Les Fantômes de la science

La bibliothèque libre.
Revue des Deux Mondes3e période, tome 87 (p. 203-214).
LES
FANTOMES ET LA SCIENCE

Phantasms of the living, par MM. Gurney, Myers et Podmore, 2 vol. in-8o; Trübner. London, 1887.

Il est terriblement banal de parler des progrès de la science, et de ses progrès de plus en plus rapides. Pourtant, si nous étions sincères avec nous-mêmes, nous reconnaîtrions que cette science contemporaine, dont nous tirons vanité, n’est pas si sûre d’elle-même, et ne va pas si haut et si loin qu’on affecte de le croire. Nous achevons de remplir les chapitres d’un livre dont nos prédécesseurs ont écrit les premières lignes. Les chapitres sont indiqués, et laborieusement on les achève. Nous ne faisons guère davantage, et bien rarement il s’ouvre des chapitres tout à fait neufs. Qu’on pousse un peu plus loin l’étude mathématique du potentiel électrique, qu’un microscope perfectionne permette de mieux suivre le développement d’une graine, qu’une analyse chimique plus savante dédouble un composé qui nous paraissait simple ou explique suivant des modes différens les lois de l’atomicité, il n’y a là rien de bien nouveau. C’est toujours cette même science que nous connaissions. Elle part des mêmes principes et aboutit aux mêmes conclusions, plus complètes, plus rigoureuses, peut-être, mais en somme de même essence.

Dieu nous préserve de médire de la science! « Après tout, c’est encore ce qu’il y a de plus sérieux au monde, » dit quelque part M. Renan, Mais, si sérieuse qu’elle soit, cette science, limitée à certains objets et à certaines méthodes, s’agiterait dans un très étroit espace. Moins d’erreurs qu’autrefois, c’est possible ; mais bien peu de grandes vérités en plus. Heureusement il se trouve des investigateurs hardis qui n’ont peur ni des contradictions, ni des sarcasmes, et qui osent sortir des chemins battus. Ils font en cela œuvre de savans ; car ce qui fait le savant, c’est la hardiesse dans la curiosité, ainsi que le soutenait M. Charles Richet il y a quelques jours.

À ce compte, les auteurs des Phantasms of the living sont bien vraiment des savans. Ils ont osé encourir le reproche d’être absurdes; ils n’ont pas reculé devant un immense labeur, et leur curiosité sans limites est allée s’attaquer au plus grand mystère de la vie humaine.

Existe-t-il, oui ou non, autour de nous, des êtres supérieurs à l’humanité, ou, pour mieux dire, différens de l’humanité? Depuis notre enfance, nous avons été si bien habitués à ces mots de fantômes, esprits, revenans, apparitions, spectres, qu’aucune explication plus détaillée n’est nécessaire. Un revenant, un fantôme, c’est une image qui n’a pas de corps, qui cependant va et vient, parle et agit, avec des allures humaines. On nous a bercés avec de pareilles histoires.

Si les vieilles nourrices croient aux revenans, les savans n’y croient pas; et on avouera que c’est une tentative quelque peu étrange et audacieuse que d’associer les mots de fantôme et de science, et de soumettre à un vrai et scientifique contrôle les récits de revenans. Mais, après tout, pourquoi pas? Qui donc se croirait le droit de limiter la vérité, et de décider, avec l’étroit bon sens de l’heure présente, que telle chose est possible et que telle autre ne l’est pas? Pour ma part, je suis très reconnaissant à MM. Gurney et Myers de leur courage. Il doit leur importer assez peu d’être ou non approuvés par les esprits forts qui ont appris la science dans l’épicerie ou la literie, et qui ne croient qu’à ce qu’ils ont vu. Pour ces grands philosophes de boutique, le seul mot de revenant fait hausser les épaules et amène un sourire de dédain. Il nous parait que l’étude loyale du problème vaut mieux que ce vain mépris. Nous croyons que le savant consciencieux doit être assez sage pour ne pas railler avant d’étudier, et pour se dire : « Pourquoi non? Voyons un peu ce que l’on en peut affirmer. Il n’y a aucune absurdité mathématique à admettre des revenans. Si l’on peut m’en donner la preuve, je ne me refuserai pas d’avance à l’accepter. Certes, je la demanderai formelle et sérieuse ; mais je ne me reconnais pas le droit de repousser sans examen cette opinion et d’avoir pour elle un mépris que je n’aurais pas pou: telle ou telle autre hypothèse. » Ayons donc, nous aussi, le courage d’aborder sans préjugé et sans parti-pris le livre en question.

Nous avons cru devoir en parler ici, car il est à craindre que les Phantasms of living soient un livre toujours peu répandu en France. Nous aimons les ouvrages courts, ceux qui peuvent se lire sans fatigue, presque sans attention, où il y a des descriptions élégantes, exposées dans un ordre méthodique irréprochable. De plus, nous avons horreur de tout ce qui dépasse nos conceptions de chaque jour. Ce qui dérange notre petite vie terre-à-terre nous répugne. Nous sommes foncièrement classiques, attachés aux vieilles opinions de nos ancêtres, et nous maudissons ceux qui nous forcent à changer et à regarder un peu au-delà de notre routine.

Le livre que publient MM. Gurney, Myers et Podmore n’a aucune de ces faciles qualités, et ce n’est ni une récréation, ni un délassement que de lire ces deux gros volumes. Les auteurs ne cherchent pas à nous amuser; ils n’ont pas de ménagemens pour nos habitudes d’esprit. Ils nous introduisent de plain-pied dans des faits subversifs, qui, s’ils ne contredisent pas la science, — un fait ne contredit pas la science, — au moins paraissent devoir rester en dehors de la science officielle, classique, telle qu’elle est enseignée par les académiciens et les maîtres d’école.

Le but qu’ils se sont proposé est le suivant. Il y a dans l’opinion publique comme une vague et confuse notion d’une relation de pensée entre deux personnes, relation qui ne peut être expliquée par les données scientifiques précises. Peut-on contrôler cette vague croyance? Peut-on apporter quelques preuves qui infirment ou qui confirment cette sympathie à distance, cette télépathie, suivant le néologisme qu’ils ont adopté?

La télépathie peut s’exercer de diverses manières, soit dans le somnambulisme ou le sommeil par les rêves, soit à l’état de veille par des apparitions. Il nous parait que les plus intéressans des cas rapportés dans le livre des Phantasms concernent les apparitions, les fantômes. C’est donc des fantômes que nous allons parler ici.

Leur démonstration n’est pas une démonstration expérimentale, et elle ne pouvait guère l’être : car les fantômes et les revenans ne se prêtent pas à l’expérimentation. Les spirites l’ont essayé, et sans grand succès, puisque aussi bien il semble qu’il y ait dans les apparitions des spirites plus de jongleries que de réalités. C’est par une autre méthode que MM. Gurney et Myers ont procédé. Ils ont consulté les personnes ayant vu ou cru voir des apparitions, et ils ont entouré leur enquête de précautions multiples, ingénieuses, approfondies. Tout d’abord, cette enquête a porté sur la bonne foi. Leurs correspondans étaient-ils des imposteurs ou des gens sincères ?

À notre sens, rien n’est plus simple que cette question de la bonne foi ; car le nombre des fourbes n’est pas si grand qu’on l’imagine. Qu’il se soit glissé, parmi les six cents récits rapportés dans les Phantasms, quelques histoires inventées à plaisir, par quelques farceurs peu scrupuleux, cela est possible, et même assez vraisemsemblable. Nous en admettrons bien deux ou trois, ou quatre, voire même dix. Mais ce chiffre de dix est déjà un peu fort pour être vraisemblable ; car les divers correspondans des Phantasms n’ont pas été admis sans références et sans preuves à l’appui de leurs dires. Souvent ces correspondans sont des hommes considérables, des lords, des membres du barreau, du clergé, des officiers supérieurs ; en un mot, des personnes appartenant à la société civilisée, à la société que nous fréquentons les uns et les autres.

Or, dans ces conditions, qui donc est un faux témoin ? Peut-être quelques hâbleurs enjolivent-ils volontairement une histoire, quand ils la racontent à table inter pocula. Mais, quand il s’agit de faire presque solennellement un récit qui sera imprimé, avec son nom propre, on y regarde à deux fois avant de commettre une imposture. Il est inadmissible que tous ces cinq cent quatre-vingt-dix récits soient de pures fantaisies. On ne ment pas devant un tribunal ; on ne ment pas quand on raconte publiquement un fait important, après avoir attesté sa bonne foi. Ce mensonge serait d’ailleurs aussi coupable qu’inutile. De plus il serait fort difficile à faire accepter, car les rédacteurs des Phantasms exigeaient, comme preuves à l’appui, des constatations rigoureuses, telles que des actes authentiques officiels. Il me paraît donc bien superflu d’insister sur la sincérité des récits donnés.

Pour la plupart de ces narrateurs, la bonne foi est donc complète, indiscutable, et il n’y a pas à la mettre en question. Mais la bonne foi ne suffit pas : il faut aussi l’exactitude de l’observation. Ce n’est pas chose facile que de bien observer ; de rares qualités sont nécessaires. Pense-t-on qu’on va les trouver dans les récits consignés aux Phantasms of the living ?

Assurément il est impossible de supposer que ces six cents observateurs ont été tous d’excellens observateurs. Pour ma part, je croirais plutôt le contraire, et j’admettrais comme très vraisemblable que presque tous ont, d’une part, omis des détails essentiels, d’autre part, rapporté inexactement nombre de faits, se trompant pour la date, pour l’heure, pour le lieu, pour les caractères de tel ou tel rêve, tendant à amplifier ce qu’ils ont vu, et passant sous silence ce qui eût contrarié leur opinion superstitieuse. Ces restrictions me paraissent nécessaires, et je ne crois pas que MM. Gurney, Podmore et Myers les veuillent contester. Mais, même en admettant cela pour beaucoup des récits que nous pouvons lire, il n’en reste pas moins un ensemble remarquable de faits étranges, dont la trame est authenthique, irréfutable, malgré quelques inexactitudes de détail, offrant en somme des garanties de bonne observation et de véracité qui suffiraient aux plus exigeans.

Autrement dit, il y a trois partis à prendre vis-à-vis des faits exposés dans les Phantasms of the living soit la croyance absolue à tout ce qui a été dit, soit la défiance absolue qui récuse tout, soit, en troisième lieu, l’acceptation des faits eux-mêmes dans leur ensemble, sans affirmer l’exactitude rigoureuse de tous les détails. C’est à cette conclusion que nous croyons devoir nous arrêter.

Nier tout, ce serait une absurdité de premier ordre. Il faudrait alors, en effet, récuser tout témoignage humain ; car jamais, pour des observations anormales, non quotidiennes et survenant à l’improviste, on ne pourra recueillir autant qu’en ce livre de faits démonstratifs.

Chaque science emploie les moyens qui sont à sa portée. La chimie a ses procédés, qui ne sont pas ceux de la géographie, ni ceux des mathématiques, ni ceux de la médecine, ni ceux de l’histoire. Pour des faits qui ne sont pas d’ordre expérimental, et où le témoignage humain est la seule preuve, nulle autre démonstration ne pouvait être donnée.

C’est dans ce sens que le livre de MM. Gurney, Myers et Podmore constitue un immense progrès. Jusqu’à présent, on s’était contenté de récits fantastiques relevant de la littérature plus que de la science. Maintenant le pas décisif est franchi. Il ne s’agit plus de contes en l’air pour bercer les petits enfans ou amuser les désœuvrés, mais de faits réels, racontés par des témoins véridiques, qui signent de leur nom, et parlent avec tout le sérieux qu’on met lorsqu’il s’agit de la mort d’une mère, ou d’un frère, ou d’un ami.

Nous ne pouvons donner, même en abrégé, le sommaire des principaux chapitres du livre des trois savans anglais. Cet abrégé serait encore beaucoup trop long. Le mieux, pour les personnes que ce genre de recherches intéresse, sera de se reporter à l’ouvrage même, de le consulter et de le parcourir. Nous sommes certain qu’on trouvera là les preuves péremptoires qu’on est endroit de demander. Nous nous contenterons donc ici de relater deux ou trois exemples qui permettront aux lecteurs de la Revue de juger de la nature des nombreux autres récits qui sont consignés dans cet ouvrage. Tous ces récits sont fort intéressans, curieux et instructifs à maints égards. Mais on s’en fera une bonne idée d’après les trois exemples que nous allons donner.

Nous les traduisons textuellement; car, en pareil sujet, c’est l’exactitude rigoureuse qui est nécessaire.


Voici ce que raconte M. Wingfield, à Belle-Isle-en-Terre (Côtes-du-Nord).

« Le 25 mars 1880, j’allais me coucher, après avoir lu assez tard, selon mon habitude ; je rêvai alors que j’étais couché sur mon sofa et en train de lire, quand, en levant les yeux, je vis soudain, distinctement, la figure de mon frère Richard, assis sur une chaise devant moi. Je rêvai que je lui parlais, mais que lui inclinait seulement la tête en guise de réponse ; puis il se leva et quitta la chambre. Quand je me réveillai, je me trouvai ayant un pied dans le lit et l’autre pied par terre, essayant de parler et de prononcer le nom de mon frère. L’impression était si forte et si vivante que je quittai ma chambre à coucher pour chercher mon frère dans le salon. J’examinai la chaise où je l’avais vu assis et retournai me coucher, mais je ne pus dormir qu’au matin. Quand je m’éveillai, l’impression de mon rêve était aussi vivante que jamais, très nette et très lucide. J’écrivis sur mes notes le fait de cette apparition, et j’ajoutai les mots : God forbid. — Trois jours après, je recevais la nouvelle que mon frère Richard était mort, ce même 25 mars, à huit heures et demie du soir, des suites d’une chute de cheval, en chassant.

« Je n’avais pas eu de récentes nouvelles de mon frère; je le savais en bonne santé; et je le tenais pour un excellent cavalier. Je n’ai pas raconté le fait à un ami, mais je l’ai inscrit sur mon journal quotidien.

« Je n’ai jamais eu aucun rêve semblable. »


Voici ce que raconte le gardien de l’église de Hinxton-Saffron-Walden : « Le 8 mai 1885, en entrant dans la cour de l’église, le soir, je vis Mme de Fréville dans le costume qu’elle avait d’habitude, un bonnet noir et une jaquette noire, avec un crêpe épais. Elle me regarda bien en face ; sa figure était un peu plus blanche que d’habitude, mais je la reconnus très bien, ayant été quelque temps employé chez elle; je supposai qu’elle était venue, comme elle le fait quelquefois, visiter le mausolée de son mari, et je pensai que M. Weils, le maçon de Cambridge, avait quelque réparation à faire à la tombe. Je me promenai autour du tombeau, en regardant avec soin pour voir si la grille en était ouverte ; cependant je suivais attentivement des yeux Mme de Fréville, et la voyais toujours à 5 ou 6 mètres de moi. Sa figure était tournée vers moi, et elle me suivait. Je passai alors entre l’église et la tombe, cherchant à voir si celle-ci avait été ouverte. A un moment, ayant manqué de tomber sur le gazon, je regardai à mes pieds; quand je levai les yeux, elle avait disparu. Elle ne pouvait pas être entrée dans l’église sans m’avoir dépassé, et alors je fus convaincu qu’elle était rapidement entrée dans le mausolée. J’allai à la porte, que je croyais trouver ouverte, mais cette porte était fermée, et n’avait pas été ouverte; car il n’y avait pas de clé dans la serrure. Je secouai la grille et m’assurai que personne n’y était entré. Il était alors neuf heures vingt minutes du soir. En rentrant, je racontai à ma femme que j’avais vu Mme de Fréville.

« Le jour suivant, j’appris qu’elle était morte. »

En réalité, Mme de Fréville était morte ce même jour, à sept heures trente minutes du soir, par conséquent une heure et demie environ avant le moment où M. Bard avait cru la voir.


Voici un troisième cas, tout à fait démonstratif :

«M. S... et M. L..., employés tous les deux dans une administration, étaient depuis huit ans en intimes relations d’amitié. Le lundi 19 mars 1883, L..., en allant à son bureau, eut une indigestion; alors il entra dans une pharmacie où on lui donna un médicament en lui disant qu’il avait une affection du foie. Le jeudi, il n’était pas mieux ; le samedi de cette même semaine, il était encore absent du bureau. S... a su depuis qu’il avait été vu par un médecin qui lui avait annoncé qu’il serait malade un ou deux jours, mais sans qu’il y eût rien de sérieux. Le samedi soir, 24 mars, S... était chez lui, ayant mal à la tête ; il dit à sa femme qu’il avait trop chaud, ce qui ne lui était pas arrivé depuis deux mois ; puis, après avoir fait cette remarque, il se coucha, et, une minute après, il vit son ami L..., debout devant lui, vêtu de ses vêtemens habituels. S... nota même ce détail de l’habillement de L... que son chapeau avait un crêpe noir, que son pardessus n’était pas boutonné et qu’il avait une canne à la main. L... regarda fixement S... et passa. S... alors se rappela la phrase qui est dans le livre de Job : « Un esprit passa devant ma face, et le poil de ma chair se hérissa. » À ce moment, il sentit un frisson lui parcourir le corps et ses cheveux se hérissèrent. Alors il demanda à sa femme : « — Quelle heure est-il? » Celle-ci lui répondit : « — Neuf heures moins douze minutes. » Il lui dit : — « Si je vous le demande, c’est parce que L... est mort; je viens de le voir. » — Elle essaya de lui persuader que c’était une pure illusion; mais il assura de la façon la plus formelle qu’aucun raisonnement ne pourrait le faire changer d’opinion. » Tel est le récit fait par M. S... Il n’apprit la mort de son ami L... que le lendemain dimanche, à trois heures de l’après-midi.

L... était mort le samedi soir, vers neuf heures moins dix minutes, sans que l’heure puisse être affirmée avec plus de précision, puisque le frère de L... était resté avec lui de huit heures à huit heures quarante, et qu’à neuf heures Mme L..., revenant dans la chambre de son mari, le trouva mort, d’une rupture de l’aorte, d’après le diagnostic du médecin.

Ce cas est intéressant à bien des titres. La véracité de M. S... est certaine. Jamais M. S... N’a eu d’autre hallucination ou d’autre pressentiment, et rien, assurément, ne pouvait lui faire prévoir la mort de son ami.


Voici un autre récit, qui présente le caractère intéressant d’être un événement historique, et de remonter à une époque où il ne pouvait être question ni de suggestion mentale ni d’action à distance. C’est le récit fait par Agrippa d’Aubigné au moment de la mort du cardinal de Lorraine :

« Le roi estant en Avignon, le 23 décembre 1574, y mourut Charles, cardinal de Lorraine. La reine (Catherine de Médicis) s’estait mise au lit de meilleure heure que de coustume, aiant à son coucher entr’autres personnes de marque le roi de Navarre, l’archevêque de Lyon, les dames de Retz, de Lignerolles et de Saunes, deux desquelles ont confirmé ce discours. Comme elle estoit pressée de donner le bon soir, elle se jetta d’un tressant sur son chevet; mit les mains au-devant de son visage et avec un cri violent appela à son secours ceux qui l’assistoient, leur voulant monstrer au pied du lit le cardinal qui lui tendait la main. Elle s’escriant plusieurs fois : « Monsieur le cardinal, je n’ai que faire avec vous. » Le roi de Navarre envoie au mesme temps un de ses gentils hommes au logis du cardinal, qui rapporta comment il avoit expiré au mesme point. »


Récemment, en feuilletant un livre fort curieux, datant de 1578, les Histoires prodigieuses, je trouve le récit suivant dû à François de Belleforest, Commingeois. (On sait que ce François de Belleforest a été un littérateur et un historien tout à fait remarquable.) Il a échappé aux recherches de MM. Gurney et Myers, et j’ai eu une vraie joie en faisant cette découverte.

« On lit, en divers exemples, que les amis morts loing de leurs affectionnés sont venus leur dire à Dieu sortans de ce monde ; ce que je peux dire comme tesmoing oculaire, qui en ai eu et vu l’expérience, non couché, ni en sommeillant, ains (mais) estant debout et aussi bien esveillé que je suis à présent que je descris cette histoire. Car, le propre jour que feu nostre père mourut, comme je ne sceusse rien de sa maladie, et moins de sa mort, le propre jour de la feste de Nostre Dame de septembre, la nuit estant en un jardin sur les onze heures de nuit avec mes compagnons, j’allai pour esbranler un poirier, où je ne fus pas si tost écarté seul que je voy devant moi la propre figure de mon père tout blanc en couleur, mais d’une grandeur excédant la proportion naturelle, laquelle représentation s’approchant de moy pour m’embrasser, je m’escriai si haut que mes compagnons soudain y accoururent, et la vision s’esvanouissant je leur racompté ce qui m’estoit advenu, et leur dis que pour vray c’estoit mon père. Nostre pédagogue[1] adverty de ce fait s’asseura de la mort, laquelle pour vray advint sur l’heure mesme que ceste figure m’apparut. »

Comment se fait-il qu’en France, au milieu du XVIe siècle, on trouve un phénomène qui reparaît en Angleterre en 1883? et quelle autre explication donner, sinon qu’il s’agit d’un phénomène vrai, rare et très rare assurément, mais enfin vrai, et démontré vrai par le témoignage humain.

Nous pourrions, en puisant dans les innombrables récits rapportés dans les Phantasms, multiplier les citations ; il y a à peu près deux cents exemples analogues, aussi authentiques. La démonstration paraîtra peut-être suffisante. Il est facile de sourire en lisant de pareils récits ; mais on avouera que c’est un procédé de discussion très peu intelligent. Les narrateurs sont, à n’en pas douter, des hommes de bonne foi ; ce qu’ils racontent est peut-être inexact pour certains détails, mais, dans l’ensemble, les faits sont absolument vrais.

Revenons donc à l’interprétation et à la discussion. On ne peut suspecter ni la bonne foi des narrateurs, ni, dans une certaine mesure, la précision de leurs observations. Mais est-ce tout? M. Bard a vu, près du cimetière, le fantôme de Mme de Fréville errer devant lui précisément au moment où Mme de Fréville, qu’il ne savait pas malade, se mourait. Pourquoi le hasard, qui fait tant de rencontres extraordinaires, n’aurait-il pas amené cette image hallucinatoire?

A dire vrai, cet argument me paraît détestable, et bien plus facile à combattre que l’argument d’une observation incomplète et insuffisante. Mais il se trouve cependant que cette objection futile est la plus communément alléguée. On dit : « Voilà une hallucination ! Soit. Mais, si cette hallucination a coïncidé avec tel fait réel, c’est par une coïncidence fortuite, et non parce qu’il y a entre le fait et l’hallucination une relation de cause à effet. » Le hasard est un dieu très commode, et qu’on peut invoquer dans les cas embarrassans. Pourtant, dans l’espèce, il n’a rien à voir. Je suppose que M. Bard, par exemple, a eu, dans les soixante ans de sa vie, une hallucination, et une seule, cela fait bien par jour 1/24,000e de chance pour avoir une hallucination. En admettant que la coïncidence entre l’heure de la mort de Mme de Fréville et l’heure de son hallucination soit exacte, cela fait, à raison de cinquante demi-heures par jour, une probabilité d’un millionième. Mais ce n’est pas assez : M. Bard eût pu, en effet, avoir d’autres hallucinations; par exemple, connaissant cent personnes, voir une de ces cent personnes autres que Mme de Fréville. La probabilité de voir au jour dit, à l’heure dite. Mme de Fréville, plutôt qu’une autre est donc très approximativement de 1/100,000,000e.

Si je prends quatre cas analogues où la probabilité soit identique, et si je les réunis tous les quatre, la probabilité d’avoir ces quatre coïncidences n’est plus d’un cent millionième, mais d’une fraction dont le numérateur sera 1 et dont le dénominateur aura 36 zéros. Nombre absurde, que nulle intelligence humaine ne peut comprendre, et qui équivaut à la certitude absolue.


Laissons donc de côté l’hypothèse du hasard. Il n’y a pas de hasard dans ces conditions. Si l’on insistait, nous reprendrions la vieille comparaison des lettres de l’alphabet jetées en l’air. Personne ne va supposer que les lettres, en retombant, puissent former l’Iliade tout entière.

Donc ni la bonne foi des observateurs, ni le hasard de coïncidences fortuites extraordinaires ne peuvent être invoqués ; il faut admettre qu’il s’agit de faits réels. Si invraisemblable que la chose paraisse, ces hallucinations véridiques existent ; elles ont pris pied dans la science, quoi qu’on fasse, et elles y resteront.

Ce qui nous confirme dans l’opinion que MM. Gurney et Myers ont fait œuvre de science, c’est que l’on trouve, autour de soi, sans trop de peine, nombre de faits analogues à ceux qui sont rapportés par les observateurs anglais. On n’ose pas les raconter, par crainte du ridicule, par une sorte de scrupule dans la routine, qui nous fait hésiter dans notre pensée. Mais soyons sincères avec nous-mêmes. Qui de nous ne connaît des faits de cet ordre? Pour ma part, je suis à peu près sûr que la plupart des lecteurs de cette courte notice ont par devers eux quelques faits analogues. Il m’est arrivé bien souvent, quand je parlais de ces hallucinations véridiques, d’éveiller à la fois, — ce qui est assez contradictoire, — l’incrédulité d’une part, et d’autre part, en même temps, tel ou tel souvenir d’un phénomène du même genre. Ce phénomène n’était pas assurément aussi complètement observé que le cas de M. Wingfield ou de M. Bard, mais enfin il était de même nature, et amenait à la même conclusion.

Je dirais donc volontiers aux lecteurs de cette Revue : « Faites une sorte d’enquête autour de vous, et vous serez étonnés de trouver quantité de faits du même ordre: hallucinations véridiques, pressentimens, sympathies se manifestant à distance, rêves, parfois réalisés, concernant des incendies, des chutes, des accidens graves, etc. »

Si tout cela était fantaisie, certes, on n’en parlerait pas autant, et une pareille opinion n’existerait nulle part, ni en France, ni en Italie, ni en Angleterre, ni en Allemagne. Au contraire, plus on approfondit les sentimens intimes des gens avec qui on parle, et cela dans toutes les classes de la société, plus on retrouve cette vague notion de l’hallucination au moment de la mort, existant chez les habitans des villes comme parmi les gens de la campagne, dans le sud comme dans le nord de l’Europe.

Je me demande même comment le livre des Phantasms of the living aurait pu être écrit, s’il ne reposait que sur de pures illusions, sur des mensonges et des faux témoignages. L’Angleterre serait un pays de fourbes et d’imposteurs, puisque six cents personnes, qui passent pour les plus honorables du monde, auraient pris part à cette immense duperie.

Mais cette conclusion est si absurde, que pas un homme de bon sens ne pourra l’accepter... Je parle de ceux qui étudieront la question ; car il en est beaucoup qui, pour toute réponse, auront un sourire ironique ; ce qui dispense, comme on sait, de toute critique et de tout examen.

Alors que conclure? Car, enfin, il n’est pas admissible qu’il y ait des revenans dans le sens que le vulgaire attache à ce mot. J’ai parlé plus haut de fantômes ; mais il n’est pas un homme raisonnable qui puisse croire à un fantôme, tant qu’on n’aura pas démontré sa réalité par des phénomènes extérieurs manifestes, par une action chimique sur des plaques photographiques, je suppose, ou par le mouvement d’objets matériels. Donc nous n’admettons aucunement l’existence de ces revenans. Nous supposerons, ce qui est beaucoup plus simple et par conséquent plus vraisemblable, qu’il s’agit là d’hallucinations. Ce sont certainement des hallucinations, mais des hallucinations véridiques, suivant la très heureuse expression de M. Myers, c’est-à-dire hallucinations étant en rapport avec la réalité des choses.

Ainsi, M. Bard, voyant Mme de Fréville se promener auprès de la tombe de son mari, a eu une hallucination, en ce sens que l’image de Mme de Fréville n’avait aucune réalité en dehors de l’esprit de M. Bard, et qu’un appareil photographique quelconque n’eût absolument rien indiqué. C’était donc une hallucination de M. Hard, tout comme si M. Bard eût cru voir devant lui Hercule avec la peau du lion de Némée.

Mais le caractère véridique de ces hallucinations, de ces sympathies, de ces rêves, est bien remarquable. Jusqu’ici, on n’avait pas pensé qu’une hallucination pût être empreinte de vérité. On avait relégué toutes les histoires d’apparitions dans le domaine des fables. Il semble qu’il faille revenir de notre naïve assurance. Certaines hallucinations sont bien plus compliquées qu’une simple image qui apparaît à un fou, sans cause, sans relation avec les faits lointains ou proches. Ce sont des hallucinations véridiques qui nous permettent de soupçonner qu’il existe une faculté de connaissance, dont tous les termes assurément nous échappent, mais qui se manifeste parfois chez certains hommes, et qui, pour bien prouvée qu’elle soit, quant au fait même, reste encore, quant à sa cause et à ses modalités, profondément mystérieuse.

C’est à cela que se borne la conclusion scientifique irréprochable qu’on peut déduire des Phantasms of the living. Et si l’on vient dire que c’est pour deux gros volumes et dix ans de patience un bien maigre résultat, nous trouverons qu’on commet une cruelle injustice. Le voile d’Isis n’est pas tombé ; — hélas ! il ne tombera peut-être jamais, — mais on a osé le toucher. Au lieu de regarder ces mystères comme soustraits à la connaissance humaine, on les a abordés bravement.

Ce que l’avenir réserve à l’homme, nous l’ignorons. Peut-être nos petits-neveux auront-ils des lumières que nous n’avons pas, mais ils devront rendre justice aux laborieux el savans auteurs des Phantasms of the living, qui ont affronté une des plus difficiles questions qui soient, apportant quantité de nouveaux faits et se jetant dans la mêlée, sans craindre les railleries mordantes ou l’indifférence épaisse du public.

Pour notre part, nous avons la ferme conviction que c’est là une voie féconde. Certes elle est périlleuse, et on risque de s’y perdre ; car on s’avance à pleines voiles dans l’inconnu. Mais qui donc aborderait l’inconnu, sinon la science? Malheur à la science qui se satisfait de ce qui est acquis, qui apporte un programme immuable, dont elle ne veut et n’ose sortir, qui croit avoir fait dire à la nature son dernier mot ! Malheur à la science qui ne se régénère pas sans cesse! Elle tombe bientôt dans la décrépitude. Il lui faut une évolution perpétuelle et comme une agitation révolutionnaire incessante. Si donc notre science contemporaine ne cherche pas dans les régions jusqu’à ce jour inaccessibles où le progrès l’entraîne, elle sera, dans quelque cent ans, aussi démodée que la scolastique d’Abélard ou la mystique de Paracelse.


RAPHAËL CHANDOS.

  1. Il est vraisemblable que François de Belleforest était alors tout jeune écolier et en pension, le pédagogue étant le maître de pension.