alliés des Aït-Toussi, et jamais il ne put tirer pleine vengeance du meurtre. Lors de sa dernière campagne au Tafilelt, il dut acheter, par des faveurs et des présens, la neutralité des Beni-Mgild, des Zaïan, des Aït-Toussi, des Aït-Atta, etc. Les grands caïds de ces puissantes tribus sont indépendans et héréditaires ; le titre que le Sultan leur confère n’est que la reconnaissance officielle de leur autorité ; loin d’acheter leurs charges, comme les caïds du Rarb, ou de payer des redevances, ils reçoivent du Sultan des pensions, en échange desquelles ils reconnaissent sa suzeraineté.

La plus grande influence, dans ces régions, appartient actuellement à Omar-el-Ioussi, caïd des Aït-Ioussi, qui a joué un grand rôle dans les derniers événemens. Chef d’une nombreuse tribu, beau-frère du caïd des Beni-Mgild et de celui des Zaïan, Omar-el-Ioussi est un féodal turbulent et batailleur. Trois fois déjà il s’est révolté contre le Sultan, et trois fois il a obtenu son pardon, grâce aux sacs de douros dont il a eu la précaution de se munir. Lors d’une de ses dernières révoltes, le caïd et la garnison de Kasbat-el-Maghzen furent massacrés par ses alliés, et tout le pays retourna à l’indépendance. La guerre, depuis lors, n’a guère cessé de sévir, autour de Fez, entre les Oulad-el-Hadj, unis aux Oulad-Allal, et les Aït-Ioussi. Si l’on joint à ces circonstances le mécontentement causé dans toute la contrée, surtout chez les Beni-Mgild qui ont combattu les Français au Touât, par les prescriptions du Sultan défendant la guerre sainte, on conviendra qu’il semblait, au premier abord, que de puissans élémens de guerre civile étaient prêts à entrer en campagne et à se joindre au prétendant.

L’événement a démenti ces craintes ; l’attitude d’Omar-el-Ioussi a décidé du sort de Bou-Hamara. Soit qu’il ait reçu de riches présens, soit qu’il ait voulu se faire pardonner ses révoltes passées, soit pour tout autre motif ignoré, on a vu le caïd des Aït-Toussi, après la rude défaite infligée aux troupes du Sultan par les fidèles de Bou-Hamara, marcher contre les Hiaïna et ravager leur territoire ; dans la bataille du 2 février, il commandait l’avant-garde et c’est lui qui semble avoir le plus contribué à la victoire. — Certains renseignemens tendraient à faire croire qu’une partie des Beni-Ouaraïn aurait d’abord suivi le prétendant et l’aurait ensuite abandonné ; peut-être même est-ce à leur défection, préparée par les agens du Maghzen, qu’il faudrait attribuer la défaite des rebelles.

Quoi qu’il en soit d’ailleurs, les fluctuations de la politique marocaine et les procédés de gouvernement du Sultan apparaissent ici très nettement. Il pratique l’éternelle maxime : diviser pour régner ; il ne craint pas de s’appuyer, contre le rebelle d’aujourd’hui, sur le rebelle d’hier, qui peut-être sera le rebelle de demain. En campagne contre les Zemmour et les Gerouan, il apprend les nouvelles de Taza et le mouvement de Bou-Hamara ; aussitôt il pardonne aux deux tribus et suspend la campagne ; il appelle à son aide les Beni-Mtir, dont une fraction, qu’il soutient contre une autre, est depuis longtemps à sa solde ; il s’attache les Beni-Mgild ; puis, de savantes intrigues lui assurent l’appui d’Omar-el-Ioussi. En même temps, les influences religieuses entrent en scène ; le Sultan invoque l’intervention des cheurfa d’Ouazzan : il leur demande de se rendre en pacificateurs dans les pays dont la fidélité est ébranlée, de prêcher la soumission et d’agir en médiateurs. Dans le Rif, dans les Djebala, des agens du Maghzen, des marabouts, des cheurfa circulent pour empêcher le soulèvement de gagner ces tribus remuantes et guerrières ; un oncle du Sultan, Mouley-el-Arafa, se rend, avec quelques troupes, à Tanger, puis près de Melilla, pour surveiller le Rif, et enfin dans la région d’Oudja, pour prendre à revers le prétendant. Tel est le jeu ordinaire de la politique du Maghzen : il est bien loin d’être le maître de tout le territoire du Maghreb, mais il a à lutter contre des adversaires sans cohésion ; il augmente leurs divisions par d’habiles intrigues, par de l’argent adroitement semé ; il attise les haines, entretient les rivalités ; il sait aussi, quand il peut le faire sans péril, frapper rudement et faire expier en quelques jours des années de patience et d’humiliations. Ne croirait-on pas voir Louis XI, ou quelqu’un de nos vieux rois, venant à bout des forces féodales en les opposant les unes aux autres, se servant au bon moment de l’influence de Rome et des évêques, soudoyant les consciences, achetant les trahisons, payant les fidélités, jusqu’au jour du règlement de compte final ?


IV

Pour le moment, la partie de Bou-Hamara semble perdue, autant, du moins, qu’en un pareil pays il est possible de préjuger d’un avenir, même très proche. La résistance de ses partisans va sans doute se concentrer autour de Taza et dans les montagnes des Riata où elle s’épuisera et finira par s’éteindre ; quelques têtes encore iront à Fez, orner Bab-Ftouh, et une sécurité relative renaîtra dans le bled-el-Maghzen, tandis que les tribus du bled-es-siba retourneront à leur irréductible particularisme. Il est probable d’ailleurs que les détails de l’insurrection actuelle, lorsqu’ils seront bien connus, prouveront que l’incendie fut moins étendu et le péril moins urgent que certains nouvellistes n’ont voulu le faire croire. Les « grandes batailles », dont on nous a conté les péripéties n’ont pas coûté la vie à beaucoup de combattans ; jamais les transactions n’ont été entravées dans tout le Nord et l’Ouest du Maghreb ; la lutte est restée circonscrite à la région de Taza. Le danger n’a probablement pas été aussi grave qu’on l’a cru ; mais ce qui est sûr, c’est qu’il renaîtra.

L’alarme, malgré tout, a été chaude dans l’entourage du Sultan ; et peut-être convient6il que nous nous en félicitions, si cette leçon l’avertit qu’il ne braverait pas toujours impunément les traditions et les préjugés de ses sujets, et l’incite à réfléchir sur l’imprudence de certaines compromissions et les inconvéniens de certaines amitiés. Les fournisseurs et les aventuriers qui l’avaient poussé à des réformes hâtives, plus spécieuses qu’efficaces, et qui cherchaient tout autre chose que l’intérêt du Maroc, ont abandonné le Sultan aux premiers symptômes d’un péril sérieux. Au contraire, les consuls européens, le capitaine Larras, de la mission militaire française, sont restés à leur poste ; le commandant de Saint-Julien s’est mis en route pour Fez, en pleine insurrection, avec M. Descos, premier secrétaire de la légation de France, malgré les nouvelles alarmistes répandues à profusion. Le règlement définitif des questions de voisinage entre l’Algérie et le Maghreb, qui vient d’être obtenu et qui va s’exécuter, mettra un terme, en même temps, à tous les litiges de détail que nos rivaux savaient exploiter contre notre influence. Le Sultan pourra apprécier où sont ses amis sincères, qui ne désirent que l’intégrité, le développement normal et l’ouverture prudente du Maroc, et où, ceux qui ne cherchent qu’à exploiter au profit d’intérêts personnels ou d’ambitions inavouées, les sympathies européennes et les goûts d’exotisme du jeune maître qu’ils flattent et dont, sous prétexte de l’amuser, ils font eux-mêmes leur jouet. Il se rendra compte que ses fantaisies coûteuses l’obligeront à des emprunts successifs, pour lesquels il devra donner des gages, et qui ouvriront, s’il n’y prend garde, la porte aux intrigues et aux cupidités étrangères.

Le Sultan, sans doute, est maître chez lui et personne ne désire le déposséder de sa souveraineté ; mais c’est à la condition qu’il n’en mésuse pas et qu’il ne donne sa confiance qu’à bon escient. Mais si, sur ce cerveau d’Oriental, les images fortes et simples font une impression plus vive et plus durable que les raisonnemens les mieux déduits, il pourra méditer l’apologue qu’un Français lui conta naguère, à un moment où il se montrait disposé à céder aux instances de son entourage britannique et à accorder à des Anglais la concession d’un chemin de fer : « Dans la cour de sa maison bien close, un homme élevait des poules. Il était dans son droit. Mais voilà qu’un beau jour son voisin s’avise d’élever toute une nichée de renards. Il était, lui aussi, dans son droit. Et cependant, qu’arriva-t-il ? Les renards firent un trou sous le mur et croquèrent les poules. »


RENE PINON.

  1. Nous devons un tribut tout spécial de gratitude au marquis de Segonzac, qui a bien voulu nous communiquer en épreuves le livre qu’il publie en ce moment, et, en outre, des correspondances personnelles du plus haut intérêt. Dans ses trois voyages successifs dans le Sous, dans le Rif et chez les Braber du moyen-Atlas, M. de Segonzac a exploré les parties les plus impénétrables du Maghreb ; personne, depuis le vicomte de Foucauld, n’avait apporté à la connaissance de ce mystérieux pays une aussi importante contribution. Les résultats scientifiques de ces explorations sont relatés dans : Voyages au Maroc, 1 vol. gr. in-8o illustré ; Armand Colin, 1903, et un atlas.
  2. Cheurfa, pluriel de chérif.
  3. On nous permettra de renvoyer à notre étude : le Maroc et les puissances européennes dans la Revue du 15 février 1902.
  4. On dit Sidna, notre maître, en parlant du Sultan ; Sidi, mon maître, s’emploie pour les autres grands personnages.
  5. Dans les camps, les canons, considérés comme sacrés, sont toujours tournés vers l’Est, vers La Mecque.
  6. Le Tafilelt, d’où est sortie la dynastie filalienne actuellement régnante. On crut, dans tout le Maroc oriental, lors de notre expédition du Touât, que nous allions attaquer le Tafilelt. Ces propos ont été entendus par M. de Segonzac chez les Aït-Izdeg, de la Haute-Moulouya.
  7. Le djebel Zerhoun est la montagne sainte qui domine le paysage entre Fez et Meknez ; c’est là que Mouley-Idris, premier empereur du Maroc, fonda la première ville de son nom ; c’est son fils Mouley-Idris II qui fonda Fez. On montre, sur la montagne, la grotte où s’abrita le premier Idris, quand il arriva d’Orient au Maroc ; à côté, est la « grotte des premiers apôtres » (El-Kef-el-Moujahidin). Les ruines d’une vaste enceinte romaine s’élèvent auprès de là. Toutes les familles originaires de la Montagne sainte sont regardées comme chérifiennes.
  8. Vicomte de Foucauld, Reconnaissance au Maroc (1883-84), 1 vol. gr. in-8o ; Challamel, 1888 (page 25). Voyez également, sur Taza, la description de M. de Segonzac ; Budgett-Meakin, The Land of the Moors, p. 348 ; Londres, Sonnenschein, 1901 ; la belle carte du Maroc de M. de Flotte-Roquevaire (Plon), et, du même auteur, Essai d’une carte hypsométrique du Maroc, avec une carte en couleurs, dans les Annales de Géographie du 15 juillet 1901.