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Les Femmes poètes bretonnes/Madame Desroches (1777-1820)

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Les Femmes poètes bretonnes Voir et modifier les données sur WikidataSociété des bibliophiles bretons et de l’histoire de Bretagne Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 23-36).


MADAME DESROCHES

1777-1820



MADAME DESROCHES



Marie-Anne Bougourd, dame Desroches, née à Saint-Malo, le 28 mai 1777, morte le 25 août 1811, a publié un volume de poèmes in-12. (Ne pas confondre avec les dames Desroches, de Poitiers.) Anne Bougourd, devenue orpheline à l’âge de deux ans, fut confiée à une aïeule qui l’éleva avec le plus grand soin ; elle passa quelques années dans un couvent pour son éducation ; puis, à la suppression des ordres religieux, elle vint habiter Cancale, chez une amie ; c’est là qu’elle connut M. Desroches et qu’elle l’épousa.

Le sentiment de la poésie s’était éveillé chez elle de très bonne heure : à huit ans ; elle en étudiait les règles dans Restaud ; à douze ans, elle composa de charmantes prières. Son mari vint habiter Paris ; elle s’y lia avec Mesdames de Salm-Dyck et Dufresnoy. Elle écrivait dans les Muses et les Quatre Saisons du Parnasse. Sa santé fut toujours languissante. La Biographie bretonne dit que les élégies renfermées dans son recueil de poèmes font vivement regretter la perte prématurée de leur auteur.

Nous devons à M. Fleury, bibliothécaire à Saint-Malo, la communication de deux idylles : la Jeune Mère et l’Abbaye abandonnée, page 243 de la Biographie des Malouins célèbres, par l’abbé Manet.


LA JEUNE MÈRE

ZULMA À SON PREMIER-NÉ


Que les jeux bercent son jeune âge !
Que la félicité préside à ses beaux ans !
Qu’il cherche les conseils du sage,
Et trouve d’un ami tous les soins complaisants !

Si du sort un arrêt funeste
Venait à l’écarter du chemin du bonheur,

Que dans ses douleurs il lui reste
Pour soutien l’espérance, et pour guide l’honneur.

Qu’il sache à la pompe importune
Préférer les attraits d’un modeste séjour ;
S’il est trahi par la fortune,
Qu’il soit de ce malheur consolé par l’amour.

Puissent l’amour et la constance
Multiplier pour lui tous les plaisirs du cœur !
Et puisse l’aimable innocence
N’avoir point à gémir de sa coupable ardeur !

Moi je vais protéger sa vie,
Je vais de tous mes jours lui vouer les instants ;
Ces doux soins bornent mon envie ;
Est-il un autre prix des plus chers sentiments ?

Dieux immortels, de ma reconnaissance
Écoutez les accents, recevez les tributs ;
Ce gage de l’hymen comble mon espérance.
Pour moi que pourriez-vous de plus ?


L’ABBAYE ABANDONNÉE


Salut, rivage solitaire,
Vous que Neptune et Flore ensemble ont décoré !
Toi qui rends à mes vœux ton aspect tutélaire,
Salut, asile consacré,

De touchants souvenirs muet dépositaire !
Je vais retrouver tes abris
Témoins de ma joyeuse enfance,
Séjour désert où l’espérance
Doit m’offrir son premier souris.
Que vois-je ? cent débris funestes
Signalent en ces lieux un profane attentat,
Et privé de ton noble éclat
Tu règnes tristement sur les vallons agrestes !
Ton faîte dépouillé n’offre plus à mes yeux
La flèche qui des bois dominait le feuillage,
Touchait au vague azur des cieux,
Ou se perdait dans le nuage,
Auprès du signe rédempteur
Qui de pensers profonds saisissait l’âme émue.
Je cherche en vain ce phare, ami du voyageur,
Et qui de loin frappait sa vue,
Tandis qu’errant au gré d’une inquiète ardeur,
Il parcourait des flots l’orgueilleuse étendue.
Au rocher, longtemps incertain,
Souvent sa flamme lumineuse,
À travers la nuit orageuse,
Apparaissait comme un astre serein,
Et lorsqu’en ses fureurs la tempête obstinée
Ouvrait sur l’océan mille gouffres divers,
Au seuil du temple saint, la vierge prosternée
Offrait ses vœux fervents au Souverain des mers.

Ainsi montait aux cieux le cri de la détresse,
Entre la mâle audace et les tendres vertus,
Entre la force et la faiblesse.
Ces rapports touchants ne sont plus !
Seule, osons pénétrer dans cette route ombreuse,
Où l’amitié garda tant de cœurs empressés,
Où l’amour, égarant sa tristesse rêveuse,
Laissa ses doux chiffres tracés.
Par les mêmes sentiers que l’arbuste sauvage
Déshonore aujourd’hui de ses jets épineux,
J’arrive à ce portique où le ciseau pieux
Des arts sut agrandir l’ouvrage.
Séjour antique et révéré,
Dont l’œil ne perçoit point les innocents mystères,
L’impie à sa rage livré
A détruit tes remparts austères ;
Il a foulé ton sol sacré ;
D’avides possesseurs par une indigne atteinte
Hâtèrent à l’envi les outrages du temps :
Un lustre a sur ces monuments
Des siècles apposé l’empreinte.

Mais quel attrait nouveau, quel sentiment vainqueur
Fait couler en mon sein mille douceurs secrètes ?
Pouvoir des souvenirs, ô prestige enchanteur !
J’ai respiré l’air pur qui règne en ces retraites,
Et de mes premiers ans j’ai ressaisi la fleur !

Alors que m’adressant un regard long et tendre,
Les auteurs de ma vie entrèrent au tombeau,
Alors qu’en hommage à leur cendre
Un cyprès s’éleva non loin de mon berceau,
Voici les lieux où l’amitié craintive
Courut me déposer au matin de mes ans,
Ainsi que la plante hâtive
Que l’on veut dérober au souffle des autans.
Dans ces lieux chéris, la nature,
À mes jeunes regards déployant sa splendeur,
M’offrit des cieux, des eaux, une verdure,
Brillant plus qu’aujourd’hui de pompe et de fraîcheur.
Ici, de l’innocence épuisant tous les charmes,
J’errais sans trouble, ignorant si mes jours
Seraient de biens divers embellis dans leur cours
Ou seraient parsemés d’alarmes.
Mais le germe secret des plaisirs, des douleurs,
Mais un instinct du cœur, un présage peut-être,
Me faisait rechercher l’abri le plus champêtre,
Et mes yeux s’étonnaient de répandre des pleurs.
Souvent aussi, souvent, de mes vives compagnes
J’excitais les folâtres jeux ;
Nos accents confus et joyeux
Se prolongeaient dans les campagnes.
Écho ! rends-moi ces sons exhalés sans retour.
Que dis-je ? tout est mort dans cette enceinte immense,
Et l’écho se tait à son tour.

Où la paix avait son séjour
Ne règne plus que le silence.
Semblable à l’étranger qui, dans un saint respect,
Foule de Pompeii les antiques vestiges,
Et croit qu’en tous ces lieux qui gardent leur aspect,
La vie a seulement suspendu ses prodiges,
Jouet d’une flatteuse erreur,
Je vois autour de moi tout s’animer encore ;
Là, je poursuis un fantôme imposteur ;
Ici, j’attends que la cloche sonore
Appelle de nouveau les filles du Seigneur.
Cependant de Phébus l’agile avant-courrière
N’éveille plus leur diligent essaim,
Et de ces anges de la terre
La nuit, parcourant sa carrière,
N’entend plus le concert divin.
Sous des astres divers un destin inflexible
Entraîne leurs pas éperdus,
Et mon œil, attiré par ce temple paisible,
Considère aux parvis leurs voiles appendus.
Ah ! fuyons de ce temple où l’orgue aux sons magiques
Ne redit plus les hymnes de Sion,
De ces cloîtres mélancoliques
Où glisse la lumière, où mugit Orion.
Sur de plus doux objets laissons errer ma vue,
Entrons dans ces bocages verts,
Dont l’avide cognée et l’effort des hivers

Épargnent la cime touffue.
À l’heure où le soleil, enflammant l’horizon,
S’enfuit rayonnant d’or et couronné d’opale,
C’est là qu’en ses loisirs la beauté virginale
Se plaisait à fouler les sentiers de gazon.
Au bord de l’Achéron, telles qu’on peint les ombres,
De leurs jours écoulés gardant les souvenirs,
Des vestales, errant sous les feuillages sombres,
L’environnaient de pénitents soupirs.
Du zéphyr cependant l’haleine fraîche et pure
Lui portait en tribut les parfums d’alentour,
Et mille oiseaux, peuplant les dômes de verdure,
Animaient ces beaux lieux par leurs doux chants d’amour.
Sans doute… et qui défend d’une loi trop cruelle ?
Où les pâles soucis n’ont-ils point pénétré ?
Sans doute plus d’un cœur, à sa peine fidèle,
De ce calme touchant fut en vain entouré.
Je t’en veux attester, noble et tendre Lucie,
Ô toi dont la jeunesse enlevée aux plaisirs
D’un voile de douleur se montrait obscurcie,
Toi dont un vœu précoce enchaîna les désirs :
D’un soin consolateur tu fuyais la tendresse ;
La pompe de ces jours chéris
Où le cloître égayé se pare d’allégresse
Ne pouvait de ton front écarter la tristesse,
Ne pouvait dans tes yeux faire éclore un souris.
Mais, épargnant ta peine à la foule indiscrète,

Sur tes ennuis profonds ta bouche était muette.
Un soir, il m’en souvient, loin des jeux et du bruit,
Je contemplais ces lieux dont le trépas dispose,
Où, du sein de la sombre nuit,
L’amour que le regret poursuit
Ne vient pas rappeler la vierge qui repose.
Phébé régnait aux cieux ; un vent frais et léger
Caressait les tombeaux et la fleur inodore
Dont ce funèbre asile au hasard se décore.
Dans un vague inconnu, je me sentais plonger.
Tout à coup, ô Lucie, en proie à tes alarmes,
Tu parus ! vers le ciel tes yeux étaient fixés,
Ton cœur n’étouffait plus des soupirs amassés,
Un douloureux éclat embellissait tes charmes.
Je vole à tes côtés et mon trouble innocent
Suspend le trouble affreux que ton âme ressent.
Ton bras s’arrondit et m’enlace :
« Aimable enfant, dis-tu, qui t’amène en ces lieux ?
« Un noir destin, un arrêt odieux
« Parmi ces monuments n’ont point marqué ta place. »
Tu dis, et des bosquets tu cherchas l’épaisseur.
Deux jours avaient à peine accompli leur durée,
Un bruit lugubre, une sombre clameur
M’apprirent de ton sort la fin prématurée ;
Aux rayons des flambeaux j’entrevis ton cercueil :
Nuls chants ne l’honoraient… Bravant l’antique usage,
Sur ton corps étendu le symbole du deuil

Cachait les lys de ton visage.
Ô toi qui dans la tombe enfermas tes secrets,
Dis-moi quel trait amer s’enfonça dans ton âme,
Vouée à d’impuissants regrets !
D’un objet séducteur partageais-tu la flamme,
Ou livrée aux ennuis d’une sombre langueur,
Se peignant la douceur d’un transport légitime,
Ne pouvais-tu survivre à l’espoir du bonheur ?
N’importe, dors en paix, trop touchante victime.
Eh quoi ! tes mânes désolés
Auraient-ils accueilli mon passager hommage ?
Ce doux bruit qui s’élève à travers le feuillage
Répondrait-il à mes esprits troublés ?
Fuyons, j’ai cru goûter de la naïve enfance
Le charme qu’à regret on voit s’évanouir,
Mais ce charme des maux est l’heureuse ignorance,
Deux fois on n’en saurait jouir.
Fuyons, hélas ! ces lieux, chers à la rêverie,
Et qu’avec transport j’ai revus…
La beauté qui déjà se pare avec orgueil,
N’y viendra point chercher, en abaissant son œil,
Les souvenirs et le silence.
Bientôt même, bientôt cet asile pieux
Enfermera les bronzes de la guerre,
On verra le buveur, le front orné de lierre,
Empourprer de nectar ces marbres fastueux.
Moi, dans le sein d’un monde où mes folles journées

Des plaisirs imposteurs empruntent le secours,
De mes plus riantes années
Vainement j’essaîrai de remonter le cours.
Ainsi le flot parcourant son rivage,
Avec effort cède au flot qui le suit,
Et vers l’abîme où se perd son image
Roule son onde et murmure et s’enfuit.